La Peinture en Belgique/Le Retable de l’Agneau

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G. van Oest (volume 1 : les créateurs de l’art flamand et les maîtres du XVe siècle ; Écoles de Bruges, Gand, Bruxelles, Tournai.p. 18-32).

IV

Le Retable de l’Agneau.

Nous croyons bien faire en préfaçant la description du chef-d’œuvre d’un exposé chronologique dont l’idée nous a été suggérée par le travail de M.  Ed. Taurel paru dans l’Art chrétien en Hollande et en Flandre[1]. Nous avons complété le bref historique de M.  Taurel au moyen des renseignements fournis par Ch. Ruelens[2] et plus récemment par MM.  Ch. Van den Gheyn[3], V. Fris[4], Coenen[5], Bergmans[6], etc. Nous espérons qu’on ne nous reprochera pas d’avoir raconté trop longuement la vie du chef-d’œuvre, chargée à la fois de drame et de gloire.

1420. Date présumée de la commande du retable à Hubert van Eyck par Josse Vyt. Celui-ci, issu d’une famille de financiers, était le second fils de Nicolas Vyt, haut bailli du pays de Waas. Josse épousa Elisabeth Borluut, devint échevin « inférieur » de Gand en 1395, échevin « supérieur » en 1425, acheta vers ce temps la seigneurie de Pamele, sur les frontières du Brabant et fut nommé voorscepene ou bourgmestre de Gand pour l’année 1433-34, celle qui suivit l’inauguration du retable. Durant sa magistrature il réprima durement une révolte des petits métiers. Sept foulons furent arrêtés et décapités. Josse Vyt mourut en 1439 et sa femme en 1443. Tous deux furent enterrés dans l’église Saint-Étienne-les-Augustins et non point à l’église Saint-Jean (devenue Saint-Bavon). Josse Vyt ayant vécu dans une grande opulence, on peut croire que les van Eyck trouvèrent en lui un protecteur généreux.

1426. Le 18 septembre, mort de Hubert van Eyck. Son épitaphe dit : « En l’an du Seigneur, sois-en certain, mille quatre cent vingt-six, au mois de septembre, le dix-huitième jour tombait, lorsque dans la souffrance je rendis mon âme à Dieu !

1432. Achèvement et inauguration du polyptyque. La date est donnée par le chronogramme du quatrième vers d’une inscription latine révélée en 1823 (d’une manière incorrecte) par le chanoine de Bast, lequel en avait trouvé copie dans un manuscrit du jurisconsulte gantois Christophe van Heurne, — et relevée vers le même temps par Waagen sur le cadre inférieur des volets (conservés à Berlin, quelques lettres restant illisibles). Voici la traduction de ce texte rédigé probablement par un prêtre de l’église Saint-Jean : « Le peintre Hubert van Eyck, auquel personne n’a encore été trouvé supérieur, commença ce travail. Jean, son frère et son émule dans l’art, l’acheva à la prière de Josse Vyt. Le six mai (de cette année 1432) vous met en face de l’œuvre peinte au verso » (Tr. Coenen). Le chef-d’œuvre fut placé dans la dixième chapelle de l’église Saint-Jean, où les donateurs avaient, semble-t-il, l’intention de se faire enterrer.

1440. Juillet, mort de Jean van Eyck.

1458. Le 23 avril, l’intérieur du polyptyque est représenté sur la place du Marais à Gand sous forme de tableau vivant, à l’occasion de l’entrée de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, lequel venait de la porte de Bruges.

1494. Voyage dans les Pays-Bas du savant médecin de Nuremberg, Jérôme Münzer, qui prend sur le chef-d’œuvre des notes consignées par le docteur Hartmann Schedel dans un manuscrit latin datant de 1495. Münzer après avoir décrit exactement le polyptyque, dit entre autres : « Après que le maître eut achevé son œuvre on lui donna une somme de 600 couronnes en plus du chiffre convenu. Il y eut un autre grand artiste qui, voulant imiter une telle peinture dans ses œuvres, devint mélancolique, puis fou… Le maître est inhumé devant l’autel ». — Ceux qui ont fourni des renseignements à Jérôme Münzer confondaient les deux frères en une même personne. Le grand peintre qui devint fou de ne pouvoir égaler les van Eyck pourrait bien être Hugo van der Goes.

1520. Albert Dürer visite Gand et s’émerveille du polyptyque. « Après quoi je vis le retable de Saint-Jean ; c’est une peinture précieuse et élevée outre mesure et les figures d’Ève, de Marie et de Dieu le Père sont particulièrement belles. »

1530. Le polyptyque est restauré par Lancelot Blondeel, le glorieux dessinateur de la cheminée du Franc de Bruges, et Jan Schooreel peintre et chanoine d’Utrecht. Exécutant leur travail avec un soin religieux, les deux grands artistes décidèrent de ne point retoucher certains endroits qui n’avaient que pâli. Les chanoines de Saint-Jean firent don à Jan Schooreel d’un hanap d’argent.

1540. Charles-Quint ayant supprimé la célèbre abbaye de Saint-Bavon et transporté son chapitre dans l’église Saint-Jean (où resplendissait le chef-d’œuvre), celle-ci finit par prendre le vocable de Saint-Bavon sous lequel elle est encore désignée de nos jours.

