La Pensée de Schopenhauer/De la connaissance

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Texte établi par Pierre Godet, Librairie Payot & Cie (p. 1-80).
I. DE LA CONNAISSANCE
Sur la Philosophie.

Pour philosopher, deux conditions sont avant tout requises : d’abord qu’on ait le courage de ne garder aucune question sur le cœur ; ensuite qu’on prenne clairement conscience de tout ce qui va de soi pour le concevoir comme un problème.


De l’idéalisme, fondement de toute vraie philosophie.

« Le monde est ma représentation ». C’est là une proposition que — tels les axiomes d’Euclide — chacun devra tenir pour vraie des l’instant qu’il l’aura comprise ; ce qui ne veut pas dire que, pour la comprendre, il suffise à chacun de l’ouïr. C’est d’avoir pris conscience de cette vérité essentielle, en y rattachant le problème des rapports de l’idéal et du réel, c’est-à-dire du monde dans le cerveau avec le monde hors du cerveau, qui confère à la philosophie moderne — outre qu’elle a posé le problème de la liberté morale — son caractère distinctif. Il a fallu deux mille ans de tentatives philosophiques entreprises uniquement par la voie objective, pour qu’on en vînt à découvrir qu’une donnée première s’imposait, la plus proche et la plus immédiate, parmi toutes celles qui font du monde un si mystérieux et si grave problème ; et c’est celle-ci : aussi incommensurable, aussi formidable en sa masse que puisse être ce monde, son existence n’en est pas moins suspendue à un seul fil tenu : la conscience où, à chaque fois, il existe. Cette condition ä laquelle, malgré toute sa réalité empirique, l’existence du monde est irrévocablement liée, lui imprime le sceau de l’idéalité, et par là le caractère d’un pur phénomène (apparition), ce qui oblige ä le tenir pour apparente, au moins sous une de ses faces, au rêve, à le ranger dans le même ordre de faits. Car la même fonction cérébrale qui, pendant le sommeil, suscite à mes yeux un monde complètement objectif, sensible, palpable, cette même fonction doit avoir autant de part à la figuration du monde objectif qui est celui de l’état de veille. Pour différer par leur matière, ces deux mondes n’en sont pas moins coulés dans la même forme. Cette forme, c’est l’intellect, fonction du cerveau.

La véritable philosophie sera donc nécessairement idéaliste ; elle doit l’être, ne fût-ce que pour être honnête. Car personne — il n’y a pas de vérité plus certaine — ne peut sortir de soi-même pour s’identifier directement aux choses qui ne sont pas lui ; au contraire, tout ce dont j’ai une connaissance sûre, ce qui veut dire immédiate, gît à l’intérieur de ma conscience. Il ne peut donc y avoir au delà, en dehors de cette conscience, de certitude immédiate, cette sorte de certitude que doivent posséder les principes fondamentaux d’une philosophie. Du point de vue empirique où se placent les autres sciences, il est parfaitement légitime qu’elles prennent, sans autre préoccupation, le monde objectif comme absolument existant ; il n’en va pas de même de la philosophie, dont la tâche est de remonter aux éléments premiers et originels. Or seule la conscience lui est immédiatement donnée ; les fondements de la philosophie sont donc limites aux faits de la conscience ; en d’autres termes, elle est par essence idéaliste.

Selon le réalisme, le monde tel que nous le connaissons, doit exister également en dehors de cette connaissance. Essayons donc de supprimer du monde par la pensée tous les êtres connaissants, et de n’y laisser que la nature végétale et inorganique. Le rocher, l’arbre, le ruisseau, le ciel bleu s’y trouveront ; le soleil, la lune et les étoiles éclaireront comme auparavant cet Univers, sauf qu’évidemment ils luiront en vain, puisqu’il n’y aura plus d’œil pour les voir. Maintenant introduisons, après coup, dans cet Univers un être connaissant. Dès ce moment, le monde figurera donc une seconde fois dans le cerveau de cet être ; il se répétera à l’intérieur de ce cerveau exactement tel qu’il était déjà au dehors. Au premier monde un second est ainsi venu s’ajouter, qui, bien que totalement séparé de lui, lui ressemble néanmoins à s’y méprendre. Tel, dans l’espace objectif infini, le monde objectif ; ainsi maintenant, dans l’espace subjectif, dans l’espace perçu, le monde subjectif de cette perception apparaît constitué identiquement. Mais ce dernier, en outre, a sur l’autre un avantage : il sait que cet espace qui est là au dehors est infini ; il peut même énoncer par avance, sans y être d’abord allé voir, avec une absolue exactitude, l’ensemble des rigoureuses lois qui régissent tous les rapports possibles et non encore réalisés de cet espace ; il peut apporter des affirmations également catégoriques sur le cours du temps, de même aussi sur le rapport de cause à effet qui préside au dehors au changement des choses. Je suppose qu’à la réflexion tout cela apparaîtra suffisamment absurde et nous amènera ainsi à la conviction que ce monde absolument objectif, extérieur au cerveau, indépendant de lui et antérieur à toute connaissance, que nous nous imaginions avoir d’abord conçu, n’était déjà précisément rien d’autre que le second monde, le monde subjectivement connu, le monde de la représentation, qui est le seul que nous soyons capables de réellement penser. Nous sommes ainsi obligés d’admettre que le monde tel que nous le connaissons n’existe aussi que pour notre connaissance, qu’il n’existe donc que dans notre représentation et non pas encore une fois en dehors d’elle.


Réalisme et matérialisme. Idéalisme et spiritualisme.

Le réalisme conduit nécessairement au matérialisme. Car si la perception empirique nous donne les choses telles qu’elles sont en soi et indépendamment de notre connaissance, elle nous donne aussi l’ordre des choses en soi, l’ordre véritable, total et unique, de l’Univers. Sur cette voie, on arrive nécessairement à admettre qu’il n’existe qu’une seule chose en soi, la matière, dont toutes les autres choses ne sont que des modifications, puisqu’on tient ici l’ordre de la nature pour l’ordre universel unique et absolu. Afin d’échapper à ces conséquences que le règne du réalisme, tant qu’il demeura incontesté, rendait inévitables, on institua le spiritualisme, lequel consiste à admettre, en dehors et à côté de la matière, une seconde substance, une substance immatérielle. Ce dualisme spiritualiste, aussi peu conforme à l’expérience qu’aux preuves logiques, et d’ailleurs inintelligible, a été nié par Spinoza ; Kant en a démontré la fausseté, et il pouvait se le permettre, puisqu’en même temps il instaurait les droits de l’idéalisme. Si, en effet, le réalisme tombe, le matérialisme, auquel on avait imaginé d’opposer le spiritualisme, tombe aussi de lui-même, en ce sens que la matière et l’ordre de la nature deviennent désormais un pur phénomène, conditionné par l’intellect, et dont l’existence est tout entière dans la représentation de cet intellect. Ainsi, pour se sauver du matérialisme, le spiritualisme est un expédient illusoire et faux ; le vrai moyen de salut est dans l’idéalisme, qui, en faisant dépendre de nous le monde objectif, fait contrepoids à la dépendance où l’ordre de la nature nous place à l’égard de lui. Le monde dont je me sépare quand la mort est venue, n’était pas ailleurs que ma représentation. Ainsi le centre de gravité de l’existence est replacé dans le sujet. Ce qui est démontré, ce n’est pas, comme dans le spiritualisme, l’indépendance de l’être connaissant à l’égard de la matière, mais bien la dépendance de tout ce qui est matière à l’égard de l’être connaissant. Evidemment ceci n’est pas aussi facile à saisir et d’un maniement aussi aisé que le spiritualisme avec ses deux substances ; mais χαλεπα τα ϰαλα. (Tout ce qui est beau est difficile.)


Sur la « réalité » du monde sensible.

La controverse sur la réalité du monde sensible repose sur l’extension abusive qu’on donne à la valeur du principe de raison en l’appliquant au sujet ; avec ce malentendu comme point de départ, les adversaires aux prises n’ont jamais pu arriver à comprendre eux-mêmes la question qu’ils se posaient. D’une part, le dogmatisme réaliste, considérant la représentation comme un effet produit par l’objet, veut séparer ces deux choses, représentation et objet, qui précisément n’en font qu’une, et admettre une cause de la représentation complètement différente d’elle, un objet en soi, indépendant du sujet ; notion parfaitement inconcevable, car précisément l’objet, déjà en tant qu’objet, implique toujours le sujet, c’est-à-dire qu’il n’est jamais rien d’autre que sa représentation. Le scepticisme, d’autre part, contrairement au réalisme, mais partant des mêmes prémisses fausses, prétend que la représentation ne nous donne toujours que l’effet et jamais la cause, donc jamais l’être des objets, mais seulement l’effet qu’ils produisent ; que celui-ci pourrait fort bien n’avoir aucune ressemblance avec celui-là ; bien plus, qu’il est peut-être complètement faux d’admettre en principe cet être des objets, puisque la loi de causalité, comme le veut le scepticisme, ne se tire qu’après coup de l’expérience, dont la réalité doit reposer à son tour sur cette loi. — A ces deux partis, réalistes et sceptiques, il convient de faire entendre : d’abord, qu’objet et représentation sont une seule et même chose ; ensuite, que l’être des objets perçus, c’est précisément l’effet qu’ils produisent, que c’est précisément dans cette « effectivité » que consiste la réalité des choses et qu’il y a non-sens et contradiction à réclamer une existence de l’objet hors de la représentation du sujet, aussi bien qu’un « être » des choses réelles différent de leur action ; que, par conséquent, la connaissance de l’effet produit par un objet perçu épuise aussi du même coup cet objet, pour autant qu’il est objet, c’est-à-dire représentation, parce qu’en dehors de cela il ne reste rien d’autre en lui pour la connaissance. En ce sens, donc, le monde que nous percevons dans le temps et dans l’espace et qui, tel qu’il se fait connaître, n’est rien d’autre que causalité, ce monde est parfaitement réel ; il est absolument ce pour quoi il se donne, et il se donne tout entier et sans restriction comme représentation, cohérent avec lui-même selon la loi de causalité. C’est là sa réalité empirique. Mais, d’autre part, toute causalité n’existe que dans l’intellect et pour l’intellect ; tout ce monde réel, c’est-à-dire « effectif », est toujours, comme tel, conditionné par l’intellect et n’est rien sans lui. Ce n’est pas seulement pour cette raison, mais c’est parce qu’il est déjà impossible en principe de penser sans contradiction un objet sans sujet, qu’il nous faut purement et simplement nier la réalité du monde sensible telle que la conçoit le réaliste dogmatique, c’est-à-dire comme indépendante du sujet. Le monde entier des objets est et demeure représentation, et pour cela précisément reste tout entier et à jamais conditionné par le sujet ; c’est-à-dire qu’il a une idéalité transcendentale. Mais il n’est, de ce fait, ni un mensonge, ni une illusion ; il se donne pour ce qu’il est, pour une représentation ; plus exactement, pour une série de représentations, dont le lien commun est le principe de raison. Comme tel, même quant à sa signification la plus intime, ce monde est intelligible au sens commun ; si lui parle un langage parfaitement clair et distinct. Il n’y a que des esprits déformés par la manie du sophisme qui puissent imaginer de disputer sur sa réalité.


Sujet et objet. Du Matérialisme.

L’erreur fondamentale de tous les systèmes est d’avoir méconnu cette vérité, que l’intellect et la matière sont corrélatifs, c’est-à-dire que l’un n’est là que pour l’autre, que tous deux sont donnés et supprimés du même coup, que l’un n’est que le réflexe de l’autre, bien plus, qu’ils sont au fond une seule et même chose, considérée sous deux faces différentes, à savoir — et ici j’anticipe — la manifestation du Vouloir, qui est la « chose en soi » ; en d’autres termes, qu’ils sont tous deux secondaires, et qu’il ne faut par conséquent chercher l’origine du monde ni dans l’un, ni dans l’autre.

