La Papesse Jeanne/Partie 3/Chapitre VI

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Éditions de l’Épi (p. 150-157).
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VI

Le Chamelier


L’immense désert de la Libye s’ouvrait devant nous. Aucun chemin, aucun sentier ne peut y guider les pas.
Aventures les plus curieuses des Voyageurs, rédigées par M. Blanchard (1817).
(Aventures de Sonnini dans les déserts de la Libye.)


Les deux fugitifs restèrent cachés dans le lupanar durant dix jours. Ce fut, en effet, pendant ce laps une sorte de rage dévastatrice autour d’eux.

Le pacha pensa d’abord qu’un de ses ennemis avait voulu lui enlever sa belle esclave. Ayant décidé de ce chef d’exterminer celui qu’il tenait pour coupable, il en fit assassiner plusieurs sans attendre. Mais cela ne suffit pas à le contenter car un regain de passion pour l’Occidentale lui était revenu.

Il la fit rechercher successivement dans les bateaux en partance et dans les quartiers de la ville où la prostitution avait ses assises.

On visita même, mais sans y regarder trop près, la demeure de la vieille maquerelle chez laquelle Ioanna se tenait cachée. Et ce fut un matin d’émotion redoutable, car l’exécution aurait certes suivi de près la découverte.

Aussi, pour remercier et servir celle qui l’hospitalisait, Ioanna fut-elle contrainte de se livrer aux hommes, avec une perruque et de faux tatouages sur la poitrine, pour faire accroire qu’elle fût du haut Nil.

Elle connut ainsi un chamelier qui réveilla, malgré le tragique des circonstances et leur humiliation, la volupté endormie dans son corps. Ioanna redevint celle qui, jadis, se tordait de délices sur les grabats de Fulda.

Aussi le chamelier, un homme du Hedjaz qui se prétendait parent du Prophète, demanda-t-il à Ioanna si elle voulait qu’il mît à mort le nègre.

— Mais pourquoi ? fit-elle.

— Parce qu’il te trahira. Il est déjà allé en secret chez un marchand de femmes qui les exporte à Byzance et je suis assuré qu’il voulait te vendre.

— Mais après ?

— Nous fuirons ensemble jusqu’en Égypte.

— Comment cela ?

— À dos de chameau.

Elle accepta. Deux heures plus tard, comme elle sortait des bras d’un matelot crétois, le chamelier vint la prendre.

— Hâte-toi, femme, la vieille est occupée à faire boire des nouveaux débarqués. Le nègre est mort.

Elle se précipita à la suite de l’homme. Ils rencontrèrent en route une prostituée de la maison qui commençait à crier, mais bédouin lui ouvrit le ventre, et elle se tut…

Dehors, c’était la chaleur accablante de midi. Le ciel blanc et les rues désertes. Ils s’en allèrent en hâte vers le lieu où l’homme avait ses chameaux.

À la tombée du soir, comme la fraîcheur descendait sur la ville et la campagne incendiées, Ioanna, ayant écouté la leçon du conducteur, se hissa sur la selle de bois, fut attachée à la sangle puis partit en suivant la petite caravane que précédait le chamelier. On gagnait l’Égypte à travers le désert libyen.

Une demi-heure plus tard, les étoiles paraissaient, et la nuit claire donnait à la piste assez de netteté pour qu’il fût aisé de la suivre.

Bientôt toutes les lumières disparurent. Ioanna sentit que sa vie suivait une pente étrange et si complexe que la main d’un Dieu devait la diriger. Elle s’abandonna.

La marche du chameau la secouait affreusement, malgré son énergie elle crut souvent défaillir.

Mais il fallait fuir.

À l’aube elle aperçut l’horizon désertique et clos de dunes. Nul pas sur le sable que foulaient les bêtes aux enjambées majestueuses. Partout le silence et le vide. Ioanna crut que Dieu, le Dieu de Fulda, reparaissait devant elle pour annoncer un atroce supplice.

Le jour grandit et devint aveuglant. Le soleil montait lentement à gauche des deux fuyards. Ioanna, dans une sorte d’hypnose, souffrait de la soif et se sentait secouée par des nausées. Avec une volonté inflexible, elle avait pourtant décidé de ne point demander l’arrêt tant que son compagnon ne le jugerait pas nécessaire.

Enfin on fit halte au pied d’une colline de pierre noire qui offrait, d’un côté, des dunes et des lames de sable figées jusqu’à mi hauteur, de l’autre une falaise à pic bien abritée et au nord.

On mit alors pied à terre. La jeune fille oscillait et ne put se tenir debout. Le chamelier lui fit boire un peu d’eau mêlée de quelque essence, et son vertige diminua.

— Nous allons attendre le soir, dit l’homme.

