La Peinture en Belgique/Petrus Christus

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G. van Oest (volume 1 : les créateurs de l’art flamand et les maîtres du XVe siècle ; Écoles de Bruges, Gand, Bruxelles, Tournai.p. 55-57).

VI

Petrus Christus

Pendant quelques années la critique a cru que le chef-d’œuvre de Petrus Christus était en Belgique et avec unanimité elle désignait l’ample et harmonieuse Déposition de croix du Musée de Bruxelles, successivement attribuée à Roger van der Weyden, Memlinc, Thierry Bouts et Albert van Ouwater[1]. Par cette attribution on conférait du génie à un maître qui, dans ses œuvres authentiques, n’a guère fait preuve que de qualités d’assimilation et d’un grand esprit descriptif. Nous reviendrons à cette Déposition. Qu’elle nous soit prétexte en attendant à évoquer la carrière et la production du prétendu auteur.

Petrus Christus est né à Baerle sur la frontière hollandaise ; il obtint le droit de bourgeoisie à Bruges en 1444 et mourut en 1473. On le tient généralement pour un élève de Jean van Eyck bien que ses types s’inspirent plutôt des personnages de van der Weyden et de Thierry Bouts. C’est en vain qu’on lui chercherait une originalité dans la conception physionomique ; il vit des découvertes d’autrui. Ses paysages, toutefois, ont une profondeur nouvelle et, en outre, il peut être tenu sinon pour le créateur de la « peinture de genre », du moins pour le premier peintre qui ait entrevu « le genre » comme domaine spécial de l’art. En effet, en 1449 il peignit son Saint Éloi (collection Oppenheim, Cologne), tableau daté et signé qui appartint jadis à la Confrérie des Orfèvres d’Anvers et qui est une œuvre très peu religieuse, bien que le personnage principal soit un saint. Deux fiancés viennent acheter un anneau à saint Éloi qui tient boutique, — une boutique remplie d’objets infiniment curieux pour les folkloristes. C’est une scène de mœurs racontée par un chroniqueur adroit, loquace, qui vise à de nombreux effets et les obtient (les ombres projetées par les accessoires, la perspective du décor sont très justes) mais à qui sont refusées l’ampleur et l’unité du récit. En 1452 Christus peignit un diptyque conservé au Musée de Berlin et composé de trois parties : sur le volet de gauche le Jugement dernier, sur celui de droite, dans la partie supérieure l’Annonciation, dans la partie inférieure la Nativité. Le Jugement dernier est une réplique d’une composition singulièrement hardie que conserve l’Ermitage et qui est attribuée à Hubert van Eyck. Derrière le saint Michel dressé au centre de la composition, Christus montre la mer et donne une illusion de lointain qu’aucun néerlandais n’avait à ce point réalisée avant lui. L’Annonciation fait penser à Roger van der Weyden, la Nativité au maître de Flémalle ; les deux compositions sont pleines de douceur et dans la seconde le paysage avec ses ondulations boisées, ses chemins en lacets que bordent des châteaux crénelés, est d’un maître qui sent toute la grâce de la nature et la traduit avec un charme très personnel. Une Madone de l’Institut Staedel, à Francfort, (1457) serait la dernière en date des œuvres connues de P. Christus. On lui a trouvé une grande ressemblance avec la Madone de Lucques de Jean van Eyck (également à l’Institut Staedel) à cause d’un certain tapis autour duquel la critique s’est livrée à de vives controverses. Une tradition voulait que Christus eût hérité de tout le matériel remplissant l’atelier de Jean van Eyck, qui était tenu pour son maître. Et l’on croyait que Christus avait reproduit dans ses œuvres des accessoires familiers à l’illustre peintre du chanoine van der Paele. Mais Jean van Eyck était mort depuis quatre ans lorsque Christus obtint le droit de bourgeoisie à Bruges, et le tapis de la Madone de Christus n’a point la coloration chaude, la disposition somptueuse de celui de la Madone dite de Lucques… En réalité la ressemblance de ces deux Vierges est toute dans l’imagination de ceux qui les rapprochèrent.