Pour nous, nous ne sommes partis ni de l’objet ni du sujet, mais bien de la représentation, qui déjà les contient et les présuppose tous deux, puisque sa forme la plus générale et la plus essentielle est précisément qu’elle se décompose en objet et en sujet.

Par cette méthode, notre point de vue se distingue absolument de toutes les philosophies qui ont jamais été tentées, lesquelles sont toujours parties soit de l’objet, soit du sujet, cherchant à expliquer l’un par l’autre, et cela selon le principe de raison suffisante ; pour nous, au contraire, nous soustrayons le rapport entre objet et sujet à l’empire de ce principe, pour ne lui laisser que l’objet.

C’est là où elle se présente sous la forme du matérialisme proprement dit, que la méthode qui part de l’objet se montre le plus conséquente et que son application a le plus de portée. Le matérialisme pose la matière, et avec elle le temps et l’espace, comme absolument existants, sans tenir compte de leur rapport avec le sujet, qui est cependant l’unique lieu de leur existence. Puis il prend la loi de causalité comme fil conducteur dans la marche qu’il prétend suivre, faisant d’elle l’ordre unique et absolu des choses, une veritas æterna, et omettant ainsi l’intellect, dans lequel seul et pour lequel seul il y a causalité. Il cherche ensuite à déterminer l’état premier, l’état le plus simple de la matière, et à en dégager successivement tous les autres, en remontant du pur mécanisme au chimisme, de là à la polarité, à la végétation et à l’animalité ; après quoi, à supposer que la chose lui réussît, le dernier anneau de la chaîne serait la sensibilité animale, la connaissance, qui apparaîtrait ainsi comme une simple modification de la matière, un état de celle-ci, développé et amené par la série des causes. Admettons que nous ayons pu suivre jusqu’ici le matérialisme, en appuyant ses dires de représentations concrètes. Mais alors, parvenus avec lui à ce sommet, nous aurions tout à coup l’impression de sortir d’un rêve, et nous serions pris subitement d’un rire homérique, à nous apercevoir que son résultat final si péniblement amené, la connaissance, était déjà impliqué comme une condition sine qua non dans son tout premier point de départ, la simple matière, et que, tout en nous figurant jusqu’alors avoir pensé la matière, nous n’aurions en réalité pensé que le sujet où elle est représentée, l’œil qui la voit, la main qui la sent, l’intellect qui la connaît. Ainsi se dévoilerait, imprévue, l’énorme pétition de principe : brusquement, le dernier membre de la chaîne se révélerait comme le point d’attache où le premier était déjà suspendu, et la chaîne elle-même comme un cercle ; et le matérialiste apparaîtrait semblable au baron de Münchhausen qui, nageant à cheval dans une rivière, soutient son cheval au-dessus de l’eau avec ses jambes et, ramenant en avant la queue de sa perruque, la tire en l’air pour s’y suspendre lui-même.


De l’intellect pur.

La manifestation première et la plus simple de l’intellect, celle qui ne fait jamais défaut, c’est la perception du monde réel ; elle consiste uniquement à reconnaître la cause à son effet ; c’est pourquoi toute perception est intellectuelle. L’intellect, cependant, n’atteindrait jamais à cette perception, s’il ne s’exerçait sur lui une action quelconque qu’il pût enregistrer et qui pût lui servir de point de départ. Cette action, c’est celle qui se produit sur le corps animal. Celui-ci est donc, en ce sens, l’objet immédiat du sujet ; il est l’intermédiaire de la perception de tous les autres objets. Les modifications que subit chaque corps animal sont immédiatement connues, c’est-à-dire ressenties, et du fait que l’impression produite est rap- portée instantanément à sa cause, la perception de cette cause surgit en tant que perception d’un objet. Ce rapport qu’établit l’intellect n’est nullement une conclusion par concepts abstraits ; il n’est dû ni à la réflexion, ni au bon plaisir, mais il se produit immédiatement, nécessairement et sûrement. C’est là le mode de connaissance de l’intellect pur, sans lequel il n’y aurait jamais perception, mais seulement une conscience obscure et vague, quasi-végétale, des modifications éprouvées par l’objet immédiat, lesquelles se succéderaient sans présenter aucune signification, à moins qu’elles n’en eussent une pour le Vouloir en tant que douleur ou plaisir. Mais, de même qu’avec l’apparition du soleil, le monde visible se trouve là, ainsi, d’un seul coup, par sa fonction unique et simple, l’intellect transforme en perception la sensation vague et dépourvue de sens. Ce que l’œil, ce que l’oreille, ce que la main ressentent, n’est point perception ; ce sont de simples données. C’est seulement quand l’intellect passe de l’effet à la cause que le monde est là, comme perception, étendu dans l’espace, changeant quant à sa forme, persistant quant à sa matière dans l’infini du temps.

De ce qui précède, il suit que tous les animaux même les plus imparfaits, ont un intellect ; car tous ont la connaissance des objets, laquelle détermine, comme motif, leurs mouvements. — L’intellect est le même chez tous les animaux et chez tous les hommes ; il a partout la même forme simple : perception de la causalité, passage de l’effet à la cause et de la cause à l’effet ; rien de plus. Mais les degrés de son acuité et l’étendue de sa sphère varient considérablement ; il y a une gradation multiple de manifestations fort diverses, depuis le degré le plus bas, où l’intellect ne fait que reconnaître le rapport de causalité entre l’objet immédiat et l’objet non-immédiat, où il suffit exactement à établir le lien entre l’impression éprouvée par le corps et la cause de cette impression, et à percevoir cette cause en tant qu’objet dans l’espace, jusqu’aux degrés supérieurs où il reconnaît la relation causale qui relie entre eux les divers objets non-immédiats, faculté qui peut s’élever jusqu’à la compréhension des enchaînements les plus complexes de causes et d’effets dans la nature. Car cette dernière opération, elle aussi, appartient à l’intellect et non pas à la raison, dont les concepts abstraits ne peuvent servir qu’à recueillir ces données de la compréhension directe, à les fixer et à les relier, mais ne peuvent jamais par eux-mêmes faire naître la compréhension. Chacune des forces et chacune des lois de la nature, chacun des cas où elles se manifestent, doit d’abord être directement reconnu, intuitivement saisi par l’intellect, avant de devenir connaissance in abstracto de la raison en pénétrant dans la conscience réfléchie. C’est une conception intuitive et immédiate de l’intellect que la découverte, par Hookes, de la loi de la gravitation, ainsi que la réduction, confirmée peu après par les calculs de Newton, d’un grand nombre de phénomènes à cette seule loi ; de même aussi la découverte, par Lavoisier, de l’oxygène et de son rôle capital dans la nature ; de même encore la découverte de Goethe sur l’origine des couleurs physiques. Toutes ces découvertes ne sont rien d’autre qu’une réduction juste, directement opérée, de l’effet à sa Cause, par où l’intellect peut ensuite saisir l’identité de la force naturelle qui se manifeste dans toutes les causes de même sorte ; et l’ensemble de cette vision pénétrante de l’esprit est une manifestation, différente seulement par le degré, de la même et unique fonction de l’intellect par laquelle l’animal, lui aussi, perçoit comme objet dans l’espace la cause qui agit sur son corps. Aussi toutes ces grandes découvertes sont-elles, précisément comme la simple perception et d’ailleurs toute manifestation de l’intellect, une vue immédiate de l’esprit et, comme telles, l’œuvre d’un instant, un « aperçu », une lumière subite, et non pas le produit d’une série de déductions in abstracto ; ces dernières, en revanche, servent à fixer la connaissance intellectuelle directe en la mettant sous forme de concepts, c’est-à-dire à la rendre distinctement intelligible et par là-même susceptible d’être énoncée, d’être « signifiée » à autrui. — Cette acuité dans la perception des relations causales qui relient entre eux les objets non-immédiats de la connaissance, ne trouve pas seulement son emploi dans la science de la nature (qui lui est redevable de toutes ses découvertes), mais aussi dans la vie pratique, où elle a nom finesse ou habileté, alors que dans son autre application il est préférable de l’appeler perspicacité, sagacité, pénétration. Strictement parlant, les mots de finesse ou d’habileté désignent uniquement l’intellect en tant que fonctionnant au service du Vouloir. Il n’est pas possible cependant de jamais tracer des limites parfaitement nettes entre ces diverses notions, puisqu’il s’agit toujours de la même fonction du même intellect, fonction qui s’exerce déjà chez l’animal par la perception des objets dans l’espace, et qui à son plus haut degré de pénétration, tantôt dégage de certains effets donnés les causes inconnues des phénomènes de la nature, et fournit à la raison matière à concevoir et à formuler ces règles générales que sont les lois naturelles ; tantôt, en faisant servir des causes déjà connues à produire des effets prémédités, invente des machines compliquées et ingénieuses ; tantôt, s’exerçant dans le domaine de la loi des motifs, perce à jour et déjoue des intrigues subtilement ourdies, ou encore permet à un individu de placer lui-même les hommes en présence des mobiles auxquels il les sait respectivement accessibles, pour les mettre en mouvement à son gré, telles des machines au moyen de leviers et de rouages, et les faire servir à ses fins personnelles.


{{d[L’intellect des animaux.}} Les animaux ont un intellect, sans avoir de raison, ce qui veut dire qu’ils ont une connaissance sensible, mais point de connaissance abstraite ; ils perçoivent exactement ; ils saisissent aussi le lien causal immédiat ; les animaux supérieurs le saisissent même à travers plusieurs membres de son enchaînement ; cependant ils ne pensent pas à proprement parler. Car il leur manque les concepts, c’est-à-dire les représentations abstraites. La première conséquence de cette lacune, c’est l’absence chez les animaux, même les plus intelligents, d’une véritable mémoire, absence qui constitue la principale différence entre leur conscience et la conscience humaine. L’état proprement réfléchi, le complet recueillement de l’esprit repose en effet sur une conscience distincte du passé et de l’avenir possible comme tels, et en connexion avec le présent. La mémoire proprement dite, celle qu’exige cet état d’esprit, doit donc être un ressouvenir ordonné et cohérent de la pensée, lequel n’est possible que grâce aux concepts généraux, dont le secours est indispensable pour se rappeler même les connaissances purement individuelles et particulières. Car la masse, impossible à embrasser, des objets et des faits de même ordre et de même nature qui remplissent le cours de notre vie, nous empêche de posséder directement un souvenir concret et individuel de chacun d’eux ; c’est pourquoi nous ne pouvons conserver tous ces éléments qu’en les absorbant et en les groupant sous des notions générales et en les ramenant à quelques rubriques relativement peu nombreuses, grâce auxquelles nous avons sans cesse à notre disposition une vue d’ensemble ordonnée et suffisante de notre passé. Il n’y a guère que quelques scènes isolées de ce passé que nous puissions nous représenter à nouveau de façon sensible ; à part cela, de tout le temps écoulé depuis lors et de son contenu nous ne sommes conscients qu’in abstracto, grâce aux notions de choses et aux notions de nombres qui remplacent en nous le contenu des jours et des années. La mémoire des animaux, par contre, comme tout leur intellect, est bornée au sensible ; elle consiste uniquement dans le retour d’une impression qui s’annonce comme ayant déjà été éprouvée, en ce sens que la perception actuelle ravive les traces d’une perception antérieure ; le souvenir ne se produit donc jamais ici que par l’intermédiaire de la réalité présente, laquelle, précisément parce qu’elle est présente, réveille la sensation et la disposition que le fait antérieur analogue avait provoquées. C’est ainsi que le chien reconnaît les familiers de son maître, distingue des amis et des ennemis, retrouve facilement le chemin déjà parcouru et les maisons déjà visitées, et qu’il est transporté immédiatement par la vue d’une canne ou d’une assiette dans la disposition correspondante. C’est sur l’utilisation de cette mémoire liée au sensible et de la puissance, si considérable chez les animaux, de l’habitude, que reposent toutes les variétés de dressage ; aussi y a-t-il entre le dressage et l’éducation humaine exactement la même différence qu’entre la perception et la pensée.