1559. Philippe II, grand admirateur du polyptyque, charge le peintre Michel Coxcie, dit le Raphaël flamand, d’en exécuter une copie. Coxcie travailla deux ans à sa réplique qui fut envoyée au château de Valladolid puis transportée dans la chapelle du vieux palais de Madrid. Rapportée d’Espagne en 1815 par le général Belliard, l’œuvre de Coxcie était à Bruxelles en 1817. Une partie est aujourd’hui à Gand (Anges musiciens et chanteurs. Ermites, Pèlerins, Chevaliers, Juges et leurs revers), une autre partie à Berlin (Dieu le Père, l’Agneau mystique). La Vierge et saint Jean-Baptiste sont à la pinacothèque de Munich.

1560. Le chroniqueur gantois van Waernewyck écrit dans ses Vlaamsche Oudvremdigheit (Anciennes raretés flamandes) ; « Il existe dans les murs de Gand de nombreux ouvrages d’art qui méritent d’être vus, tels que le grenier de fer et le retable de l’église Saint-Jean, qui en vaut dix. »

1562. Dans la seconde édition de ses Vlamsche Oudvremdigheit, van Waernewyck écrit : « Dans l’église Saint-Jean on peut voir un tableau d’autel si remarquable d’invention et de technique picturale que, dans toute l’Europe, à dire vrai, il n’est point possible d’en trouver un qui l’égale. Le maître s’appelait Jean van Eyck, de Maeseyck, une petite ville du pays campinois. En un temps grossier (ruden tijt) Dieu nous envoya ce grand artiste. »

1566. À la suite des troubles du 19 août de cette année, les chanoines redoutant qu’on mît la cathédrale au pillage, firent transporter le polyptyque à la nouvelle citadelle. On suppose que l’œuvre fut remise en place l’année suivante.

1578. Désireux d’obtenir l’appui d’Elisabeth d’Angleterre, les calvinistes décident de lui offrir le chef-d’œuvre et le font transporter à l’hôtel de ville avec d’autres objets précieux. Le seigneur de Lovendeghem, Josse Triest, déjoue la manœuvre des calvinistes et empêche le départ du polyptyque qui reste à l’hôtel de ville jusqu’en 1584.

1584. Le retable est replacé à l’église Saint-Bavon le 17 septembre et le peintre Frans Horebaut est chargé de le remettre sur l’autel de la chapelle Vyt.

1604. Première édition du Schilderboeck de Karel van Mander qui décrit le retable avec enthousiasme : « Pour tout dire l’œuvre est exceptionnelle et prodigieuse ; les couleurs : le bleu, le rouge, le pourpre sont inaltérables et si belles qu’on les dirait dans toute leur fraîcheur… les artistes en sont frappés de stupeur ; oui, l’œuvre, dans son ensemble, les décourage. » (Trad. Hymans.)

1641. Le 1er juin le feu embrase la toiture, nouvellement reconstruite, de la grande nef de Saint-Bavon ; le chef-d’œuvre est déposé en lieu sûr en moins d’une heure.

1662. Les figures d’Adam et d’Ève sont nettoyées par le peintre A. van den Heuvel.

1781. Joseph II visite l’église Saint-Bavon et se déclare scandalisé par la vue d’Adam et d’Ève ; les deux panneaux sont remisés dans les combles.

1794. Les commissaires français enlèvent les panneaux du milieu, — partie fixe. L’évêque de Gand, Mgr  Fallot de Beaumont, réussit à empêcher le départ des volets, — partie mobile.

1799. On expose au Louvre les panneaux enlevés, qui produisent une sensation énorme.

1815. Grâce à la fermeté de Wellington, les panneaux enlevés reviennent à Gand au milieu de l’allégresse populaire.

1816. Les panneaux enlevés par les commissaires français sont remis en place le 10 mai, et le gouverneur de la Flandre orientale prend un dispositif remarquable portant notamment que les restitutions se font « sous la condition expresse que les tableaux rendus ne pourront jamais être aliénés sans l’autorisation du gouvernement » et que « les maires feront chaque année rapport sur l’état des tableaux ». — Mais la même année, les volets conservés en 1794 et qu’on avait négligé de remettre sur l’autel, sont vendus au marchand Nieuwenhuis, un Hollandais habitant Bruxelles. Dès 1815, les marguilliers avaient cherché à vendre en Angleterre les six panneaux en question. Nieuwenhuys consentit à donner mille francs par volet, — prix fixé par les marguilliers eux-mêmes, — à la condition que les peintures lui fussent livrées dans les vingt-quatre heures. L’évêque, Mgr  de Broglie, étant absent, le vicaire général, J. Le Surre, prit l’avis de deux hommes « compétents », dont l’un déclara que les volets n’avaient d’autre mérite que leur « antiquité » et qu’un amateur en donnerait bien cent francs pièce ! Les volets furent livrés à Nieuwenhuys. (Anges musiciens, Anges chanteurs, Pèlerins, Ermites, Chevaliers et Juges). Quelques archéologues déposèrent une plainte ; une descente de justice fut opérée chez le brocanteur. Mais déjà les six panneaux étaient sortis clandestinement de Belgique. Nieuwenhuys les vendit 100,000 fr. à un Anglais, appelé Solly, qui habitait l’Allemagne et qui les céda avec un gros bénéfice au roi de Prusse.

