La Pensée de Schopenhauer/De la vie et de la mort

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Texte établi par Pierre Godet, Librairie Payot & Cie (p. 213-263).
IV. DE LA VIE ET DE LA MORT.
Sur la vie et le Vouloir-vivre.

Ce que le Vouloir veut, c’est toujours la vie, parce que la vie n’est précisément rien d’autre que ce Vouloir même, figuré pour la représentation. Il est donc indifférent de dire « Vouloir-vivre » — ce n’est là qu’un pléonasme — ou « Vouloir » tout court.

Comme le Vouloir est la « chose en soi », la substance foncière et l’essence du monde, tandis que la vie, le monde visible, le monde des phénomènes n’est que le miroir de ce Vouloir, la vie doit accompagner le Vouloir comme l’ombre accompagne le corps qui la projette : là où il y a Vouloir, il y a aussi vie, et l’Univers est là. La vie est donc assurée au Vouloir-vivre ; aussi longtemps que le Vouloir-vivre nous emplit, nous n’avons pas à craindre pour notre existence, fût-ce en présence de la mort. Nous voyons bien l’individu naître et disparaître ; mais l’individu n’est que phénomène ; il n’est là que pour la connaissance prisonnière du principe de raison, qui est le principe d’individuation. Sans doute, du point de vue de cette connaissance, l’individu, surgissant du néant, reçoit la vie comme un don, que la mort vient ensuite lui reprendre, et il retourne au néant. Mais la naissance et la mort rentrent précisément dans les manifestations du Vouloir, c’est-à-dire qu’elles font partie intégrante de la vie ; et la nature même de cette vie veut qu’elle figure en des individus qui apparaissent et disparaissent, manifestations transitoires, sous la forme du temps, de cela qui, en soi, ne con- naît point de temps, mais qui, pour objectiver son être, doit se manifester sous cette forme. La naissance et la mort appartiennent à la vie au même titre ; elles se font contrepoids comme deux conditions qui s’impliquent l’une l’autre, ou, si l’on préfère, comme les deux pôles du phénomène vital dans son ensemble.

Le processus de la nutrition est une perpétuelle génération ; le processus de la génération est une nutrition élevée à une plus haute puissance ; la volupté de l’acte sexuel est l’apogée du sentiment de vie. D’autre part, entre le travail par lequel notre corps rejette incessamment, sous forme d’exhalaisons et de sécrétions, la matière dont il est composé, et le phénomène de la mort — l’opposé de la génération — il n’y a également qu’une différence de degré. Or, puisqu’il nous suffit à chaque moment de notre vie de conserver notre forme et que nous ne songeons pas à regretter la matière que nous éliminons, pourquoi ne pas observer la même attitude en face de la mort, qui vient seulement faire en plus grand et achever en une fois sur notre corps ce qui déjà s’y accomplissait en détail chaque jour et à toute heure ? Indifférents à l’un de ces phénomènes, pourquoi tremblerions-nous devant l’autre ? Si l’on adopte ce point de vue, il paraîtra aussi dénué de sens de réclamer la survivance d’une individualité qui sera remplacée par d’autres, que de souhaiter la persistance d’une matière corporelle qui, en fait, ne cesse de se renouveler ; il paraîtra aussi absurde d’embaumer des cadavres qu’il le serait de conserver soigneusement ses excréments. Et quant à la conscience individuelle qui est liée au corps individuel, n’oublions pas qu’elle est interrompue chaque jour par le sommeil. Or la mort est un sommeil dans lequel l’individualité est oubliée ; tout le reste se réveillera, ou plutôt ne s’est pas endormi.

Il importe avant tout de bien comprendre que la seule forme des manifestations du Vouloir, c’est-à-dire de la vie ou de la réalité, c’est toujours le présent, et que ce ne peut être ni le passé ni l’avenir. Passé et avenir n’existent que dans le concept, dans cet ensemble de relations qui forment la matière de la connaissance assujettie au principe de raison. Personne n’a jamais vécu dans le passé ; personne ne vivra jamais dans l’avenir. Le présent est la forme unique de toute vie ; mais il est aussi ce qui lui appartient sûrement et ce que rien ne peut jamais lui arracher. Le présent est toujours là avec tout son contenu ; l’un et l’autre persistent, inébranlables, comme l’arc-en-ciel sur la cascade. Car la vie peut être sûre du présent, comme le Vouloir peut être sûr de la vie. Sans doute, si, regardant en arrière, nous songeons aux milliers d’années écoulées et aux millions d’êtres humains qui les vécurent, nous nous demandons : que furent tous ces êtres ? Que sont-ils devenus ? Mais il suffit que nous évoquions notre propre passé et que nous fassions revivre en imagination les scènes qui s’y succédèrent, Pour qu’il nous faille nous demander aussi : qu’était-ce que tout cela ? qu’en est-il advenu ? — Il en est de la vie de ces millions d’êtres disparus comme de notre propre vie déjà écoulée. Ou s’imagine-t-on peut-être que le passé acquiert une nouvelle existence du fait d’avoir été scellé par la mort ? Notre propre passé, même le plus proche, même le jour d’hier, n’est déjà plus rien qu’un vain songe de notre imagination : il en est de même du passé de ces millions d’êtres qui nous ont précédés. Qu’est-ce qui fut ? Qu’est-ce qui est ? Rien d’autre que le Vouloir, dont la vie est le reflet, et la connaissance qui, affranchie du Vouloir, en aperçoit distinctement l’image dans ce miroir de la vie. Pour celui qui n’a pas encore compris cela ou qui ne veut pas le comprendre, une autre question viendra nécessairement s’ajouter à celle qu’il se posait tout à l’heure sur le sort des générations passées : pourquoi moi, se demandera-t-il, qui m’interroge ainsi en ce moment, ai-je le privilège de détenir ce bien précieux, cette unique réalité : le présent fugitif, alors que ces centaines de générations humaines, et parmi elles les héros et les sages de jadis, ont sombré dans la nuit du passé ? Pourquoi ces êtres ont-ils été réduits à néant, tandis que moi — le « moi » insignifiant que je suis — j’existe actuellement et réellement ? Ou encore, pour dire la chose plus brièvement, bien qu’en termes bizarres : pourquoi ce « maintenant », mon « maintenant », est-il précisément maintenant, et n’a-t-il pas déjà été il y a longtemps ? Cet étrange questionneur considère donc son existence et le temps de cette existence comme deux choses indépendantes l’une de l’autre ; il voit dans la première quelque chose qui aurait été versé dans le second ; ce faisant, il admet en réalité deux « maintenant », l’un qui appartiendrait à l’objet, l’autre qui appartiendrait au sujet, et il s’étonne de l’heureux hasard de leur rencontre.