La vie de l’animal est donc un « présent » perpétuel. Il vit au jour le jour, sans aucun recueillement, toujours entièrement absorbé dans l’instant actuel ; d’ailleurs, la grande masse des êtres humains eux- mêmes vivent avec un minimum de recueillement. Une autre conséquence de la constitution intellectuelle des animaux, c’est l’exacte adaptation de leur conscience au milieu qui les entoure. Entre l’animal et le monde extérieur, il n’y a rien ; entre nous et ce monde extérieur il y a toujours encore nos pensées sur ce monde, qui nous le rendent souvent inaccessible. Chez les enfants seuls et les hommes très rudimentaires, cette cloison est parfois si mince, que pour savoir ce qui se passe en eux, il n’y qu’à regarder ce qui se passe autour d’eux. Pour les mêmes raisons les animaux ne sont capables ni de préméditation, ni de feinte : ils n’ont rien derrière la tête. À ce point de vue, le chien est à l’homme ce qu’une coupe de verre est à une coupe de métal ; c’est là une des raisons qui nous le rendent si cher.


Du temps.

L’idéalité du temps, découverte par Kant, est au fond déjà contenue dans la loi mécanique de l’inertie. Car que dit en somme cette loi, sinon que le temps pur est incapable de produire aucun effet physique ? En lui-même et à lui seul, il ne peut rien changer au mouvement ou au repos d’un corps. De cela déjà il résulte que le temps n’est pas quelque chose de physiquement réel, mais qu’il a une idéalité transcendentale, c’est-à-dire qu’il n’a pas son origine dans les choses mais dans le sujet connaissant. S’il était inhérent aux choses elles-mêmes et en soi, à titre de propriété ou d’accident, son quantum, en d’autres termes sa longueur ou sa briéveté, devrait pouvoir y apporter des changements. Or le temps ne peut rien de semblable ; au contraire, il s’écoule sur les choses sans les marquer de la moindre trace. Car seules les causes sont effectives au cours du temps, mais en aucune façon le cours du temps lui-même. C’est pourquoi, lorsqu’un corps a été soustrait à toutes les actions chimiques — ainsi le mammouth dans la banquise de la Léna, le moucheron dans un morceau d’ambre, un métal précieux dans un air absolument sec, les antiquités égyptiennes (jusqu’à des perruques) à l’abri de toute humidité dans leurs cryptes rocheuses — des milliers d’années n’y peuvent rien changer. C’est cette inefficacité absolue du temps qui se manifeste dans le domaine mécanique sous la forme de la loi d’inertie. Une fois qu’un corps a été mis en mouvement, il n’y a point de temps qui soit capable de lui enlever ce mouvement, ou seulement de le ralentir ; celui-ci est absolument infini, à moins que des causes physiques ne viennent lui faire obstacle ; de même qu’un corps au repos repose éternellement, si des causes physiques n’interviennent pas pour le mettre en mouvement. On en peut donc déjà conclure que le temps est quelque chose qui ne concerne pas les corps, qu’eux et lui ne sont pas de même nature, en ce sens que la réalité que nous reconnaissons aux corps ne peut être attribuée au temps ; que celui-ci est donc absolument idéal, c’est-à-dire qu’il appartient uniquement à notre appareil de représentation, alors qu’au contraire les corps, par leurs qualités et par leurs effets multiples et divers, témoignent qu’ils ne sont pas quelque chose de purement idéal, mais qu’en eux se manifeste en même temps une réalité objective, une chose existant en soi ; aussi différente, d’ailleurs, que cette « chose en soi » puisse être de sa manifestation.

Le temps, c’est ce mécanisme de notre intellect grâce auquel ce que nous concevons comme futur paraît ne pas exister actuellement ; illusion qui disparaît aussitôt que l’avenir est devenu présent. Dans certains rêves, dans la clairvoyance somnambulique et la seconde vue, cette forme trompeuse est momentanément écartée ; c’est pourquoi l’avenir s’y présente comme actuel. On s’explique ainsi pourquoi les tentatives qu’on a faites parfois pour déjouer les prédictions des personnes douées de seconde vue, fût-ce même sur des points accessoires, devaient nécessairement échouer ; car les événements prédits ont été vus dans leur réalité, déjà existante au moment de la prédiction, comme nous-mêmes percevons le seul présent ; ils ont donc la même immuabilité que le passé.

Pareillement, la nécessité de tout ce qui arrive, c’est-à-dire de tout ce qui surgit successivement dans le temps, nécessité qui se traduit par l’enchaînement des causes et des effets, n’est rien d’autre que la manière dont nous percevons, sous la forme du temps, une existence une et immuable.

Au fond, la conscience de l’idéalité du temps est déjà à la base de la notion d’éternité, qui a toujours existé. L’éternité est en effet par essence le contraire du temps, et c’est bien ainsi que tous les esprits un peu pénétrants l’ont toujours comprise, ce qui implique qu’ils avaient le sentiment que le temps n’est que dans notre intellect et non pas dans l’essence des choses. Il n’y a jamais eu que les intelligences tout à fait inférieures pour ne pas savoir interpréter cette notion d’éternité autrement que comme un temps sans fin. C’est ce qui obligea les scholastiques à créer des formules telles que celle-ci : aeternitas non est temporis successio sine fine, sed Nunc stans. Platon, d’ailleurs, n’avait-il pas déjà dit dans le Timée, et Plotin après lui : αιωνος ειϰων ϰινητη ο χρονος (le temps est l’image mobile de l’éternité) ? Dans le même sens, on pourrait dire aussi que le temps est une éternité déployée, et s’appuyer là-dessus pour affirmer que s’il n’y avait

pas d’éternité, le temps n’existeraît pas non plus.
De l’espace.

La preuve la plus évidente, et aussi la plus simple, de l’idéalité de l’espace, c’est le fait que nous ne pouvons pas le supprimer par la pensée, comme toutes les autres choses. Nous ne pouvons que le vider ; nous pouvons en ôter tout, absolument tout ; nous pouvons tout faire disparaître ; nous pouvons fort bien nous représenter l’intervalle entre les étoiles fixes comme absolument vide, et d’autres choses analogues. De l’espace lui-même, de l’espace seul nous ne pouvons nous débarrasser d’aucune maniére ; quoi que nous fassions, où que nous nous tournions, il est là, et n’a de fin nulle part ; car il est à la base de toutes nos représentations et leur condition première, Ceci démontre de façon absolument sûre, qu’il appartient à notre intellect lui-même, qu’il en fait partie intégrante, et cela comme la trame initiale de ce canevas, où vient se projeter, préfiguré par elle, le monde bigarré des objets. Car, dès l’instant qu’un objet doit être figuré, l’espace se présente, et il accompagne ensuite tous les mouvements, tous les détours, toutes les entreprises de l’intellect occupé à percevoir, aussi obstinément que les lunettes posées sur mon nez accompagnent tous les mouvements et toutes les évolutions de ma personne, ou que l’ombre accompagne mon corps. Si je remarque qu’une chose est avec moi partout et en toutes circonstances, j’en conclus qu’elle est attachée à moi ; ainsi, par exemple, quand je retrouve partout une odeur particulière à laquelle je voudrais échapper. Il n’en va pas autrement de l’espace : quoi que je puisse penser, quelque monde que je puisse me représenter, l’espace est toujours là d’abord et ne veut pas céder. Si maintenant, comme il appert évidemment de tout cela, cet espace est une fonction, et même une fonction fondamentale, de mon intellect, son idéalité, qu’il en faut déduire, s’étend nécessairement à tous les éléments qui participent de l’espace, c’est-à-dire qui figurent en lui. Ceux-ci peuvent fort bien avoir par ailleurs et en eux-mêmes une existence objective ; mais pour autant qu’ils occupent l’espace, en d’autres termes, pour autant qu’ils ont une forme, une dimension et un mouvement, ils sont subjectivement déterminés. Même les calculs astronomiques, si exacts et si concordants, ne sont possibles que parce que l’espace est en réalité dans notre tête. Par conséquent nous ne connaissons pas les choses telles qu’elles sont en soi, mais seulement telles qu’elles apparaissent. C’est là la grande doctrine du grand Kant.

Quand je dis : « dans un autre monde », c’est une grande sottise de demander : «  est donc cet autre monde ? » Car l’espace, qui seul prête un sens à toute espèce de « où », appartient précisément à ce monde-ci, en dehors duquel il n’y a point de « où » — Le repos, la paix et la béatitude habitent là seulement où il n’y a point de « où » ni de « quand ».


De la causalité.

La seule vraie façon de formuler la loi de causalité est celle-ci : tout changement a sa cause dans un autre changement qui lui est immédiatement antérieur. Quand quelque chose se passe, c’est-à-dire quand un nouvel état survient, c’est-à-dire quand quelque chose change, il faut qu’immédiatement auparavant quelque chose d’autre ait changé ; et, avant ce quelque chose d’autre, encore quelque chose d’autre ; et ainsi de suite, en remontant jusqu’à l’infini. Car une première cause est aussi impossible à penser qu’un commencement du temps ou une limite de l’espace. La loi de causalité ne contient rien de plus que ce que je viens d’énoncer ; ses prétentions ne peuvent donc se faire valoir que dans le domaine des changements. Aussi longtemps que rien ne change, il n’y a pas à chercher de cause ; car il n’y a aucune raison a priori qui permette de conclure de l’existence des choses données, c’est-à-dire des états de la matière, à leur non-existence antérieure, et de celle-ci à leur apparition, c’est-à-dire à un changement. Ainsi la simple existence d’une chose n’autorise pas à conclure qu’elle ait une cause. Il peut cependant y avoir des raisons a posteriori, tirées de l’expérience passée, qui permettent de supposer qu’un état donné n’a pas toujours été tel, mais qu’il a pris naissance par suite d’un autre, donc par un changement ; de ce changement il y a lieu dès lors de chercher la cause, puis la cause de cette cause, et nous voilà dès lors engagés dans cette marche rétrograde à l’infini où vous induit toujours l’application de la loi de causalité.