1817. Le gouverneur de la Flandre orientale, baron de Kevenberg, invite les marguilliers « à lui faire connaître les auteurs de la vente illicite… afin de faire peser sur eux la responsabilité qu’ils ont encourue ». Dans sa longue réponse du 7 juillet le vicaire général Le Surre, dit que les marguilliers « comme administrateurs en service d’activité » avaient droit de vendre ces volets, « espèce de fermeture antique quoique fort disgracieuse », et que les Français survenant dans le pays « avec leur agence de commerce et approvisionnement pour l’extraction en pays conquis des objets de sciences, arts et agriculture » avaient abandonné les panneaux « comme chose de peu de valeur ».

1820. Les copies de la Vierge et de saint Jean-Baptiste exécutées par Michel Coxcie sont achetées à Bruxelles pour la pinacothèque de Munich.

1822. Un incendie éclate sur les toits latéraux de la cathédrale de Saint-Bavon et des cendres brûlantes tombent sur le retable. Quelques hommes courageux réussissent à sauver le chef-d’œuvre, mais au témoignage de M.  de Bast « le panneau du grand tableau fut fendu d’un bout à l’autre en le sauvant à la hâte ». Les chanoines font demander au restaurateur Lorent quel serait son prix pour la restauration de la composition entière. Il demande 1,000 francs ; on trouve le prix exagéré et la restauration est différée.

1826. Rapport de M.  de Bast à la commission pour la conservation des objets d’art (16 novembre), décrivant le mauvais état du chef-d’œuvre. À titre d’essai et sous la direction du peintre allemand Schultz envoyé à Gand pour copier des parties du retable, M.  de Bast a fait restaurer la Vierge par Lorent qui, pour huit jours de travail, demande 120 francs (15 francs par jour !) Un autre nettoyeur offre d’exécuter la restauration entière pour 400 francs. M.  de Bast mentionne aussi le restaurateur Bordeaux et conseille de les employer tous les trois. La même année, la même commission dit dans un rapport : « Et ces messieurs (les membres du chapitre ?) veulent justifier la vente illicite des volets en disant qu’il vaut mieux les voir soignés et conservés dans toute leur beauté au Musée de Berlin que de les voir dépérir dans la cathédrale de Gand. »

1828. La commission exprime la crainte que les panneaux ne soient irrémédiablement perdus.

1828. Le collège des bourgmestre et échevins charge Lorent de la restauration, laquelle est terminée le 23 juin. Le restaurateur compte 55 journées à 15 francs par jour, soit 825 francs (dix jours pour la Vierge en 1825 ; douze jours pour Dieu le Père ; quinze pour saint Jean-Baptiste ; dix-huit pour l’Adoration de l’Agneau proprement dite.)

1834. La commission signale l’abandon des volets d’Adam et d’Ève dans les combles de l’église.

1847. M.  de Laborde, en séjour à Gand, voit les panneaux d’Adam et d’Ève et écrit : « Ces précieux tableaux appuyés contre le mur dans un galetas sans cheminée sont exposés aux désastreux effets des variations de la température, au froid en hiver, à une chaleur brûlante en été ; n’étant pas accrochés, on les déplace à chaque mouvement opéré dans un fouillis de meubles, de bannières, de chandeliers, de pupitres, etc. ; on les heurte, on menace de les briser. » Ayant écrit au gouvernement pour annoncer que l’évêque et le chapitre céderaient les deux panneaux pour 40,000 francs, qui seraient employés aux réparations urgentes de l’église, le célèbre archéologue ne reçut point de réponse. « La bureaucratie probablement m’aura trouvé bien osé, dit-il ; et je crains de trouver à mon tour l’administration bien insouciante. »

1858. La Commission signale à nouveau des détériorations et réclame une nouvelle restauration du chef-d’œuvre. Le bureau des marguilliers répond que rien ne presse. La Commission insiste et, après une visite au polyptyque, adresse le 12 avril une note au collège des bourgmestre et échevins. La fabrique annonce qu’elle va se charger du soin de la restauration ; la Commission proteste et veut s’y opposer. Mais les fabriciens font enlever le retable. D’autre part, la même année, une première démarche est faite par le gouvernement en vue de l’achat d’Adam et d’Ève pour les collections de l’État.

1859. La fabrique ayant entrepris la restauration du polyptyque en refusant le contrôle de la Commission des monuments, celle-ci, à la date du 12 mai, adresse une lettre au conseil communal de Gand, afin de rappeler la fabrique au règlement. La restauration s’accomplit en dépit de cette protestation. On ignore le nom du restaurateur dont le travail fut généralement approuvé.

1860. On signale à la Commission les six volets de la copie de Coxcie qui se trouvaient chez le fils Nieuwenhuys : Les Anges chanteurs, les Anges musiciens, les Pèlerins, les Ermites, les Chevaliers, les Juges, c’est-à-dire les copies des volets brocantés naguère par le père ! La Commission estimant qu’il conviendrait d’acheter ces copies pour les joindre aux parties originales du Retable restées à Gand, fait une communication dans ce sens à la ville.

