La Peinture anglaise contemporaine/01

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La Peinture anglaise contemporaine
Revue des Deux Mondes4e période, tome 125 (p. 562-596).
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LA PEINTURE ANGLAISE CONTEMPORAINE

I.
SES ORIGINES PRÉ-RAPHAÉLITES

Il y a une peinture anglaise. Voilà ce qui frappe tout d’abord quand on visite, en quelque pays que ce soit, une exposition internationale des Beaux-Arts. Tant qu’on parcourt les salles consacrées à l’Allemagne, à l’Autriche, à l’Italie, à l’Espagne, à la Belgique, à la Hollande, voire même aux États-Unis ou aux pays Scandinaves, on se croit toujours en France ; et, de fait, on est toujours parmi des artistes qui habitent Paris, ou qui ont fait leurs études à Paris, ou qui, au moins, suivent de loin, ceux-ci la discipline de l’école, ceux-là le mouvement révolutionnaire des coteries parisiennes. Il faut un grand luxe d’écriteaux pour se persuader devant M. Sargent qu’on a mis l’Atlantique entre soi et l’atelier de M. Carolus Duran, ou même devant M. Werenskiöld qu’on a passé la Baltique et que M. Roll n’a pas été du voyage. Au contraire, dès qu’on entre chez les Anglais, on sent qu’on n’est plus chez des compatriotes et l’on doute si l’on est encore chez des contemporains. Il semble qu’on ait mis à son doigt l’anneau des contes de fées qui transporte sur une plage très lointaine et très inconnue. Je ne veux pas dire qu’il n’y ait de talens, ni même de talens personnels, qu’à Londres. Il y en a presque partout ; mais ni l’Allemagne, avec MM. Lenbach, Böcklin, de Uhde et de Werner, ni la Hongrie avec MM. Brozik et de Payer, ni les pays Scandinaves avec MM. Krojcr, ou Heyerdahl, ou Munsterhjolm, ni la Hollande avec MM. Ncuhuys ou Martens, ni l’Espagne avec M. Pradilla ou M. Sanchez Perrier, ni la Belgique avec MM. Wauters et Jean Verhas, ni la Roumanie avec MM. Mirca et Grigoresco, ni tout autre pays qu’on voudra citer, ne nous offrent un seul groupement qui ne procède plus ou moins de nos écoles nationales. Ces artistes peuvent être habiles, quelques-uns aussi habiles que les nôtres : ils ne sont pas différens. À la vérité, sur la carte géographique, ils occupent des régions diverses, mais si l’on dressait une carte esthétique du monde, on serait obligé d’étendre à ces régions la couleur de la France, comme à des colonies de l’art français. Les îles Britanniques, au contraire, tranchent violemment sur le reste de la mappemonde. Leurs peintres semblent ignorer qu’il y a un continent. S’ils l’ont appris, ils n’y ont rien pris, et s’ils l’ont vu, ils ne l’ont pas regardé. Ils n’ont pas fait le pont sur la Manche. Il y a cinquante ans, pendant que nous adoptions une manière plus large où le dessin tenait moins de place, où le détail était sacrifié à l’ensemble, nos voisins prenaient justement le contre-pied de ce mouvement et allaient à la minutie des Primitifs. Aujourd’hui que l’école du plein air a éclairci la plupart de nos toiles, ils restent intrépidement fidèles à leurs colorations éclatantes, à leur modelé pénible et compliqué. Les assauts du réalisme, de l’impressionnisme, se brisent sur leur esthétique comme les escadrons de Ney sur les carrés de Wellington. Il y a des peintres allemands, hongrois, belges, espagnols, Scandinaves, mais il y a une peinture anglaise.

Assurément ceci n’est pas une découverte. Dès 1859, Th. Silvestre célébrait cet art auquel il trouvait « le goût du terroir, l’odeur de la patrie. » Th. Gautier y signalait « une forte saveur locale qui ne doit rien aux autres écoles », et depuis cette époque, chaque année est venue accentuer et comme creuser ces traits distinctifs. Mais la peinture anglaise n’en demeure pas moins inconnue. Au Louvre, elle n’est représentée que dans une antichambre où pas une œuvre contemporaine n’a trouvé place. Dans nos Salons, si M. Burne-Jones a envoyé quelques toiles, qui étaient loin de compter parmi ses meilleures, ses confrères se gardent d’imiter cet exemple et le jour est loin, sans doute, où ils viendront en masse s’exposer aux jugemens du « point de vue latin ». C’est seulement aux expositions universelles, de 1855 à 1889, qu’on a pu soupçonner quelque chose de l’art des pré-raphaélites ou des académisans d’outre-Manche. Encore ce quelque chose est-il bien différent de ce qui pourrait donner une idée, sinon complète, du moins caractéristique, de la peinture anglaise. En 1889, par exemple, M. Watts n’avait pas envoyé ses œuvres typiques ; ni M. Madox Brown, ni M. Holman Hunt n’avaient exposé ; et les curieuses recherches ornemanistes de M. William Morris manquaient totalement. En sorte que nous avons une notion plus claire de l’école de Phidias ou de l’art des Pharaons que de la peinture anglaise, — qui est à deux heures de la France et qui est vivante.

Il est temps cependant de connaître cet art voisin et ignoré, car si les artistes anglais ne viennent guère chez nous, les nôtres commencent à aller chez eux et le charme de l’inconnu opère plus sûrement que ne le ferait l’étalage de la publicité. L’éloignement, la traversée qui n’est pas, pour beaucoup de Français, sans quelque pénible appréhension, la difficulté de voir les toiles des maîtres contemporains qui ne se trouvent dans presque aucun musée de Londres, mais appartiennent à des musées de province ou à des collections particulières, les portes à forcer, les démarches à faire, tout cela environne les œuvres de nos voisins d’une auréole qu’elles n’auraient point si elles étaient à côté de nos chefs-d’œuvre du Louvre, visibles pour tout venant. En esthétisme comme en amour, les barrières sont des aimans, les obstacles attirent. Depuis longtemps, dans les cénacles symbolistes, on entend prononcer avec recueillement les noms de Watts et de Burne-Jones, et beaucoup les acceptent et se les transmettent comme on fait d’un vocable magique, dont la vertu dispense de tout éclaircissement. Mais certains artistes, eux, ont regardé les œuvres ; ils s’en sont imprégnés et tout jeune peintre qui quitte Calais pour Douvres peut répéter ces mots de Gustave Doré : « Quelque chose me dit que, si je vais en Angleterre, je romprai bien des liens avec ma patrie. » Déjà l’on voit, — soit dans des œuvres séparées, comme celle de M. Tissot, soit dans les petites expositions des groupes symbolistes, — que ces novateurs n’ont pas dédaigné de puiser certaines inspirations chez les maîtres anglais. Le grand artiste dont les symbolistes se réclament, d’ailleurs indûment, M. Puvis de Chavannes, a, par sa manière de composer, certaines analogies avec les pré-raphaélites. Il n’est guère de Français allant à Londres qui n’ait fait de lui-même cette remarque, et il n’y a guère d’amateur anglais qui n’ait sur la conscience d’avoir appelé le maître de l’Enfance de Sainte Geneviève, « le Burne-Jones français ». D’autre part, il ne faudrait pas beaucoup chercher pour découvrir dans le procédé de nos pointillistes un souvenir de Turner et même de Watts. Ainsi, que l’on étudie l’une ou l’autre des deux tendances les plus nouvelles qui entraînent les jeunes hors des voies de l’école : l’art littéraire ou symboliste d’un côté, l’art de pur procédé de l’autre, on voit, sinon qu’elles se rattachent, tout au moins qu’elles ressemblent étonnamment à la peinture anglaise contemporaine. Il est donc utile de dire aujourd’hui quel est cet art, comment il est né ; — quels sont actuellement ses principaux maîtres et ses grandes œuvres, en quoi consiste son originalité maîtresse ; — enfin, pour tirer de cette étude quelque conclusion d’avenir, ce qu’il faut en craindre ou en espérer.


I

Il y a un demi-siècle qu’un jeune artiste alors sans notoriété, et encore aujourd’hui sans gloire, rentrait en Angleterre après avoir travaillé à Anvers, à Rome et à Paris. Dans ses bagages, il y avait des dessins, des projets de fresques et de tableaux d’histoire faits à Paris, mais en opposition avec toutes les idées françaises. Peu de temps auparavant, il avait envoyé à une exposition une grande composition sur Guillaume le Conquérant. Ce jeune homme que berçaient peut-être alors les plus beaux rêves d’ambition ne devait jamais voir luire le jour des grands succès. C’était à une conquête cependant qu’il marchait, comme le héros de son tableau, et ce qu’il apportait à son pays dans ses bagages, c’était la peinture anglaise contemporaine.

En effet, s’il suffit d’une promenade dans une exposition universelle pour sentir qu’il y a un grand art national en Angleterre, il ne faut qu’une visite dans un musée de Londres pour s’apercevoir que cet art ne date pas de très loin. Allez à la Galerie Nationale, sur cette place de Trafalgar où le génie militaire anglais a dressé ses deux plus grandes figures de héros : Nelson et Gordon ; ou bien au musée de South Kensington, dans ces halls immenses où tous les arts plastiques, tous les styles, toutes les écoles sont offerts à votre étude, avec un esprit didactique et un confortable éminemment anglais, et cependant vous pourrez souvent vous croire au Louvre. Jusqu’en 1848, on admire, mais on ne s’étonne pas. Reynolds et Gainsborough sont de grands maîtres ; mais ils font de la peinture du XVIIIe siècle en Angleterre et non de la peinture anglaise au XVIIIe siècle. Leur esthétique est celle de toute l’Europe au temps où ils vivaient. Plus tard Lawrence peint chez nos voisins comme Gérard chez nous. En parcourant ces salles, on voit d’autres tableaux, mais non une autre manière de peindre, ni de dessiner, ni même de composer et de concevoir un sujet. Seuls, les paysagistes, Turner et Constable en tête, donnent, dès le début du siècle, une note nouvelle et puissante ; mais ils sont si rapidement suivis et dépassés par les Français, qu’ils ont plutôt la gloire de créer un nouveau mouvement en Europe que la chance d’assurer à leur pays un art national. Quant aux autres, — les Haydon, les Wilkie, les Landseer, les Ward, les Eastlake, les Etty, les Mulready, les Maclise, les Egg, les Stothard, les Leslie, — ils font avec plus ou moins d’habileté la peinture qu’on fait partout. On s’intéresse une minute à leurs chiens, à leurs chevaux, à leurs politiciens de village, à toutes ces petites scènes de genre, d’intérieur et de cuisine, qu’ils traitent moins bien que les Hollandais, et l’on passe… Rien ne fait prévoir qu’il va sortir de tout cela quelque chose de neuf et de grand. Par momens, un éclair d’étrangeté illumine cette vie raisonnable et prosaïque. Un petit tableau de Blake nous montre le premier ministre Pitt sous la forme d’un ange, en robe vert et or, conduisant à travers les nuées le parlement anglais, sous les apparences d’un monstre décrit dans le livre de Job. Puis tout s’assoupit de nouveau : petites gens, petites histoires, petite peinture. Une couleur glabre, lustrée, plaquée sur du bitume, fausse sans vigueur, confite sans finesse, trop noire dans les ombres, trop brillante dans les clairs. Un dessin mou, hésitant, vaguement généralisateur. Et l’on songe, en approchant de la redoutable date 1850, au mot prononcé par Constable en 1821 : « Dans trente ans, l’art anglais aura vécu. »