J’ai dit plus haut : « les choses, c’est-à-dire les états de la matière » ; car le changement et la causalité ne concernent que des états. Ce sont ces états qu’on comprend sous le nom de forme, au sens large du terme. Or seules les formes changent ; la matière persiste. Seule donc aussi la forme est soumise à la loi de causalité. C’est en donnant un sens trop large à la notion abstraite de cette causalité, qu’on en vint à étendre subrepticement et abusivement son application à la chose prise absolument et en elle-même, à son essence et à son existence tout entière, c’est-à-dire aussi à la matière, jusqu’à se croire finalement autorisé à poser la question d’une cause du monde. C’est ici l’origine de la preuve cosmologique (de l’existence de Dieu). La démonstration qu’on en fait part en réalité de ce raisonnement, que rien ne justifie, et qui consiste à conclure de l’existence du monde à une non-existence de ce monde, laquelle aurait précédé son existence ; mais elle aboutit finalement à une terrible inconséquence, qui est de supprimer purement et simplement cette même loi de causalité, dont elle tirait toute sa force, en ce sens qu’elle s’arrête à une cause première et refuse d’aller plus loin, terminant ainsi, en quelque sorte, son œuvre par un parricide ; comme les abeilles qui tuent leurs faux-bourdons une fois que ceux-ci se sont acquittés de leur service. C’est d’ailleurs à une preuve cosmologique masquée, parce que honteuse, que se ramènent tous les bavardages sur l’Absolu, qui depuis soixante ans, à la face de la Critique de la raison pure, passent en Allemagne pour de la philosophie. Qu’est-ce en effet que cet Absolu ? Quelque chose qui est là tout à coup, une bonne fois, et dont il est interdit (sous peine de châtiments) de se demander d’où il sort et pourquoi il est là. Bref, une pièce de cabinet pour professeurs de philosophie ! — Quant à la preuve cosmologique honnêtement présentée, elle a encore ceci contre elle, qu’en admettant une cause première, c’est-à-dire un premier commencement dans un temps qui est par essence sans aucun commencement, nous sommes obligés de renvoyer ce commencement toujours plus haut, en nous demandant chaque fois : pourquoi pas plus tôt ? Il nous faut même le renvoyer si haut, qu’il n’est plus possible de jamais redescendre de là jusqu’au présent, contraints que nous sommes de nous étonner sans cesse que ce présent ne fût pas déjà « présent » il y a des millions d’années. D’une façon générale, la loi de causalité s’applique donc à tout ce qui est dans le monde, mais non pas à ce monde lui-même ; car elle lui est immanente, et non pas transcendante. Cela tient, en dernière analyse, à ce qu’elle n’est rien d’autre qu’une des formes de notre intellect et qu’elle dépend de lui comme tout le monde objectif, qui est de ce fait un pur phénomène.


De la raison et des concepts abstraits.

Comme de la lumière directe du soleil à la lumière d’emprunt reflétée par la lune, ainsi, de la représentation sensible, immédiate, qui existe par elle-même et se garantit elle-même, nous passons maintenant à la connaissance réfléchie, aux concepts abstraits et discursifs de la raison, lesquels tiennent tout leur contenu de cette connaissance sensible et n’ont de sens que par rapport à elle.

En dehors des représentations que nous avons examinées jusqu’ici et qui se ramènent soit au temps, à l’espace et à la matière, si nous considérons l’objet, soit à la « sensibilité pure » et à l’intellect (connaissance de la causalité), si nous considérons le sujet, il s’est développé en outre chez l’homme — et chez lui seul parmi tous les habitants de la terre — une autre faculté de connaissance, une espèce complètement nouvelle de conscience, qu’on a appelée, avec un si juste pressentiment de sa vraie nature, la réflexion. Car elle est bien en réalité un reflet, un dérivé de cette connaissance primaire qu’est la connaissance sensible, bien qu’elle en diffère essentiellement par sa nature et sa constitution, bien qu’on n’y retrouve pas les mêmes formes, et que le principe de raison, qui régit tout le monde des objets, revête ici une tout autre figure. C’est cette conscience nouvelle, cette conscience élevée à la seconde puissance, cette connaissance « réfléchie » sous forme de concepts non-sensibles de la raison, et « abstraite » de toutes les données intuitives, qui seule confère à l’homme cette faculté de recueillement, par où sa conscience se distingue si complètement de celle de l’animal, et par où toute sa façon de se comporter sur cette terre diffère tellement de celle de ses frères dépourvus de raison. Il les dépasse dans la même mesure en puissance et en faculté de souffrance. Eux vivent dans le seul présent ; lui vit encore dans le passé et dans le futur. Ils satisfont les besoins de l’instant ; lui pourvoit par les établissements les plus ingénieux à son avenir, et même à un avenir qu’il ne vivra pas lui-même.

On pourra se faire une idée de la valeur inestimable des concepts, et par là-même de la raison, si, après avoir considéré la multitude et la diversité infinie des objets et des états successivement et simultanément existants, on songe que le langage et l’écriture (ces signes des concepts) sont néanmoins capables de nous fournir une notion exacte de chaque chose et de chaque rapport, quel que puisse être le temps et le lieu de son existence ; parce que, précisément, un petit nombre de concepts embrassent une infinité d’objets et d’états, et y suppléent. — Comme on peut l’observer sur soi-même, l’abstraction consiste à rejeter un bagage inutile aux fins de pouvoir manier plus facilement les connaissances qu’il s’agit de comparer et, pour cela, de déplacer et de remuer en tous sens. Quand nous abstrayons, nous nous débarrassons d’une foule d’éléments non essentiels, pour nous simples éléments de confusion, contenus dans les choses réelles, et nous opérons avec quelques déterminations peu nombreuses, mais essentielles, conçues in abstracto. Mais comme précisément les concepts généraux ne se forment qu’en supprimant mentalement et en mettant de côté certaines déterminations de la réalité, étant ainsi d’autant plus vides qu’ils sont plus généraux, cette opération n’a d’autre utilité que de transformer et de parfaire des connaissances déjà acquises ; même quand nous tirons des prémisses contenues dans ces connaissances une conclusion, nous ne faisons rien de plus. Au contraire, les vues primaires, les vues neuves ne peuvent être puisées qu’à la connaissance sensible, seule pleine et seule riche, avec l’aide du jugement. — D’autre part, comme le contenu des concepts est en raison inverse de leur amplitude, en ce sens que, plus il y a de choses pensées sous un concept, moins il y a de choses pensées en lui, il s’en suit que les concepts forment une échelle, une hiérarchie, allant du plus spécial au plus général. Le « réalisme » et le « nominalisme » scolastiques sont ainsi bien près d’avoir raison tous deux, le premier à l’extrémité inférieure, le second à l’extrémité supérieure de l’échelle. Car le concept le plus spécial est déjà presque l’individu, c’est-à-dire qu’il est déjà presque réel ; et le concept le plus général, par exemple « l’être » (l’infinitif de la copule), n’est déjà presque rien qu’un mot. Aussi les systèmes philosophiques qui se meuvent uniquement dans ces concepts très généraux, sans redescendre jusqu’au réel, confinent-ils au pur verbiage. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à lire les ouvrages de l’école de Schelling, ou encore mieux, ceux des Hégéliens.


Du langage.

L’animal ressent et perçoit ; l’homme, par surcroît, pense et sait ; tous deux veulent. L’animal fait part de ses sensations et de ses dispositions par des mouvements et par des sons ; l’homme communique à autrui des pensées par le langage, ou les lui dissimule par le langage. Le langage est le premier produit et l’instrument indispensable de la raison. Aussi le grec et l’italien désignent-ils raison et langage par le même mot : ό λογος, il discorso. Vernunft (raison) vient de vernehmen (entendre), qui n’est pas synonyme de hæren (ouïr), mais qui signifie prendre intérieurement conscience de la pensée communiquée par les mots. C’est grâce seulement à l’aide du langage que la raison atteint à ses résultats les plus importants : l’activité concordante de plusieurs individus, l’action commune et concertée de milliers d’hommes, la civilisation, l’état ; d’autre part aussi la science, la conservation de l’expérience passée, la communication de la vérité, la propagation de l’erreur, les créations de la pensée et de la poésie, les dogmes et les superstitions.

Le lien étroit qui rattache le concept au mot, c’est-à-dire la raison au langage, peut s’expliquer, en dernière analyse, de la façon suivante. L’ensemble de notre conscience, avec ses perceptions intérieures et extérieures, a toujours et partout le temps pour forme. Les concepts, en revanche, étant des représentations issues d’une abstraction, des représentations purement générales et détachées des choses particulières, ont par là-même une existence qui, pour être dans une certaine mesure objective, n’en est pas moins indépendante de toute succession de temps. Aussi, pour qu’ils puissent pénétrer dans l’actualité immédiate d’une conscience individuelle, en d’autres termes être insérés dans une succession de temps, il faut en quelque sorte qu’ils redescendent jusqu’à la nature des choses particulières et, pour cela, qu’ils soient rattachés à une représentation sensible. Cette représentation sensible, c’est le mot. Celui-ci constitue donc le signe sensible du concept et, par suite, le moyen qui permet de le fixer, c’est-à-dire de le rendre présent à la conscience liée à la forme du temps, et d’établir ainsi un lien entre la raison, dont les objets, purement généraux, ne sont que des universalia étrangers au temps et au lieu, et la conscience inséparable du temps, uniquement sensible et, en ce sens, purement animale. C’est grâce seulement à cet intermédiaire que les concepts peuvent être reproduits à volonté, c’est-à-dire conservés et rendus disponibles par la mémoire, condition elle-même indispensable pour exécuter les opérations propres aux concepts, à savoir juger, conclure, comparer, définir, etc.


De l’erreur.

L’animal ne peut jamais s’égarer loin des voies de la nature ; car ses motifs gisent uniquement dans le monde sensible, où il y a place seulement pour le possible, on peut même dire, pour le réel. Dans les notions abstraites, au contraire, dans les pensées et dans les mots, se concentre tout ce qui n’est que mentalement concevable, et par là-même le faux, l’impossible, l’absurde, l’insensé. Tous les hommes ont reçu la raison en partage, mais bien peu le jugement ; il s’en suit que le cerveau humain est un champ ouvert à l’illusion ; pour quiconque entreprend de le persuader, l’homme est une proie offerte à toutes les chimères imaginables, et ces chimères, agissant comme motifs de son Vouloir, peuvent le pousser à des sottises et à des folies de toutes sortes, aux extravagances les plus inouïes. La véritable culture, celle où le jugement va de pair avec la connaissance, ne peut être mise à la portée que d’un petit nombre ; plus rares encore sont ceux qui sont capables de se l’assimiler. Pour la grande masse, il s’y substitue partout une sorte de dressage, qu’on obtient par l’exemple, par l’habitude, en imprimant fortement au cerveau certaines notions, et cela de très bonne heure, c’est-à-dire avant qu’aucune sorte d’expérience, d’intelligence ou de jugement puisse venir déranger cet ouvrage. Des idées sont ainsi inoculées à l’esprit, qui résistent à tous les enseignements postérieurs et demeurent enracinées aussi fortement que si elles étaient innées ; aussi ont-elles été souvent considérées comme telles même par des philosophes. En procédant ainsi, on n’a ni plus ni moins de peine à graver dans les cerveaux ce qui est juste et raisonnable, qu’à y implanter les pires absurdités. C’est ainsi qu’on pourra, par exemple, habituer l’homme à n’approcher de telle ou telle idole qu’avec une terreur sacrée et à ne prononcer son nom qu’en se jetant non seulement de tout son corps, mais aussi de tout son cœur, dans la poussière ; à jouer volontiers sa fortune ou sa vie pour des mots, pour des noms, pour les chimères les plus aventureuses ; à attacher le plus grand honneur ou, au contraire, le plus grand opprobre à un objet quelconque et à traiter chacun en conséquence, soit avec le plus grand respect, soit avec le plus profond mépris ; à se priver de toute nature animale, comme en Inde, ou à dévorer, encore chauds et palpitants, les lambeaux taillés dans la chair d’une bête vivante, comme en Abyssinie ; à manger son semblable, comme en Nouvelle-Zélande, ou à sacrifier ses enfants à Moloch ; à se castrer soi-même ou à se précipiter volontairement dans les flammes d’un bûcher funéraire — en un mot, à tout ce qu’on veut.


La vie mentale et le subconscient.

