La Peine de mort (Simon)/Le récit/V

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Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 95-106).
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V


Tous ces détails me désolaient. Le procureur du roi avait fait venir de Kerdroguen un petit garçon à qui vous auriez donné douze à treize ans, et qui avait pour fonctions de porter le grain au moulin et la farine aux pratiques. Il se trouva que cet enfant avait vingt ans et était sur le point de tirer à la conscription. C’était un témoin respectable. Il connaissait les Nayl, à qui il avait souvent prêté sa jument quand elle revenait à vide et qu’ils avaient fait une longue course à pied, car il y a bien cinq lieues de Saint-Allouestre à Bignan. Il essaya d’abord de faire le fin quand il fut interrogé ; il soutint qu’il ne connaissait aucun des frères Nayl, mais cela ne put tenir : on lui prouva clair comme le jour qu’il les connaissait tous trois à merveille. On le menaça, comme de raison, pour avoir voulu mentir. Il fut intimidé, et avoua nettement qu’ils avaient soupé tous les trois chez son maître la veille du crime, qu’ils avaient chacun leur fusil, qu’ils étaient partis avec la bande pour aller chez le maire, qu’il avait même fait un bout de chemin avec eux, mais qu’à l’entrée du bourg on l’avait renvoyé, en lui jetant des pierres, pour le forcer de retourner au moulin plus vite. Cette déposition était d’autant plus accablante qu’elle n’avait pas été faite spontanément ; de sorte que la présence des prisonniers en armes sur le lieu du crime était péremptoirement démontrée. À la vérité, on ne pouvait établir qu’ils avaient eux-mêmes porté la main sur le malheureux Brossard, et nous étions tous bien convaincus qu’ils n’avaient coopéré à l’assassinat que par leur présence ; mais que pouvait faire leur avocat ? L’acquittement était impossible, et la condamnation ne pouvait être qu’une condamnation à mort ou aux travaux forcés.

Lorsque je fus voir M. Jourdan, qui était chargé de la défense, je le trouvai très-découragé.

« Ils se prétendent innocents, me dit-il ; ils affirment qu’ils ont été menés par force dans la chambre de la victime et qu’ils ont lutté contre les assassins ; mais c’est un système déplorable que je n’oserai même pas plaider. Avant de les avoir vus, je croyais pouvoir établir un alibi ; je comptais sur leur jeunesse, sur leurs bons antécédents ; mais leurs propos me cassent bras et jambes. Il est évident qu’ils sont coupables, et je ne pourrai éviter une condamnation. »

Tous mes efforts pour entrer dans la prison furent inutiles. On avait prévu que les écoliers demanderaient à voir leurs camarades, et des ordres avaient été donnés pour refuser toute permission. J’avoue que je me sentais l’âme bouleversée. Ce grand crime si près de moi m’effrayait. Je me demandais si l’on pouvait répondre de soi-même, après avoir vu une transformation si complète et si déplorable. J’essayais quelquefois de me dire que le fanatisme politique était une excuse ; mais ma conscience parlait aussitôt, et si fort, que je rougissais d’avoir douté. Je me sentais douloureusement affecté entre la honte, l’horreur et un reste de pitié. Je m’efforçais inutilement de retourner à mes études, mon esprit était envahi par ce malheureux procès ; j’en rêvais le jour et la nuit. Quand même j’aurais pu l’oublier, j’avais près de moi un spectacle qui me le rappelait sans cesse ; c’était la famille Nayl. Je la voyais chaque jour. Ils n’avaient que moi pour les visiter, je ne dis pas, grand Dieu ! pour les consoler.