Et cependant, si l’on regarde bien, deux caractéristiques sont là, sommeillantes, qui à l’appel d’un prince de l’art se lèveront et enchanteront les imaginations contemporaines. D’abord, l’intellectualité du sujet. De tout temps, les Anglais se préoccupent de choisir des scènes intéressantes, voire un peu compliquées, où l’esprit ait autant à saisir que les yeux, où la curiosité soit piquée, la mémoire mise en jeu, le rire ou les larmes provoqués par une histoire muette. Quand vous êtes au musée de Kensington, dans les salles de la collection Sheepshanks, vous saisissez au vif ce goût britannique. Vous rencontrez, côte à côte, se touchant, une scène du Bourgeois gentilhomme, une scène du Malade imaginaire, une scène des Femmes savantes, trois de Don Quichotte, une des Joyeuses commères de Windsor, de Mon oncle Tobie, de la Mégère apprivoisée, de l’Homme au bon naturel, puis le Refus tiré de Duncan Grey, puis Portia et Bassanio, en un mot le théâtre et le roman de tous les pays. Ces toiles sont signées : Wilkie, Callcott, Redgrave, Frith, Leslie. C’est l’art de la première moitié du siècle. Déjà s’affirme cette idée, d’ailleurs bien lisible chez Hogarth, que le pinceau est fait pour écrire, pour raconter, pour instruire, non simplement pour éblouir. Seulement, ce qu’il raconte avant 1850, ce sont des actions mesquines ; ce qu’il exprime, ce sont de petits travers, des ridicules ou des sentimens bornés ; ce qu’il enseigne, ce sont des articles du code de civilité. Il joue le rôle de ces cahiers d’images qu’on donne aux enfans pour leur montrer où conduisent la paresse, le mensonge ou la gourmandise. — L’autre qualité est l’intensité de l’expression. Quiconque a vu des chiens de Landseer, ou tout simplement, dans les journaux illustrés anglais, quelqu’une de ces études d’animaux où l’habitus corporis est serré de si près, l’expression si recherchée, le tour de tête si intelligent, si différent selon que l’animal attend, craint, désire, interroge son maître ou réfléchit, pourra aisément comprendre ce que signifie ce mot : intensité d’expression. Ce n’est pas seulement justesse qu’il faut dire, car ce ne serait point là une caractéristique de l’art anglais. Nos animaliers du XVIIIe et du XIXe siècle attrapent, eux aussi, l’expression juste, et pourtant quelle différence entre les chiens d’Oudry où de Desportes qui sont au Louvre et ceux de Landseer à la Galerie Nationale de Londres ! Mais de même que l’intellectualité du sujet ne se voit, avant 1850, qu’en des sujets qui n’en valent pas la peine, de même l’intensité d’expression n’est obstinément recherchée et heureusement atteinte que dans les représentations des figures animales. La plupart des figures humaines ont des attitudes banales, filles du mannequin, sans modalité expressive, ni vérité spécifique, ni précision pittoresque, mises sur des fonds imaginés à l’atelier, accommodées de chic à la sauce académique, d’après des principes généraux, excellens en soi, mais mal compris et paresseusement appliqués, se perdant, s’évanouissant dans des souvenirs de moins en moins lucides des beaux jours de Reynolds et de Gainsborough.

Tel était l’art en Angleterre, lorsque Ford Madox Brown revenait d’Anvers et de Paris avec une révolution esthétique dans ses cartons. Je ne veux pas dire que toutes les tendances qui ont prévalu depuis cette époque, toutes les individualités qui se sont développées, soient sorties de cet artiste, ni qu’au moment où il débarquait, personne parmi ses compatriotes ne sentît, ni ne rêvât les mêmes choses que lui. Mais si l’on songe, qu’en 1844, lorsque fut exposé Guillaume le Conquérant, rien de ces choses nouvelles n’était apparu, que Rossetti avait seize ans, Hunt dix-sept, Millais quinze, Watts vingt-six, Leighton quatorze, Burne-Jones onze et qu’aucun de ces maîtres n’avait, par conséquent, accompli sa formation ; si l’on songe ensuite que la façon de composer, de dessiner et de peindre inaugurée par Madox Brown se retrouve aujourd’hui, cinquante ans après sa première œuvre, dans les tableaux de Burne-Jones, après avoir passé par ceux du maître de Burne-Jones, Rossetti, il faut bien reconnaître à l’exposant de 1844, le rôle décisif du semeur, là où les autres n’ont fait que labourer avant l’heure, ou moissonner une fois la récolte venue.

Qu’y avait-il donc dans la main de ce semeur ? Dans sa tête, il y avait cette idée très nette que l’art périssait à cause de la généralisation systématique des formes et ne pouvait être sauvé que par le contraire, c’est-à-dire par la recherche minutieuse du trait individuel. Dans son cœur, il y avait le désir confus, mais ardent, de voir l’art jouer en Angleterre un grand rôle social, le rôle du pain, au lieu de demeurer une sucrerie réservée à la table des riches. Enfin, dans sa main, il y avait une certaine gaucherie élégante, une délicatesse un peu roide, une adresse minutieuse qu’il avait prises, en partie à l’école gothicisante du baron Wappers, à Anvers, et en partie à la contemplation directe des primitifs. Tout cela était révolutionnaire et devait, à ce titre, déplaire à l’esprit conservateur des Anglais. Mais tout cela était anti-français, anti-continental, absolument original et pour ainsi dire autonome, et, à ce titre, devait plaire à leur patriotisme. « C’est à Paris que je pris la résolution de faire des tableaux réalistes, parce qu’aucun Français ne faisait ainsi », a dit Madox Brown. Ne nous arrêtons pas au mot réaliste, qui ne signifie nullement pour un Anglais ce qu’il veut dire pour nous. Ne retenons que ce cri de ralliement contre l’école française et en faveur d’un art national.

Comme Madox Brown arrivait à Londres, on s’occupait encore de ce grand concours commencé en 1843 pour la décoration du nouveau palais de Westminster et qui n’avait pas produit moins de cent-quarante cartons signés des meilleurs artistes du temps. Ce tournoi esthétique est une date dans l’histoire des arts en Angleterre, parce qu’il fit surgir de la foule des chefs encore inconnus. Un jeune artiste formé sans maître, Watts, venait de s’y révéler. Madox Brown y avait envoyé cinq grandes compositions. La principale était un épisode de la conquête normande : Le corps d’Harold apporté à Guillaume le Conquérant. C’étaient là ses premiers essais dans une voie nouvelle et sa première protestation contre les vieilles méthodes et l’art officiel. Mais aucun écho n’y avait répondu. L’échec était tel, le mépris public si évident, que le jour où le jeune maître reçut une lettre signée d’un nom italien : Dante Gabriel Rossetti, dans laquelle celui-ci demandait, avec force éloges, de devenir son élève, il ne mit pas en doute que l’inconnu ne se moquât de lui. Quelques jours après, il se présenta au domicile de Rossetti. « On m’avertit, raconte le poète, qu’un monsieur demandait à me voir. Ce monsieur ne voulait ni entrer, ni donner son nom, mais attendre dans le corridor. Je descendis donc et lorsque je fus au bas de l’escalier, je trouvai Brown, tenant d’une main un grand bâton, et, de l’autre, brandissant ma lettre. En guise de salut, il me cria : « Votre nom est-il Rossetti et est-ce vous qui avez écrit ceci ?  » Je répondis affirmativement, mais je me mis à trembler dans mes chausses. « Que voulez-vous dire par cette lettre ?  » telle fut la question qui suivit, et quand j’eus répliqué que je voulais dire ce que je disais effectivement, que je désirais être un peintre et ne savais rien de ce qu’il fallait pour y parvenir, l’idée que cette lettre n’était pas une moquerie, mais un sincère hommage, commença de poindre dans l’intellect de Brown, et, sur-le-champ, d’antagoniste mortel, il se fit le plus doux des amis. »

Ce jeune homme, qui accourait si inopinément se ranger sous la bannière de Madox Brown, n’avait que vingt ans. C’était le fils d’un proscrit italien né dans une vieille petite cité perchée dans les Abbruzzes. Il avait fallu que le père, montagnard curieux de civilisation, descendit à Naples et y devînt, de longues années, conservateur du musée pour que les idées d’art et de grand art entrassent dans sa famille. Il avait fallu aussi que ce gardien des antiques fût un destructeur des monarchies modernes, un poète connu pour ses chants exaltés, et qu’il se fût assez compromis en 1820, pour que le retour des Bourbons l’eût jeté sur la côte anglaise. Enfin, il avait fallu qu’il épousât la sœur d’un compagnon de Byron, le docteur Polidori, pour que ses enfans recueillissent dans les souvenirs, les passions et les deuils de famille, un écho de toutes les grandes douleurs patriotiques qui troublèrent la jeunesse du siècle. Toutes ces choses peut-être étaient nécessaires pour qu’en mars 1848 l’art gothicisant de Madox Brown fit sur l’esprit d’un habitant de Londres une autre impression que celle du scandale ou du suranné. Tandis que les Anglais demeuraient indifférens à ce qui allait devenir leur art national, le jeune Italien applaudissait avec enthousiasme et, grâce aux subsides du grand-père Polidori, commençait son apprentissage de peintre. Madox Brown, pensant qu’il fallait avant tout plier cette nature fougueuse à la discipline étroite de la réalité, mit le futur auteur du Rêve de Dante à copier des boîtes à tabac. Rossetti, qui avait traversé les cours de l’Académie sans y apprendre grand’chose, se résignait tant bien que mal à suivre les conseils qu’il avait sollicités. Il travaillait avec impatience, avec fureur, sans ordre, sans soin, nettoyant sa palette avec des bouts de papier qu’il jetait par terre et qui allaient se coller aux bottes des visiteurs, commençant douze tableaux à la fois, puis tombant dans une prostration complète, las, dégoûté de tout et de lui-même, n’achevant rien, ne voulant plus entendre parler de rien, se roulant par terre, poussant des gémissemens affreux. Puis il disparaissait pour un mois. Madox Brown ne s’en scandalisait pas, pensant que son élève avait entendu quelques voix d’en haut, l’appelant à d’autres besognes : ces voix étaient celles des « trecentistes » qu’il allait écouter dans les bibliothèques, s’essayant lui-même à faire des sonnets et des poèmes. Il envoyait ces essais aux poètes en renom, aux Leigh Hunt, aux William Bell Scott, et leur demandait, avec force éloges pour leurs vers, ce qu’ils pensaient des siens. Ce qu’il leur envoyait ainsi, en manuscrit, c’était un chef-d’œuvre de grâce et de subtilité, la Demoiselle élue, par exemple, et d’autres pièces moindres, sous le titre de Chants d’art catholique, qui faisaient frémir ces rationalistes ou ces protestans. Puis il retournait à l’atelier de Madox Brown, ou bien il reprenait avec son père, à demi aveuglé, quelque discussion sur la Divine Comédie que le vieillard avait commentée, ou, avec son frère William Michael et sa sœur Christina, une dissertation sur les nimbes au moyen âge. Toute la maisonnée écrivait des vers. Personne ne comprenait rien à ce tempérament de dilettante épris de tout, d’improvisateur parlant sur tout, de révolutionnaire anti-papiste occupé d’anges et de saintes, de peintre occupé de rythmes et de rimes ; et son prestige s’en accroissait singulièrement. Maigre, brun, d’aspect et d’accent étrangers, le front bombé, les yeux brillans, les cheveux tombant sur les épaules, la barbe coupée à la façon d’un pêcheur napolitain, fort négligé dans sa mise, couvert de taches, il apparaissait aux jeunes gens, qui étudiaient la bosse à l’Académie, comme infiniment supérieur au commun des buveurs de claret. Sa passion pour le côté pittoresque des choses, son dédain pour les découvertes de la science, son mysticisme traversé par la préoccupation de vendre très cher ses tableaux, la mobilité continuelle de son esprit, devaient déconcerter jusqu’au bout ses amis les plus intimes. Il devait tour à tour peindre, écrire, repeindre, récrire, devenir amoureux de son modèle, miss Siddal, hésiter dix ans à l’épouser, s’y décider enfin ; puis, un coup imprévu lui enlevant cette femme adorée, jeter dans son cercueil tous ses manuscrits, ses plus beaux poèmes, se refuser sept ans à les exhumer ; ensuite, changeant d’avis, procéder à cette lamentable et épouvantable cérémonie, reprendre le manuscrit enterré avec la morte et en tirer de magnifiques rentes en livres sterling. Il devait enfin, à son fit de mort, après toute une vie de complète indifférence religieuse passée au milieu de libres penseurs ou d’adversaires du romanisme, demander en grâce un prêtre, un confesseur, à ses amis atterrés…