Le Vouloir-vivre et l’acte sexuel.

Si le Vouloir-vivre se présentait uniquement sous la forme de l’instinct de conservation, la vie, par où il s’affirme, se réduirait à un phénomène purement individuel, limité à sa durée naturelle. Elle serait par là-même relativement exempte de soucis et de peines ; elle s’écoulerait facile et douce. Mais comme, au contraire, le Vouloir veut la vie absolument et à jamais, il se présente encore sous la forme de l’instinct sexuel, lequel comporte une série indéfinie de générations successives. C’en est fait dès lors de cette insouciance innocente et paisible, qui serait le partage d’une existence bornée à l’individu : avec l’instinct sexuel apparaissent aussi dans la conscience l’inquiétude et la mélancolie, et dans la vie les soucis, les difficultés et les misères. C’est qu’à la satisfaction du plus impérieux de nos penchants, du plus violent de nos désirs, se rattache l’origine d’une nouvelle existence ; autrement dit, cette satisfaction implique que la vie, avec tous ses besoins, toutes ses charges et toutes ses souffrances, soit recommencée et revécue à nouveau. Ce recommencement s’accomplit, il est vrai, dans un autre individu ; mais si l’individu différait absolument et en soi de celui qui le précède comme il en diffère dans le phénomène, que deviendrait la justice éternelle[1]  ?

L’existence se présente comme une tâche, comme un pensum, dont il s’agit de venir à bout tant bien que mal, c’est-à-dire presque toujours comme une lutte incessante contre d’impitoyables nécessités. Chacun cherche donc à s’en tirer comme il peut ; l’homme s’acquitte de la vie comme d’une corvée dont il est redevable. Et qui en a contracté pour lui la dette ? Celui qui l’engendra dans la volupté. Ainsi, parce que l’un a savouré cette volupté, il faut que l’autre vive, souffre et meure. Mais n’oublions pas que la différenciation en individus de cela qui est identique en son essence est uniquement le fait du temps et de l’espace, que j’ai pu appeler, pour cette raison même, le « principe d’individuation ». Il n’y aurait point sans cela de justice éternelle. C’est précisément parce que l’individu procréateur se reconnaît lui-même dans l’individu procréé qu’il y à un amour paternel, qui veut que le père soit prêt à se dépenser, à oser, à souffrir pour son enfant plus que pour lui-même et qu’il considère cela comme une obligation.

Ces vues ont trouvé leur expression mythique dans le dogme chrétien selon lequel nous sommes tous participants du péché d’Adam — qui n’est autre, évidemment, que la satisfaction de l’instinct sexuel — et condamnés de ce fait à la souffrance et à la mort. Le christianisme dépasse ici le point de vue du principe de raison et discerne, par delà ses formes, l’Idée même de l’homme ; cette Idée, que nous percevons décomposée en individus innombrables, il en retrouve l’unité dans le lien universel de la génération, qui rattache tous les êtres les uns aux autres. Ainsi, d’une part, chaque individu est conçu ici comme identique à Adam — le représentant de l’affirmation du Vouloir-vivre — et comme voué par là-même au péché (péché originel), à la souffrance et à la mort ; et d’autre part, en vertu de cette même unité de l’Idée humaine, chaque individu apparaît aussi comme identique au Rédempteur — le représentant de la négation du Vouloir-vivre — et dès lors comme participant de son sacrifice, racheté par ses mérites et délivré des liens du péché et de la mort, c’est-à-dire du monde. (Rom. V, 12-21.)

L’acte par lequel le Vouloir se dit « oui » à lui-même et qui donne naissance à l’homme, est un acte dont tout être humain éprouve intérieurement de la honte, qu’il prend grand soin de dissimuler et dans l’accomplissement duquel il s’effraie d’être surpris comme s’il commettait un crime. Or c’est pourtant uniquement par la répétition incessante d’un pareil acte que le genre humain subsiste. S’il fallait donc donner raison à l’optimisme, s’il fallait voir dans l’existence un don offert à notre reconnaissance par une suprême bonté guidée par une suprême sagesse, si cette existence était ainsi en elle-même une chose précieuse, louable et réjouissante, il semble vraiment que l’acte qui sert à la perpétuer devrait revêtir une toute autre physionomie. Mais si, au contraire, l’existence est bien plutôt une sorte de faute où d’aberration, si elle est l’œuvre d’un Vouloir originairement aveugle qui ne saurait aboutir à mieux qu’à prendre conscience de lui-même à seule fin de se supprimer, il faut aussi que l’acte indispensable à la propagation de cette existence présente l’aspect qu’il présente en réalité.

Etant l’expression la plus distincte du Vouloir, l’acte sexuel est aussi le substratum, le résumé, la quintessence de l’Univers. Par lui nous voyons clair sur la nature des choses et sur le train de ce monde : il est le mot de l’énigme. Aussi est-ce de lui qu’il s’agit quand on parle de l’« Arbre de la connaissance », dont quiconque a goûté le fruit a senti ses yeux s’ouvrir sur la vie. Comme dit Byron :

The tree of knowledge has been pluck’d, — all’s known.

(D. Juan. I. 128.)