D’une façon générale, le processus des opérations mentales qui constituent notre vie intérieure, n’est pas aussi simple dans la réalité que dans la théorie. Essayons de nous le figurer en comparant notre esprit à une masse d’eau d’une certaine profondeur. Seule la surface représente nos pensées distinctement conscientes ; la masse même, par contre, ce sont les éléments imprécis, les sentiments, les échos prolongés de nos perceptions et, en général, des données enregistrées par l’expérience, le tout combiné avec les dispositions personnelles du Vouloir, qui est la substance intime de notre être. Or un perpétuel mouvement, plus ou moins accéléré selon le degré de la vivacité intellectuelle, agite cette masse totale de la conscience. Ce qu’il amène à la surface, ce sont les figures et les spectacles nettement évoqués par l’imagination, ou ce sont les pensées distinctes, conscientes, formulées en mots, ainsi que les décisions du Vouloir. Il est rare que le processus de nos opérations mentales et de nos résolutions affleure tout entier à la surface, c’est-à-dire qu’il consiste en une série de jugements nettement conçus et enchaînés. Nous nous efforçons bien de le rendre tel, afin de pouvoir nous l’expliquer à nous-mêmes et en rendre compte aux autres ; mais c’est le plus souvent dans des profondeurs obscures que se poursuit le travail par quoi notre esprit rumine, pour les transmuer en pensées, les matériaux reçus du dehors ; travail dont nous demeurons presque aussi inconscients que de la transformation de nos aliments en sang et en substance corporelle. De là l’incapacité où nous nous trouvons souvent d’expliquer l’origine des pensées qui sont le plus profondément nôtres ; elles naissent du mystère de notre être intime ; à l’improviste, et pour notre propre étonnement, des jugements, des clartés subites, des résolutions surgissent de ces profondeurs. Une lettre nous apporte des nouvelles importantes et inattendues, qui jettent le trouble dans la succession de nos idées et de nos motifs : nous bannissons provisoirement le soin de cette affaire et n’y pensons plus ; mais il arrive parfois que le lendemain, ou les jours suivants, toute la situation, y compris la conduite que nous avons à y tenir, nous apparaisse clairement. La conscience n’est que la surface de notre esprit ; de celui-ci, comme du globe terrestre, nous ne connaissons pas l’intérieur, mais seulement l’écorce.


Intuition et abstraction.

Comme les concepts — nous l’avons déjà vu — empruntent tout leur contenu à la connaissance sensible, et qu’ainsi tout l’édifice de notre monde mental repose sur le monde des perceptions, il faut que de chaque concept nous puissions revenir aux perceptions dont il a été tiré, soit directement, soit en passant par d’autres concepts dont il est lui-même une abstraction. Il faut, en d’autres termes, que nous puissions justifier ce concept par des perceptions, qui ont par rapport aux abstractions la valeur d’un exemple. Ce sont donc les perceptions qui fournissent à notre pensée tout son contenu réel ; manquent-elles quelque part, c’est qu’il n’y avait point de concepts, mais rien que des mots dans notre tête. A ce point de vue notre intellect est comparable à une banque d’émission qui, pour être solidement assise, doit avoir du numéraire en caisse, de façon à pouvoir rembourser en cas de besoin tous les billets qu’elle a émis ; les perceptions sont le numéraire, les concepts sont les billets. — En ce sens, il est très juste d’appeler les perceptions représentations primaires, et les concepts représentations secondaires.

N’avoir sur une chose que des notions abstraites, sans intuition de cette chose, n’en fournit qu’une connaissance toute générale. On ne connaît les choses et leurs rapports réellement et à fond que dans la mesure où on est en état de se les représenter entièrement sous forme de perceptions distinctes et sans l’aide des mots. Expliquer des mots par des mots, comparer des concepts avec des concepts, ce qui est l’occupation de la plupart des philosophes, n’est en réalité qu’un jeu, qui consiste à déplacer en tous sens les sphères de concept, pour voir si elles entrent ou n’entrent pas les unes dans les autres. Tout au plus arrivera-t-on par là à des conclusions ; mais les conclusions, elles non plus, n’apportent pas de connaissance réellement neuve ; elles font voir seulement tout ce qui était contenu dans une notion déjà existante et les points par où celle-ci est applicable à chaque cas donné. Au contraire, contempler et percevoir, faire parler les choses elles-mêmes, saisir entre elles de nouveaux rapports, et ensuite seulement déposer et fixer ces données en des concepts pour s’en assurer la possession durable : c’est là la voie par où s’acquièrent des connaissances nouvelles. Seulement, tandis que tout le monde est à peu près capable de comparer des concepts avec des concepts, comparer le concept avec l’intuition est un don réservé à quelques élus ; c’est une faculté qui suppose, selon qu’elle est plus ou moins développée, de l’esprit, du jugement, de la pénétration, du génie ; tandis que la première, la faculté de déduction, n’engendre guère que des considérations raisonnables.

La substance intime de toute connaissance réelle et authentique est une intuition, et toute vérité nouvelle est le fruit d’une intuition. Tout travail originel de la pensée se fait par images ; c’est pourquoi l’imagination est pour l’esprit un instrument si nécessaire et pourquoi les cerveaux qui en sont dépourvus ne peuvent jamais produire quelque chose de grand, sauf peut-être en mathématiques. Au contraire, les pensées purement abstraites, vides de substance intuitive, sont comme des nuées aux formes irréelles. Le livre même, ou le discours parlé, qu’il s’agisse de doctrine ou de poésie, a toujours pour fin dernière d’amener le lecteur à la même connaissance intuitive qui fut le point de départ de l’auteur ; si ce but lui fait défaut, il est par là-même sans valeur. C’est précisément pour cela que la contemplation et l’observation de tout ce qui est réel, sitôt que l’observateur y rencontre quoi que ce soit de nouveau, est plus instructive que toute parole lue ou entendue. On peut dire au fond que dans n’importe quelle réalité est contenue toute vérité et toute sagesse, et même l’ultime secret des choses. Toujours seulement in concreto, cela va sans dire, et comme l’or est contenu dans le minerai ; le tout est de savoir l’en tirer. Un livre, au contraire, dans le cas le plus favorable, nous apporte une vérité qui est seulement de seconde main, et le plus souvent ne nous en apporte aucune.

Les concepts formés par la raison et conservés par la mémoire ne peuvent jamais être présents à la conscience tous à la fois ; il n’y en a qu’un très petit nombre qui lui soient donnés en temps voulu. Au contraire, par l’énergie avec laquelle elle saisit l’actualité sensible, où, en fait, la substance essentielle de toutes choses est toujours virtuellement contenue et représentée, l’intuition remplit d’un seul coup la conscience de toute sa puissance. C’est ici que gît la supériorité infinie du génie sur l’érudition ; il est à celle-ci ce que le texte d’un classique ancien est à son commentaire.

On trouve dans tous les rangs de la société des hommes intellectuellement supérieurs qui n’ont souvent aucune érudition. Car l’intelligence naturelle peut remplacer presque tous les degrés de culture, tandis qu’aucune instruction ne peut tenir lieu d’intelligence naturelle. Le savant a incontestablement sur les hommes de cette espèce l’avantage de disposer d’une grande abondance de cas, de faits (connaissance historique) et de déterminations causales (théorie de la nature), le tout bien ordonné en un ensemble cohérent que son esprit peut facilement embrasser ; par là, cependant, il n’a pas acquis l’intuition juste et profonde de ce qui fait proprement l’essence de tous ces cas, de tous ces faits et de toutes ces causes. L’ignorant doué de coup d’œil et de pénétration peut se passer de ces richesses : mit Vielem hælt man Haus, mit Wenigem kommt man aus (il faut beaucoup pour tenir maison, il faut peu de chose pour se tirer d’affaire). Un seul fait qu’il tient de sa propre expérience lui en apprend plus que n’en apprennent à maint savant des milliers de faits que ce savant connaît, mais qu’à proprement parler il ne comprend pas ; car le peu de savoir de cet ignorant est vivant, en ce sens que chacun des faits connus de lui repose sur une perception juste et bien assimilée, et qu’ainsi le fait isolé lui tient lieu de mille autres analogues. Par contre, avec toute son érudition, le savant ordinaire ne possède en général qu’une chose morte, parce qu’elle n’est jamais faite que de connaissances abstraites, quand elle n’est pas faite comme il arrive souvent, de purs mots.

Dans le domaine pratique, la connaissance intuitive de l’intellect est en mesure de gouverner directement notre conduite, tandis que la connaissance abstraite de la raison n’y parvient que par l’intermédiaire de la mémoire. D’où l’avantage de la connaissance intuitive pour tous les cas qui ne nous laissent pas le temps de la réflexion, ainsi pour les relations de la vie quotidienne, où l’on s’explique par là-même que les femmes excellent. Celui-là seul qui aura acquis intuitivement la connaissance de la nature humaine, telle qu’elle est en général, et saisi de même l’individualité de la personne à qui il a momentanément affaire, saura traiter celle-ci avec sûreté et de la manière convenable. Tel autre aura beau savoir par cœur les trois cents règles de la sagesse énumérées par Gracian, elles ne le préserveront pas, si cette connaissance intuitive lui fait défaut, des bévues et des balourdises. Car toute connaissance abstraite ne fournit par elle-même que des principes généraux et des règles ; or le cas particulier n’est jamais taillé exactement à la mesure de la règle ; d’autre part, il faut que la mémoire nous rappelle cette règle juste au moment voulu, ce en quoi elle se montre rarement ponctuelle ; ensuite, il s’agit de construire, avec le cas donné, la mineure du syllogisme, et enfin de tirer la conclusion. Entre temps, l’occasion aura en général vite fait de nous montrer l’envers chauve d’une tête qu’il est indispensable de prendre aux cheveux, et dès ce moment ces règles et ces principes excellents ne peuvent plus guère nous servir qu’à mesurer après coup l’étendue de la faute commise. Evidemment, de ces erreurs mêmes, avec l’aide du temps, de l’usage, de l’exercice, l’expérience du monde peut lentement se former, et dès lors, mises en contact avec cette dernière, les règles abstraites peuvent sans contredit se montrer fructueuses. En revanche, la connaissance intuitive, qui ne saisit jamais que le fait isolé, est toujours en rapport immédiat avec le cas présent ; pour elle la règle, le cas et l’application ne font qu’un, et l’acte s’y conforme instantanément. On s’explique ainsi pourquoi, dans la vie pratique, le savant, dont la supériorité consiste dans l’abondance des connaissances abstraites, le cède à ce point à l’homme du monde, dont tout l’avantage est dans une parfaite science intuitive qu’il tient de sa nature première et qu’une riche expérience de la vie a développée.


Savoir et percevoir.

Savoir veut dire tenir à la disposition de son esprit certains concepts qu’on puisse reproduire à volonté, et qui aient dans n’importe quoi, en dehors d’eux-mêmes, leur « raison suffisante de connaissance », c’est-à-dire qui soient vrais. La connaissance abstraite est donc seule un savoir ; et, comme la raison est ainsi la condition du savoir, nous ne pouvons pas, rigoureusement parlant, dire des animaux qu’ils sachent quoi que ce soit, malgré qu’ils soient doués de connaissance sensible, d’une mémoire appropriée, et par là-même d’imagination ; témoins leurs rêves. Si nous disons d’eux néanmoins qu’ils sont doués de « conscience », malgré que ce mot ait étymologiquement le même sens que « savoir », c’est que nous identifions la notion de conscience avec la notion générale de représentation, celle-ci s’appliquant à toute espèce de connaissance. Pour la même raison nous refusons aux plantes une conscience, tout en admettant qu’elles vivent. — Savoir, c’est donc être abstraitement conscient, pour l’avoir fixé en concepts de la raison, de tout ce dont nous avons par ailleurs pris connaissance.