Tandis que Rossetti copiait des boîtes à tabac dans l’atelier de Madox Brown, un de ses camarades des cours de la Royal Academy faisait des efforts désespérés, surhumains pour se créer une position indépendante d’artiste, et ainsi échapper au négoce qui était l’occupation de sa famille. Il s’appelait William Holman Hunt et était âgé de vingt et un ans. Son père, petit commerçant de la Cité, avait tout tenté pour le détourner de la carrière artistique, mais jamais prudence paternelle ne fut plus obstinément contrariée par le Destin. A douze ans, comme l’enfant passait son temps à dessiner au lieu d’apprendre, on le retira de l’école où on le plaça à titre de clerc chez une espèce de commissaire-priseur. Celui-ci surprit un jour son employé qui dissimulait quelque chose dans son pupitre, insista pour savoir ce que c’était, découvrit que c’était un dessin et ne se tint pas de joie. « C’est bon, dit-il, au premier jour de liberté, nous nous enfermerons tous deux ici et nous passerons la journée à peindre. » Cela dura un an et demi, après quoi le jeune homme fut placé dans un entrepôt de marchandises, dirigé par un agent de Richard Cobden. Là, il trouva un commis dont la principale occupation était de dessiner des ornemens pour les calicots et autres étoffes de la maison. Le jeune Hunt l’aida naturellement dans cette besogne et rêva plus que jamais d’être artiste. Entre temps, il dépensait ses économies à se faire donner des leçons par un peintre de portraits, élève de Reynolds. Une vieille marchande d’oranges étant venue à son magasin offrir ses denrées, il fit d’elle un portrait si ressemblant que le bruit s’en répandit dans tout le voisinage et arriva aux oreilles du vieil Hunt. Le fils profita de cette circonstance pour déclarer qu’il serait un peintre et rien qu’un peintre. Le père, ayant épuisé, pour l’acquit de sa conscience, toutes les objections, céda devant la malice des événemens, et plus fier au fond qu’il ne voulait le paraître, il s’en consola en s’en glorifiant. Mais la partie était loin d’être gagnée. Pendant longtemps Holman Hunt lutta contre la misère, se livrant pour y échapper à toutes sortes de besognes hétéroclites. Il copiait des tableaux de maîtres pour le compte d’autres copistes, retouchait des portraits qui avaient cessé de plaire à leurs propriétaires, soit qu’ils ne fussent pas assez ressemblans, soit qu’ils le fussent trop, soit que l’habit eût passé de mode. Il échouait par deux fois au concours d’entrée à la Royal Academy ; et, menacé de retourner au négoce ou à la campagne chez son oncle le fermier, il réussissait enfin après mille tracas.

Heureusement sa carrière avait çà et là quelques bons momens. Dans les cours de l’Académie, Hunt avait rencontré un jeune homme, de deux ans plus jeune que lui, presque un enfant, John Everett Millais, qui étonnait ses maîtres par de merveilleuses dispositions. A quinze ans, il avait déjà remporté la grande médaille d’études d’après l’antique et tout lui annonçait la plus brillante destinée. Les deux jeunes gens causaient souvent ensemble de l’avenir, du leur, et aussi de celui de l’Art anglais qu’ils trouvaient bien dégénéré. Ils causaient de ce coloris lourd, fade, poussé au noir, qu’on leur apprenait à l’école, le comparaient aux tonalités claires, vives, chantantes, des grands maîtres d’autrefois, et aussi de la Nature, et se demandaient comment on pourrait substituer les secondes au premier. Hunt avait été très frappé d’un mot que lui avait dit un passant, en le voyant copier, à la National Gallery, le Violoneux aveugle, de Wilkie : « Vous n’arriverez jamais à la fraîcheur de Wilkie, si vous peignez sur des préparations de brun, de gris ou de bitume, si vous frottez d’abord la toile de tons neutres les uns pour les ombres, les autres pour les lumières, comme on vous l’apprend à l’Académie, car bientôt ces fonds reparaîtront sous vos tons véritables et les pousseront au noir. Wilkie, lui, peignait sur toile blanche, sans préparation, et finissait son tableau morceau par morceau comme une fresque. » Ce conseil d’un inconnu venait exactement à son heure, non qu’il fût excellent en soi, mais parce qu’à un mal aigu il indiquait un héroïque remède. Hunt et Millais y songeaient tous deux et, interrogeant le peu de peintures primitives qu’ils voyaient çà et là, dans les galeries, ils se demandaient si leur éternelle fraîcheur ne venait pas de cette facture franche, sans dessous, sans mélanges habiles, sans cuisine, que les Maîtres d’avant Raphaël avaient transportée de la fresque où elle est inévitable, à la peinture à l’huile où elle fut abandonnée. Chez ces maîtres primitifs, où Madox Brown avait vu surtout des gestes non pas appris par cœur, mais individuellement recherchés, des attitudes trouvées non d’après le mannequin ou des figures fameuses des chefs-d’œuvre, mais d’après nature, eux, ils voyaient surtout une couleur claire et brillante et ambitionnaient vaguement d’y parvenir.

Avec les discussions esthétiques, la grande joie d’Holman Hunt était ses lectures. Les poètes, les historiens, les philosophes, les savans, il dévorait tout ce qui lui tombait sous la main. Comme Paul Flandrin, il faisait l’éducation de sa pensée en même temps que celle de son œil, et, peignant tout le jour, lisait presque toute la nuit. Un de ses camarades d’atelier lui apporta un soir un livre paru depuis peu d’années et constamment réédité. Cela s’appelait : « LES PEINTRES MODERNES, par un gradué d’Oxford. » Holman Hunt feuilleta le livre, d’abord avec curiosité, ensuite avec admiration, enfin avec enthousiasme. Ce n’était pas un de ces vagues bavardages qu’on est accoutumé de cataloguer sous le nom d’Esthétiques, de cette littérature d’art, due à des transfuges de la littérature qui, écrivant mal, ne dessinent pas du tout. C’était un plaidoyer rapide, nourri, éloquent, passionné en faveur du paysage naturaliste, opposé au paysage académique et composé. C’était une causerie étincelante, pleine de faits, pleine d’exemples, où l’on sentait l’expérience du praticien sous chaque théorie, une dissertation où l’on devinait que chaque coup de plume avait été précédé d’un coup de pinceau. Et c’était aussi la plus belle langue, la plus riche, la plus forte, la plus concise à la fois qu’on pût imaginer. Jamais dans aucun temps, ni dans aucun pays, on n’avait parlé de l’art d’une telle sorte, avec ce feu, avec cette conviction, avec cet enthousiasme, et jamais peut-être on n’en pourra parler ainsi une seconde fois. Penché sur ce livre où il puisait comme une seconde vie, sur ces pages d’un inconnu qui lui semblaient avoir été écrites uniquement et nominativement pour lui, tant elles exprimaient clairement ce qu’il sentait confusément en son âme, Hunt passa la nuit à lire. Quoi donc ? Ceci par exemple : « Ce doit être une règle pour tout peintre de ne jamais laisser un tableau quitter son chevalet, tant qu’il est encore susceptible de progrès, ou tant qu’on peut y mettre une pensée de plus. L’aspect général est souvent parfait et charmeur et ne peut être poussé plus loin, lorsque les détails sont encore complètement imparfaits et défectueux. Il peut être difficile, — c’est peut-être la tâche la plus difficile de l’art, — de compléter ces détails sans compromettre l’effet d’ensemble ; mais tant que l’artiste ne l’a pas fait, son art est incomplet et son tableau inachevé. Celui-ci ne sera un tableau fini que s’il a à la fois l’ensemble et l’effet de la nature et la perfection infinie du détail de la nature. Et c’est seulement en s’efforçant d’unir ces deux choses qu’un peintre se perfectionne. En cherchant seulement les détails, il devient un ouvrier, mais en cherchant seulement l’effet général, il devient un escamoteur. » Et l’auteur disait encore : « Il est évidemment impossible pour un peintre de suivre exactement en tout la nature ; il ne peut s’élever au même degré d’ordre et d’infinité, mais il peut atteindre une espèce moindre d’infinité. Il n’a pas à sa disposition pour peindre la millième partie de ce que la nature possède ; mais il peut au moins ne pas laisser un atome de cet espace vide et inoccupé. Si la nature réalise des minuties sur des kilomètres, il n’a pas d’excuse pour faire des généralisations sur quelques pouces carrés. Et pourvu qu’il nous donne tout ce qu’il peut nous donner, pourvu qu’il nous fournisse un ensemble aussi complet et aussi mystérieux que celui de la nature, nous ne le blâmerons pas que ce soit l’ensemble d’une coupe, au lieu de l’ensemble de l’Océan. Mais il est impardonnable si, sous prétexte qu’il n’a pas un kilomètre à occuper, il n’occupe pas même un pouce de toile, et si, parce qu’il a moins de facultés à sa disposition, il laisse oisive la moitié de celles qu’il possède. Encore moins l’excuserons-nous, si, renonçant à imiter la nature dans son minutieux travail, il ne la suit que dans ses heures de repos, sans observer ce qu’elle a fait pour le gagner. Après qu’elle a dépensé des siècles pour faire croître la forêt, pour tracer le cours du fleuve, pour modeler la montagne, elle triomphe sur son œuvre, en toute liberté d’esprit, en jouant avec un rayon qui brille ou un nuage qui flotte, mais le peintre doit passer par les mêmes peines s’il veut se donner la même récréation. Qu’il ciselle son rocher consciencieusement, qu’il détaille délicatement sa forêt, et ensuite nous lui permettrons ses divertissemens d’ombre et de lumière, et nous l’en remercierons ; mais nous ne voulons pas qu’il nous donne le jeu avant la leçon, l’accessoire à la place de l’essentiel, l’illustration au lieu du fait. »

Et le jeune peintre poursuivant jusqu’au bout sa lecture, espérant, avant de se livrer au sommeil, y trouver le mot d’ordre si longtemps cherché contre la généralisation académique et le modèle suprême à opposer aux modèles de l’école, arrivait à cette page, la dernière du volume, la plus audacieuse que jusque-là on ait jamais écrite : « De la part des jeunes artistes, dans le paysage, rien ne doit être toléré que la pure imitation de la nature, bona fide. Ils n’ont pas à singer l’exécution des maîtres, à Anonner de faibles et incomplètes redites, et à mimer les gestes du prédicateur, sans comprendre sa pensée, ni prendre part à ses émotions. Nous n’avons pas besoin de leurs idées informes de la composition, de leurs conceptions incomplètes de la Beauté, de leurs essais irraisonnés de Sublime. Nous méprisons leur virtuosité, parce qu’elle est sans direction ; nous rejetons leur décision, parce qu’elle est sans fondement ; nous repoussons leur composition, parce qu’elle est sans matériaux ; nous proscrivons leur choix, parce qu’il est sans comparaison. Leur affaire n’est ni de choisir, ni de composer, ni d’imaginer, ni d’essayer, mais de suivre humblement et consciencieusement les sentiers de la nature et la trace du doigt de Dieu. Il n’est pas de pire symptôme, dans les œuvres d’un jeune artiste, que trop de virtuosité dans la touche, car c’est le signe qu’il est content de son travail et qu’il n’a pas cherché à faire mieux que ce qu’il savait déjà. L’œuvre des jeunes doit être pleine de fautes, parce que les fautes sont les signes des efforts. Ils doivent se tenir à des couleurs calmes, des gris et des bruns, et prenant les premières œuvres de Turner pour exemple, de même que ses dernières pour but, ils doivent aller à la nature en toute simplicité du cœur et marcher avec elle, obstinés et fidèles, n’ayant qu’une idée : pénétrer sa signification et rappeler son enseignement, sans rien rejeter, sans rien mépriser, sans rien choisir ! » Le mot d’ordre était trouvé. Hunt dormit-il cette nuit-là ? Je ne sais, mais sûrement il rêva, et il y a des rêves plus fortifians et plus profonds que le sommeil.