1861. Le conseil de fabrique cède au gouvernement belge les deux figures d’Adam et d’Ève, placées depuis au Musée de Bruxelles. L’acquisition par l’État de ces deux volets a lieu aux conditions suivantes énumérées dans un arrêté royal du 22 juin : 1o Intervention de l’État jusqu’à concurrence de 50,000 francs dans l’exécution de vitraux pour l’église de Saint-Bavon ; 2o don à l’église des six volets du retable copiés par Michel Coxcie et achetés par le département des beaux-arts à M.  Nieuwenhuys fils ; 3o exécution, aux frais du gouvernement, de copies des volets d’Adam et d’Eve, destinées à rétablir dans son ensemble l’œuvre des frères Van Eyck. L’arrêté royal attribue les figures d’Adam et d’Ève à Hubert van Eyck et stipule que les copies seront exécutées « avec les modifications qui seraient indiquées par le conseil de fabrique ». Le copiste désigné fut M.  Victor Lagye d’Anvers.

Supposons le polyptyque reconstitué en ses éléments originaux.

Fermé, le Retable superpose trois séries de figures. (Fig. XVI). Dans le bas, quatre panneaux montrent : aux extrémités les donateurs, Josse Vyt et sa femme Isabelle Borluut ; au centre, saint Jean-Baptiste et saint Jean l’Évangéliste, imitant des statues. Plus haut est représenté le mystère de l’Annonciation qui se déroule en quatre panneaux ; ceux du centre sont sans personnages ; aux extrémités, on voit Marie et l’ange Gabriel. L’ensemble de ces volets est surmonté de trois lunettes cintrées. Celle du milieu, plus haute, se divise en deux parties où l’on aperçoit à droite du spectateur la sibylle de Cumes, à gauche la sibylle d’Érythrée. Les deux autres lunettes montrent le prophète Zacharie au-dessus de l’ange Gabriel et le prophète Michée au-dessus de la Vierge.

De tout cet ensemble composant l’extérieur du Retable, on ne peut voir en Belgique que les deux étroits panneaux qui complètent le décor de l’Annonciation (Fig. XVII, Musée de Bruxelles, revers des volets d’Ève et d’Adam). D’un côté est un petit tabernacle avec un plat, une bouilloire de cuivre et une serviette, le tout voilé d’inexprimables rousseurs. D’autre part, au delà d’un balcon où montent deux colonnettes accouplées par le plus adroit des architectes et reproduites par le plus hardi des peintres, on voit un coin de ville. On a cru pouvoir identifier ce site avec la rue Courte du Jour de Gand, et comme Josse Vyt possédait trois hôtels dans ces parages, on a dit que le peintre avait transformé en atelier le second étage de la demeure du Mécène et reproduit pour son Annonciation le décor patricien et le site gantois offerts à ses yeux. Dans les demi-lunettes qui surmontent ces panneaux, la sibylle de Cumes — turban bordé de perles, corsage bleu brodé d’or, voile retombant — se présente de face, tandis que la sibylle d’Érythrée, avec son turban blanc rayé de bleu, se montre de profil comme accroupie dans son ample robe blanche bordée d’or. Le caractère de ces deux figures, ainsi que des prophètes, diffère du style des autres parties extérieures des volets. Elles pourraient avoir été exécutées sous l’influence de Hubert. Le décor et les admirables figures de l’Annonciation, les grisailles représentant les deux saints Jean, — magnifiques statues qui jouent le marbre jusqu’à l’illusion — et les portraits de Josse Vyt et d’Isabelle Borluut, symboles des vieilles vertus bourgeoises précis jusqu’à l’âme (toutes parties que nous ne décrirons pas en détail, puisque c’est à Berlin qu’on les admire et non en Belgique), sont, par contre, les merveilles d’un art nouveau à qui la vie des êtres, des choses, de l’atmosphère livre tous ses secrets et qui se hausse en outre à la synthèse idéale. Jean van Eyck, à notre avis, en est l’auteur.

L’extérieur, exécuté en dernier lieu, est pourtant la préface de l’événement exalté à l’intérieur ; il prédit l’Adoration de l’Agneau par la présence : 1o des sibylles, prophétesses païennes ; 2o de Michée et de Zacharie, prophètes du monde juif ; 3o de Gabriel qui annonce à Marie le prochain avènement du Messie ; 4o de Jean-Baptiste, le Précurseur immédiat de l’Agneau, celui qui, le premier, fit savoir qu’il était venu ; 5o de Jean l’Évangéliste, lequel, dans l’Apocalypse, a révélé le signe éternel de l’Agneau dans le ciel. — Cette préface porte la trace d’un symbolisme artistique déjà vénérable ; de même il faudrait remonter aux premiers siècles chrétiens, aux peintures des catacombes, aux premières mosaïques représentant l’Agneau, debout sur une colline verdoyante d’où sortent les quatre fleuves du Paradis, pour retrouver les ancêtres de la scène auguste évoquée à l’intérieur.

Ouvrons le Retable. (Fig. XIX).

L’intérieur se partage en deux zones, — et peut-être y en avait-il trois primitivement, car van Mander et van Vaernewyck parlent d’une prédelle représentant un Jugement dernier qui avait déjà disparu de leur temps. La zone supérieure se compose de sept panneaux. Au centre Dieu le Père, à droite la Vierge, à sa gauche saint Jean-Baptiste ; à droite de la Vierge les Anges chanteurs, à gauche de saint Jean-Baptiste les Anges musiciens ; aux deux extrémités Adam et Ève. Deux petites compositions traitées en grisaille surmontent les figures de nos ancêtres : au-dessus d’Adam, le Sacrifice d’Abel et de Caïn ; au-dessus d’Ève, le Meurtre d’Abel. Dans la partie inférieure se voient cinq panneaux : au centre une grande composition décrivant l’Adoration proprement dite que nous appellerons l’Agneau mystique ; sur les côtés, à droite, les Chevaliers du Christ et les Juges intègres, à gauche les Ermites et les Pèlerins. Les figures de Dieu le Père, de la Vierge, de saint Jean-Baptiste, la composition de l’Agneau mystique constituent la partie fixe du Retable. Les autres parties sont mobiles et composent les volets qui se replient.

