La Papesse Jeanne/Partie 1/Chapitre I

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Éditions de l’Épi (p. 19-28).
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PREMIÈRE PARTIE

JEUNESSE


…… Non nimis potest
Pudicitiam quisquam sua servare filia.
M Acci Plauti

Sarcinates Umbri.
Epidicus (III-3).

(Édit de Mlle Le Fèvre. 1773.)



I

Apparition


Vous me faites un crime de courir le monde. Vous seriez peut-être plus indulgent si je m’introduisais dans la maison d’autrui pour la gouverner à mon gré.
Cervantès. — Don Quichotte de la Manche.
(Trad. Florian. T. V-II-19.)


Assis sur une pierre, l’homme regardait devant lui.

C’était un soldat engainé dans sa brogne de cuir. Sur ses jambes, couvertes d’une bure déchirée, les courroies entrelacées montaient toutefois selon la règle d’uniforme. Ses brodequins à large semelle gardaient encore quelque tache de la peinture rouge désignant la garde spéciale de l’Empereur d’Occident Louis, fils de ce Carloman, que les clercs ont nommé Charlemagne. Il tenait sa lance flexible dans la main droite, et, de la gauche, froissait l’herbe. Sur sa casaque, l’arc était attaché, haut levé, de sorte qu’on pût le prendre d’un seul geste, par-dessus la tête. Sous l’aisselle gauche se tenait l’étui aux flèches, penché en avant.

Le soldat avait quitté son casque, qui reposait près de lui sur le sol. Il portait une face mélancolique et brune, lasse quoique encore dure, mais pleine d’une sorte de fierté. Il chantonnait dans une langue plus douce et harmonieuse que celle de ce pays germanique, près du Rhin, où, depuis plus d’un demi-siècle, le maître de l’Occident, vivait entre de lointaines expéditions. Au loin, la forêt s’étendait de tous les côtés comme une sorte d’océan vert. Une forêt peu dense et sinistre, où, durant l’hiver, les ours et les loups devaient être rois. Mais le songeur savait que derrière lui, dans un fond, au bord d’une rivière paisible et poissonneuse, le village occupé par sa troupe reposait. Il se nommait Engelhem. Et plus loin, vers le nord, se trouvait Mayence, la splendide capitale où avait vécu si longtemps le grand empereur Carloman.

Le soldat songeur se souvenait de cet homme puissant et bon, qui gardait une inépuisable ressource de haine contre les Germains de l’autre rive du grand Rhin : les Saxons. Il avait servi sous ses ordres. L’Empereur l’aimait parce qu’il savait lire et écrire. Puis, un mystère planait sur son origine et sa race. Une fois, Carloman l’avait même fait venir dans son palais et lui avait dit :

— Veux-tu, homme, commander la garde de cette demeure ?

Le soldat le regarda avec gravité :

— Seigneur, que votre Augustalité me permette de vivre encore de mon humble destin qui lui est dévoué.

Il y avait là, tout à côté de l’Empereur, un secrétaire mince et clignotant qui tenait les deux mains croisées sur son ventre.

L’Empereur lui dit en riant :

— Tu vois, Eginhard, celui-ci refuse de devenir Illustre.

— Oh ! Sire, répondit doucement l’autre, ne dit-on pas que ses ancêtres ont été rois dans leur pays.

— D’où es-tu ? demanda alors Carloman au légionnaire.

— D’un pays qui se nomme Hellade, Seigneur, et d’une ville célèbre que l’on nomme Athènes.

— Athènes ? répondit l’Empereur, je ne connais pas ça.

Il se tourna vers une jeune fille, vêtue de rouge et de blanc, agile et légère, avec un air galant qui lui allait bien :

— Imma, l’évêque Fulcran m’a dit que tu te montrais presque nue par la fenêtre qui donne sur le camp.

Elle se mit à rire sans répondre…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le soldat s’était retiré avec souci. Certes, il ne voulait point quitter le harnois modeste qui lui permettait de vivre selon son gré, malgré les exigences du service. Et puis, devenir le chef des guerriers qui gardent le palais impérial ne le tentait aucunement pour d’autres raisons. Il y avait, dans cette immense série de bâtisses, les unes de pierre les autres de bois ou même de torchis, des débauches perpétuelles et des vengeances barbares. Les filles de Carloman vagabondaient avec des officiers de toutes races, avec des bourgeois de Mayence et même avec des tonsurés audacieux et sans pudeur.

Imma, par exemple, n’était-elle pas la maîtresse, entre tant, du secrétaire Eginhard ?

Au demeurant, l’exemple venait de haut. Pourquoi Carloman ne voulait-il pas marier ses filles, toutes en âge de prendre époux et de devenir mères ; mieux même, qui attendaient ce moment avec une visible passion ?

C’est, chuchotait-on, que l’Empereur ne reculait point devant l’inceste, et que la nuit le voyait errer dans les pièces du gynécée, à la recherche de la chair de sa chair.

Certains ajoutaient en secret que, pour cela, l’évêque Théodore était disparu un beau jour sans qu’on sût ce qu’il avait pu devenir. Il avait surpris Carloman avec une de ses filles et l’aurait excommunié et maudit. Mais un des gardes survenus coupait la tête épiscopale et on jetait le corps dans le lac voisin. Ainsi agissait-on, en cette année 812 de l’ère chrétienne.

