La Patrie en danger (Danton)/Substitut du procureur de la Commune

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L. Boulanger (p. 3-7).


DISCOURS PRONONCÉ LE JOUR DE SON INSTALLATION
COMME SUBSTITUT DU PROCUREUR DE LA COMMUNE[1]


Novembre 1792.


Monsieur le maire et messieurs,

Dans une circonstance qui ne fut pas un des moments de sa gloire, un homme dont le nom doit être à jamais célèbre dans l’histoire de la Révolution, disait : qu’il savait bien qu’il n’y avait pas loin du Capitole à la Roche Tarpéienne ; et moi, vers la même époque à peu près, lorsqu’une sorte de plébiscite m’écarta de l’enceinte de cette assemblée où m’appelait une section de la capitale, je répondais à ceux qui attribuaient à l’affaiblissement de l’énergie des citoyens, ce qui n’était que l’effet d’une erreur éphémère, qu’il n’y avait pas loin pour un homme pur, de l’ostracisme suggéré aux premières fonctions de la chose publique. L’événement justifie aujourd’hui ma pensée ; l’opinion, non ce vain bruit qu’une faction de quelques mois ne fait régner qu’autant qu’elle-même l’opinion indestructible, celle qui se fonde sur des faits qu’on ne peut longtemps obscurcir, cette opinion qui n’accorde point d’amnistie aux traîtres, et dont le tribunal suprême casse les jugements des sots et les décrets des juges vendus à la tyrannie, cette opinion me rappelle du fond de ma retraite où j’allais cultiver cette métairie qui, quoique obscure et acquise avec le remboursement notoire d’une charge qui n’existe plus n’en a pas moins été érigée par mes détracteurs en domaines, en domaines immenses, payés par je ne sais quels agents de l’Angleterre et de la Prusse.

Je dois prendre place au milieu de vous, messieurs, puisque tel est le vœu des amis de la liberté et de la constitution ; je le dois d’autant plus que ce n’est pas dans le moment où la patrie est menacée de toutes parts, qu’il est permis de refuser un poste qui peut avoir ses dangers, comme celui d’une sentinelle avancée. Je serais entré silencieusement ici dans la carrière qui m’est ouverte, après avoir dédaigné pendant tout le cours de la Révolution de repousser aucune des calomnies sans nombre dont j’ai été assiégé, je ne me permettrais pas de parler un seul instant de moi, j’attendrais ma juste réputation de mes actions et du temps, si les fonctions déléguées auxquelles je vais me livrer, ne changeaient pas entièrement ma position. Comme individu, je méprise les traits qu’on me lance, ils ne me paraissent qu’un vain sifflement ; devenu homme du peuple, je dois, sinon répondre à tout, parce qu’il est des choses dont il serait absurde de s’occuper, mais au moins lutter corps à corps avec quiconque semblera m’attaquer avec une sorte de bonne foi. Paris, ainsi que la France entière, se compose de trois classes ; l’une ennemie de toute liberté, de toute égalité, de toute constitution, et digne de tous les maux dont elle a accablé, dont elle voudrait encore accabler la nation ; celle-là je ne veux point lui parler, je ne veux que la combattre à outrance jusqu’à la mort ; la seconde est l’élite des amis ardents, des coopérateurs, des plus fermes soutiens de notre Révolution, c’est elle qui a constamment voulu que je sois ici ; je ne dois non plus lui rien dire, elle m’a jugé, je ne la tromperai jamais dans son attente ; la troisième, aussi nombreuse que bien intentionnée, veut également la liberté, mais elle en craint les orages ; elle ne hait pas ses défenseurs qu’elle secondera toujours dans les moments de périls, mais elle condamne souvent leur énergie, qu’elle croit habituellement ou déplacée ou dangereuse ; c’est à cette classe de citoyens que je respecte, lors même qu’elle prête une oreille trop facile aux insinuations perfides de ceux qui cachent sous le masque de la modération l’atrocité de leurs desseins ; c’est, dis-je, à ces citoyens que je dois, comme magistrat du peuple, me faire bien connaître par une profession de foi solennelle de mes principes politiques.

La nature m’a donné en partage les formes athlétiques, et la physionomie âpre de la liberté. Exempt du malheur d’être né d’une de ces races privilégiées suivant nos vieilles institutions, et par cela même presque toujours abâtardies, j’ai conservé, en créant seul mon existence civile, toute ma vigueur native, sans cependant cesser un seul instant, soit dans ma vie privée, soit dans la profession que j’avais embrassée, de prouver que je savais allier le sang-froid de la raison à la chaleur de l’âme et à la fermeté du caractère.

Si dès les premiers jours de notre génération, j’ai éprouvé tous les bouillonnements du patriotisme, si j’ai consenti à paraître exagéré pour n’être jamais faible, si je me suis attiré une première proscription pour avoir dit hautement ce qu’étaient ces hommes qui voulaient faire le procès à la Révolution, pour avoir défendu ceux qu’on appelait les énergumènes de la liberté, c’est que je vis ce qu’on devait attendre des traîtres qui protégeaient ouvertement les serpents de l’aristocratie.