L’intérieur glorifie le vaste et profond mystère de l’Agneau et résume les doctrines dont l’Immolation et la Résurrection de Jésus-Christ sont le centre. Le christianisme ne connaît pas de plus haut symbole ; il réunit à la fois l’idée du sacrifice de Dieu et celle de sa victoire, il contient l’histoire de la chute des hommes et de leur rédemption, il s’offre comme un enseignement perpétuel d’ineffable bonté et de sacrifice de soi à ceux que le Seigneur a désignés pour établir son règne ici-bas. Le thème symbolique du chef-d’œuvre est fourni par l’Apocalypse qui prophétise la victoire de l’Agneau et le triomphe de l’Église, et complété par les textes de la Fête de tous les saints. Mais pour la disposition « scénique » les peintres ont interprété une tradition populaire relative à l’institution de la Toussaint et suivant laquelle un veilleur de Saint-Pierre à Rome vit en songe le patron de la basilique qui lui montra l’Éternel entouré d’un chœur d’anges, ayant à sa droite la Vierge couronnée, à sa gauche saint Jean-Baptiste, et recevant l’hommage des vierges, des patriarches, des saints, des chevaliers, et des gens du peuple. Tout l’intérieur du Retable est dans ce songe… sauf l’Agneau, et c’est en utilisant ce récit populaire sur lequel M. Max Dvorak a tout récemment attiré l’attention et qui est consigné dans la Légende dorée, que les frères van Eyck ont réussi à simplifier, ou du moins à clarifier le symbole, à lui donner une forme merveilleusement plastique, à personnifier toutes les idées chrétiennes autour de l’Agneau rédempteur. Et c’est ainsi que la religion de la foule parle à travers l’aristocratique chef-d’œuvre.

Dieu le Père (Fig. XX) est assis, la tête couronnée de la tiare papale. Une éclatante bille de chape, chargée de cabochons et de perles, agrafe son manteau rouge galonné d’inscriptions, de filigranes, de pierres, de perles. Le sceptre de cristal de roche qu’il tient de la main gauche excitait jadis l’admiration de tous les peintres : à lui seul, dit van Mander, il coûterait un mois de travail. De la dextre, le Roi des Rois bénit les fidèles, tandis qu’à ses pieds étincelle une couronne votive, hommage sans doute des royautés terrestres. — La Vierge (Fig. XX) est à la droite du Père, enveloppée d’un manteau bleu que garnit une bande de vermeil semée de cabochons et de perles ; sur ses cheveux dénoués est posé un diadème constellé de pierres énormes, garni d’une merveilleuse émaillerie florale et stellaire : lys, roses, clochettes, étoiles. « Et combien Marie nous montre un doux visage, s’écrie Lucas de Heere, dans une ode composée à la mémoire des frères van Eyck ; il semble que l’on voit ses lèvres prononcer les mots qu’elle lit ! Et quelle perfection dans sa couronne et sa parure ! » Une candeur divine enveloppe en effet son visage ; et la joaillerie qui ruisselle sur le « Vase immaculé de la grâce divine » ne fait qu’en rehausser la pureté. — Saint Jean-Baptiste (Fig. XX), au visage âpre et doux, encadré d’une chevelure et d’une barbe épaisses, porte un manteau vert bordé d’une joaillerie semblable à celle de la Vierge. Sa droite, en se levant vers Dieu, écarte le vêtement glorieux et laisse apercevoir le cilice, plus glorieux encore. De la main gauche il tourne les feuillets d’un missel et sous le manteau apparaît un pied nu couvert de la poussière du désert.

Ces trois grandes figures (cathédrale de Saint-Bavon, Gand) dominent l’ensemble de leur vie surhumaine, et nous transportent par-delà les régions terrestres. La beauté de Marie a la même robustesse sculpturale que dans l’Annonciation de l’extérieur, mais dégagée à présent de l’émoi qui la faisait frissonner à l’approche de Gabriel ; Jean-Baptiste avec son visage infiniment compatissant, inculte et profond, est l’une des plus impressionnantes créations de l’art ; un souffle sort de ses lèvres ; des mots parlent dans ses yeux… Dieu le Père est enveloppé d’une majesté juvénile et immortelle… L’harmonie inaltérable des manteaux — rouge, bleu, vert, — qui chante et gronde sur presque toute la surface de ces panneaux supérieurs est de la plus puissante audace. Et l’on ne saurait exprimer le faste du coloris des panneaux représentant les Anges musiciens et chanteurs (Musée de Berlin), la splendeur des chapes de brocart qui enveloppent ces adolescents, beaux d’une beauté idéale, classique. Ils précèdent les anges musiciens de Luca della Robbia ; la mimique du chant et l’attention des chanteurs sont aussi bien observées et traduites par le maître flamand que par le maître toscan et ce dernier n’a rien imaginé de comparable à l’ange qui prélude à l’orgue tandis que ses compagnons attendent de faire leur entrée…

La nudité d’Adam et d’Ève, à côté de ces magnifiques figures, c’est la misère humaine à côté des splendeurs du Ciel. (Fig. XVIII.)