De là encore ce caractère particulier que présente l’acte sexuel d’être le grand άρρητον, le secret que personne n’ignore, la chose qu’il n’est pas permis de jamais mentionner expressément, mais qui s’entend si bien d’elle-même et qui est si bien présente à la pensée de chacun, comme la chose essentielle, qu’il suffit d’y faire la plus légère allusion pour être instantanément compris. Au reste, si tout ce qui y touche joue dans l’existence ce rôle capital, qui veut que notre monde soit partout le théâtre des intrigues de l’amour ou qu’on y puisse toujours présumer à coup sûr l’intervention de l’amour en toutes circonstances, il n’y a rien là qui ne soit parfaitement proportionné à l’importance réelle de ce punctum saliens de l’« œuf du monde ». Le seul côté plaisant de cette affaire si essentielle est qu’il en faille faire perpétuellement mystère.

Etant donné le rôle et la signification de l’acte sexuel, les organes génitaux représentent ce qu’on peut appeler proprement le foyer du Vouloir ; pôle de l’organisme, ils y forment ainsi l’antipode du cerveau, lequel incarne la connaissance, l’autre face de l’Univers, le monde de la représentation. Ils sont le principe conservateur de la vie, celui qui assure au temps la vie infinie. C’est ce principe que les Grecs vénéraient dans le phallus, les Indous dans le lingam, symboles de l’affirmation du Vouloir-vivre. De la connaissance, au contraire, représentée par le cerveau, dépend la possibilité de supprimer le Vouloir-vivre, d’arriver à la rédemption par la liberté, à la victoire sur le monde et à son anéantissement.

La violence de l’instinct sexuel, l’ardeur particulière et le sérieux profond que l’animal — et l’homme également — apporte à tout ce qui le concerne, nous montre que par la fonction correspondante à ce besoin l’animal se trouve directement rattaché à la racine même de son être, à savoir à l’espèce, tandis que toutes les autres fonctions, avec leurs organes respectifs, ne servent directement qu’à l’individu, dont l’existence n’est au fond que secondaire. D’autre part, cette même violence d’un instinct, qui est la concentration de tout l’être animal, semble aussi traduire le sentiment que l’individu ne survit pas à la mort et qu’il lui faut par conséquent se donner tout entier à la conservation de l’espèce, où gît sa véritable existence.

Représentons-nous un animal dans le rut de l’accouplement. Nous le voyons faire preuve d’une ardeur et d’une gravité inaccoutumées. Que se passe-t-il en lui ? Sait-il qu’il doit mourir ? Sait-il que de l’acte qu’il est en train d’accomplir doit sortir un autre individu, en tous points semblable à lui-même, qui viendra prendre sa place ? De tout cela il ne sait rien, puisqu’il ne pense pas. Mais il n’en travaille pas moins à la survivance de son espèce dans le temps avec autant de zèle que s’il le savait. Car il est conscient d’une chose : c’est qu’il veut vivre, c’est qu’il veut être, et il apporte dans le coït l’expression suprême de ce Vouloir. C’est là tout ce qui se passe dans sa conscience. Il n’en faut pas plus, d’ailleurs, pour assurer la survivance des êtres, parce que ce Vouloir est précisément l’élément radical de la nature, tandis que la connaissance n’en est qu’un élément adventice. C’est bien pourquoi aussi il n’est pas indispensable au Vouloir d’être toujours guidé par la connaissance ; il suffit qu’il se soit décidé dans son essence originelle pour que cette impulsion s’objective aussitôt dans le monde des représentations. Supposons que l’être qui veut ainsi la vie soit l’animal d’espèce et de forme déterminée que nous avons imaginé dans son rut : cet animal ne veut pas seulement la vie en général ; il la veut précisément sous cette forme que nous lui voyons. Aussi est-ce la vue de cette forme sous les espèces d’une femelle de sa race qui provoque l’animal à l’acte de la génération. Considéré du dehors et sous l’angle du temps, ce Vouloir qui est le sien se présente ainsi sous l’aspect d’un type animal déterminé, indéfiniment maintenu par la substitution incessamment répétée d’un individu à un autre, c’est-à-dire par l’alternance de la génération et de la mort, lesquelles, vues ainsi, n’apparaissent plus, en quelque sorte, que comme le battement du pouls de ce type spécifique (ίδεα, είδος, species) à travers l’infini du temps.


Sur l’amour.

Tout amour, affectât-il les airs les plus éthérés, a sa source unique dans le besoin sexuel et n’est même rien d’autre qu’un besoin sexuel plus étroitement déterminé, spécialisé, ou encore — au sens le plus strict du mot — individualisé. Ceci posé, si l’on songe au rôle capital que joue l’amour des sexes, à tous ses degrés et sous tous aspects, non seulement au théâtre et dans les romans, mais encore dans le monde réel, où il apparaît, avec l’amour de la vie, comme le plus actif et le plus puissant de tous les mobiles ; si l’on considère qu’il ne cesse d’accaparer, au moins pour moitié, les forces et les pensées de la partie jeune de l’humanité, qu’il est le but auquel tend presque tout effort humain ; qu’il peut exercer une influence néfaste sur les affaires les plus importantes, interrompre à toute heure les occupations les plus sérieuses, mettre momentanément à l’envers les cerveaux les plus éminents ; qu’il n’hésite pas à faire intrusion, avec ses frivoles attributs, dans les négociations des hommes d’Etat et dans les travaux des savants, habile à glisser ses billets doux et ses boucles de cheveux jusque dans le portefeuille du ministre ou le manuscrit du philosophe ; qu’il est d’ailleurs chaque jour l’instigateur des plus mauvaises affaires et des plus embrouillées, rompant les relations les plus précieuses, brisant les liens les plus solides, prenant pour victimes tantôt la vie ou la santé, tantôt le rang, la richesse, le bonheur, capable même d’ôter tout scrupule à l’honnête homme et de transformer en un traître l’être fidèle, si bien qu’il apparaît en somme comme un démon hostile, avide de tout déranger, de tout bouleverser, de tout détruire ; on en vient alors à se demander : pourquoi tant de bruit ? Pourquoi cette agitation, ces fureurs, ces angoisses, ces souffrances ? De quoi s’agit-il, après tout, sinon que chaque Jeannot trouve sa Jeannette[2] ? Pourquoi, dès lors, une pareille bagatelle devrait-elle jouer un rôle si considérable et apporter le trouble et la confusion dans la vie bien réglée des hommes ? Mais, à l’observateur sérieux, la vérité se dévoilera peu à peu, qui lui permettra de répondre : ce n’est pas d’une vétille qu’il s’agit ici ; loin de là, l’importance de l’affaire est en tous points proportionnée au sérieux et à l’ardeur qu’on y déploie. Le but auquel tend finalement toute intrigue amoureuse, qu’elle relève du genre comique ou du genre tragique, est en réalité de tous les buts humains le plus important, et mérite ainsi pleinement le sérieux profond que chacun met à le poursuivre. Ce qui, en effet, est en question ici, ce n’est rien de moins que la composition de la génération prochaine ; ce sont les dramatis personae, les acteurs appelés à entrer en scène quand nous en sortirons, qui dès ce moment sont ainsi déterminés, quant à leur existence et quant à la nature de leur être, par ces frivoles manigances de l’amour.

