La Papesse Jeanne/Partie 1/Chapitre II

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Éditions de l’Épi (p. 29-36).
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II

Nativité


Il est moins gai, sur mon âme
D’être chanoine qu’époux
Je vais, auprès de ma femme,
Passer des moments bien doux.
Le Mariage de Scarron
Comédie-vaudeville (1797), par MM. Barré, Radel, Desfontaines.


— Hé ! fit le soldat.

Le nain qui conduisait l’infâme attelage arrêta sa bête et regarda stupidement l’homme armé qui l’interpellait du haut du talus.

— Hé ! qu’y a-t-il donc ?

L’appelant parlait le langage germanique, que devait comprendre l’inconnu. Mais l’autre eut encore un rire imbécile et se tut.

La plainte s’étendait toujours, comme d’une agonisante qui souffre au delà de ce qu’un corps humain peut supporter.

— Qu’y a-t-il dans ton chariot ?

Le nain continua de se taire. Il montrait les dents, ainsi qu’une bête menacée.

Le soldat, irrité, sauta en bas du talus et vint à l’arrière du véhicule.

Une toile déchirée le fermait. Il la leva, prêt à tuer s’il y avait le moindre danger, car il n’était point dans un pays où l’on attend d’être attaqué pour férir.

Mais il ouvrit alors la bouche avec stupeur et un soupir d’étonnement lui échappa.

Il poussa ensuite en grec, sa langue aimée, un petit cri d’appel pour les dieux qui protègent la venue au monde des êtres. C’est qu’il restait toujours païen. Il s’en cachait, d’ailleurs, avec soin. Les évêques du Christ aimaient assez en effet faire mourir ceux qu’ils ne pouvaient convertir, pensant les faire ainsi profiter malgré eux de la vie éternelle.

Mais, dans ses grandes émotions, l’homme de Hellade sentait remonter en sa mémoire les paroles et les gestes héréditaires, que son père, dans un ring de sauvages Avars, lui avait un quart de siècle auparavant, enseignés.

Devant lui, sur un lit de feuilles sèches, une femme, fort belle peut-être, mais aux traits déformés par l’angoisse et la douleur, était en train d’enfanter.

On voyait sa bouche tordue d’où s’échappait un cri inépuisable, ses bras écartés dans un geste d’abandon et de souffrance, son torse, secoué par des mouvements rapides et haletants et ses jambes, disjointes, qui s’étendaient alternativement et se relevaient sans répit.

Le soldat, ému et bouleversé, se demanda comment il pouvait intervenir.

La femme tourna soudain la tête vers lui. Ses cheveux noirs, poissés de sueur, lui couvraient à demi le visage. Elle ouvrait la bouche et cherchait l’air comme au sein d’une agonie désespérée.

Brusquement elle se prit les seins et jeta un cri sanglotant. Ses reins se creusèrent. Arquée sur les talons et la nuque, elle parut possédée par toute la douleur humaine.

Son appel de fauve emplit le monde. Sur sa jambe droite qui vint, nue, se détendre devant le Grec horrifié, les muscles oscillaient seuls et avaient des contractions rythmiques. Enfin elle s’affaissa avec un gémissement et se tut.

En même temps, une large flaque de sang coula devant l’homme, suivit les dénivellations du chariot, et goutta à terre sur la route.

La femme, muette, était devenue couleur de craie.

Mais un cri léger, un petit soupir minuscule, emplit soudainement l’air. Tremblant d’impuissance, de sympathie même, malgré sa dureté de soldat, l’homme se hissa dans la misérable voiture et vit l’enfant. Il hésita.

Enfin l’orgueil d’appartenir à une race qui sut toujours raisonner et agir le fouetta. Il tira son coutelas et sépara le nouveau-né de la mère.

Avec un brin de cordelle il ficela le cordon ombilical, maladroitement, mais d’une main ferme.

Il se pencha vers l’accouchée. Les yeux fixes se ternissaient déjà.

Alors en gestes prompts, il découpa dans le vêtement de la morte un morceau d’étoffe puis enveloppa le nouveau-né qui jetait par instant un petit cri. Il dit en grec le mot d’adieu et sortit du chariot.

Reprenant sa lance sans plus s’attarder, il passa le mur de pieux en un lieu ruiné un peu plus loin et se hâta à travers la forêt.

Il tenait précieusement son petit fardeau. Le cœur lui battait à l’idée que peut-être ne saurait-il pas préserver cette humble vie, vouée sans lui à s’éteindre en naissant. Il courut.