Ce fut un événement retentissant dans l’histoire du naturalisme que l’exécution de ces deux figures (Musée de Bruxelles). Les frères Limbourg avaient peint des nus dans les Heures de Chantilly, mais des nus mièvres, encore conventionnels. Jean van Eyck — la critique cette fois est unanime à le citer — les peignit sans réticence, sans mensonge. On dit qu’il les peignit telles parce qu’il ne trouva point de modèles professionnels ! Mais où trouva-t-il les beaux adolescents qui figurent les Anges ? Il peignit l’Homme et la Femme comme il lui convenait de les peindre, sans la moindre atténuation, la moindre addition, la moindre correction. Renonçant à la synthèse du modelé, il reproduisit l’homme avec le hâle rougeâtre de la figure, du cou, des mains, la pâleur des chairs cachées habituellement par les vêtements, avec le duvet des poils qui entourent les seins, ombrent les cuisses, avec l’indigence musculaire des bras, signe par où se manifeste en général de la déchéance physique du mâle. Il peignit une femme aux seins jeunes, au ventre déformé par la mode contemporaine (on tenait la proéminence de l’abdomen pour une suprême élégance, la femme d’Arnolfini et même la sainte Catherine du petit autel de Dresde en sont des exemples), il la montra, avec les ordinaires imperfections physiques de son sexe : omoplates saillantes, pied presque difforme, bras maigres, — défauts que dissimule la toilette, mais que le maître dévoile, sans le moindre désir d’ailleurs d’accabler ses modèles de sa sincérité. de sa pitié ou de son ironie. Il les peint comme il les voit. Parmi tant de surprises que le Retable réservait aux contemporains, celle-ci fut peut-être la plus prodigieuse. Tout de suite la chapelle de Josse Vyt fut appelée la chapelle d’Adam et Ève.

Au-dessus des deux figures sont des grisailles représentant sur le panneau d’Adam, le Sacrifice de Caïn et d’Abel, et sur celui d’Ève, le Meurtre d’Abel. Ces petites scènes, enfermées dans des demi-tympans, imitent des hauts-reliefs, et les figurines en sont stylisées à la manière des grisailles extérieures. C’est, en deux actes brefs, le rappel du drame terrible et glorieux qu’évoque le Retable. L’offrande des deux frères annonce le sacrifice volontaire du libérateur, et le meurtre d’Abel rappelle que le sang de l’homme versé par le crime ne sera lavé que par le sang de Dieu.

Nous voici devant l’Agneau mystique. (Cathédrale de Saint-Bavon. Fig. XXI.)

La plénitude des temps est arrivée ; le Christ est mort et ressuscité ; il a lavé nos péchés dans son sang. La promesse divine, faite au commencement du monde, est accomplie. L’Agneau véritable, l’Agneau de Dieu attendu depuis quatre mille ans est venu ; il a remporté la victoire ; il est digne de recevoir la puissance, la divinité, la sagesse, la force, l’honneur, la gloire et la bénédiction dans les siècles des siècles[7]. La colombe mystique, lien spirituel entre le Ciel et la Terre, paraît au haut de la composition centrale, — l’Agneau mystique, — où monte, en colline douce, une vaste pelouse tout émaillée de fleurs printanières, fleurs de notre sol : campanules, muguets, violettes, plantins, pensées, primevères, lys. Au premier plan, la Fontaine de vie. La vasque est en pierre ; la lige annelée en laiton, surmontée d’un ange, dessine un profil que l’on rencontre souvent dans les chandeliers dinandais. L’eau « pure comme du cristal », que l’Apocalypse fait sortir du trône de Dieu et de l’Agneau, s’écoule en jets brillants et forme un petit ruisselet sous le bassin. Au second plan, sur l’autel rouge, l’agneau blanc, et, sur la nappe étincelante, un calice recueillant le sang rédempteur. L’autel s’enguirlande d’une garde d’innocence : anges aux ailes de pourpre pâle, vêtus de tuniques blanches avec des plis bleuâtres et rosés. Les enfants du fond portent les instruments de la Passion ; deux thuriféraires sur le devant balancent des encensoirs ; les autres prient. El c’est dans ce groupe isolé de l’Agneau et des angelets, un délicieux rappel des joies sereines de la partie supérieure.

À gauche de la Fontaine apocalyptique sont les prophètes agenouillés déployant les livres sacrés ; et derrière eux un groupe de docteurs, de philosophes, d’auteurs, d’artistes sacrés, ceux qui ont cru d’avance, ou qui ont été pleins de l’esprit de grâce, — Platon peut-être avec le manteau blanc et la couronne de laurier, — puis ceux qui ont incarné avec le plus d’éclat l’inspiration chrétienne, — Dante, croit-on, avec son manteau bleu et sa branche de myrte, symbole des vertus de Béatrix. Mais il est impossible d’identifier les personnalités profanes qui figurent dans le chef-d’œuvre. Il faut nous contenter d’admirer les attitudes sobres, les têtes énergiques diversement vigoureuses et croyantes de ces personnages à qui l’on pourrait peut-être reprocher de former un groupe trop compact.