Le plus grand avantage du savoir, ou connaissance abstraite, c’est sa faculté d’être communiqué, fixé et conservé ; c’est par là seulement qu’il acquiert une valeur inestimable dans le domaine pratique. On peut posséder, dans l’intellect pur, une connaissance intuitive immédiate des relations causales qui relient entre eux les mouvements et les changements des corps naturels, et y trouver une complète satisfaction ; mais cette connaissance ne devient communicable qu’à la condition de se fixer en concepts. D’ailleurs, même pour la pratique, la connaissance intuitive suffit à un individu, s’il exécute tout seul une entreprise, et si celle-ci est exécutable pendant le temps où son intuition est encore vivante ; mais non pas s’il a besoin de l’aide d’autrui, ou pour peu seulement que son activité individuelle doive s’échelonner sur des temps différents, c’est-à-dire, qu’il lui faille un plan calculé. Ainsi, un bon joueur de billard peut avoir, uniquement dans la perception immédiate de son intellect, une connaissance complète des lois du choc des corps élastiques, laquelle lui suffit parfaitement ; mais seul l’individu versé dans la science mécanique possédera un « savoir » proprement dit, c’est-à-dire la connaissance abstraite de ces lois. Cette connaissance purement intuitive de l’intellect suffira même pour construire des machines, si l’inventeur exécute sa machine à lui tout seul, comme on le voit souvent faire à des ouvriers très doués mais dépourvus de toute connaissance scientifique. Aussitôt, par contre, qu’une opération quelconque, par exemple la construction d’une machine ou d’un édifice, exige le concours de plusieurs personnes, dont le travail se répartit en des temps différents, il faut que celui qui la dirige en ait conçu le plan in abstracto, et ce n’est qu’avec le secours de la raison qu’une activité ainsi concertée devient possible. Ce qui est remarquable, c’est que dans la première sorte d’activité, celle où il s’agit pour un individu d’exécuter quelque chose à lui seul et dans une action ininterrompue, le savoir, l’emploi de la raison, la réflexion peuvent même devenir gênants ; ainsi, précisément, dans le jeu de billard ; ou encore dans l’escrime, dans l’accordage d’un instrument, dans le chant. Ici la connaissance intuitive doit gouverner directement l’activité ; le passage par la réflexion rend cette activité incertaine, parce qu’elle trouble l’esprit en divisant son attention.


De la difficulté des mathématiques.

Il faut signaler ici une particularité de notre faculté de connaissance, qu’on ne pouvait remarquer aussi longtemps qu’on n’avait pas différencié nettement la connaissance sensible de la connaissance abstraite. C’est le fait que les rapports d’espace ne peuvent pas être transportés directement, et comme tels, dans la connaissance abstraite, mais que seuls les rapports de temps, c’est-à-dire les nombres, s’y prêtent. Les nombres seuls peuvent être exprimés en des concepts abstraits qui leur soient exactement correspondants, mais non pas les quantités d’espace. Entre le concept « mille » et le concept « dix » il y a exactement la même différence qu’il y a dans la perception entre ces deux grandeurs de temps ; quand nous pensons mille, nous pensons un multiple exactement déterminé de dix, selon lequel nous pouvons décomposer à volonté ce concept mille pour la perception dans le temps, c’est-à-dire le compter. Mais entre le concept abstrait d’une lieue et celui d’un pied, il n’est pas possible d’établir aucune différence précise et correspondante à ces grandeurs elles-mêmes sans une représentation sensible de toutes deux ou sans l’aide du nombre. Dans chacune d’elles nous pensons seulement de façon générale une grandeur d’espace, et s’il s’agit d’établir entre elles une différence suffisante, il faut absolument, soit appeler au secours la représentation sensible, donc quitter déjà le domaine de la connaissance abstraite, soit penser la différence en nombres. Ainsi, si l’on veut acquérir la connaissance abstraite des rapports d’espace, ceux-ci doivent être traduits en rapports de temps, c’est-à-dire en nombres. C’est pourquoi l’arithmétique seule, et non pas la géométrie, est une théorie générale des quantités, et il faut traduire la géométrie en arithmétique dès l’instant qu’on veut la rendre communicable, précise et applicable à la pratique. Evidemment, un rapport d’espace, comme tel, peut aussi se penser in abstracto ; ainsi : « le sinus croît en proportion de l’angle » ; mais si la quantité de ce rapport doit être donnée, il faut le nombre. Cette nécessité qui veut que l’espace, avec ses trois dimensions, se formule par le temps, qui n’en a qu’une, si l’on veut posséder une connaissance abs- traite, c’est-à-dire un savoir, et non pas une simple perception, de ses rapports, est précisément ce qui rend les mathématiques si difficiles.


De la science et de la certitude scientifique.

Entre un savoir quelconque, c’est-à-dire une connaissance devenue consciente in abstracto, et la science proprement dite, il y a le rapport de la fraction au tout. Chacun de nous s’est procuré par l’expérience, par l’observation des faits et des objets particuliers qui se présentent à lui, un savoir concernant toutes espèces de choses ; mais celui-là seul vise à la science, qui a pris pour tâche d’acquérir la connaissance abstraite complète d’une catégorie quelconque d’objets. Il ne peut délimiter cette catégorie que par le moyen du concept ; aussi y a-t-il au sommet de chaque science un concept qui nous sert à penser cette partie de l’ensemble des choses dont la science en question nous promet une connaissance abstraite complète ; par exemple, le concept des relations d’espace, ou de l’action des corps inorganiques les uns sur les autres, ou de la constitution des plantes, ou de celles des animaux, ou des transformations successives de la surface du globe terrestre, ou de l’évolution de l’espèce humaine, ou de la structure d’une langue, etc. Si la science voulait atteindre à la connaissance de son objet en étudiant isolément chacune des choses qui sont comprises sous son concept, pour arriver ainsi peu à peu à la connaissance du tout, d’abord aucune mémoire humaine n’y suffirait, ensuite rien ne garantirait jamais que cette enquête fût complète. Aussi la science utilise-t-elle cette propriété — dont nous avons parlé ailleurs — qu’ont les sphères de concept de s’inclure les unes les autres. Elle s’attache d’abord aux sphères les plus vastes qu’enferme le concept général de son objet ; une fois qu’elle a déterminé leurs rapports mutuels, tout ce qui est pensé d’une façon générale dans ces sphères se trouve par là-même et du même coup déterminé ; après quoi, en y distinguant des sphères de concept toujours plus étroites, on peut déterminer ce contenu toujours plus exactement. C’est ainsi qu’il devient possible à une science d’embrasser complètement son objet, et c’est par cette façon d’atteindre à la connaissance en procédant du général au particulier, qu’elle se distingue du savoir ordinaire : la forme systématique est un trait caractéristique et essentiel de la science. Pouvoir relier entre elles les sphères de concept les plus générales d’une science quelconque, en d’autres termes connaître ses premiers principes, est une condition indispensable à son acquisition ; de ceux-ci on pourra ensuite s’acheminer à volonté, et en s’avançant plus ou moins loin, à la connaissance de ses propositions plus particulières ; l’étendue seule, mais non la solidité du savoir s’en trouvera augmentée.

Une science, comme telle, c’est-à-dire quant à sa forme, est d’autant plus parfaite qu’il y a entre ses propositions plus de subordination et moins de coordination. L’aptitude scientifique consiste donc généralement à savoir subordonner les unes aux autres les sphères de concept selon leur degré différent de détermination, afin, comme Platon le recommande à mainte reprise, qu’il n’y ait pas seulement dans une science un principe très général et, immédiatement au-dessous, une foule innombrable et diverse de propositions juxtaposées, mais qu’on puisse descendre progressivement du plus général au plus particulier par des concepts intermédiaires et par des divisions toujours plus étroitement déterminées. C’est là, comme dit Kant, satisfaire en même temps à la loi d’homogénéité et à celle de spécification. Là est la perfection propre de la science ; d’où il suit que son but n’est pas une plus grande certitude — car la connaissance particulière la plus isolée peut avoir une égale certitude — mais bien de faciliter le savoir par la forme qu’elle lui donne, et de lui fournir par là-même la possibilité d’être complet. Croire que le caractère scientifique d’une connaissance consiste dans une certitude plus grande est une erreur courante, dont on a tiré la conclusion également fausse, que seules les mathématiques et la logique ont véritablement droit au titre de sciences, à cause de la certitude absolue qu’elles tiennent de leur complète apriorité. Ce dernier avantage ne leur sera contesté par personne ; mais il ne leur confère aucun droit spécial à la qualité de sciences, laquelle n’est pas dans la certitude, mais bien dans cette forme systématique de la connaissance, qui veut que celle-ci descende graduellement du général au particulier.

Ce processus intellectuel entraîne avec lui dans les sciences la nécessité d’y établir beaucoup de points par déductions tirées de propositions antérieures, et ceci a donné naissance à l’antique erreur selon laquelle ce qui est prouvé serait seul complètement vrai, et selon laquelle toute vérité aurait besoin d’une preuve ; alors qu’au contraire chaque preuve a bien plutôt besoin d’une vérité non prouvée qui l’appuie ou qui appuie les preuves de cette preuve, une vérité directement établie étant préférable à une vérité établie par une preuve comme l’eau prise à sa source est préférable à l’eau prise à l’aqueduc. La perception, soit a priori, telle qu’elle est le fondement des mathémathiques, soit empirique et a posteriori, telle qu’elle est le fondement des autres sciences, est la source de toute vérité et la base de toutes les sciences.

Il n’existe pas de vérité qui se puisse établir uniquement et absolument par des raisonnements ; au contraire, la nécessité de l’établir par des raisonnements n’est jamais que relative, et même subjective. Or, comme toutes les preuves sont des raisonnements, il n’y a pas lieu, en présence d’une vérité nouvelle, de lui chercher tout d’abord une preuve, mais bien une évidence immédiate, et c’est seulement dans le cas où celle-ci fait défaut, qu’il sied d’avancer provisoirement une preuve. Aucune science ne peut être entièrement démontrable, pas plus qu’un édifice ne peut se tenir dans l’air ; toutes les preuves doivent ramener à une donnée sensible, où, par conséquent, la démonstration s’arrête. Car le monde entier de la réflexion repose sur le monde sensible. Toute évidence dernière, ou, si l’on veut, originelle, est une évidence sensible ; le mot d’évidence, à lui seul, le dit déjà. Ce sera soit une évidence empirique, soit une évidence fondée sur la perception a priori des conditions mêmes de toute expérience. Dans les deux cas, elle fournit une connaissance qui ne peut être qu’immanente et jamais transcendante. Tout concept n’a de valeur et d’existence que par le rapport qu’il entretient — fût-ce même très indirectement — avec une représentation sensible. Ce qui vaut pour les concepts, vaut aussi pour les jugements formés de leur assemblage, et pour la science toute entière.

On entend, je le sais bien, parler avec emphase de sciences qui reposeraient tout entières sur des déductions justes tirées de sûres prémisses, et qui seraient par là-même irréfutablement vraies. Mais, en réalité, on n’arrive jamais, par des déductions purement logiques, aussi vraies que puissent être leurs prémisses, qu’à développer et à préciser ce qui était déjà contenu dans celles-ci ; on ne fait donc que présenter explicitement ce qui y était déjà compris implicitement.


Signification et rôle de la philosophie.