L’égoïsme est un caractère si profondément enraciné de tout ce qui est individuel, que, pour faire agir un individu, les fins égoïstes sont les seuls mobiles sur lesquels on puisse sûrement compter. Il est vrai que l’espèce a sur l’individu des droits antérieurs à ceux mêmes de sa propre individualité caduque, droits plus directs et plus importants. Néanmoins, là où l’individu doit être amené à agir, ou parfois même à consentir un sacrifice, pour le maintien et la constitution future de l’espèce, son intellect, qui est adapté à des fins purement individuelles, ne lui permet pas de saisir l’importance de la chose assez clairement pour qu’il y conforme sa conduite. Aussi la nature ne peut-elle atteindre le but qu’elle se propose en pareil cas qu’en dotant l’individu d’une certaine faculté d’illusion, qui lui fera voir son propre bien dans ce qui en réalité ne doit profiter qu’à l’espèce, et l’amènera ainsi à travailler pour celle-ci en s’imaginant ne travailler que pour lui-même. L’individu devient ainsi la dupe d’un mirage, d’une pure chimère, destinée à s’évanouir tôt après, qui se substitue chez lui, comme mobile d’action, à une réalité. La source de cette illusion, c’est l’instinct. Dans la grande majorité des cas l’instinct doit être considéré comme le sens de l’espèce, lequel propose au Vouloir ce qui est de l’intérêt de la dite espèce. Mais comme, dans le cas de l’homme, le Vouloir s’est fait individuel, il faut qu’il soit abusé de façon à percevoir par le sens de l’individu ce que lui propose le sens de l’espèce ; si bien qu’il s’imaginera tendre à un but individuel, tout en poursuivant des fins purement générales (ce mot pris exactement dans son sens propre et étymologique). C’est chez les animaux, c’est-à-dire là où son rôle est le plus important, que nous pouvons le mieux observer les manifestations extérieures de l’instinct ; mais quant à son fonctionnement interne, comme tout ce qui est intérieur, nous ne pouvons l’observer qu’en nous-mêmes. On s’imagine volontiers, il est vrai, que l’homme est presque complètement dépourvu d’instinct, et qu’il possède tout au plus celui qui permet au nouveau-né de chercher et de saisir le sein de sa mère. Mais, en réalité, nous avons un instinct très déterminé, très affirmé, et même très compliqué ; c’est celui qui préside au choix si subtil, si sérieusement pesé, si exclusivement personnel que l’individu fait d’un autre individu pour sa satis- faction sexuelle. Or, prise en elle-même, c’est-à-dire en tant que jouissance sensuelle répondant à un besoin pressant, cette satisfaction n’a rien à voir avec la beauté ou la laideur de l’objet aimé. Si donc l’homme attache néanmoins tant d’importance à la beauté, s’il la recherche avec tant d’ardeur et s’il règle avec tant de soin son choix en conséquence, c’est évidemment que cette préoccupation ne se rapporte pas à l’individu même qui choisit ainsi, malgré qu’il se l’imagine, mais bien au but véritable de son amour, à savoir l’être à engendrer, en qui il s’agit de maintenir le plus purement et le plus intégralement possible le type de l’espèce. Il arrive en effet nécessairement que toutes sortes de hasards physiques et de disgrâces morales entraînent autant de dégénérescences de la forme humaine ; et cependant le type authentique se trouve toujours rétabli à nouveau dans toutes ses parties ; cela grâce au sens de la beauté, qui domine et dirige partout l’instinct sexuel et sans lequel celui-ci se ravale au niveau d’un besoin répugnant. Ainsi chacun montrera tout d’abord dans ses désirs une préférence marquée pour les individus les plus beaux, c’est-à-dire ceux qui réalisent le type le plus pur de l’espèce ; chacun ensuite recherchera dans l’autre individu les avantages qui lui manquent, ou même trouvera belles les imperfections qui forment l’opposé et ainsi la compensation des siennes ; c’est pourquoi, par exemple, les petits hommes aiment les grandes femmes, les blonds les brunes, etc.

Mais l’homme est la dupe d’un mirage voluptueux, quand il s’imagine devoir goûter dans les bras de telle femme, dont la beauté l’attire, une félicité plus grande que dans les bras de toute autre, ou même quand sa passion, exclusivement concentrée sur un unique objet, le persuade qu’il s’assurera par sa possession un bonheur sans pareil. Aussi tout amant, une fois cette passion satisfaite, éprouve-t-il une étrange désillusion, et s’étonne-t-il de n’avoir point trouvé ce bonheur unique qu’il avait si passionnément convoité, mais cela seulement qu’il pouvait attendre de toute autre satisfaction sexuelle. C’est que ce désir qui l’enivrait jusqu’alors est aux autres désirs humains comme l’espèce est à l’individu, c’est-à-dire comme l’infini est au fini ; mais parce que la satisfaction de ce désir ne profite en réalité qu’à l’espèce, elle demeure, comme telle, étrangère à la conscience de l’individu, qui, porté par un Vouloir supérieur, se trouve avoir servi, au prix de tous les sacrifices, une cause qui n’était pas la sienne. Ainsi tout amant, le grand œuvre accompli, se sent en quelque sorte mystifié ; car l’illusion s’est évanouie, qui faisait de l’individu la dupe de l’espèce.