Vers six heures du soir, je me trouvais libre du travail de la journée ; j’allais aussitôt à leur auberge. Je me souviens que je hâtais toujours le pas pour y aller, dans l’espoir d’apprendre du nouveau, et qu’arrivé au bas de l’escalier, j’y restais quelquefois un quart d’heure sans oser monter. J’étais sûr de les trouver tous les trois ; car ils ne sortaient chaque jour qu’une heure pour aller à la prison. Le père se tenait toujours debout près de la fenêtre ; Madame Nayl, la mère, pleurait sur un tabouret au coin du foyer. Pour la bru, je ne pourrai jamais dire le respect et l’admiration qu’elle m’inspirait. Ce n’était pas une héroïne de roman, tant s’en faut ; elle avait une figure assez commune, de grosses mains habituées à remuer la terre, à couler la lessive, à teiller le chanvre. Elle portait le costume disgracieux des filles de Saint-Allouestre et de Saint-Jean-Brévelay, une longue coiffe de toile empesée, qui lui tombait toute roide jusqu’au milieu du dos, et une jupe de drap. Son esprit à l’avenant de sa personne, ni trop fin, ni trop grossier. Je présume qu’elle en savait assez pour mener une grosse ferme et gouverner une ou deux servantes. Mais ce qu’il y avait de grand en elle, c’était son dévouement et son courage. Après les premiers jours donnés aux larmes, elle avait compris que ces deux vieillards retombaient à sa charge comme deux orphelins, parce que Dieu, en les frappant, leur avait presque ôté l’esprit. Aussitôt, elle avait essuyé ses yeux et s’était mise à les soigner comme une bonne mère, à les nourrir, à les consoler. On voyait du premier coup, en entrant dans cette triste demeure, qu’elle seule vivait encore ; les deux autres auraient été vraiment des cadavres, sans l’atroce douleur qui les torturait. Pendant qu’elle travaillait sans relâche, balayant, lavant, faisant la cuisine, elle avait l’œil sur ses pauvres vieux. Tantôt elle approchait une pipe toute bourrée des lèvres de son père ; tantôt, en passant auprès de la mère, elle lui jetait les bras autour du cou et mettait sur ses lèvres un chaud baiser. Si M. Jourdan venait, car il était bon, et dès qu’il avait une lueur d’espérance il accourait, Marion l’entendait monter l’escalier tournant ; elle allait à lui et lui indiquait les paroles qu’il fallait dire pour fomenter quelque espérance dans ces deux cœurs ; non pas assez d’espérance pour les tromper, mais assez pourtant pour les faire vivre encore quelques jours. Elle-même n’était pas dupe, elle se sentait blessée à mort ; mais elle faisait comme ces capitaines qui rassemblent toutes leurs forces pour commander la charge d’une voix ferme, sauf à tomber roides morts quand une fois l’élan est donné. Un point surtout où elle était admirable, c’était dans sa conviction de l’innocence de son mari et de ses deux beaux-frères. « Ils n’ont pas fait le coup, je vous le dis. Ce qui m’étonne, disait-elle, c’est qu’ils ne se soient pas fait tuer pour le sauver ; mais soyez sûrs qu’on les aura tenus de force. Je connais mon homme, je connais les deux frères. J’en lève la main devant Dieu ! » Sa voix, son accent, quand elle parlait ainsi, allaient à l’âme. Le vieux disait quelquefois, mais en hésitant, parce que son cœur et son malheur démentaient sa doctrine : « Ils ont bien fait… » Alors elle lui mettait la main sur la bouche. « Taisez-vous, père, lui disait-elle, est-ce qu’une femme ne connaît pas son mari ? Il n’a jamais rien fait de semblable, aussi vrai que j’espère le paradis. » Et elle allait à sa mère : « Eh ! dites-le-lui donc, mère ; rendez donc justice à votre sang. Ils en feront peut-être des martyrs. — Et alors un sanglot la prenait. — Mais c’est ce jour-là qu’on verra un crime ! » Un jour que j’assistais à une de ces scènes, elle s’aperçut que je fondais en larmes. « Mais dites-le-lui donc aussi, vous, me cria-t-elle, en me serrant la main avec une force convulsive, vous, leur ami, vous qui avez vécu avec eux ; vous qui avez prié le bon Dieu avec eux, dites-le, qu’ils sont innocents ! »

— Oui, m’écriai-je, car sa foi passait en moi ; et en la voyant, je retrouvais dans ma pensée mes pauvres amis tels que je les avais connus, si purs, si naïfs, si bons, si éloignés de tout fanatisme ; oui, je le crois, je le crois comme vous !

— « Et que Dieu soit loué ! criait la pauvre femme. Et vous voyez bien, père, disait-elle ; » et elle me jetait à lui. Mais le vieillard se détournait contre le mur, peut-être parce qu’il pleurait. Je sortais de là la tête en feu ; tout mon sang brûlait. Il y avait un calvaire tout près, à la porte de l’église du Mené ; je me jetais à genoux devant, sans me soucier de ceux qui passaient. Le monde m’était indifférent dans une telle douleur. J’entendais qu’on disait : « C’est l’ami des prisonniers, » mais on n’y mettait pas de raillerie. C’est un bon peuple ; ils auraient plutôt pleuré avec moi, s’ils avaient osé.