La philosophie a ceci de particulier, qu’elle ne présume rien de connu, mais qu’en principe tout lui est également étranger, en ce sens que tout lui est problème : non seulement les relations des phénomènes, mais ces phénomènes comme tels, bien plus, le principe de raison lui-même, auquel les autres sciences se contentent de tout ramener. La philosophie, elle, ne gagnerait rien à opérer pour son compte cette réduction, puisque chacun des anneaux de la chaîne formée par le principe de raison est pour elle au même degré une inconnue, puisque la façon même dont ce principe relie est pour elle aussi bien un problème que les choses qu’il relie, et que celles-ci le demeurent encore, après qu’elle a découvert le mode de leur liaison. En d’autres termes, cela précisément que les sciences présupposent et qui leur sert de base et de limite, constitue proprement le problème de la philosophie ; elle commence ainsi là où les sciences finissent. Elle ne peut avoir des preuves pour fondement, car les preuves servent à déduire une inconnue de propositions connues, et pour la philosophie tout est une inconnue. Il ne peut y avoir, en effet, aucun principe en vertu duquel le monde, avec tous ses phénomènes, devrait tout d’abord exister. Aussi aucune philosophie ne peut-elle se déduire, comme le voulait Spinoza, par démonstration ex firmis principiis ; outre que la philosophie est le savoir le plus général, et qu’ainsi ses principes essentiels ne sauraient découler d’un autre principe encore plus général. Le principe de contradiction ne fait que contrôler la concordance des concepts, mais il ne fournit pas lui-même de concepts. Le principe de raison suffisante explique la liaison des phénomènes, mais nullement les phénomènes eux-mêmes. C’est pourquoi la philosophie ne peut avoir pour but de chercher une « cause efficiente » ou une « cause finale » du monde. La mienne, tout au moins, ne se demande en aucune façon d’où vient le monde ou en vue de quoi il est, mais seulement ce qu’il est. Quant au « pourquoi », il est ici subordonné au « quoi » ; car il fait déjà lui-même partie du monde, puisqu’il surgit uniquement par suite de la forme — le principe de raison — que ce monde revêt pour se manifester, et que c’est seulement dans cette mesure qu’il prend un sens et une valeur. On pourrait objecter, il est vrai : ce qu’est le monde, chacun de nous peut le reconnaître par ses propres moyens et sans autre secours, puisqu’il est lui-même le sujet connaissant, dont ce monde est la représentation ; et en s’en tenant là, on aurait raison. Seulement, il ne s’agit là que d’une connaissance sensible, d’une connaissance in concreto. Or, précisément, reproduire in abstracto cette connaissance sensible, élever l’ensemble de ses perceptions successives et mouvantes, tout ce que nous embrassons, en tant que notion imprécise et non abstraite, sous le terme très vaste et purement négatif de sentiment, à la hauteur d’un savoir abstrait, défini et durable, c’est là qu’est la tâche de la philosophie. Elle sera donc un énoncé in abstracto de l’essence du monde dans son ensemble, du tout comme de ses parties. Mais, pour ne pas se perdre dans une masse infinie de jugements particuliers, il faut qu’elle se serve de l’abstraction de façon à penser tout l’individuel, et les différenciations mêmes de l’individuel, sous l’angle du général. Elle aura ainsi tantôt à séparer et tantôt à unir, afin de transmettre au savoir, ramassée selon ses caractères essentiels en un petit nombre de concepts abstraits, la multiple diversité de l’Univers. Il faut d’ailleurs que ces concepts, dans lesquels elle condense ainsi la substance essentielle du monde, fasse connaître, aussi bien que le général, ce qu’il y a de plus particulier, et par conséquent que ces deux termes de la connaissance se trouvent exactement reliés l’un à l’autre. La faculté philosophique est bien alors ce que Platon la disait être : la connaissance du multiple dans l’un et de l’un dans le multiple. La philosophie sera donc une somme de jugements très généraux, ayant le monde lui-même, tel qu’il est dans son ensemble et sans que n’importe quoi en soit exclu, c’est-à-dire tout ce qui se présente dans la conscience humaine, pour raison immédiate de connaissance ; elle sera une reproduction complète et, en quelque sorte, une image réfléchie du monde en concepts abstraits.


Du besoin métaphysique.

L’homme excepté, aucun être ne s’étonne de son existence ; pour tous, c’est une chose qui va si bien de soi, qu’ils ne la remarquent même pas. C’est encore la sagesse de la nature qui nous parle dans le tranquille regard de l’animal ; chez lui le Vouloir et l’intellect ne sont pas encore assez nettement séparés pour qu’ils aient lieu de s’étonner l’un de l’autre quand ils se retrouvent face à face. Ici, l’ensemble du phénomène tient encore ferme à ce tronc de la nature sur lequel il a poussé, participant qu’il est de l’inconsciente omniscience de notre mère commune. — C’est seulement quand le principe qui est l’essence même de la nature (le Vouloir-vivre) s’est successivement exprimé, en s’élevant de degrés en degrés, dans les deux séries des êtres inconscients, puis qu’il a encore manifesté son énergie dans une autre longue série, le vaste monde des animaux, qu’il parvient enfin pour la première fois avec l’apparition de la raison, c’est-à-dire chez l’homme, à la réflexion. Alors il s’étonne de ses propres œuvres et se demande ce qu’il est lui-même. Avec cette réflexion, avec cet étonnement, naît aussi chez l’homme un besoin qu’il est seul à connaître : le besoin d’une métaphysique. L’homme est ainsi un animal métaphysique.

Au reste, l’aptitude proprement philosophique consiste avant tout dans la capacité de s’étonner de l’habituel et du quotidien, ce qui vous amène précisément à prendre comme problème la généralité du phénomène. Ceux, au contraire, qui bornent leurs recherches au domaine des sciences physiques, ne s’étonnent que des phénomènes spéciaux et rares, et tout leur problème est de ramener ceux-ci à des phénomènes plus connus. Plus un être humain est bas dans l’échelle intellectuelle, moins l’existence présente pour lui d’énigmes : que les choses soient, et qu’elles soient faites comme elles sont faites, tout lui paraît se comprendre de soi-même.

Par métaphysique, j’entends toute connaissance qui prétend nous conduire au delà des possibilités de l’expérience, donc au delà de la nature ou des choses données, et faire la lumière sur ce qui constitue, en un sens quelconque, leur condition même ; ou, pour parler familièrement, sur ce qui se cache derrière la nature et la rend possible. Or les hommes diffèrent à tel point entre eux par les facultés intellectuelles qu’ils tiennent de la nature, aussi bien que par la culture nécessaire au développement de ces facultés, culture qui ne s’acquiert pas sans beaucoup de loisirs, que dès le moment où un peuple est sorti de l’état de barbarie, une seule métaphysique n’y peut suffire à tous. Aussi trouve-t-on toujours chez les peuples civilisés deux sortes de métaphysiques, entre lesquelles il y a cette différence que l’une possède en elle-même, et l’autre en dehors d’elle-même le fondement de sa créance. Comme les systèmes de la première sorte exigent de celui qui prétend contrôler leur vérité, de la réflexion, de la culture, des loisirs et du jugement, ils ne sont par là-même accessibles qu’à un très petit nombre d’hommes, outre qu’ils ne peuvent se développer et se maintenir que dans une civilisation déjà avancée. À la grande masse des êtres humains, qui n’est pas capable de penser, mais seulement de croire, n’étant pas accessible aux raisons, mais seulement à l’autorité, sont réservés, par contre, les systèmes de la seconde sorte, qu’on peut désigner du nom de métaphysique du peuple, par analogie à la poésie populaire, ou à cette sagesse populaire, qui est celle des proverbes. Ce sont ces systèmes qui sont connus par ailleurs sous le nom de religions ; on en constate l’existence chez tous les peuples, à l’exception des plus grossiers. Ils ont, comme je l’ai dit, le fondement de leur créance en dehors d’eux-mêmes, lequel fondement a nom, comme tel, révélation, et s’appuie lui-même sur des signes et des miracles. Leurs arguments consistent principalement en menaces de châtiments éternels, parfois aussi temporels, dirigés contre les incroyants ou même déjà contre les simples douteurs ; le bûcher, ou quelque autre supplice, est l’ultima ratio theologorum qu’on trouve chez beaucoup de peuples. Quand les religions prétendent à un autre genre de garantie et qu’elles emploient d’autres arguments, elles empiètent déjà sur le domaine des systèmes de la première sorte et peuvent ainsi dégénérer en produits mixtes ; elles rencontrent à cela plus de danger que de profit.


Physique et métaphysique.

Nous trouvons d’autre part la physique (en donnant à ce terme son sens le plus vaste) occupée, elle aussi, à l’explication des phénomènes du monde. Mais la nature même de ses explications la rend déjà inégale à cette tâche. La physique n’est pas en mesure de se suffire à elle-même ; elle a beau le prendre de haut : il lui faut l’appui d’une métaphysique.

Je dis donc : tout, à la vérité, est physiquement explicable, mais aussi rien n’est physiquement explicable. Il est sûr qu’on doit pouvoir trouver finalement au travail de notre cerveau, aussi bien qu’au mouvement d’une boule déplacée par un choc, une explication physique, qui, en soi, nous rende l’un aussi compréhensible que l’autre. Mais, précisément, ce mouvement de la boule, que nous nous imaginons comprendre si complètement, n’est au fond pas moins obscur que le phénomène cérébral ; car ce qu’est l’essence même de l’expansion dans l’espace, de l’imperméabilité, de la mobilité, de la rigidité, de l’élasticité et de la pesanteur, demeure, après toutes les explications physiques, un mystère, aussi bien que la pensée. Seulement, comme c’est dans cette dernière que l’inexplicable est le plus immédiatement apparent, on fit à cet endroit un brusque saut du physique dans le métaphysique, et l’on postula l’existence d’une substance qui, par nature, différerait complètement de toute substance corporelle — autrement dit, on plaça dans le cerveau une âme. Mais alors, pour peu qu’on eût su considérer les phénomènes avec assez d’attention pour ne pas s’étonner seulement de celui qui est le plus visiblement énigmatique, on aurait dû aussi, logiquement, expliquer la digestion par la présence d’une âme dans l’estomac, la vie végétale par une âme de la plante, l’affinité chimique par une âme des réactifs, la chute d’une pierre, même, par une âme logée dans cette pierre. Car la propriété essentielle, la « qualité » de tout corps inorganique est exactement aussi mystérieuse que la vie de l’être vivant. Partout, donc, l’explication physique vient de la même façon se heurter à un élément métaphysique qui la réduit à néant, c’est-à-dire en présence duquel elle cesse d’être une explication. Rigoureusement parlant, on pourrait affirmer que toute science de la nature ne fait au fond rien de plus que ce que fait la botanique : assembler le semblable, classer.

Une physique qui prétendrait que son explication des phénomènes — dans le détail par des causes et dans l’ensemble par des forces — est réellement suffisante et épuise ainsi l’essence du monde, représenterait le naturalisme pur. De Leucippe, de Démocrite et d’Epicure, jusqu’au Système de la nature, de là à Lamarck, à Cabanis et finalement aux doctrines réchauffées du récent matérialisme, on peut suivre les tentatives, incessamment renouvelées, qu’on a faites pour ériger une physique sans métaphysique, c’est-à-dire une théorie qui ferait du phénomène la « chose en soi ». Mais toutes les explications qu’apporte cette physique ne tendent en réalité qu’à empêcher leurs auteurs eux-mêmes de s’apercevoir que la chose essentielle s’y trouve tout simplement sous-entendue. On s’efforce de montrer que tous les phénomènes, ceux de l’esprit comme les autres. sont physiques ; et cela avec raison ; mais on ne voit pas que tout ce qui est physique est en même temps par ailleurs métaphysique. Ceci, au reste, est difficile à saisir, si l’on ignore Kant ; car c’est une idée qui implique la distinction du phénomène et de la « chose en soi ».