— Et si nous sommes poursuivis ? supposa Ioanna, qui était heureuse de cette halte, mais pensait au danger.

— Si on a pu deviner quelque chose, ce qui n’est pas impossible, on suivra une autre route, à une demi-journée de marche à gauche. J’ai choisi ce chemin qui nous écarte, mais nous protège.

Déjà Ioanna dormait.

Et le soir, après avoir mangé quelques figues sèches, on repartit. Ioanna se sentait, cette fois, aguerrie et regardait dans le crépuscule, le farouche décor qui l’entourait. Elle se demandait par quel entraînement merveilleux, en pleines ténèbres, son conducteur pouvait reconnaître sa route quand, même durant le jour, elle n’aurait pu s’en fixer le caractère incertain dans l’esprit. Ils allèrent vite. La jeune fille se tenait près du chamelier, qui, de temps à autre, d’un clappement de langue excitait les bêtes. Il écoutait aussi les foulées. Si un des chameaux était en retard d’un pas il le percevait sans se retourner.

Ioanna sentait une torpeur l’envahir et luttait avec peine contre l’abandon de sa personne, mais soudain il y eut un arrêt.

Elle s’éveilla de son hypnose.

— Que se passe-t-il ?

L’homme fit :

— Silence !

Ils écoutèrent tous deux sur leurs bêtes muettes.

Au bout d’un instant, ils perçurent à gauche de leur marche une série de bruits étouffés.

Longtemps ils attendirent ainsi que l’étrange agitation se fût tue puis ils repartirent en faisant un angle vers la droite.

Ioanna redemanda :

— Une caravane ?

— Oui. Mais dans le désert toute rencontre est rencontre d’ennemis.

— Nous ont-ils donc rattrapés.

— Non. Ils étaient devant. Et comme il n’est parti personne qui nous précède de la ville, je ne sais d’où viennent ces gens.

— Combien sont-ils ?

— Une trentaine de chameaux, tous montés.

De nouveau, l’aube vint. Ce fut le repos dans un ravin abrité du soleil, les repas frugaux et le silence.

Le chamelier semblait inquiet. — Tu crains quelque chose ?

— Oui. Si on nous pourchasse ils rencontreront les gens d’hier qui ont dû nous entendre et nous signaleront.

La journée s’écoula sans surprise, mais le soir, avant de repartir, le chamelier appela Ioanna.

Elle vint s’asseoir à côté de l’homme qui s’était allongé au sommet d’une dune et avait pratiqué devant lui un trou dans le sable, de façon à tout voir sans lever la tête assez haut pour être aperçu.

— Regarde !

On voyait distinctement dix bêtes, qui semblaient toutes en jambes, chacune sommée d’un cavalier et qui se hâtaient au bout de l’horizon.

— Nos ennemis.

Ioanna était inquiète, mais l’homme parut rasséréné.

— Je les aime mieux devant que derrière, fit-il. Ils s’arrêteront en route et remonteront vers le nord. Nous sommes saufs.

De fait, au bout de huit jours de cette existence sinistre et passionnante, qui tendait les nerfs de la jeune fille comme jamais elle ne l’avait ressenti auparavant, on parvint à la première oasis égyptienne, sans avoir rencontré d’autres voyageurs.

Ioanna était devenue couleur de bure. La peau de son visage amaigri et tanné y acquérait une beauté neuve et provocante. Ce fut dans une sorte de hutte, près d’un ruisseau chantonnant sous des palmiers, que, dans une brusque étreinte, la jeune aventurière retrouva à nouveau l’ardeur voluptueuse et véhémente qui l’avait si souvent fait pâmer à Fulda.

Et son amant disait :

— Femme tu es plus douce que le paradis.

De l’oasis, après trois jours de repos, on gagna la vallée du Nil, peuplée d’une race abondante, maigre et hiératique qui parut à Ioanna mystérieuse et pleine de secrets.

Elle se vêtit désormais en homme d’Égypte. Sa démarche assurée, son port orgueilleux, l’audace de ses regards ne pouvaient trahir son sexe.

Ils vinrent à Alexandrie. Ioanna eut là une émotion neuve car elle entendit parler grec partout. Un grec populaire et familier témoignant qu’en cette ville la race hellénique avait régné.

Elle habitait une sorte d’hôtellerie, tenue par un Syrien, face au port. Son amant songeait, ayant fait son trafic de chameaux, à repartir pour la grande Syrte avec une nouvelle caravane. Naturellement il la tenait désormais pour sa femme et l’eut égorgée plutôt que de la voir prendre un autre protecteur. Cependant ses affaires le tenaient dehors tout le jour et quoiqu’il eût voulu voir Ioanna rester dans sa chambre elle sortait beaucoup.

Enfin le hasard redevint favorable à l’ancienne condamnée de Fulda.