L’intensité de l’amour s’accroît dans la mesure où cet amour s’individualise. La complexion corporelle de deux individus peut en effet être telle, que l’un trouve précisément dans l’autre le complément tout spécial qui lui est nécessaire pour reconstituer avec un maximum de perfection le type de l’espèce, de sorte qu’il le convoite exclusivement. Il y a déjà là les conditions d’une véritable passion, qui, du fait même qu’elle s’adresse à un seul et unique objet et qu’elle remplit ainsi, en quelque sorte, une mission spéciale de l’espèce, revêt aussitôt un caractère noble et élevé. Pour la raison opposée, le simple instinct sexuel est vulgaire et grossier, en ce sens que, non individualisé, il vise à la conservation de l’es- pèce par la seule quantité, sans guère tenir compte de la qualité. Or l’individualisation de l’amour, et avec elle son intensité, peut atteindre un degré tel que tous les biens de la terre et la vie elle-même perdent leur valeur aux yeux de l’amoureux, tant que sa flamme n’est pas couronnée. Si grande est alors la violence de ses désirs, qu’elle le rend prêt à tous les sacrifices et qu’elle peut même le conduire, dans le cas où la réalisation de ses vœux lui est irrévocablement refusée, à la folie ou au suicide. Les mobiles inconscients auxquels nous avons jusqu’ici ramené l’amour ne rendent pas compte à eux seuls d’une passion si extrême ; celle-ci doit répondre à d’autres visées plus secrètes encore et plus difficilement déterminables. Il nous faut admettre en effet qu’ici la complexion physique des amoureux n’est pas seule en cause, mais qu’il existe en outre entre le Vouloir de l’homme et l’intellect de la femme une conformité toute spéciale, en vertu de laquelle ils sont les seuls à pouvoir engendrer un individu déterminé, dont le génie de l’espèce prémédite l’existence pour des raisons qui nous sont inaccessibles, parce qu’elles tiennent à l’essence de la « chose en soi ».

L’homme est porté par nature à l’inconstance dans l’amour, la femme à la fidélité. L’amour de l’homme baisse sensiblement à partir du moment où il a obtenu satisfaction ; il semble que toute autre femme ait plus d’attraits pour lui que celle qu’il possède ; il aspire au changement. L’amour de la femme, au contraire, grandit à partir de ce même moment. C’est là une conséquence du dessein que poursuit la nature, laquelle vise au maintien et, par suite, au plus grand accroissement possible de l’espèce. L’homme, en effet, peut facilement engendrer plus d’une centaine d’enfants en une seule année, s’il a autant de femmes à sa disposition ; la femme, par contre, avec le même nombre d’hommes, ne pourrait jamais mettre au monde qu’un seul enfant par an (abstraction faite des jumeaux). Aussi l’homme est-il toujours en quête d’autres femmes, tandis que la femme s’attache fortement à un seul homme, parce que la nature, c’est-à-dire son instinct, non la réflexion, la pousse à vouloir conserver en lui celui qui doit nourrir et protéger sa future postérité. En ce sens la fidélité conjugale est artificielle chez l’homme et naturelle chez la femme, et ainsi l’adultère de la femme, aussi bien objectivement, à cause de ses conséquences, que subjectivement, parce que contre nature, est beaucoup plus impardonnable que celui de l’homme.

Chez l’homme, c’est avant tout la force de volonté, la décision et le courage, peut-être aussi la droiture et la bonté, qui gagnent le cœur de la femme. Celle-ci, par contre, n’est pas directement et instinctivement sensible aux avantages intellectuels, parce qu’ils ne s’héritent pas du père. La bêtise ne nuit pas auprès des femmes ; ce serait bien plutôt la grande supériorité de l’esprit, et à plus forte raison le génie — en tant que chose anormale — qui pour- raient nous aliéner leurs faveurs. Aussi voit-on souvent un homme laid, bête et inculte l’emporter auprès d’elles sur un homme cultivé, spirituel et aimable. De même on voit souvent un mariage d’amour se faire entre deux êtres complètement disparates au point de vue de l’esprit ; par exemple, lui grossier, robuste et borné ; elle délicate de sentiments, d’intelligence fine, instruite, artiste ; ou encore : lui génial et supérieurement cultivé ; elle une oie.

Sic visum Veneri ; cui placet impares
Formas atque animos sub juga aënea
Saevo mittere cum joco.

C’est que les considérations qui prévalent ici ne sont rien moins qu’intellectuelles ; ce sont celles de l’instinct. L’union des sexes ne vise pas à instituer un échange d’idées et de propos spirituels, mais bien à engendrer des enfants ; elle est un lien des cœurs, non des cerveaux. Quand une femme vous affirme s’être éprise de l’esprit d’un homme, c’est là une vaine et ridicule prétention, ou il faut y voir l’exaltation d’un être dégénéré. — Quant aux hommes, ils ne sont pas déterminés dans l’amour instinctif par les qualités de caractère. C’est pourquoi tant de Socrates ont trouvé leur Xantippe ; ainsi Shakespeare, Albert Dürer, Byron, et bien d’autres. Par contre les qualités intellectuelles de la femme influent sur l’amour masculin, parce qu’elles se transmettent par la mère. Cette influence, néanmoins, le cède facilement à celle de la beauté corporelle, qui agit bien plus directement, parce qu’elle touche à des points plus essentiels. Quoi qu’il en soit, c’est sans doute pour avoir pressenti ou expérimenté cette influence sur l’homme de l’intellect féminin, que des mères font apprendre à leurs filles les beaux-arts ou les langues, afin de les rendre plus attrayantes aux hommes, cherchant ainsi à remédier artificiellement aux défauts de l’intellect, comme elles le font, cas échéant, pour la poitrine ou pour les hanches.