De l’autre côté de la « source d’eaux vivantes », les apôtres s’agenouillent au nombre de quatorze, car, suivant la tradition médiévale, saint Paul et saint Barnabe s’ajoutent aux Douze. Les grands manteaux, les barbes farouches, les teints sombres, les profils camus, les chevelures épaisses des compagnons du Maître s’opposent aux physionomies et aux vêtements des ecclésiastiques qui suivent : papes, évêques, diacres, abbés, prêtres magnifiques en leurs chapes et leurs dalmatiques rouge et or, leurs tiares et leurs mitres d’or, leurs croix et leurs crosses d’or, « leurs étoles lissées d’or, le tout emperlé, chargé de rubis, d’émeraudes, une étincelante bijouterie jouant sur cette pourpre ardente qu’est le rouge des van Eyck[8]. » Et parmi cette foule ecclésiastique, merveilleusement harnachée d’orfèvrerie, comme on eût dit au XVe siècle, où les vivants portraits abondent et dont les rangs sont peut-être aussi un peu pressés, on reconnaît à ses tenailles, instrument de son martyre, saint Liévin, apôtre de Belgique, martyrisé en 633.

Au troisième plan, au delà de l’autel, un bocage d’orangers, de vignes, de myrtes, de rosiers. D’un côté, sortent les Élus, ceux-là même que l’Apocalypse nous montre devant le trône de Dieu tenant des palmes à la main et qui sont ici vêtus de dalmatiques, de chapes, coiffés de tiares et de mitres. Une remarque à propos de leurs vêtements : en réalité, on ne distingue qu’une seule chasuble. La plupart des hauts dignitaires ecclésiastiques, si nombreux dans cette partie centrale, sont vêtus de la chape (capa, pluviale), qui, dans l’origine, n’était pas un ornement sacerdotal, mais était portée par les chantres, les laïcs et par le clergé dans les processions. Le grand nombre de chapes figurant dans le Retable de Gand est caractéristique et logique ; il ne s’agit point ici de la célébration d’un office, mais d’une cérémonie de fête, d’un vaste synode en plein air, où les personnifications vénérées de l’Église viennent s’incliner processionnellement devant l’Agneau.

De l’autre côté, à la suite de sainte Agnès, sainte Dorothée, sainte Barbe paraissent les chastes vierges couronnées de roses, habillées de teintes légères, bleu pâle, gris rosaire, mauve tendre, portant presque toutes la palme du martyre. Et il semble que ces théories lointaines qui se détachent comme « des notes d’azur clair ou foncé sur l’austère tenture du bois sacré[9] », ne sortent du bocage que pour s’élever au ciel.

Les rayons du Saint-Esprit illuminent le ciel et la terre, et la nature parée de toutes ses fleurs, — fleurs du sol, fleurs du printemps et fleurs humaines, — chante la puissance du Seigneur. Et par-delà les collines qui ferment les bosquets et que gardent quelques ifs et palmiers, une ville surgit toute bleue, plantée sur un second horizon : la Jérusalem céleste avec des clochers, beffrois, pignons, tours, dômes, — formant la plus ingénieuse silhouette qu’il soit possible d’imaginer, toute une architecture ciselée, dentelée, élancée, qui n’est point une architecture de rêve, qui n’est point non plus la reproduction d’édifices existants, mais qui nous offre l’image d’une cité conçue par le cerveau d’un grand artiste et telle qu’aurait pu être une ville au XVe siècle dans nos régions scaldiques et mosanes, avec ses monuments achevés. Songeons à tous les chefs-d’œuvre de l’architecture gothique interrompus par leur constructeur et qui nous ont été transmis sans leur couronnement. Les édifices de l’Adoration ont bien pu trouver leur point de départ dans des constructions réalisées ; mais le peintre en a complété les motifs, il les a munis de pointes, de flèches, de tourelles, de lanternes terminales. La détermination exacte des styles et des époques est impossible ; plus impossible encore l’identification des monuments. En allant de gauche à droite on reconnaîtrait le dôme de Munster, la tour d’Utrecht (au-dessus de l’Agneau et assez exacte) la cathédrale de Cologne, avec son chœur étrangement séparé des deux clochers achevés, la grande église de Saint-Martin à Maestricht ; à l’extrémité droite (au-dessus de la théorie des Élus) une construction religieuse d’aspect fantastique, haussant une double lanterne sur un dôme surbaissé, serait inspirée par le dôme de Mayence. Nous pourrions signaler aussi entre la soi-disant cathédrale de Cologne et l’étrange dôme de Mayence, le beffroi de Bruges, le clocher de Notre-Dame de Bruges, les tours jumelles de Saint-Barthélémy de Liège. De même, avec quelque bonne volonté, on reconnaîtra la tour brugeoise du Minnewater dans le panneau des Juges et le Beffroi de Tournai dans celui des Chevaliers[10]. Mais il est téméraire d’affirmer quoi que ce soit.