Quel était donc l’écrivain qui, dans cette page datée de 1843, donnait la formule précise du Réalisme, bien avant les réalistes, à l’heure où Courbet et ses pareils, encore enfans ou à peine sortis de l’Ecole, cherchaient péniblement leur voie ? C’était presque un enfant, lui aussi. Il avait écrit cela à vingt-trois ans, dans un petit cottage de la banlieue de Londres, à Herne Hill, ramification des coteaux du Surrey. Pendant plusieurs années, voyageant avec ses parens en Italie, sur les bords du Rhin, en Suisse, on l’avait vu amasser des documens, copier des tableaux, étudier au microscope des feuilles, des fleurs, parcourir les musées et les montagnes, le crayon à la main, esquissant les moulures d’une corniche ou le grand trait d’un glacier, puis, déterminé par son admiration pour Turner à tenter une apologie de ce grand artiste, appeler à son secours toutes ces observations, tous ces exemples et crier à l’Angleterre stupéfaite que rien au monde n’était plus beau que la Nature et que l’art, et qu’un grand peuple qui s’exprimait devenait artiste quand il le voulait. De là, était sorti le premier volume de ces Peintres modernes ; de là, devaient sortir pendant cinquante ans ces prodigieuses évocations des monumens humains et des choses divines, de la pensée antique et de l’inspiration disparue : les Sept flambeaux de l’architecture, les Pierres de Venise, Aratra Pentelici, le Val d’Arno, Sésame et les Lys, la Reine de l’Air, le Nid d’aigle, Ariadne florentina, les Matins à Florence, les Lois de Fiesole, — où ce guide autoritaire, ce Kneipp de l’esthétique, s’engage à vous guérir du mauvais goût, mais à condition que vous lui obéissiez aveuglément, — toutes ces œuvres si pleines d’acuité analytique et de souille créateur, qu’on pourrait les appeler les Poèmes de la critique. Avec cette admiration pour les cieux, les nuages, les bois, les eaux, les rochers, John Ruskin devait pendant cinquante ans ravir les imaginations anglaises et les élever par degrés à cet enthousiasme dont l’esthétisme fut la ridicule, mais très sincère expression. Comprenant dès le premier jour que ses compatriotes ne le comprendraient pas s’il leur parlait simplement du Beau dans la Nature et dans l’Art, il leur parla du Vrai, du Bien, de l’Utile, de la Morale, de la pensée biblique et des curiosités de la science ; Un dans son but, il se fit infiniment multiple dans ses moyens. Tour à tour érudit, historien, anti-papiste, moraliste, économiste, poète, botaniste, géologue, il attire les Anglais les plus revêches à l’idée de Beauté, par tous les charmes de sa conversation savante, et, par toutes les courbes de sa promenade historique, il les ramène inévitablement au même point qui est l’idée de la mission sociale de l’Art et de sa suprématie sur tout le reste. C’est déjà l’homme qui protestera contre les chemins de fer parce qu’ils sont laids, qui pardonnera aux papes parce qu’ils étaient beaux, qui fondera dans les couvens des fêtes esthétiques, dans les milieux ouvriers des musées, ressuscitera les gildes et les corporations du moyen âge, parce qu’elles étaient pittoresques, installera dans le Westmoreland un ouvroir de trente femmes occupées à filer avec des rouets faits sur le modèle de celui du campanile de Giotto et à Laxey, dans l’île de Man, un atelier où l’on tisse la laine donnée par les moutons noirs de l’île, sans le secours d’aucune machine moderne parce que le travail manuel développe les muscles et rend le corps humain plus beau. — A l’heure où le jeune Hunt lisait son premier livre, John Ruskin n’était pas encore l’auteur universellement connu, reproduit à des millions d’exemplaires qu’il est aujourd’hui ; mais déjà sa parole vive et acerbe faisait autorité. Seulement cette autorité était tout honoraire : on l’écoutait, mais on ne la suivait pas. Pour faire une révolution dans la peinture, le critique le plus éloquent ne suffit pas : il faut des peintres. John Ruskin n’en avait pas autour de lui et cherchait vainement à l’horizon des trois royaumes, si quelques hommes nouveaux n apparaîtraient pas, dont il pourrait faire ses disciples.


II

Tels étaient les choses et les êtres en Angleterre, lorsqu’un soir de l’année 1848, trois jeunes gens, un Italien d’origine et deux Anglais, camarades d’atelier, amis comme le sont les marins qui mettent à la voile en même temps et comptent qu’ils pourront s’aider les uns les autres, prenaient le thé chez le plus riche d’entre eux. Sur la table, était un recueil de gravures du Campo Santo de Pise. Ils le feuilletèrent, et comme tous trois étaient las des banalités de l’école, comme ils cherchaient depuis plusieurs années à quel maître se vouer pour échapper aux mouvemens généraux, aux gestes stéréotypés, aux expressions décalquées d’après les classiques, chaque nouveau décalque affaiblissant la beauté primitive de l’original, ces fresques du Campo Santo furent pour eux une révélation. Sans doute, des milliers de touristes avaient passé devant elles et n’avaient pas pour cela créé une école. Mais ces touristes n’étaient pas tourmentés du désir de se faire une place en dehors des Leslie, des Maclise et des Mulready, de percer, coûte que coûte, une voie nouvelle ; ils n’avaient pas l’ardeur des vingt ans… On cause de cet art simple, individuel, consciencieux, sans recettes ni pratiques d’atelier, qui est l’art de Benozzo Gozzoli et d’Orcagna. Il n’y a là ni convention élégante, ni pompe décorative. Il n’y a là qu’imitation de la nature la plus scrupuleuse, la plus minutieuse possible, et l’expression naïve, serrée, de l’idée religieuse. — Voyez ce cheval comme il renifle la mort !… et cet ermite comme il prie de tout son cœur ! et quelle doit être la couleur de tout cela ! sans doute celle des Van Eyck, des Francia, fraîche, brillante !…C’est qu’elle est appliquée sans dessous… Ce qui fait la banalité de notre art, c’est qu’il n’a plus cette recherche directe de la Nature. D’ailleurs, il y a bien longtemps qu’on l’a perdue ! Rubens ne l’avait déjà plus, ni les Carrache… ni même Jules Romain, ni même Raphaël ! Il faut donc remonter au-delà de Raphaël, pour trouver des maîtres qu’on puisse suivre sans crainte. Il faut faire de l’art d’avant Raphaël, de l’art pré-raphaélite. — La nuit se passe, les tasses de thé se vident ; quand on eut vu le fond de la dernière, le pré-raphaélisme était né.

Ces trois camarades étaient Dante Gabriel Rossetti, William Holman Hunt, et John Everett Millais. Ils avaient tous trois de grandes dispositions naturelles et une furieuse envie de réussir. CP trio faisait un tout parfait. Hunt avait la foi, Rossetti l’éloquence et Millais le talent. L’Italien était plus poète, Millais était plus peintre et Hunt plus chrétien. Rossetti, inquiet, agité, avait besoin de prophétiser quelque chose, n’importe quoi, à tout venant. L’excellent et consciencieux Hunt avait besoin de croire et de se dévouer à une grande œuvre. Le pratique et ambitieux Millais avait besoin d’une théorie qui le tirât de la foule des habiles et ne songeait ni à croire, ni à prophétiser. On se mit à l’œuvre. Rossetti recrutait des adeptes un peu au hasard, comme le buisson, dans une fable de La Fontaine, arrête les passans ; Hunt se donnait des peines infinies pour se conformer aux préceptes de la secte ; et Millais recueillait les applaudissemens. En voyant le chef, on disait : Comme il parle bien ! En voyant le disciple, on disait : Comme il se donne de la peine ! Et en voyant l’ami : Comme il fait de jolies choses ! Mais il fallut de longues années pour qu’on s’aperçût que le second ne faisait pas ce que disait le premier, et que le troisième n’avait du succès que parce qu’il n’écoutait pas l’un et n’imitait pas l’autre.

En France, ces révolutionnaires se fussent contentés, pour tout ralliement, de soutenir le même idéal et d’aller au même café. En Angleterre, où trois admirateurs de Shakspeare ou de Browning ne peuvent se rencontrer sans former une société de lecture de Shakspeare ou d’éclaircissement de Browning, les pré-raphaélites s’érigèrent en confrérie, Brotherhood. Et comme tout Anglais a un goût prononcé pour faire suivre son nom de quelques lettres séparées, de trois ou quatre spécimens de l’alphabet, ils décidèrent que chaque frère pré-raphaélite, Pre-Raphaelite Brother, ajouterait à sa signature les initiales de son nouveau titre, c’est-à-dire : P. R. B. Ils les mettaient même sur leurs adresses de lettres en s’écrivant entre eux, mais là où ce signe de ralliement importait le plus, c’était sur leurs œuvres. Sept, parmi les jeunes peintres d’alors, avaient le droit de se dire P. R. B., car comme trois hommes de talent, fussent-ils aussi bien doués que Hunt, Millais et Rossetti, ne peuvent faire autant de bruit que cent médiocres, ils s’adjoignirent quatre autres frères pré-raphaélites : Michael William Rossetti, qui ne peignait pas ; Woolner qui ne peignait pas davantage, mais qui sculptait quelquefois, quand il n’était pas en Australie à chercher de l’or, les pieds dans l’eau glacée, la tête au soleil ; Stephens, qui finit par se confiner entièrement dans la littérature ; et Collinson, qui, après avoir vainement tenté de peindre une Elisabeth de Hongrie, se convertit au catholicisme et entra dans un séminaire où on le mit à cirer des bottes pour lui apprendre l’humilité. Plus tard, on remplaça les absens ou les désespérés par trois nouveaux venus : Deverell, Hughes et Collins. Mais ce n’étaient là que des comparses. Ils escortaient le trio des fondateurs, en ameutant la foule autour d’eux, en agitant des articles de journaux, en procurant la gloire du bruit à ceux que devait accueillir plus tard le bruit de la gloire. C’est Rossetti, Hunt et Millais qui avaient lancé le défi à l’art officiel ; c’est eux qui devaient livrer bataille et, étant donné leurs faibles ressources, vaincre ou disparaître.

Le champ de bataille choisi par eux était l’illustration du fameux poème de Keats : Isabelle ou le pot de basilic. On connaît cette plaintive histoire tirée de Boccace : « La belle Isabelle, la bonne et naïve Isabelle » était la sœur de deux riches marchands florentins. Dans leur maison, sous leurs ordres, se trouvait un jeune Lorenzo, beau comme tous les héros de roman. Le jeune homme et la jeune fille « ne pouvaient habiter dans la même demeure sans que leur cœur battît, sans qu’il ressentît quelque mal. Ils ne pouvaient s’asseoir à la même table sans éprouver combien il était doux d’être l’un à côté de l’autre. Ils ne pouvaient dormir sous le même toit sans rêver l’un de l’autre et sans pleurer la nuit. » Les frères d’Isabelle s’aperçurent bien vite de ce roman qui se déroulait sous leurs yeux et, comme ils voulaient marier leur sœur à quelque grand seigneur, et qu’ils vivaient à ces temps heureux pour les poètes où l’on ne recule pas devant les pires aventures, ils résolurent d’assassiner Lorenzo. Un beau matin, ils lui offrent d’aller chasser à courre du côté des Apennins « avant que le chaud soleil n’égrène sur l’églantine son chapelet de rosée. » Ils partent au galop, passent l’Arno, et là, dans une forêt a voisinant le fleuve, tuent Lorenzo et l’enterrent profondément. A leur retour, ils disent que le jeune homme a dû faire voile vers les régions lointaines. En vain, Isabelle leur demande s’il ne reviendra pas bientôt ; chaque jour, ils l’abusent avec de nouveaux contes. Enfin elle a un songe qui lui révèle la vérité. Elle voit apparaître Lorenzo qui lui dit : « Isabelle, ma douce amie, des airelles croissent sur ma tête et une large pierre pèse sur mes pieds : autour de moi des hêtres et des châtaigniers répandent leurs feuilles. » Le matin venu, elle court à la forêt avec sa vieille nourrice. Ses yeux tombent sur le couteau qui a servi au meurtre. Les deux femmes creusent, creusent encore, et trouvent le cadavre. Alors l’amante affolée, voulant à tout prix garder quelque chose du mort, tranche sa tête et l’emporte chez elle ; là, elle l’embaume et la cache dans un pot de fleurs, sous un plant de basilic que ses larmes gardent toujours vert. Dès lors, elle oublie tout pour ce basilic bien-aimé. Nuit et jour, elle pleure sur la plante qui grandit et fleurit merveilleusement. Ses frères s’en étonnent, ils cherchent ce qu’il y a sous le basilic, et « bien que la chose fût abjecte, avec une tache verte et livide,  » ils reconnaissent la tête de Lorenzo… Atterrés ils fuient, ils abandonnent leur patrie en emportant ce qui reste de la victime. — Mais Isabelle dépérit du jour où elle n’a plus avec elle la plante adorée. Et elle meurt demandant plaintivement à tous ceux qui l’approchent, aux pèlerins qui reviennent des terres lointaines, ce qu’on a fait de son basilic…

Tel était le drame dont chacun des pré-raphaélites devait reproduire une scène, en appliquant rigoureusement les théories de la nouvelle École : pas d’imitation des maîtres, aucune généralisation, chaque figure reproduite d’après un modèle et d’après un seul modèle, dessin aussi original, aussi individuel que possible, peinture sur toile blanche sans préparation, vérité poussée jusqu’à la minutie ; en un mot franchise et application : earnestness. Mais tandis que Rossetti discourait encore et que Hunt se disposait à étudier scrupuleusement chaque détail de son sujet, Mil lais avait bâti, esquissé et terminé son tableau. Aux expositions de 1849 qu’ils abordaient tous trois de front, seul Millais produisait une œuvre inspirée de Keats.