Il y a quelque chose de tout particulier dans la gravité profonde, et d’ailleurs inconsciente, avec laquelle deux jeunes gens de sexe différent qui se voient pour la première fois s’observent mutuellement ; dans le regard scrutateur et pénétrant qu’ils jettent l’un sur l’autre ; dans l’inspection minutieuse que tous les traits et toutes les parties de leurs personnes respectives ont à subir. Cette enquête, cet examen, c’est la méditation du génie de l’espèce sur l’individu qui pourrait résulter de leur union et sur la combinaison de ses caractères éventuels. D’elle dépend le goût plus ou moins vif que ces deux êtres manifesteront l’un pour l’autre et le degré de leur mutuel désir. Il peut suffire d’ailleurs de la découverte de quelque détail, demeuré d’abord inaperçu, pour mettre fin brusquement à une inclination déjà prononcée. C’est ainsi que dans tous les êtres aptes à engendrer le génie de l’espèce médite la génération à venir. Combiner les éléments dont elle sera faite, c’est là la grande œuvre à laquelle Cupidon ne cesse de songer et à laquelle il travaille infatigablement. Qu’est-ce, en regard de cette grande affaire, qui concerne l’ensemble de l’espèce et la série infinie des générations futures, que la foule éphémère des individus actuels avec leurs circonstances particulières ? Aussi le dieu est-il toujours prêt à les sacrifier impitoyablement ; car il est à ces individus comme un immortel est à des mortels, et ses intérêts sont aux leurs comme l’infini est au fini.

C’est le sentiment qu’il a de participer à une œuvre dont la portée est d’ordre transcendant, qui transporte l’amant si haut au-dessus de toutes les contingences terrestres, qui l’élève souvent au-dessus de lui-même, et qui revêt d’un caractère hyperphysique ses désirs très physiques ; si bien que, même pour l’homme le plus prosaïque, l’amour représente toujours dans la vie un épisode poétique.


Sur la souffrance et le néant de la vie.

Nous avons déjà vu dans la nature inconsciente l’essence intime de cette nature s’affirmer comme un effort, comme une poussée incessante, qui ne connaît ni aboutissement ni trêve ; ce caractère essentiel apparaît bien plus distinctement encore chez l’animal et chez l’homme. Vouloir, désirer perpétuellement, comme dans une soif inextinguible, c’est là tout leur être. Or tout Vouloir a sa source dans un besoin, dans une privation, donc dans la souffrance ; ainsi, par son origine et par sa nature même, l’homme est déjà voué à la douleur. Et si, d’autre part, il arrive qu’il n’ait plus d’objet à assigner à son Vouloir, du fait qu’à chaque fois une satisfaction trop facile vient immédiatement le lui dérober à nouveau, un terrible sentiment de vide, l’ennui, s’empare de lui ; c’est-à-dire que son existence et son être mêmes lui deviennent un fardeau insupportable. La vie de l’homme oscille ainsi, comme un pendule, entre la douleur et l’ennui, qui sont bien réellement les deux éléments ultimes auxquels on peut ramener sa destinée. Sans doute est-ce là une vérité qui s’impose, puisqu’on en retrouve l’expression jusque dans ce fait curieux, qu’après avoir placé dans l’enfer toutes les souffrances et tous les tourments, l’homme n’a plus rien trouvé d’autre à mettre dans le ciel, sinon précisément l’ennui.

Nous ressentons la douleur, mais non pas l’absence de douleur, les soucis, mais non pas l’insouciance, la crainte, mais non pas la sécurité. Un vœu que nous formons est un sentiment que nous éprouvons comme nous éprouvons la faim ou la soif ; mais sitôt qu’il est réalisé, il en va de lui comme de la bouchée de nourriture qui cesse d’exister pour nous en tant que sensation dès l’instant où nous l’avalons. Nous ressentons douloureusement l’absence du bonheur et de la jouissance dès qu’ils viennent à nous manquer ; mais nous ne remarquons pas l’absence de la douleur, même si elle succède à une longue période de souffrance ; tout au plus pouvons-nous nous appliquer volontairement à y réfléchir. Seules, en effet, la souffrance et la privation peuvent être éprouvées positivement et affirmer d’elles-mêmes leur présence ; le bien-être, par contre, est purement négatif. C’est pourquoi nous ne réalisons pas comme tels les trois plus grands biens de notre vie — la santé, la jeunesse et la liberté — tant que nous les possédons, mais seulement quand nous les avons perdus ; car eux aussi sont des négations. Nous ne remarquons les jours heureux de notre existence qu’après qu’ils ont fait place à des jours malheureux. Dans la mesure où les jouissances s’accroissent, la faculté de les ressentir diminue : le plaisir habituel n’est plus perçu comme jouissance. Par là-même, d’ailleurs, la sensibilité à la douleur augmente, car toute suppression du plaisir accoutumé est perçue comme une souffrance. Ainsi la quantité de ce qui nous est nécessaire s’accroît par la possession, et du même coup aussi la faculté de souffrir. — Les heures passent d’autant plus vites qu’elles sont plus agréables, et d’autant plus lentement qu’elles sont plus pénibles, parce que c’est la douleur, non la jouissance, qui est l’élément positif dont la présence se fait sentir. De même, nous percevons le temps quand nous nous ennuyons, mais non pas quand nous nous amusons. L’un et l’autre fait prouvent que c’est là où notre existence est le plus heureuse que nous la réalisons le moins ; d’où il suit qu’il vaudrait mieux ne pas la posséder.