Une pareille physique absolue, qui ne laisserait de place à aucune métaphysique, reviendrait à faire de la natura naturata la natura naturans ; elle serait la physique installée sur le trône de la métaphysique ; mais elle risquerait de faire, dans cette position élevée, la même figure que le potier d’étain devenu maître-bourgeois dans la comédie de Holberg. Rien que dans le mot d’atheïsme, employé comme un reproche, d’ailleurs stupide en lui-même et presque toujours inspiré par la méchanceté, il y a déjà quelque chose d’où ce reproche tire sa signification profonde et la vérité qui fait sa force : c’est le pressentiment obscur d’une physique sans métaphysique. Il est certain que cette physique serait nécessairement destructrice de l’éthique, et autant il est faux de tenir la morale pour inséparable du théisme, autant il est vrai qu’elle n’est pas, de façon générale, séparable d’une métaphysique, c’est-à-dire de la conviction que l’ordre de la nature n’est pas l’ordre unique et absolu des choses. Aussi le credo qui est nécessairement celui de tous les êtres bons et justes pourrait-il se formuler ainsi : « Je crois à une métaphysique. »

Par le haut degré de développement où sont parvenues aujourd’hui les sciences de la nature, notre siècle relègue dans l’ombre tous les siècles antérieurs ; l’humanité atteint pour la première fois un pareil sommet. Et cependant, aussi grands que puissent jamais être les progrès de la physique (ce terme pris au sens large que lui donnaient les Anciens), on n’aura pas fait par là le moindre pas vers la métaphysique ; pas plus qu’une surface, aussi loin qu’on la prolonge, ne deviendra jamais un cube. Car de pareils progrès ne feront jamais que compléter la connaissance du phénomène, tandis que la métaphysique, elle, vise à saisir, au delà de la manifestation, la chose qui se manifeste. Arrivât-on même à parachever totalement l’expérience, qu’il n’y aurait toujours rien de gagné quant à la chose essentielle ; fût-il même possible de parcourir toutes les planètes de toutes les étoiles fixes, qu’on n’en serait pas pour cela plus avancé. Ce seront bien plutôt les grands progrès de la physique qui rendront eux-mêmes toujours plus sensible le besoin d’un métaphysique. D’une part, en effet, la connaissance toujours plus exacte, plus étendue et plus approfondie de la nature ne cesse de miner et finit par renverser les hypothèses métaphysiques en cours ; d’autre part, elle conduit à poser le problème métaphysique lui-même de façon plus claire, plus juste et plus complète, à l’isoler toujours plus nettement de tout ce qui n’est pas physique. En outre, c’est précisément de connaître toujours davantage et toujours mieux la nature des choses particulières, qui rend plus pressante une explication du sens général de l’ensemble, celui-ci apparaissant plus énigmatique dans la mesure même où on acquiert une connaissance empirique plus complète et plus approfondie de ses éléments. Evidemment, le brave savant spécialiste confiné dans sa branche des sciences physiques, ne se rend guère compte de tout cela. Il fait comme les prétendants dans la maison d’Ulysse : il bannit de son esprit la pensée de Pénélope et couche en toute satisfaction avec une servante de son choix. Nous voyons donc qu’on scrute aujourd’hui avec la plus extrême minutie l’écorce de la nature et qu’on connaît au plus près les intestins des vers intestinaux et la vermine de la vermine. Mais si quelqu’un survient qui entreprend, comme moi, de parler de l’essence de la nature, nos empiriques ne l’écoutent même pas ; ils estiment que cela n’a rien à voir dans la question et continuent comme devant leurs épluchages. Pour ces représentants d’une science ultra-miscrocopique et micrologique, on serait tenté de les appeler les fouille-au-pot de la nature. Quant à ceux qui se figurent que le creuset et la cornue sont par eux-mêmes la source véritable et unique de toute sagesse, ils s’abusent à leur manière aussi parfaitement que leurs antipodes de jadis, les scolastiques. De même que ceux-ci, entièrement empêtrés dans leurs concepts abstraits, ne savaient que se les jeter à la tête, ne connaissant rien et n’examinant rien en dehors de ces concepts, les autres sont complètement empêtrés dans leur empirisme, n’admettant rien que leurs yeux n’aient vu et s’imaginant atteindre ainsi à la raison dernière des choses. Ils ne se doutent pas qu’entre le phénomène et la chose qui s’y manifeste, la « chose en soi », il y a un abîme profond, une différence radicale, qu’on ne peut découvrir qu’à condition d’avoir d’abord reconnu et exactement délimité l’élément subjectif du phénomène, et d’avoir compris que l’homme ne peut tirer les révélations suprêmes qui touchent à l’essence du monde que de l’intérieur de sa conscience propre, sans l’aide de laquelle il ne peut faire un pas en dehors des données immédiates des sens et n’aboutit dès lors à rien d’autre qu’au problème lui-même.

D’autre part, cependant, il faut observer qu’une connaissance aussi complète que possible de la nature constitue l’exposé — par là-même contrôlé et justifié — du problème de la métaphysique ; aussi personne ne doit-il se risquer à aborder celle-ci sans avoir acquis d’abord une connaissance au moins générale, et en tous cas solide, claire et cohérente, de toutes les branches de la science. Car l’énoncé du problème doit précéder sa solution. Mais ensuite le regard du chercheur se tournera vers l’intérieur, car les phénomènes intellectuels et moraux sont plus importants que les phénomènes physiques dans la même mesure où, par exemple, le magnétisme animal est un phénomène plus important que le magnétisme minéral. C’est au-dedans de lui-même que l’homme porte les secrets ultimes, et c’est ce domaine intérieur qui lui est le plus immédiatement accessible ; aussi est-ce là seulement qu’il peut espérer trouver la clef de l’énigme universelle et saisir au même fil conducteur l’essence de toutes choses.


Signification et portée de la métaphysique.

La métaphysique n’a donc pas sa source seulement dans l’expérience extérieure, mais aussi dans l’expérience intérieure. Et même le trait distinctif de sa méthode, l’opération qui lui permet de faire le pas décisif vers la solution du grand problême, consiste précisément à relier au bon endroit l’expérience extérieure à l’expérience intérieure, et à faire de celle-ci la clef de celle-là.

S’il est vrai que nul ne peut reconnaître la « chose en soi » à travers le voile des formes de la perception, chacun de nous, d’autre part, porte en lui-même, mieux encore. est lui-même cette « chose en soi ». Il faut donc qu’elle lui soit accessible en un sens quel- conque, fût-ce de façon toute relative, dans sa conscience propre. Ainsi le pont qui conduit la métaphysique au delà de l’expérience n’est rien d’autre que cette décomposition de l’expérience en phénomène et « chose en soi » qui fait à mes yeux le plus grand mérite de Kant. Car elle démontre implicitement l’existence d’une réalité essentielle du phénomène différente de ce phénomène. Cette réalité essentielle ne peut évidemment jamais être détachée complètement du phénomène, pour être considérée à part et en soi, en tant qu’ens extramundanum, et elle ne sera jamais susceptible d’être connue autrement que dans sa relation avec le phénomène lui-même. Mais l’analyse et l’interprétation du phénomène, entreprise par rapport à ce quelque chose qui fait sa réalité essentielle et intérieure, peut nous fournir sur lui des aperçus qui ne se présentent pas d’ordinaire à la conscience. En ce sens la métaphysique pénètre donc réellement au delà du phénomène, au delà de la nature, pour s’approcher de ce qui se cache en elle ou derrière elle (το μεετα το φνσιϰον), mais en le considérant toujours en tant que manifesté par elle et non pas indépendamment de toute manifestation phénoménale. La métaphysique reste ainsi immanente et ne devient jamais transcendante.

Je laisse subsister intacte la doctrine de Kant, qui veut que le monde de l’expérience soit pur phénomène et que nos connaissances a priori n’aient de valeur que par rapport à lui. Mais j’ajoute que, précisément en tant que phénomène, ce monde est la manifestation de quelque chose qui prend pour se manifester la forme phénoménale, et j’appelle, avec Kant, ce quelque chose la « chose en soi ». Celle-ci doit donc exprimer son essence et son caractère dans le monde de l’expérience ; on doit pouvoir en dégager sa signification, et cela non seulement de la forme, mais de la matière de l’expérience. Ainsi la philosophie n’est rien d’autre que la compréhension exacte et totale de l’expérience elle-même, l’interprétation vraie de son sens et de son contenu. Ce contenu, c’est la réalité métaphysique, c’est-à-dire ce qui est seulement vêtu du phénomène et enveloppé de ses formes, ce qui est au phénomène comme la pensée est au mot.

Il s’agit donc de déchiffrer le monde du point de vue de la réalité métaphysique qui s’y manifeste, et ce déchiffrement doit tenir de lui-même la garantie de sa propre vérité, par la concordance qu’il fait apparaître entre les phénomènes si variés et si disparates de l’Univers et qu’on n’apercevrait pas sans lui. Quand on découvre une écriture dont l’alphabet nous est inconnu, on tente diverses interprétations du sens de ses caractères, jusqu’à ce qu’on tombe sur une hypothèse en vertu de laquelle ceux-ci forment des mots intelligibles et des phrases cohérentes ; dès lors aussi il n’y a plus de doute sur la justesse du déchiffrement, parce qu’il n’est pas possible que la concordance et la connexion établies par notre interprétation entre tous les signes de la dite écriture soient l’effet du seul hasard, ni qu’étant donné l’ordre où ces signes se présentent, on y reconnaisse également des mots et des phrases en leur donnant une toute autre valeur. Pareillement, le déchiffrement du monde doit pouvoir tirer de lui-même sa complète confirmation ; il faut qu’il répande la lumière en égale proportion sur tous les phénomènes, qu’il établisse l’harmonie même entre les plus hétérogènes, de façon à résoudre la contradiction entre les aspects les plus opposés de l’Univers.

Cela ne signifie nullement que la métaphysique puisse résoudre tous les problèmes, qu’elle ait réponse à toutes les questions. Elle ne saurait y prétendre sans nier du même coup présomptueusement les limites de toute connaissance humaine. Quelques flambeaux que nous allumions, aussi loin qu’atteignent jamais nos lumières, toujours notre horizon demeurera encerclé de profondes ténèbres. Car la solution définitive de l’énigme du monde devrait nécessairement nous parler des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, et non plus telles qu’elles se manifestent. Or, c’est précisément aux seuls phénomènes que toutes nos formes de connaissance sont adaptées, et c’est bien pourquoi nous sommes obligés, pour concevoir n’importe quoi, de le concevoir toujours comme juxtaposition dans l’espace, succession dans le temps ou relation de causalité : toutes formes qui n’ont de sens et de valeur que par rapport au phénomène, les choses en elles-mêmes échappant toujours à la prise de ces formes. Ainsi la solution réelle et positive de l’énigme du monde doit nécessairement être quelque chose que l’intellect humain est totalement incapable de saisir et de penser ; si un être d’essence supérieure survenait, qui s’efforçât par tous les moyens de nous en faire part, nous ne pourrions absolument rien comprendre à ses révélations. Ceux-là donc qui prétendent avoir reconnu la raison dernière des choses, ou, si l’on veut, leur raison première — qu’ils l’appellent l’Etre primordial, l’Absolu, ou de quel autre nom il leur plaira — y compris le processus, les raisons, les motifs, que sais-je encore, qui veulent que le monde en dérive, découle, surgisse ou émane, qu’il se trouve posé, produit, lâché ou gentiment expédié dans l’existence, [1] ceux-là sont des mauvais plaisants, gonflés de phrases creuses, quand ce ne sont pas des charlatans.

Enfin, quant aux devoirs de la métaphysique, elle n’en a qu’un seul, qui exclut tous les autres : le devoir d’être vraie. Qui prétend imposer à la métaphysique d’autres obligations, celle, par exemple, d’être spiritualiste, ou optimiste, ou monothéiste, ou seulement morale, ne peut savoir d’avance si ces obligations ne contrediront pas à la première, dont il est clair qu’elle ne saurait se dispenser sans ôter du même coup toute valeur à ses résultats. La valeur d’une philosophie donnée ne se mesure donc à rien d’autre qu’à sa vérité. Au surplus, la philosophie est par essence la science du monde ; son problème, c’est le monde ; c’est à lui seul qu’elle a affaire et elle ne s’en va pas troubler le repos des dieux ; elle a donc aussi le droit d’exiger d’eux qu’ils la laissent en paix.



  1. Allusions ironiques, difficilement traduisibles, à la terminologie de la métaphysique allemande. (Note du traducteur.)