Autour de son pas, le silence se répandait, eût-on dit, sous les pins et les bouleaux. Il progressait sur une terre feutrée et sinistre. La nature, indifférente à la vie et à la mort, continuait à répandre sa mélancolie pêle-mêle avec ses joies sans doute. Et, retrouvant pour cela des mots helléniques, le soldat priait en même temps la déesse qui préside aux nativités de garder intacte cette existence frêle. Il pensait aux secrets de l’être et à tout ce qui advient parmi les hommes, mais dont seuls les penseurs de son pays surent comprendre le mystère.

Enfin, il se trouva dans une partie dense et ingrate de la forêt. Le terrain montait. Il traversa des buissons et sauta un fossé. Ensuite il trouva un mur de pieux couverts de lierre, qui, à vingt pas, semblait une défense naturelle. Il le suivit dans une sorte de couloir et déboucha devant une basse demeure, couverte de chaume, et dont le toit venait presque jusqu’au sol.

Il alla à la porte et la heurta violemment du pied :

— Hé, la belle, ouvrez vite !

Une voix rauque demanda :

— À qui ?

— À moi, qu’on nomme Macaire.

On ouvrit, une femme robuste et peu vêtue apparut.

— Que me veux-tu, étranger ?

— Laisse-moi entrer. Je te le dirai.

Il pénétra dans la demeure à peine éclairée, et dont le mobilier primitif était fait de troncs grossièrement équarris.

Là, le soldat dit en s’asseyant sur un billot :

— Femme, sais-tu soigner les enfants ?

— Je saurais, mais je n’en ai point et n’en aurai sans doute jamais, depuis la blessure que m’a faite le Saxon que tu ae tué.

— Eh bien, veux-tu soigner celui-ci ?

Elle regarda le petit corps vagissant.

— D’où vient-il ?

— Je te le dirai. Fais d’abord ce qu’il faut pour qu’il vive.

— C’est une fille.

— Bon. Agis ! Je t’expliquerai ensuite où je l’ai pris, et ce que je veux.

— Tu sais, dit hâtivement la femme, je suis pauvre.

— Certes, tu n’es pas pauvre, mais je te donnerai tout de même de l’or pour cet enfant.

Elle eut un rire sarcastique.

— Il est de toi ?

— Non. La mère vient d’accoucher sur la route, dans une charrette.

— Et pourquoi ne le lui as-tu pas laissé ?

— Elle est morte.

Pendant ces paroles, expertement, la femme lavait l’enfant, avec un peu d’eau tiède, prise dans un pot qui chauffait tout le long du jour, près de deux tisons. Elle accomplit aussi tous les actes connus des épouses, et, à la fin, plaça le nouveau-né dans un panier, après l’avoir enveloppé de toile propre. Ceci fait elle se mit a rire.

— Il fallait que ce fût toi, étranger, pour tirer souci d’une vie aussi fragile et négligeable.

Le Grec haussa les épaules.

— Donne-moi à boire

Elle tira une cruche, d’un coin dissimulé, et la levant, il but la boisson à l’odeur forte.

— Alors, reprit la femme, tu veux que je t’élève ce marmot de hasard.

— Oui. Je te donnerai chaque année deux pièces d’or.

— C’est peu.

— Ne rechigne pas. Tu vendras à boire aux autres soldats que je te mènerai, mais prends garde que l’enfant soit hors de leur portée.

— Oui. Ne crains rien.

— Je m’en vais maintenant, conclut le soldat avec tristesse. — Pars, fit la femme, si tu n’as désir de rien.

Il comprit qu’elle s’offrait, mais le souvenir de la femme morte, écartelée au fond de sa charrette misérable, lui était encore douloureux. Il leva la main, comme ses aïeux dans les conseils de la cité athénienne :

— Femme, je vieillis, et l’idée de quitter la terre pour le Hadès commence à me hanter plus que l’amour.

Elle ricana :

— Je le comprends, païen, car tu iras en enfer.

Elle était chrétienne, mais il haussa les épaules :

— L’idée de disparaître me sera moins lourde, si cet enfant peut passer pour le mien. Je l’instruirai et n’aurai donc point vécu en vain. Quant à toi, protège-le et sois bonne. Je ne puis mieux que te le dire, mais tu sais que je suis redoutable, si on m’irrite.

— Feu mon époux l’était plus encore que toi, dit la haute femelle.

Il haussa les épaules encore :

— Il est mort et tu n’ignores point qu’un autre a eu raison de lui. Tandis que moi je suis vivant. Paix à tout cela ! Je viendrai te voir selon qu’il me sera possible.

— Comment la nommeras-tu, ta fille ?

Il chercha un nom.

— Je la nommerai : Ioanna.

— Un nom de chez toi.

Il rit.