Si le monde n’était pas quelque chose qui, pratiquement parlant, devrait ne pas être, il ne serait pas non plus, du point de vue théorique, un problème. Au contraire, ou bien son existence se passerait de toute explication, elle irait si bien de soi qu’aucun étonnement ne se manifesterait, qu’aucune question ne se poserait à son sujet dans aucun cerveau ; ou bien son but apparaîtrait avec évidence à tous les yeux. Loin qu’il en soit ainsi, le monde se présente bien plutôt comme un inextricable problème, puisque la philosophie la plus parfaite enfermera toujours un élément inexpliqué, tel un résidu insoluble, tel aussi le reste qu’on retrouve toujours en divisant l’une par l’autre deux grandeurs incommensurables entre elles. Le fait seul qu’on a pu se poser cette question : pourquoi pas « rien du tout », plutôt que ce monde-ci ? implique que le monde ne se justifie pas par lui-même, qu’on ne peut lui trouver en lui-même aucune raison, aucune cause finale de son existence, qu’on ne peut démontrer qu’il existe en vue de lui-même et pour son propre avantage. Ceci concorde avec la nature même du monde, telle qu’elle nous est apparue : ce n’est en effet qu’un Vouloir aveugle, et non point un Vouloir conscient, qui pouvait se placer lui-même dans la situation où nous nous trouvons sur cette terre. Un Vouloir clairvoyant aurait vite eu fait de calculer que l’affaire ne couvrait pas ses frais. On comprend ainsi que la tentative d’expliquer l’Univers par un νους, à la façon d’Anaxagore, c’est-à-dire par une volonté obéissant à la connaissance, exige nécessairement comme correctif un système d’optimisme, qu’on est dès lors contraint d’édifier et de soutenir au mépris des témoignages les plus irrécusables de tout un monde de criante misère.

L’existence humaine, loin d’avoir le caractère d’un présent dont nous serions gratifiés, a bien plutôt celui d’une dette que nous avons contractée. Le remboursement de cette dette s’opère sous la forme des mille besoins pressants, des désirs torturants et des misères sans fin que nous impose cette existence. Nous consacrons en général tout le temps de notre vie à l’extinction de cette dette, et pourtant nous n’arrivons ainsi à en payer que les intérêts. Le remboursement du capital s’opère par la mort. Et quand la dette a-t-elle été contractée ? Au moment de l’acte de la génération.

Considérer l’homme comme un être dont l’existence est un châtiment et une pénitence, c’est donc déjà l’apercevoir sous un jour plus vrai. Le mythe de la Chute (probablement emprunté, d’ailleurs, comme toute la religion juive, au Zend-Avesta) est le seul passage de l’Ancien Testament auquel je puisse con- céder une vérité métaphysique, bien qu’elle soit seulement allégorique. C’est même le seul trait de l’Ancien Testament qui puisse me réconcilier avec lui.

La vie est un pensum dont il s’agit de venir à bout ; en ce sens, c’est une belle expression que defunctus.

Imaginez un instant que l’acte sexuel ne soit ni un besoin ni une volupté, mais uniquement une affaire de froide réflexion : le genre humain pourrait-il encore subsister ? Chacun n’aurait-il pas eu plutôt assez pitié de la génération suivante pour préférer lui épargner le fardeau de l’existence, ou tout au moins n’aurait-il pas hésité à le lui imposer de sang-froid ?

Le monde n’est précisément rien d’autre que l’enfer ; les hommes s’y partagent en âmes tourmentées et en diables tourmenteurs.

Il faut considérer la vie uniquement comme une sévère leçon qui nous est infligée, malgré que nos formes intellectuelles, organisées pour de toutes autres fins, ne nous permettent pas de comprendre comment il se fait que nous en ayons besoin. Nous devons donc songer avec satisfaction à nos amis défunts, en considérant qu’ils en ont fini avec leur leçon, et souhaiter cordialement qu’elle leur ait profité. De ce même point de vue, il nous faut envisager notre propre mort comme un événement désirable et réjouissant, au lieu de la regarder venir, comme c’est ordinairement le cas, en tremblant d’effroi.

Une vie heureuse est impossible ; le plus haut point auquel l’homme puisse atteindre, c’est une vie héroïque. J’appelle ainsi la vie de celui qui dans n’importe quel domaine lutte, sans reculer devant les pires difficultés, pour ce qui représente en quelque façon le bien de tous, et qui finit par triompher, d’ailleurs mal ou nullement récompensé lui-même de son effort. Sa tâche terminée, cet homme — tel le prince dans le Re Corvo de Gozzi, — apparaît toujours debout, pétrifié, mais dans une noble attitude et dans un geste magnanime. Sa mémoire demeure, célébrée comme celle d’un héros, et son Vouloir, mortifié au cours de toute une vie de peine et de labeur par les échecs et par l’ingratitude des hommes, s’éteint dans le Nirwana.


Sur la crainte de la mort.

Les dogmes changent, et notre savoir est trompeur ; mais la nature, elle, ne se trompe pas ; ses voies sont sûres et elle ne les dissimule point. Toute chose est tout entière en elle, et elle est tout entière en toute chose. Chaque animal est le centre de cette nature, qui lui a fait trouver l’accès de l’existence avec la même sûreté qu’elle lui en fera trouver l’issue : entre temps l’animal vit sans crainte, insoucieux de l’anéantissement, appuyé sur la conscience qu’il a d’être la nature même et d’être comme elle impérissable. L’homme seul porte avec lui, sous forme de concepts abstraits, la certitude de sa mort ; et pourtant, chose curieuse, cette certitude ne parvient à l’angoisser qu’à de rares et courts instants, et seulement quand une circonstance particulière oblige son imagination à la réaliser nettement. A part cela, la réflexion ne peut pas grand’chose là où se fait entendre la voix puissante de la nature ; pour l’homme, aussi bien que pour l’animal incapable de penser, l’état normal et durable, c’est cette intime assurance, issue du tréfonds de sa conscience, d’être soi-même la nature, d’être soi-même l’Univers, qui veut qu’aucun être humain ne soit sensiblement troublé par l’idée d’une mort certaine et toujours relativement proche, mais qu’au contraire chacun vive sa vie jour après jour comme si elle devait être éternelle. On peut même aller jusqu’à dire que personne ne possède réellement la certitude de sa mort en tant que conviction vivante — sans quoi notre état ne différerait guère de celui du criminel condamné à l’échafaud — et que si elle est bien pour chacun une vérité admise théoriquement et in abstracto, on la relègue, précisément comme telle, parmi d’autres vérités théoriques inapplicables à la pratique, sans l’incorporer en aucune façon à sa conscience vivante. À considérer attentivement cette particularité de l’âme humaine, on s’apercevra que les explications psychologiques que plusieurs en donnent — habitude, résignation à l’inévitable — sont parfaitement insuffisantes et qu’il faut l’attribuer à une raison plus profonde, qui est celle que j’ai dite.