Il serait bien hasardeux aussi de se livrer à des considérations techniques devant ce panneau central. Le premier prophète en houppelande lilas est fort retouché ; de même, la Fontaine de vie est presque entièrement repeinte ; le diacre en dalmatique qui précède saint Liévin a le col de sa chasuble visiblement refait ; des repeints sont sensibles un peu partout, notamment dans les ombres des draperies ; les têtes seules restent à peu près intactes. Toutefois, les personnages à droite et à gauche de la Fontaine, l’autel et les anges doivent être de la main de Hubert ; il y a une certaine gaucherie dans la manière de rassembler les figures en groupes épais et dans la déclivité excessive d’une pelouse dont les tonalités verdoyantes ne sont point dégradées. Quant au troisième plan — les deux théories d’Élus, le bocage de roses, de myrtes, de vignes, d’orangers, Jérusalem baignant dans l’azur, et les nuages illuminés par la lumière du Saint-Esprit, — j’y retrouve la main du frère cadet achevant ou reprenant l’œuvre du frère aîné avec sa science d’architecturiste, de perspectiviste, d’infaillible interprète de la nature.

Nous devons nous borner à signaler les Chevaliers du Christ et les Juges intègres (Musée de Berlin) qui chevauchent dans une vallée rocheuse dont les stratifications, au dire des géologues, ont une justesse scientifique (d’après la tradition Hubert et Jean figurent parmi les Juges), et les Ermites et les Pèlerins (même Musée), raccourci d’humanité vivante et variée, cheminant dans un paysage de cyprès, d’orangers, de pins parasols sur lesquels flottent de merveilleux nuages où des oiseaux filent droit, planent, ou se posent en tournoyant… Ici encore la beauté du détail et la grandeur de l’ensemble s’harmonisent pour nous confondre. Toute la somptuosité bourguignonne s’incarne dans les Chevaliers et les Juges, parés de damas et de samit pour quelque solennelle ambassade ; toute la Flandre croyante est dans les Ermites et les Pèlerins sous ses divers aspects : humilité, énergie, contemplation, extase, repentir.

Quelle est la part respective de chacun des deux frères dans l’exécution du chef-d’œuvre ? Il nous semble que l’Agneau mystique, les Chevaliers, les Juges, les Ermites, les Pèlerins sont de l’aîné, sauf la plus grande partie du paysage ; on doit accorder aussi à Hubert la conception des trois grandes figures de Dieu le Père, de Saint Jean-Baptiste et la Vierge que Jean acheva. Tout le reste est l’œuvre du cadet : Anges chanteurs et musiciens, Adam et Ève, volets extérieurs. Mais le grand mérite de Jean van Eyck consiste dans l’unification du chef-d’œuvre qu’il garda six ans dans son atelier. Il est impossible qu’au bout de ce temps l’illustre maître n’ait pas marqué le retable entier de son sceau.

Nous ne pouvons plus contempler en Belgique que la partie fixe du polyptyque conservée à Gand, et les figures d’Adam et d’Ève exposées au Musée de Bruxelles. Nous parlerons plus tard des intéressantes copies de Michel Coxcie qui complètent le Retable à la cathédrale de Saint-Bavon. Disons, dès à présent, que rien ne proclame mieux la grandeur des van Eyck que l’infériorité de la belle réplique du Raphaël flamand. L’inégalité est flagrante entre le peintre du duc de Bourgogne et celui du roi d’Espagne. En mutilant le roi des Retables, notre époque, qui parle volontiers de beauté, a prouvé sa barbarie foncière avec autant d’éclat qu’en arrachant les marbres du Parthénon. Comment pourrions-nous songer sans douleur à cette profanation ? Le Retable de l’Agneau est l’évangile des peintres flamands, l’aurore éternellement lumineuse de l’art moderne ; il n’est pas seulement le chef-d’œuvre d’une école et d’une race, c’est le plus grand acte de foi que connaisse l’histoire de l’art. Rien n’est plus recueilli, plus émouvant, plus suave et plus précieux que cette

 …claire et tendre et divine légende
Avec ses fleurs de sang, d’ardeur et piété !


S’il est vrai, comme le rapporte van Mander, qu’aux jours de fête la foule affluait devant le chef-d’œuvre au point qu’on ne pouvait s’en approcher, et que les peintres jeunes et vieux et les amateurs d’art affluaient dans la chapelle de Josse Vyt « comme par un jour d’été les abeilles et les mouches volent par essaims autour des corbeilles de figues ou de raisins », avouons que nos temps sont pauvres d’enthousiasme, car où sont les « essaims » d’antan ? Et le bon vieux chroniqueur du Schilderboek trouverait avec raison que notre conscience scientifique compense mal l’indigence de notre sentiment…

  1. Tome 1er, pages 1 à 5. Amsterdam (1881).
  2. Annotations de Crowe et Cavalcaselle. Les anciens peintres flamands. t. II, p. LXII.
  3. Quelques documents inédits sur deux tableaux célèbres. Bulletin de la Société d’histoire et d’archéologie de Gand, t. VIII, 1900, pp. 101 à 108.
  4. Chronique des arts, 1907, p. 61. Notes très intéressantes sur le donateur.
  5. Quelques points obscurs de la vie des Frères van Eyck, Liège, 1907.
  6. Note sur la représentation du retable de l’Agneau Mystique. Gand, juillet 1909.
  7. Apocalypse, V, 12.
  8. Fromentin, les Maîtres d’autrefois, 5o édition, p. 426.
  9. Fromentin, les Maîtres d’autrefois, 5o édition, p. 426.
  10. M.  Hymans croit que van Eyck a tenu plutôt à rappeler des monuments méridionaux : l’ancienne cathédrale de Lisbonne, la Tour de l’or de Séville, notamment.