Si j’ai été toujours irrévocablement attaché à la cause du peuple, si je n’ai pas partagé l’opinion d’une foule de citoyens, bien intentionnés sans doute, sur des hommes dont la vie politique me semblait d’une versatilité bien dangereuse, si j’ai interpellé face à face, et aussi publiquement que loyalement, quelques-uns de ces hommes qui se croyaient les pivots de notre Révolution ; si j’ai voulu qu’ils s’expliquassent sur ce que mes relations avec eux m’avaient fait découvrir de fallacieux dans leurs projets, c’est que j’ai toujours été convaincu qu’il importait au peuple de lui faire connaître ce qu’il devait craindre de personnages assez habiles, pour se tenir perpétuellement en situation de passer, suivant le cours des événements, dans le parti qui offrirait à leur ambition les plus hautes destinées ; c’est que j’ai cru encore qu’il était digne de moi de m’expliquer en présence de ces mêmes hommes, de leur dire ma pensée tout entière, lors même que je prévoyais bien qu’ils se dédommageraient de leur silence en me faisant peindre par leurs créatures avec les plus noires couleurs, et en me préparant de nouvelles persécutions.

Si, fort de ma cause, qui était celle de la nation, j’ai préféré les dangers d’une seconde proscription judiciaire, fondée non pas même sur ma participation chimérique à une pétition trop tragiquement célèbre, mais sur je ne sais quel conte misérable de pistolets emportés en ma présence, de la chambre d’un militaire, dans une journée à jamais mémorable, c’est que j’agis constamment d’après les lois éternelles de la justice, c’est que je suis incapable de conserver des relations qui deviennent impures, et d’associer mon nom à ceux qui ne craignent pas d’apostasier la religion du peuple qu’ils avaient d’abord défendu.

Voilà quelle fut ma vie.

Voici, messieurs, ce qu’elle sera désormais.

J’ai été nommé pour concourir au maintien de la Constitution, pour faire exécuter les lois jurées par la nation ; eh bien, je tiendrai mes serments, je remplirai mes devoirs, je maintiendrai de tout mon pouvoir la Constitution, rien que la Constitution, puisque ce sera défendre tout à la fois l’égalité, la liberté et le peuple. Celui qui m’a précédé dans les fonctions que je vais remplir, a dit qu’en l’appelant au ministère le roi donnait une nouvelle preuve de son attachement à la Constitution : le peuple, en me choisissant, veut aussi fortement, au moins, la Constitution ; il a donc bien secondé les intentions du roi ? Puissions-nous avoir dit, mon prédécesseur et moi, deux éternelles vérités ! les archives du monde attestent que jamais peuple lié a ses propres lois, à une royauté constitutionnelle, n’a rompu le premier ses serments ; les nations ne changent ou ne modifient jamais leurs gouvernements que quand l’excès de l’oppression les y contraint : la royauté constitutionnelle peut durer plus de siècles en France que n’en a duré la royauté despotique.

Ce ne sont pas les philosophes, eux qui ne font que des systèmes, qui ébranlent les empires ; les vils flatteurs des rois, ceux qui tyrannisent en leurs noms le peuple, et qui l’affament, travaillent plus sûrement à faire désirer un autre gouvernement que tous les philanthropes qui publient leurs idées sur la liberté absolue. La nation française est devenue plus fière sans cesser d’être plus généreuse. Après avoir brisé ses fers, elle a conservé la royauté sans la craindre, et l’a épurée sans la haïr. Que la royauté respecte un peuple dans lequel de longues oppressions n’ont point détruit le penchant à être confiant, et souvent trop confiant ; qu’elle livre elle-même à la vengeance des lois tous les conspirateurs sans exception et tous ces valets de conspiration qui se font donner par les lois des à-comptes sur des contre-révolutions chimériques, auxquelles ils veulent ensuite recruter, si je puis parler ainsi, des partisans à crédit. Que la royauté se montre sincèrement enfin l’amie de la liberté, sa souveraine, alors elle s’assurera une durée pareille à celle de la nation elle-même, alors on verra que les citoyens qui ne sont accusés d’être au delà de la constitution que par ceux mêmes qui sont évidemment en deçà ; que ces citoyens, quelle que soit leur théorie arbitraire sur la liberté, ne cherchent point à rompre le pacte social ; qu’ils ne veulent pas, pour un mieux idéal, renverser un ordre de choses fondé sur l’égalité, la justice et la liberté. Oui, messieurs, je dois le répéter, qu’elles aient été mes opinions individuelles lors de la révision de la Constitution, sur les choses et sur les hommes, maintenant qu’elle est jurée, j’appellerai à grands cris la mort sur le premier qui lèverait un bras sacrilège pour l’attaquer, fût-ce mon frère, mon ami, fût-ce mon propre fils ; tels sont mes sentiments.

La volonté générale du peuple français manifestée aussi solennellement que son adhésion à la Constitution, sera toujours ma loi suprême. J’ai consacré ma vie tout entière à ce peuple qu’on n’attaquera plus, qu’on ne trahira plus impunément, et qui purgera la terre de tous les tyrans, s’ils ne renoncent pas à la ligue qu’ils ont formée contre lui. Je périrai, s’il le faut, pour défendre sa cause ; lui seul aura mes derniers vœux, lui seul les mérite ; ses lumières et son courage l’ont tiré de l’abjection du néant ; ses lumières et son courage le rendront éternel.



  1. Fréron, en rapportant ce discours dans l’Orateur du Peuple, le fait précéder des réflexions suivantes : « M. Danton, je vais rapporter votre discours, non parce qu’il renferme des vérités frappantes, mais parce que la profession de foi que vous adressez au peuple, lui servira de pièce de comparaison, et qu’il pourra, si vous êtes fidèle à vos principes, lorsque la cour voudra l’enchaîner, se rallier autour de vous. Vous avez de grands moyens, faites-les valoir, ou sinon, je vous poursuivrai avec le même acharnement que je poursuis tous ceux qui nuisent à la chose publique ».