Cette œuvre, qu’on a revue, le printemps dernier, à l’exposition rétrospective du Gttildhall, à Londres, représente Isabelle et Lorenzo assis à la même table, celui-ci offrant à celle-là une moitié d’orange sur une assiette, tandis qu’en face, de l’autre côté, les deux frères, l’un on cassant une noix, l’autre en portant son verre à ses lèvres, jettent sur le couple des regards soupçonneux. Celui qui est le plus près de nous allonge au lévrier d’Isabelle un coup de pied qui oblige la pauvre bête à se coller contre les genoux de sa maîtresse. Le reste des invités du Festin d’Isabelle mangent ou boivent, sans s’occuper les uns des autres. On dirait une table d’hôte. Si des amoureux pouvaient s’apercevoir de quelque chose, Isabelle et Lorenzo remarqueraient la salière renversée sur la table, funeste présage ! derrière eux un serviteur attentif, serviette sous le bras, se tient debout, veillant au festin. Les costumes sont ceux de Florence aux alentours du XIVe siècle. Telle est cette toile que Hunt a appelée, avec quelque apparence de raison, la plus étonnante peinture qui ait jamais été faite au monde par un jeune homme de vingt ans. Les théories de l’école y avaient été consciencieusement suivies. Chaque figure était peinte d’après un modèle et d’après un seul modèle, chaque pli, chaque cassure d’étoffe avait été copié d’après la nature, chaque veine des doigts, chaque reflet de l’ongle, chaque coup de lumière, avait été tiré de la réalité, « sans rien négliger, sans rien choisir. » Ainsi chaque personnage était un portrait : Isabelle, celui de Mme Hodgkinson, la femme du demi-frère de Millais ; Lorenzo, celui de William Rossetti, d’un caractère bien italien. Le frère qui va boire est le portrait de Dante Rossetti et le vieux convive qui s’essuie les lèvres avec sa serviette, celui de William Bell Scott, grand ami des pré-raphaélites, médiocre poète et peintre détestable, qui a laissé une toile : la Veille du Déluge, à la Galerie nationale, des eaux-fortes, et deux volumes de mémoires, caractère éclectique, amusant surtout pour son obstination à vouloir amener au matérialisme des esprits aussi réfractaires que Hunt et Rossetti. — En même temps Hunt exposait Rienzi jurant de tirer vengeance du meurtre de son frère. Une escarmouche vient d’avoir lieu entre plusieurs des partis nobles qui se divisent Rome. Nous voyons le jeune Rienzi, mort, étendu sur un bouclier, et son frère aîné tendant le poing vers le ciel. C’est encore Dante Rossetti qui a posé pour cette figure. Quant au paysage, il a été peint d’après nature, ce qui n’arrivait presque jamais alors et ce qui arrive rarement encore aujourd’hui pour les fonds de tableaux historiques. — Le troisième P. R. B., Rossetti, exposait une toile représentant l’Enfance de la Vierge, non à l’Académie mais à la galerie chinoise, où son maître Madox Brown avait envoyé aussi son fameux tableau la Portion de Cordélia, scène tirée du Roi Lear. Ainsi les trois P. R. B. et leur inspirateur commun tentaient, au printemps de 1849, le premier effort d’ensemble pour un art nouveau.

Au début, tout se passa fort bien. Les tableaux d’Hunt et de Millais furent accrochés en bonne place, et lorsque les jeunes gens arrivèrent au Salon le matin de la private view, c’est-à-dire du vernissage, ils reçurent de nombreuses félicitations. Leur réalisme ne choquait nullement le public, le Times était bienveillant, les professeurs de la Royal Academy modérés dans leurs critiques. Personne n’avait remarqué sur le barreau de la chaise d’Isabelle les mystérieuses lettres P. R. B., signe visible de la conspiration. Les pré-raphaélites trouvaient même déjà des acheteurs, ce qui en Angleterre comme ailleurs, mais plus peut-être qu’ailleurs, est le signe de la prédestination. Ils préparaient leur exposition de 1850 et, après un court voyage en France, enhardis par leur premier succès, fondaient une petite revue, le Germe, pour y développer et y affirmer la thèse pré-raphaélite, lorsque quelqu’un s’avisa de découvrir les lettres P. R. B., et d’en révéler le sens. C’était d’autant plus facile que les amis des novateurs donnaient dans chaque numéro du Germe, publié depuis janvier jusqu’à avril 1850, le secret de leurs préférences, de leurs antipathies et de leurs ambitions. Cette révélation fut un coup de théâtre. L’idée que les pré-raphaélites voulaient modifier quelque chose à la constitution esthétique du pays bouleversa ces mêmes gens que leurs œuvres n’avaient nullement choqués. Le conservatisme anglais poussa un cri de terreur. Il sembla que Raphaël fût devenu Nelson ou Wellington, quelque chose d’intangible, et que se déclarer pré-raphaélite fût une menace pour la sécurité des côtes britanniques. Cela coïncidait avec les salons de 1850 où Millais exposait le Christ chez ses parens, Hunt les Missionnaires chrétiens et Rossetti l’Annonciation, aujourd’hui à la National Gallery. Toute la presse donna. Le grand Dickens lui-même descendit dans l’arène et écrivit contre Millais une vigoureuse diatribe. Le tableau de Millais représentait l’enfant Jésus dans l’atelier de son père. Il vient de se blesser la main avec des tenailles. La Vierge, à genoux, l’embrasse pour le consoler. Saint Joseph lui tient la main. Le petit saint Jean-Baptiste apporte de l’eau pour panser la blessure. Sainte Anne retire les tenailles restées sur la table. Un apprenti ajuste une planche, continuant le travail interrompu. C’était là une expression neuve et curieusement réaliste de la terrible prophétie : « Et on lui dira : Quelles sont ces blessures que vous avez aux mains ? Et il répondra : Ce sont les blessures qui m’ont été faites dans la maison de mes amis. » Dickens écrivit : « En vous approchant de cette Sainte Famille, vous devez chasser de votre esprit toute aspiration religieuse, toute pensée élevée, toute association d’idées tendres, dramatiques, tristes, nobles, sacrées, charmantes ou belles, et vous préparer à aller jusqu’au fond de ce qui est misérable, odieux, repoussant et révoltant. » À ce terrible verdict, les P. R. B. ne pouvaient même plus opposer les plaidoyers du Germe, mort d’inanition dès le mois d’avril. William Rossetti protestait dans le Spectator, mais qu’était-ce que cette seule voix dans la tempête ! Les achats s’arrêtèrent ; les bourses des amateurs se fermèrent avec indignation. Pendant toute une année, la lutte continua. Les P. R. B., persévérant et abordant l’exposition de 1851, le déchaînement ne connut plus de bornes. La Mariana de Millais et surtout le Valentin et Sylvie de Holman Hunt furent couverts d’opprobres. On alla jusqu’à demander que les toiles pré-raphaélites, maintenant qu’il était bien prouvé qu’elles constituaient une insulte au goût public, fussent arrachées des murs de l’Académie avant la fin de l’exposition. Dans les écoles, on les signalait à la réprobation des élèves, et ceux-ci accueillaient les noms des P. R. B. avec des sifflets. Les familles des jeunes peintres rougissaient de honte. A chaque instant le vieil Hunt, vaquant à son commerce dans la Cité, rencontrait des amis qui lui pariaient dix livres que dans quinze jours le tableau de son fils serait jeté hors du salon. Plus d’un se demandait s’il n’allait pas céder devant l’indignation publique et partir pour l’Australie. Madox Brown qui n’avait pas voulu faire partie intégrante de la confrérie, mais qui s’y intéressait comme à sa fille, voyait avec désespoir toutes ses espérances ruinées et ses disciples aussi. Le pré-raphaélisme semblait perdu.

C’est alors que le jeune homme qui travaillait et veillait à Penmark Hill accourut à sa défense. Cœur chaud, esprit combatif, intelligence multiple et brillante, John Ruskin ne pouvait voir sans indignation une lutte aussi inégale, ni sans envie une occasion de livrer une étincelante bataille, seul contre tous, avec les armes merveilleuses que la nature et l’étude lui avaient mises entre les mains. Il ne connaissait pas les P. R. B., mais il n’avait pas été long à démêler dans leurs cris confus ce qui ressemblait à ses propres paroles, et, dans leurs essais défectueux, ce qu’ils promettaient de talent pour l’avenir. Les disciples rêvés étaient peut-être là. Il dit : « Que deux jeunes gens, âgés l’un de dix-huit ans et l’autre de vingt, aient conçu par eux-mêmes une méthode de travail entièrement indépendante et sincère et qu’ils y aient persévéré avec enthousiasme, quoi qu’on ait fait pour les en dissuader ou les empêcher, voilà qui est assez extraordinaire. Qu’après trois ou quatre années d’efforts, ils aient produit des œuvres sur bien des points égales aux meilleures d’Albert Dürer, voilà qui n’est peut-être pas moins étonnant. Mais la fureur et l’unanimité des huées avec lesquelles les critiques habituels de la presse les ont accueillies, la risée profonde, cruelle, stupide de ceux qui n’eussent pu faire ni l’une ni l’autre de ces choses étranges, voilà qui passe en étrangeté tout le reste. » Alors, dans deux lettres fameuses adressées au Times, John Ruskin saisit la critique officielle et la secoua rudement. On avait reproché aux P. R. B. leur perspective. C’est là une des très rares questions d’art susceptibles de démonstration. Ruskin déclara qu’il trouverait des fautes pires de perspective dans n’importe quels tableaux d’architecture des peintres à la mode qu’on voudrait lui citer. On avait incriminé leur minutie ; Ruskin leur en fit un honneur, établissant qu’au seul point de vue botanique le nénuphar et l’alisma plantago peints dans un de leurs tableaux avaient une valeur inappréciable, et qu’on chercherait vainement parmi les toiles des académiciens quelque chose qui valût comme vérité, vigueur et fini tel morceau de l’œuvre de Hunt. On avait proclamé que l’œuvre des P. R. B. manquait d’effets, c’est-à-dire qu’il n’y avait pas de grands partis pris d’ombres faisant valoir les lumières. Là était, pour tout artiste, le point important du débat. Ruskin, avec cette sûreté de coup d’œil qu’il avait puisée dans l’étude directe de la nature, vit tout ce qu’il y avait de fécond dans la tentative pré-raphaélite, et l’adopta sur-le-champ. De même qu’en 1843 l’apologie de Turner l’avait conduit à donner la formule précise du réalisme de même la nécessité de défendre les P. R. B. l’amena, ce jour-là, le 26 mai 1851, trente ans avant les impressionnistes, à donner la formule exacte du plein air : « Le manque apparent des ombres, dit-il, est peut-être la faute qui choque le plus généralement les yeux. Le fait est pourtant que, si faute il y a, c’est bien moins dans les tableaux pré-raphaélites que dans les autres. Ce sont ceux-ci qui sont faux, non ceux-là, abstraction faite de cette vérité que toute peinture est fausse qui veut représenter un vivant rayon de soleil avec des couleurs inertes. Je pense que M. Hunt a une légère tendance à exagérer les lumières reflétées, et si M. Millais s’est jamais approché d’un bon vitrail, il a dû s’apercevoir que le ton de ce vitrail est plus terne et plus sobre que celui de la fenêtre de sa Mariana. Mais en somme, c’est à tort qu’on condamne ces peintures, attendu que la seule lumière que nous soyons accoutumés à voir représentée est le jour douteux qui tombe sur le modèle de l’artiste dans son atelier et non le rayonnement du soleil dans les champs. » Enfin, après avoir lavé les P. R. B. du reproche de romanisme, — terrible qualification il y a cinquante ans, au-delà de la Manche, — Ruskin déclarait avec cette impérative assurance qui ne l’a jamais quitté, que les pré-raphaélites « jetteraient en Angleterre les fondations de l’école d’art la plus noble qu’on ait vue depuis trois cents ans. » — Cette charge furieuse contre l’Académie déconcerta l’opinion. Les lignes de l’ennemi flottèrent incertaines. On craignit de s’être trompé. Les coups se ralentirent. L’Académie de Liverpool osa marcher de l’avant. Elle couronna le Valentin et Sylvie de Hunt, et le bruit qui se fit autour de l’événement décida un amateur de Belfast à l’acheter sans même l’avoir vu. Ce fait était un symptôme. La lettre qui l’annonçait, comme la colombe qui revenait vers l’arche dans le tableau de Millais, indiquait qu’une grande crise était passée, et que sur le monde artistique calmé de nouveaux jours allaient luire… Le pré-raphaélisme était sauvé.