Petrus Christus a peint des portraits, et le catalogue de ses œuvres datées s’ouvre même par un Portrait d’homme de 1446 (collection Earl de Verulam, Londres). On lui attribue également un spirituel portrait de jeune femme au Musée de Berlin (dit de Lady Talbot), un portrait de jeune homme de la collection Salting, etc.

Revenons à la Déposition du Musée de Bruxelles. Voici ce qu’en pensait M. Hulin de Loo en 1902 : « Ce tableau important est le chef-d’œuvre de Petrus Christus. L’attribution à celui-ci s’impose par la comparaison avec le saint Éloi… Cependant il s’écarte notablement des œuvres du même maître à Berlin, Copenhague[2] et Francfort. L’explication du fait se trouve dans la nature impressionnable et dépendante de Petrus Christus. Là-bas il imitait les frères van Eyck ; ici il imite surtout Dieric Bouts,… on remarque aussi quelques réminiscences de Roger van der Weyden… Ce tableau doit dater de 1460 ou des années suivantes, à en juger par l’homme debout, dont la tête rasée entièrement rappelle l’édit de Philippe le Bon, de 1468, prescrivant aux nobles ce mode de coiffure à la suite d’une maladie qui l’avait obligé lui-même à se raser la tête. Il est donc de la fin de la carrière de Christus. » Ces remarques sont extrêmement ingénieuses ; on peut ajouter avec M. Jacobsen[3] que le vaste paysage ondulé de notre Déposition présente une grande analogie avec celui d’un tableau conservé à Wörlitz et ajouté par certains critiques au catalogue de Christus. Et pourtant de nouvelles attributions sont proposées pour le chef d’œuvre anonyme de Bruxelles. À quoi bon les énumérer puisque demain peut-être en verra la révision ! Une fois de plus contentons-nous d’admirer. Le XVe siècle flamand compte peu d’œuvres aussi nobles, aussi harmonieusement émouvantes. On n’y surprend aucune violence, aucun éclat imprévu, aucun effet excessif. La simplicité de l’ordonnance, l’importance individuelle des types, la douceur rythmique du paysage rapprochent l’auteur de certains maîtres italiens — la figure féminine de gauche évoque l’orientalisme d’un Gentile Bellini — et forment le contraste le plus absolu avec la manière de Christus. La Vierge affaissée est sûrement inspirée de la Marie créée par Roger van der Weyden pour sa Descente de Croix de l’Escurial ; peut-être son calme la rapproche-t-elle plus du ciel… D’ailleurs toute l’œuvre semble d’un maître qui aurait profité des enseignements de Roger van der Weyden et surtout de Thierry Bouts pour les unir par le charme d’un génie épris de noblesse, de douceur, de rythme, et l’on serait tenté — bien plus ici que devant le triptyque des Sforsa — de songer à quelque disciple italien ou français de nos maîtres, si dans les replis des jolies collines du fond, entre saint Jean et l’homme rasé à la bourguignonne, on ne découvrait un village flamand, aux toits aigus, groupés en tas, près d’un château crénelé très semblable, il faut l’avouer, à ceux qu’on découvre à Berlin dans le ravissant paysage de la Nativité.

  1. Cf. Bode, Gazette des Beaux-Arts, 1887, t. I, p. 217 ; Altholland in Wörlitz-Zeitschrift für bildende Kunst, 1899 ; Hulin de Loo, Catalogue des Primitifs, p. 5 ; A.-J. Wauters, Catalogue 2e éd. 1906 ; Friedlander, Repertorium für Kunstwissenchaft, 1903, p. 48 ; James Weales, Pierre et Sébastien Cristus, dans le Beffroi, Bruges, 1863, t. 1er.
  2. M. Hulin attribue à Petrus Christus le Donateur avec saint Antoine conservé au Musée de Copenhague et attribué par M. Wesle à Hubert van Eyck.
  3. Emil Jacobsen. Quelques Maîtres des vieilles écoles néerlandaise et allemande à la Galerie de Bruxelles. Gazette des Beaux-Arts. Octobre et novembre 1906.