Le soldat rêvant, assis sur la pierre, tournait et retournait tous ses souvenirs. Il se sentait accablé et la lassitude de la vie militaire pesait à ses épaules. Hélas ! depuis des siècles que les siens n’avaient pas revu le pays dont ils gardaient le souvenir, fallait-il que la race s’éteignît ainsi, sans espoir que jamais un fils de leur nom reparût là où jadis ce nom avait régné ?

Il soupira.

À vingt pas, une sorte de muraille de pieux courait irrégulièrement à travers les arbres de la forêt. Ç’avait été un tracé romain, du temps où l’Empire avait Rome comme capitale, et que la main de Rome s’étendait sur tout le monde connu. C’était alors un limes, ou frontière artificielle de l’immense Imperium possédé par des empereurs parlant le latin. Ensuite on avait reporté le mur plus à l’est. On l’avait mené même de l’autre côté du fleuve Rhin, afin d’avoir des pièges à esclaves. Cela advint au temps où l’Empire ruiné et féroce transformait en serfs tous ceux — innombrables — qui ne pouvaient payer les lourds impôts. Des centaines de milliers d’hommes fuyaient alors, à travers les bois et les campagnes, vers l’Est, patrie des hommes libres. Mais le limes, gardé par des soldats impitoyables, les retenait comme une nasse.

Hélas ! qu’était-il advenu à la fin de tout cela ? Rien et moins encore. Les vrais Empereurs romains n’existaient plus et beaucoup de leurs descendants, les yeux crevés, avaient sans doute tourné à leur tour la meule dans les ergastules. D’autres s’étaient enfuis, devenus des gens d’aventure comme les malheureux qu’ils faisaient auparavant empaler ou fouetter de verges. La vie tournait sans cesse. Ceux qui, aujourd’hui, occupaient le sommet, demain tomberaient dans la boue. Le Grec pensait encore à tous ces hommes de la nouvelle religion qui s’efforçaient à conquérir le monde à l’amour du supplicié nommé Jésus le Messie ou le Christ. C’était lors de la venue, sur le trône romain, d’un Espagnol, Théodose, chrétien fanatique, qu’on avait brûlé le temple de Delphes en Hellade, qu’on avait interdit, après deux mille ans de gloire, les jeux d’Olympie, qu’on avait ruiné et aboli toutes les traditions de sa patrie, et le soldat haïssait la foi nouvelle.

On s’était efforcé de contraindre, vers cette époque-là, les Hellènes à croire selon les règles de la triomphante religion du Messie. Beaucoup préférèrent quitter leurs demeures et vivre au hasard. Ainsi de ses aïeux. Et depuis lors ils vagabondaient à travers les pays barbares. Le dernier maintenant était soldat dans la garde de l’Empereur Louis.

Avec lui cette fois, le nom et le souvenir d’Hellènes qui avaient été le plus haut sommet de la puissance et de l’esprit : les Bactriades, s’éteindrait à jamais…

Le soldat se passa la main sur le front. Autour de lui le vent jetait à travers les ramilles une plainte triste. Le ciel roulait, pêle-mêle, des nuages lourds et gris. À la frontière qu’il gardait en ce moment s’étaient heurtés jadis bien des hommes illustres que depuis des siècles le monde avait oubliés. Les pieux du limes, ici et là, ruinés ou abattus, couverts de végétation et engloutis à demi par la terre, figuraient donc bien le destin des humains. Aujourd’hui, fiers, ils barrent le chemin à leurs ennemis, et certes les dominent…

Mais, demain, ils pourriront à leur tour et bientôt leurs traces elles-mêmes disparaîtront, comme s’ils n’avaient jamais existé.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À ce moment, le soldat entendit un bruit sourd et lent sur sa gauche.

Il se leva, remit son casque et prépara sa lance. Il avait un devoir, et, s’il le fallait, combattrait contre l’arrivant. Que de fois des troupes de soldats saxons aux cheveux longs, aux vêtements de fourrure à peine écharnée, aux armes étranges et dangereuses, étaient venus jusque-là pour surprendre les hommes de Carloman ou de son fils. Ils en égorgeaient trois ou quatre, les dépouillaient et prenaient la fuite en riant sauvagement.

Et c’est bien pour cela que l’Empire était toujours sous les armes et que des évêques nombreux allaient sans cesse catéchiser cet ennemi indomptable dont, paraît-il, le royaume s’étendait pendant des journées et des journées de marche, jusqu’aux pays étranges où la terre est stérile et où la neige tombe même en été.

Le limes ancien, à trente pas, s’arrêtait au bord d’un talus. En contre-bas passait un chemin ou plutôt une piste aux profondes ornières. C’était le chemin suivi par les soldats de l’Empereur, lorsqu’ils allaient guerroyer le long du Rhin et au delà.

Sur ce chemin, le soldat vit venir, au pas lent et hésitant d’une bique épuisée, menée par une sorte de nain semblable à un écureuil, un char clos et pauvre, dont les roues pleines faisaient jaillir la boue en avançant.

Il se pencha avec curiosité. Il était d’une race qui aime passionnément tout ce qui est inattendu, tout ce qui surprend, et tout ce qui sent le mystère.

À ce moment un cri sauvage et aigu jaillit de l’intérieur du sinistre char.

Et la plainte s’étendit, roula, parut sauter jusqu’au ciel…