Alors commença une période qui, n’étant pas encore celle du triomphe, n’était déjà plus celle de la persécution. L’Académie de Liverpool décernait chaque année son prix à l’un des P. R. B. Ruskin achetait des aquarelles à Rossetti avec une générosité qui faisait un peu trop oublier au peintre la haute inspiration du critique pour n’apprécier que la fortune de l’amateur. Les marchands de tableaux ou les riches dilettantes fournissaient quelques subsides. Les pré-raphaélites redoublèrent d’efforts. Millais, Hunt et Collins, le frère de Wilkie Collins, passèrent un été dans le Surrey pour étudier d’après nature les fonds de leurs prochains tableaux. Là, dans le silence et le calme de la campagne, ils préparèrent des œuvres à jamais célèbres. C’étaient : pour Millais, Ophélie et le Huguenot, pour Hunt le Berger mercenaire et la Lumière du monde. Jamais peut-être on n’a dépensé aux accessoires d’un arrière-plan une telle somme d’observation et de ténacité. Millais voulait peindre son Ophélie flottant dans la rivière, le visage tourné vers le ciel, les mains à demi étendues à fleur d’eau, ouvertes comme pour une action de grâces, le corps à demi enlizé dans les herbes, les feuilles mortes des saules, les orties, les pâquerettes, les renoncules, la robe et les draperies ballonnées, perdant peu à peu la légèreté qui les suspendait encore à la surface, tout ce qui a été la jeune fille s’en allant sous les feuillages bas et les roseaux droits, doucement, au fil de l’eau, vers quelque grand fleuve et vers la mort. Chaque feuille de l’arbre qu’il copiait, chaque vers du poète dont il suivait le dire, fut pour Millais la cause de peines infinies, car il voulait rester fidèle à la fois à la nature et à Shakspeare. À ses côtés, Hunt achevait l’arrière-plan de son Berger mercenaire et commençait celui de sa Lumière du monde. La Lumière du monde est un Christ couronné d’or et d’épines, revêtu d’une longue tunique et de la chape qu’ont les prêtres chantant vêpres. Il s’avance, la nuit, dans la campagne plantée d’arbres, en portant une lanterne. Il s’arrête devant une pauvre porte à demi cachée par les mauvaises herbes ou les plantes parasites, et il frappe. C’est le commentaire de ce mot des Écritures : « Écoutez ! voici que je me tiens à la porte et que je frappe. Si quelque homme entend ma voix et m’ouvre la porte, j’entrerai chez lui et je mangerai avec lui et lui avec moi. » Pour reproduire exactement les arbres de l’arrière-plan et les lierres du premier, d’après nature, sans rien inventer ni généraliser, en toute vérité et en toute conscience, dans la lumière voulue par le sujet, Hunt s’astreignit pendant trois mois à travailler la nuit, en plein air, dans un verger, de neuf heures du soir à cinq heures du matin, à toutes les époques de pleine lune.

Lorsque les deux amis revinrent à Londres, ils trouvèrent les visages bienveillans, sourians, les mains tendues. L’heure du succès approchait. C’est Millais qui remporta le premier au Salon de 1852. Son Ophélie et surtout son Huguenot, bien qu’encore attaqués par quelques critiques, gagnèrent son procès aux yeux de la foule. Des reproductions s’en répandirent dans toute l’Angleterre. Un an plus tard, il était nommé associé de la Royal Academy et changeait les préfixes P. R. B. pour ceux de A. R. A. Puis c’est Holman Hunt qui triomphait à son tour avec la Lumière du monde. Les plus élégantes visiteuses venaient dans son atelier admirer le tableau encore sur le chevalet. Plus tard, en 1855, leur maître ou conseiller Madox Brown atteignait l’âme de la foule avec sa Fin de l’Angleterre, inspirée par le départ de plusieurs malheureux camarades pour l’Australie, où ils avaient été tenter fortune. Il représentait un jeune couple sur un bateau à voile, quittant le pays natal avec une profonde expression de désespoir. Quant à Rossetti, depuis 1850, il n’exposait plus, mais à la fin de 1856, sentant le succès assuré, il reparut en public et fut salué d’enthousiastes applaudissemens. Ce n’était pas au Salon, mais à une exposition exclusivement pré-raphaélite qui venait de rassembler les principales œuvres de la confrérie. Ce jour-là, on vit la première aquarelle du Rêve de Dante, qui demeure une des œuvres les plus complètement significatives de Rossetti. Hughes venait de se révéler avec son triptyque de la Veillée de sainte Agnès, tiré d’un poème de Keats. Entre temps, Stephens, l’un des premiers P. R. B., était parvenu au poste décisif de critique dans le Times, là même où ses amis avaient rencontré le plus d’hostilité. De nombreux artistes accouraient se ranger sous le drapeau révolutionnaire : Mark Anthony, John Brett, Val Prinsep, Thomas Seddon, Watson, Lewes, Burton, Spencer Stanhope, Halliday, James Campbell, Carrick, Morten, Lear, Davis, Boyce, Inchbold, John Hancock, Windus. Des philosophes et des poètes, Carlyle et Tennyson, Coventry Patmore et Dickens lui-même, l’ancien adversaire des premiers jours, escortaient les triomphateurs. Enfin trois jeunes gens, dont on ne savait guère encore ce qu’ils seraient, arrivaient d’Oxford pour demander à Rossetti la route vers l’idéal : ils s’appelaient Swinburne, William Morris et Burne Jones.

Les pré-raphaélites s’amusaient à faire les portraits les uns des autres, comme on prend le temps de s’admirer, la lutte finie, et de célébrer la victoire. C’était bien la victoire en effet. On a calculé que Millais, Hunt et Rossetti n’avaient pas gagné, à eux trois, moins de douze millions. Mais c’était aussi la fin de la confrérie pré-raphaélite. Depuis longtemps, on ne signait plus P. R. B. Plusieurs des frères avaient quitté Londres : Woolner pour aller en Australie, Hunt pour aller en Palestine, Collinson pour se réfugier dans un couvent. Deverell était mort, et à ce moment, le faisceau avait été brisé. En 1857, deux des absens étaient revenus, mais parmi ceux qui n’avaient point abandonné la patrie, l’un des plus grands s’éloignait insensiblement de l’idéal pré-raphaélite, et, aux applaudissemens du monde académique, se créait une place de plus en plus prépondérante et indépendante, c’était Millais. Les autres allaient, chacun du côté où l’appelaient ses affinités mieux comprises et son talent mûrement formé. En vain Ruskin, dont l’antipathie n’était cependant pas encore aiguisée par les douloureux froissemens qui suivirent, comprit la défection de Millais et poussa un cri d’alarme. Ruskin lui-même avait évolué. Cette année 1857 marque donc une date décisive dans l’histoire comme l’année 1846. En 1846, Haydon, le chef de l’école académique, se suicide, et Madox Brown a déjà exposé son Guillaume le Conquérant. En 1857, l’école de Madox Brown triomphe, et Millais, le chef de cette école, se suicide moralement. Tout le mouvement de 1850 tient entre ces deux faits. En 1846, un homme cherche à créer un art nouveau et il n’a encore pu réunir une armée. En 1857, chacun rentre dans sa spécialité comme un soldat dans ses foyers. On licencie les troupes, car elles n’ont plus que faire : le pré-raphaélisme est vainqueur.


III

Mais qu’est-ce au juste que ce vainqueur ? Il est temps, puisque le tournoi est fini, qu’il lève la visière baissée sous laquelle il a combattu. Car pré-raphaélisme est un terme plutôt mystérieux qu’explicatif, et il devait y avoir plus de disputes, une fois la cause gagnée, pour savoir ce qu’il voulait dire, qu’il n’y en avait eu, pendant la lutte, pour le faire accepter. On y a vu les choses les plus diverses et les plus contradictoires. On y a vu le mépris de Raphaël, alors que Hunt, qui est non seulement un des pré-raphaélites, mais bien le pré-raphaélite par excellence, nous avertit dans ses Mémoires que les grandes admirations de sa jeunesse furent les Raphaël de la National Gallery. On y a vu le parti pris d’imiter le style maigre et dur des primitifs, quand un seul coup d’œil jeté sur les amples poitrines, les rondes épaules et les bouches sensuelles des femmes de Rossetti évêque toutes les opulences et toutes les splendeurs des renaissans. On y a vu un réalisme intransigeant, uncompromising truth, sans le mélange d’aucun élément imaginatif, mais c’est justement l’élément imaginatif qui frappe dès qu’on regarde une des grandes œuvres de l’école : la Lumière du monde de Hunt, le Rêve de Dante de Rossetti. On y a vu alors un idéalisme transcendant, une branche de la grande renaissance gothique et religieuse, qu’on a nommé le mouvement d’Oxford, et l’on a fait des rossettistes les collaborateurs inconsciens sans doute, mais zélés et fidèles de Kemble, de Newman et de Pusey. Cela peut être, mais la définition du pré-raphaélisme n’en est guère plus avancée, car vouloir caractériser un tableau pré-raphaélite en vous disant qu’il s’inspire du mouvement d’Oxford, c’est proprement tenter d’expliquer le système d’une serrure en vous décrivant les opinions politiques du serrurier. Les affinités qui rattachaient les rossettistes au puseisme eussent pu être beaucoup plus fortes et cent fois plus évidentes sans pour cela conduire Hunt à peindre sur toile blanche ou Millais à proscrire le bitume de ses préparations. Il fallait quelque chose de plus précis et de plus adéquat à la matière. Alors on réduit le pré-raphaélisme à un ou deux procédés d’étude, tels que la recherche minutieuse du détail infinitésimal et la substitution du modèle vivant au mannequin, avec cette liberté de choisir pour une vierge, un Jésus, un héros, le modèle que l’on trouvait le plus propre à en donner l’idée, mais avec cette obligation, une fois le modèle choisi, de s’y tenir expressément et de le copier scrupuleusement, sans y mêler les traits de quelque autre figure, ni l’idéaliser de quelque souvenir. Mais cette définition manque totalement de comprendre Madox Brovvn et Rossetti parmi les pré-raphaélites. Car Madox Brown n’a jamais admis que l’artiste s’interdît la fusion de plusieurs modèles, et Rossetti, sauf dans deux ou trois occasions, a passé sa vie à peindre ses figures d’après un mannequin ou même d’après rien du tout, out of his own consciousness. Quant à faire des pré-raphaélites des Meissoniers d’outre-Manche, des entomologistes de la peinture, c’est assez bien caractériser les premières œuvres de Millais et de Hunt, mais c’est complètement oublier celles de Rossetti. Lorsqu’on est à la National Gallery et qu’on voit la Beata Beatrix au milieu des tableaux des académiciens de 1850, des adversaires du pré-raphaélisme, ce qui frappe c’est précisément l’absence de détails dans l’œuvre du pré-raphaélite et leur abondance dans celles des académiciens. Enfin, las d’imaginer des définitions qui manquent chaque fois quelqu’un des objets à définir, certains critiques se sont élevés à des considérations générales, faisant comme ces prédicateurs de village qui, lorsqu’ils s’embrouillent dans leurs explications, s’avisent de parler latin : « Oui, s’écrie l’un d’eux, le mouvement pré-raphaélite fut quelque chose d’autrement considérable qu’une simple révolution dans l’idéal ou dans les méthodes de la peinture. Ce fut une des vagues de ce grand courant de réaction, de protestation et de rébellion qu’a toujours élevées notre siècle contre toute autorité artificielle, contre toutes les traditions et toutes les conventions dans n’importe quelle branche de la vie. Au point de vue social, il a éclaté avec la Révolution française, il a trouvé son expression dans le mouvement poétique, qui l’a suivie dans Coleridge, Shelley et Keats. Il a passé de l’éthique à la politique, il a touché tout ce qui est la morale et tout ce qui est la science, il a réagi sur la littérature entière de l’Europe, depuis la psychologie jusqu’à la fiction, du drame jusqu’au poème lyrique. Schumann et Chopin l’ont insufflé dans la musique. Darwin, en réformant le monde de la science, a jeté dans la doctrine de l’évolution les bases de la nouvelle cosmogonie… » Arrivé là, on perd pied tout à fait et l’on sent qu’une école d’art qui ressemble à tant de choses étrangères à l’art ne se différencie pas assez nettement de ses rivales pour qu’on puisse, à son signalement, reconnaître un tableau qui lui appartienne. Trop étroite si on la restreint à la recherche du détail, la définition du pré-raphaélisme devient trop large si on l’étend à la conquête d’une philosophie nouvelle. Dans un cas, le pré-raphaélisme n’est pas contenu ; dans l’autre, il est contenu avec trop de choses différentes. Si l’on se tient à la première, il faut avouer que les pré-raphaélites ont tous plus ou moins renié leurs convictions esthétiques, et si l’on se tient à la seconde, qu’ils n’en avaient pas de très spéciales ni de très marquées.

Ils en avaient cependant ; mais pour les comprendre, il faut écarter tout d’abord la théorie pré-raphaélite telle qu’elle a été écrite, imprimée partout, et où l’on a cru très à tort trouver le fond et le but du pré-raphaélisme. Il faut se rappeler, tout au moins, que cette théorie, étroite et réaliste, n’a jamais été qu’une méthode de formation à l’usage de jeunes peintres de vingt ans, imaginée par eux pour se mettre entre les mains l’outil nécessaire, quitte plus tard à être abandonnée, une période d’études, non un plan de réalisation, un manuel d’apprentissage, non une bible d’idéal, un chemin, non un but. Si dans les momens d’exagération naturels à la jeunesse, quelqu’un des écrivains du Germe l’a compris autrement, il l’a mal compris. Mais c’est une grande erreur que d’aller chercher dans la collection du Germe, où ni Millais, ni Hunt, ni Rossetti n’ont exposé leurs idées, le secret de leurs espérances pour l’art. Regardons plutôt leurs œuvres. Rossetti, en ne s’astreignant que rarement aux règles qu’il avait lui-même posées, a prouvé que le réalisme minutieux n’était pas à ses yeux la fin de l’art. Millais, en abandonnant les théories pré-raphaélites dès l’âge de vingt-huit ans, a montré plus clairement encore qu’il les considérait comme des lisières dont il croyait pouvoir un jour se débarrasser. Mats Hunt ? dira-t-on. Hunt pense exactement de même : « En convenant qu’il fallait élaborer le plus minutieusement possible nos premières œuvres, dit-il, nous n’avons jamais entendu dire plus que ceci : que cette pratique était essentielle pour exercer l’œil et la main du jeune artiste. Nous n’aurions jamais admis qu’abandonner cette méthode de travail, une fois qu’on est parvenu à l’âge mûr, ce fût être moins pré-raphaélite. » Enfin même Ruskin, qu’on a souvent taxé d’exagération, indiquait dès 1843, dans ce livre que Hunt lisait la nuit, dans sa jeunesse, que l’étude réaliste de la nature n’était à ses yeux qu’un moyen de formation. Immédiatement après ces mots d’ordre : « Ne rien négliger, ne rien mépriser, ne rien choisir,  » qu’on cite toujours, venaient ceux-ci qu’on ne cite jamais et qui pourtant fixent seuls sa pensée : « Ensuite, lorsque la mémoire des jeunes artistes sera approvisionnée, leur imagination nourrie, et leur main affermie, alors qu’ils prennent l’écarlate et l’or, qu’ils rendent la main à leur fantaisie, et qu’ils nous montrent ce qu’ils ont dans la tête. Nous les suivrons partout où ils voudront nous conduire. Nous ne les chicanerons sur rien. Ils sont dès lors nos maîtres et dignes de l’être. Ils se sont placés au-dessus de nos critiques, et nous écouterons leurs paroles en toute foi et humilité, mais non pas tant qu’ils ne se seront pas inclinés eux-mêmes devant une autorité plus haute. » — Il n’est donc ni très choquant, ni très extraordinaire que Madox Brown, qui en savait déjà plus que ses disciples, ne se soit pas astreint à leur méthode, ou que Rossetti l’ait quittée de très bonne heure après une ou deux demi-réalisations, comme l’Annonciation et Trouvé ! et que Millais, quelques années après, ait suivi son exemple. Car il n’est pas un pré-raphaélite qui n’ait, à quelque moment, quitté la méthode réaliste. Et vouloir identifier le pré-raphaélisme à la théorie pré-raphaélite des premiers jours, c’est s’exposer à conclure qu’il a été renié par tous ses adhérens.

Il y avait donc quelque chose de plus durable que la théorie pré-raphaélite. Il y avait une idée qui a uni de plus près les novateurs et les a guidés plus longtemps. Mais pour la trouver, il faut laisser la théorie et examiner la pratique, non plus compulser les collections de journaux où les P. R. B. ont écrit, mais aller dans les musées et les galeries où ils ont peint, en un mot les juger, non plus sur leurs paroles, mais sur leurs actes, c’est-à-dire sur leurs œuvres. Alors on y voit, dans toutes, au même degré, un effort furieux, une tentative désespérée pour échapper au geste sans expression et au coloris sans vigueur des académiciens de 1850. Quelleque soit l’œuvre devant laquelle on se place, quel que soit le maître qu’on choisisse, quelle que soit même l’époque où on le prenne, sauf la seconde moitié de la vie de Millais, on retrouve ces deux caractéristiques : originalité du geste, vivacité de la couleur. Les têtes se penchent peut-être trop pour la méditation ; les bras se contournent quelquefois subtilement plus qu’il n’est nécessaire pour atteindre un geste inédit, et pour exprimer quelque chose de nouveau du corps humain, comme des branches d’arbres fruitiers qu’on oblige à de certaines poses bizarres le long d’un espalier. Le désir de creuser la signification des moindres attitudes, de rajeunir les plus vulgaires jeux des muscles, va souvent jusqu’à la manie. Mais souvent au contraire, la recherche du geste original, en modifiant le faux aspect d’une pose classique, restitue simplement la vérité de la nature. D’autre part, les couleurs hurlent parfois d’être juxtaposées sans transition, d’être laissées à cru sans dissimulation, et les touches maladroitement appliquées pour parvenir à un ton difficile font peine à voir, tant le dédain de la cuisine a empêché le peintre de dissimuler ou de recouvrir son laborieux tâtonnement. Mais heureuse ou non, cette même recherche se sent partout. Qualité ou défaut, l’originalité expressive du geste, la vivacité crue de la touche, s’observent dans n’importe quelle toile pré-raphaélite, alors qu’elles manquent totalement dans celles qui les ont précédées. Ou les trouve chez Madox Brown, dans son Christ lavant les Pieds de saint Pierre à la National Gallery, dans cette tête de saint Pierre profondément penchée, dans ce front plissé, dans ces genoux remontés sous le menton, dans ces (mains liées autour du genou, dans tout ce jeu de la machine humaine tendue par l’expression de la réflexion pénible où s’abîme l’apôtre médiocrement intelligent. C’est la pose fortement significative qu’Holman Hunt donnera plus tard à son rabbin Johanan ben Zakkai écoutant l’enfant Jésus dans le Temple. On trouve la recherche de la couleur vive, en même temps que du geste expressif, dans la virulence des tons du bassin de cuivre et des pieds de saint Pierre, qui passent en force impressionniste les plus éclatans paradoxes de l’école norvégienne contemporaine. On les retrouve, ces caractéristiques, dans la Beata Beatrix de Rossetti, à quelques pas du Saint Pierre de Madox Brown, la tête douloureusement renversée, la gorge se développant comme un éventail, les paupières à demi baissées, la bouche à demi ouverte, les mains inertes sur les genoux dans une attitude excessive de langueur et de prostration, le tout coloré de tons verts et rouges, orangés, violets, extrêmement vifs, mais francs et solides et même clairs en regard des noirs de l’école académique. On les retrouve, ces caractéristiques, dans toutes les œuvres de Hunt, dans toutes celles de Millais jusque bien après l’époque où il est censé avoir abandonné le pré-raphaélisme. — Seulement on les retrouve obtenues par des moyens très différens. Tandis que les uns, comme Hunt et Millais au début, cherchaient à atteindre le geste original par la scrupuleuse observation de la nature, qui estime excellente école d’originalité, car elle contient des mines inépuisables de nouveaux aspects, et pendant que ces peintres s’astreignaient à suivre les particularités individuelles de tel modèle, Rossetti, lui, l’obtenait en se creusant la tête, en forçant son imagination, en ne laissant parler son rêve que lorsqu’il avait complètement dépouillé toutes les formes acquises, tous les duplicata des tableaux de maîtres. Il dessinait ainsi ses figures fort peu d’après nature, et beaucoup d’imagination. Les tonalités fortes, sans être noires, variées, nouvelles, que Hunt et que Millais demandaient aux paysages du Surrey vus et copiés en plein air, Rossetti les obtenait par des essais audacieux à l’atelier, par des juxtapositions imprévues, par de continuelles recherches de palette, excursions idéales, dont souvent l’inanité le désespérait.

Ces caractéristiques, on les retrouve enfin chez un de leurs contemporains, un des triomphateurs du concours de Westminster en 185-4, qu’on ne cite jamais parmi les pré-raphaélites parce qu’en effet, il ne fit pas partie de la confrérie, ni même de ses amis immédiats, mais qui réalisa seul, en même temps et par les mêmes procédés, la même réforme que le pré-raphaélisme. Je veux parler de George Frederick Watts. De beaucoup l’aîné des P. R. B., il déplorait comme eux, et depuis plus longtemps qu’eux, les pratiques coloristes de l’Académie. On sait quelles étaient ces pratiques, d’ailleurs semblables en France et en Angleterre, vers 1850. On commençait par frotter la toile de bitume et de tons chauds, du brun rouge par exemple, puis sur ce fond qui, étant bituminé, ne séchait jamais, on piquait des touches de tons frais et l’on obtenait ainsi du premier coup une transparence facile, des fondus enchanteurs qui ravissaient d’aise les commençans et même les habiles. Plus tard, cette beauté du diable passait ; les tons obtenus par des mélanges fortement délayés s’affadissaient dans un brillant de confiserie ; les modelés n’étant pas soutenus par des épaisseurs de couleurs suffisantes s’aplatissaient, rentraient sous la toile, et pour comble de malheur, le bitume qui ne durcit point, enfermé sous la couleur sèche comme de l’eau sous la glace, subissait les variations de température, cherchait une issue et faisait craqueler le chef-d’œuvre. — Pendant que Hunt et Millais cherchaient de leur côté et adoptaient la peinture sans dessous, sur toile blanche, Watts cherchait du sien et osait prendre le contre-pied des erremens académiques. Se résignant à ne pas obtenir les transparences faciles de la première heure, il décidait de n’employer que des couleurs très solides. De plus, au lieu de peindre sur des dessous vigoureux, il peignait sur des fonds très clairs, en attendant qu’ils eussent complètement séché et qu’ils se conduisissent, par conséquent, comme de la toile ou du bois. Il pensait que, si ses fonds ressortaient avec le temps, ils éclairciraient sa peinture au lieu de l’assombrir, ce qui n’a pas manqué d’arriver. Tout ceci n’est un secret pour personne aujourd’hui, mais à l’époque où débutaient Watts, Hunt, Millais, il fallait une rare perspicacité pour le comprendre et une grande énergie pour l’exécuter. — Enfin, préoccupé de ne pas mélanger des couleurs à bases différentes dont la fusion produit des combinaisons chimiques désastreuses, Watts imaginait de les poser le plus possible les unes à côté des autres et non les unes sur les autres, c’est à dire qu’ayant à exprimer un ton jaune rougeâtre, au lieu de mêler du jaune et du rouge, il pose une touche de jaune, puis une touche de rouge, remplaçant le mélange par la juxtaposition qui, à l’œil, dès une certaine distance, produit à peu près le même effet. Et ces procédés, que nos pointillistes d’aujourd’hui célèbrent comme une découverte, relient Watts à la grande école des pré-raphaélites. Originalité du geste, franchise de la couleur, il a voulu les mêmes choses qu’eux, en même temps qu’eux, et, s’il n’a pas fait partie du corps de la petite église, l’âme de l’église n’a pas cessé de l’inspirer. — Ainsi, vu dans son ensemble, de Madox Brown à Millais et de Watts à Rossetti, depuis les cartons de Westminster jusqu’à la Fin de l’Angleterre, et du Festin d’Isabelle au Huguenot, comme de l’Annonciation au Rêve de Dante, le mouvement de 1850 fut ceci : des hommes nouveaux voulant un art nouveau, substituant le geste curieux, inédit, individuel, au geste banal et généralisateur et la couleur franche, à sec, sans dessous, brillante par ses juxtapositions à la couleur fondue, renforcée par des superpositions, en un mot la ligne expressive au lieu de la ligne décorative et le ton vif au lieu du ton chaud. Voilà, en toute simplicité ce que fut le pré-raphaélisme. Le reste n’est que logomachie. Mais ce résidu de vérité que nous trouvons au fond des théories pré-raphaélites et pour ainsi dire ce « précipité » qui reste dans l’alambic de l’analyse, après que les concepts de la haute esthétique se sont évanouis en fumée, n’est pas à dédaigner. Chercher, fût-ce par la minutie d’un Meissonier, le mouvement précis au lieu du mouvement vague, et atteindre, fût-ce par l’extravagante imagination d’un Gustave Doré, la forme expressive au lieu de la forme purement décorative, c’est un grand pas, et c’est justement le pas qu’il fallait faire en 1850. Lorsque la généralisation rogne en maîtresse dans une académie, dans une école, cette école est perdue : il faut, par un procédé quelconque, délier le faisceau des règles, briser les stéréotypes, jeter les moules, chasser les modèles qui prennent d’eux-mêmes la pose des Jupiters tonnans ou des Vénus sortant de l’onde et brouiller toutes les lignes pompeuses qui n’expriment aucune attitude définie, mais un état de corps et d’esprit appliqué à tout un ensemble d’idées et de sentimens, parce qu’en ce cas on enseigne l’habileté au lieu d’enseigner l’étude et l’on conduit l’élève au résultat sans qu’il ait vu par quels moyens. Il faut qu’au moment où l’on va profiler de mémoire le bras de Tatius lançant son javelot, on s’arrête et on se demande si c’est là le geste le plus personnel qu’on lui puisse donner et si vraiment l’on sait, comme David le savait, ce que signifie cette périphrase pour oser l’employer. Non que l’art généralisateur soit à proscrire, — toutes les fois que l’art s’élève, il généralise, — mais parce qu’il faut, pour aborder l’expression d’une idée générale, savoir quelles sont les idées particulières qui lui ont donné naissance ; pour se permettre une ligne qui résume, savoir ce qu’elle résume, et une ligne qui ennoblit, connaître ce qu’elle ennoblit ; en un mot, pour parler le langage littéraire, pouvoir parler le langage courant. Les académiciens de 1850 ne le pouvaient plus. La généralisation des formes n’était plus pour eux la haute difficulté qu’on peut aborder quand on a surmonté toutes les autres ; mais une collection de recettes héréditaires, de formules magiques qu’on se transmet sans les analyser et où l’on se tient, sans savoir ce qu’il y a dedans.

Pour la couleur, le pas n’était pas moins grand. Personne n’aura l’idée de blâmer les tons chauds chez Titien, chez Rembrandt, chez Van Dyck, ni de se scandaliser s’ils les obtenaient par des dessous plus ou moins vigoureux. Mais les recettes dans lesquelles on a tâché de codifier leurs procédés sans bien les connaître sont déplorables en ce qu’elles facilitent ce qui doit être fait difficilement, en ce qu’elles épargnent un effort nécessaire et, mettant tout de suite l’élève à même d’atteindre le passable, manquent de lui donner les moyens d’arriver au mieux. Du jour où l’école produit d’excellens copistes de tableaux anciens au lieu de produire des créateurs, elle est dans le faux. Quand elle enseigne l’escamotage des difficultés au lieu d’apprendre à leur livrer bataille, elle perd sa raison d’être. Atteindre des transparences en peignant sur du bitume, c’est plus aisé que de les réaliser par de simples appositions de couleurs solides ; demander son effet à l’opposition factice d’un premier plan noir et d’un second plan lumineux, c’est plus facile que de l’obtenir d’un juste rapport de tons, mais cet effet est d’une qualité moindre et cette transparence est un péril pour l’avenir. Le bitume dont Haydon frottait consciencieusement ses toiles avant de peindre, sans doute pour obtenir cette subdued colour que les Anglais prisent tant depuis Reynolds, ces larges plaques de noir que les académiciens mettaient dans leurs compositions pour repousser au bon endroit la lumière, voilà des traditions qu’il fallait rompre, coûte que coûte. Les pré-raphaélites, en adoptant pour tout dessous une toile blanche et pour tout système d’éclairage « le système du soleil », comme disait Ruskin, — c’est-à-dire le plein air sans aucun parti-pris, — ont peut-être dépassé la mesure, mais ils ont sauvé la peinture anglaise. Lorsqu’on examine les tableaux pré-raphaélites des premiers jours, le Festin d’Isabelle de Millais par exemple, on est stupéfait des découvertes naturalistes et même impressionnistes auxquelles ce peintre de vingt ans, grâce à la finesse de son œil, est parvenu. Il n’y a là aucune ombre diffuse sans points clairs, sans reflets des objets lumineux ambians. Il y a d’imperceptibles lueurs jusque dans les ombres portées, ombres des narines dans la figure de Lorenzo, des bandeaux de cheveux dans la figure d’Isabelle, et cette dispersion continuelle de l’effet donne à la peinture la plus sèche le papillotement de la lumière et la mobilité de la vie. C’est clair et joyeux, en regard des meilleures toiles académiques de 4849. La même qualité, quoique à un degré moindre, se voit dans les tableaux de M. Hunt : pas un repoussoir, pas un parti pris d’ombre, pas une combinaison d’écran ou de soupirail. Partout où le peintre a vu de la lumière, il en a mis, jusque dans la petite main de l’enfant à genoux qui tient un chasse-mouches dans le tableau de Jésus trouvé au Temple. Cette recherche laborieuse, infatigable, exaspérée des effets multiples du soleil, de ses coups, de ses contre-coups, de ses pleins et de ses déliés, de ses arpèges et de ses trilles, de ses inondations et de ses infiltrations, de ses mille reflets et contre-reflets, sans choix, sans plan d’ensemble, déconcerte au premier abord et irrite comme ces histoires de méchantes fées obligeant une pauvre fille à retrouver un collier de perles semées dans la forêt. Mais peu à peu l’écheveau se dévide, les fils se débrouillent, l’ensemble voulu par la nature apparaît, et, bien que les couleurs restent fort désagréables, on voit les clartés se répondre, s’harmoniser, les perles une à une se rejoindre, s’unir et reformer le collier. — Au premier coup d’œil jeté sur le Troupeau abandonné d’Holman Hunt, on a l’impression d’une blessure. Ces moutons, d’un rouge sanglant, dans des buissons indigo, sur des rochers martelés, comme des nougats, sous un ciel intransigeant, font penser aux pires excès de nos luministes, et lorsqu’on songe que ce tableau date de quarante et un ans, on se demande s’il ne faut pas y voir une des premières manifestations de l’école du plein air, et si les chevaux violets de M. Besnard ne descendent point, par une filiation bizarre, des moutons rouges de M. Holman Hunt. Mais imparfaits comme réalisations, ces essais valent beaucoup comme tentatives. Ces tons posés franchement les uns à côté des autres crient souvent, mais vibrent parfois très fort. Avec toutes ses extravagances, Hunt a fait chanter une couleur qui sommeillait lourdement avant lui. Ce n’est parfois qu’un éclair, mais à cet éclair, on voit combien les P. R. B. ont eu raison d’abandonner l’atelier pour les champs, la tradition mal comprise pour la nature même imparfaitement dévoilée. Ce n’est qu’un mot, mais ceux qui l’ont prononcé avaient confusément pressenti ce qu’il y a de fécond dans l’idée d’opposer le « système du soleil » au « système des renaissans ». Ainsi, plusieurs fois, les P. R. B. ont passé tout à côté des découvertes modernes. A plusieurs reprises, ils ont balbutié les premiers mots de notre dernière révolution esthétique. En les regardant, on a la même impression qu’en lisant la Dixme royale de Vauban : c’est un monde nouveau, non pas clairement vu encore, mais naïvement pressenti et à demi prophétisé. Il ne faut donc pas croire qu’en réduisant à la ligne originale et à la couleur franche tout le pré-raphaélisme, on diminue son rôle : on l’agrandit au contraire. Le nom de leur revue, le Germe, était bien trouvé. Le pré-raphaélisme contenait en germe toute la peinture contemporaine.

Ainsi donc, quelles qu’aient été leurs théories, ou celles de leurs amis, quel que fût le but qu’ils proclamèrent ou qu’on leur prêta, les pré-raphaélites modifièrent profondément chez leurs compatriotes l’idée de la ligne et de la couleur. Peut-être à leur insu, certainement sans qu’ils s’en rendissent un compte très précis, ils introduisirent en Angleterre l’habitude de serrer de près l’expression d’un sujet par des gestes significatifs et de poursuivre l’éclat du ton par une grande naïveté de moyens. Cela pouvait-il donner à l’Angleterre des chefs-d’œuvre, c’est et » que nous verrons après avoir examiné les principales manifestations de la peinture anglaise contemporaine mais à coup sûr, cela devait lui donner des œuvres nouvelles et un art national. Peut-être les pré-raphaélites ne gagnèrent-ils pas la bataille qu’ils livrèrent ; ils en gagnèrent une autre. Peut-être ne prouvèrent-ils pas que la nature est le dernier mot de l’art, mais ils prouvèrent qu’elle en est le premier et que les efforts d’une pléiade d’hommes de talent et de volonté, quelle que soit la fin qu’ils se proposent, ne sont jamais perdus.

Quand aujourd’hui nous regardons, avec le recul des années, cette chevauchée des pré-raphaélites partant pour conquérir la terre-sainte de l’art, il nous semble voir une des dernières croisades. Ils partirent tous en 1848, revêtus de la même armure, croisés sous le même drapeau. Combien sont arrivés en 1894 ? Les uns, comme Deverell, sont morts en route avant d’avoir pu voir briller les toits et les clochers de la ville sainte. D’autres, comme Millais, sont rois dans quelque île et oublient, parmi les honneurs dont les comblent les infidèles, le but de l’expédition. D’autres, en passant près de quelque couvent, au penchant des collines, se sont dit que la route était bien longue, le retour bien incertain ; ils sont entrés là, attirés par les cloches, ces |sirènes du ciel, et l’on ne sait ce qu’ils sont devenus… Quelques-uns sont parvenus jusqu’à la Jérusalem de l’art et y ont planté leur drapeau. Mais quel drapeau ? Il est bien changé, l’étendard pré-raphaélite des premiers jours ! Le vent des batailles, la patine des années ont bien refroidi ses teintes autrefois si intransigeantes ! Tel qu’il est cependant, il flotte sur un des sommets du siècle, comme un témoignage de la plus noble tentative, du plus prodigieux effort des artistes modernes. Et du pré-raphaélisme on peut dire ce qu’on a dit des croisades : qu’il n’a peut-être pas rempli exactement son but, mais qu’il en a réalisé un plus durable et plus universel, et qu’il n’a pas été inutile pour le rajeunissement du vieux monde et pour la gloire de la chrétienté.


ROBERT DE LA SIZERANNE.