Tout cela n’empêche pas que dans chaque cas particulier où la mort réelle, ou même seulement réalisée par l’imagination, s’approche de l’individu, et où celui-ci est obligé de la regarder face à face, il ne soit saisi d’une indicible angoisse et ne cherche par tous les moyens à y échapper. De même, en effet, que cet individu, tant que sa faculté de connaître était concentrée sur la vie comme telle, devait en apercevoir aussi la nature impérissable ; de même, quand la mort apparaît, il faut aussi qu’il la reconnaisse pour ce qu’elle est : la fin dans le temps d’un phénomène particulier et temporel. Ce que nous craignons dans la mort, ce n’est nullement la douleur ; car, d’une part, la douleur gît manifestement en deçà de la mort, et, d’autre part, on voit souvent l’homme recourir à la mort pour fuir la douleur ; comme aussi, inversément, il lui arrive d’accepter les pires souffrances pour se soustraire à la mort un instant de plus, lors même que cette mort serait rapide et douce. Nous distinguons donc la douleur et la mort comme deux maux complètement différents. En fait, ce que nous craignons dans la mort, c’est la fin de l’individu, et la mort se donne ouvertement pour telle ; aussi, comme l’individu est le Vouloir-vivre lui-même, dans une de ses objectivations particulières, tout son être se cabre contre la mort.

Si c’était simplement l’idée de ne pas être qui nous rendait la mort si effrayante, nous devrions songer avec le même frisson d’effroi au temps où nous n’étions pas encore. Car il est absolument certain que le non-être après la mort ne peut pas être différent du non-être avant la naissance, ni, par conséquent, plus déplorable. Une durée infinie de temps s’est écoulée alors que nous n’étions pas encore, et nous n’en sommes nullement affectés ; mais qu’au court intermède d’une existence éphémère un second temps infini doive succéder où nous ne serons plus, cette perspective nous est dure, plus que cela, intolérable.

En fait, la crainte de la mort est indépendante de toute intervention de la connaissance ; car l’animal a peur de la mort sans la connaître. Tout ce qui naît apporte cette crainte avec soi dans le monde. Or cette peur a priori de la mort n’est précisément que l’envers du Vouloir-vivre, et nous ne sommes tous que Vouloir-vivre. Aussi la crainte de sa destruction est-elle innée chez tout animal, exactement au même titre que le souci de sa conservation ; c’est donc elle, et non point le désir d’éviter la douleur, qui paraît dans la prudence anxieuse avec laquelle l’animal cherche à se mettre en sûreté, et surtout à mettre en sûreté ses petits, contre tout danger possible. Pourquoi l’animal fuit-il, pourquoi tremble-t-il et essaie-t-il de se cacher ? Parce qu’il n’est tout entier que Vouloir-vivre et parce que, voué comme tel à la mort, il voudrait gagner du temps. L’homme, par nature, est fait exactement de même. Le plus grand des maux, la chose la plus grave dont on puisse nous menacer, c’est la mort ; la pire des angoisses, c’est l’angoisse de la mort. Rien n’entraîne plus irrésistiblement notre sympathie que de voir la vie d’autrui en péril ; rien n’est plus épouvantable qu’une exécution. L’attachement sans bornes à la vie qui se trahit dans ces sentiments ne peut pas être le fruit de la connaissance et de la réflexion. Au contraire, envisagé à ce point de vue, cet attachement apparaît bien plutôt comme dénué de sens, puisque la valeur objective de la vie est des plus problématiques, puisqu’il reste au moins douteux qu’elle soit préférable au non-être, et qu’on peut même se demander si l’expérience et la réflexion, mises en mesure de se prononcer, ne décideraient pas en faveur de ce dernier. Si l’on frappait aux portes des tombeaux et qu’on demandât aux morts s’ils veulent ressusciter, ils secoueraient négativement la tête.


La nature et la mort.

Plaçons-nous maintenant à un autre point de vue, et voyons un peu comment, en opposition aux individus, l’ensemble de la nature se comporte à l’égard de la mort. Ce faisant, nous ne quittons pas le terrain empirique.

Pour nous, évidemment, là où il y va de la vie ou de la mort, c’est notre bien suprême qui est en jeu ; nous prêtons à tout ce qui décide de l’une ou de l’autre un intérêt passionné, fait d’effroi et d’attention haletante ; tout être, à nos yeux, joue là son va-tout. La nature, par contre, qui pourtant ne ment jamais, mais qui se montre toujours ingénue et loyale, nous déclare qu’elle en juge tout autrement ; elle s’exprime sur ce point comme Krishna dans le Bhagavad-Gita, car elle nous dit : peu importe la vie ou la mort de l’individu. N’est-ce point là, en effet, ce qu’elle veut dire, quand elle nous montre la vie de chaque animal, comme aussi d’ailleurs la vie de l’homme, livrée par elle, qui n’intervient jamais pour les secourir, aux caprices du hasard le plus indifférent ? Voyez l’insecte sur votre chemin : le moindre écart inconscient de votre pied décide de sa vie ou de sa mort. Voyez la limace : privée de tout moyen de fuir ou de se défendre, de feindre ou de se cacher, elle est une proie offerte à tout venant. Voyez le poisson jouer encore avec insouciance dans le filet qui va se refermer ; voyez la grenouille retenue par son indolence, quand la fuite pourrait la sauver ; la passereau inattentif à la présence du faucon qui plane au-dessus de sa tête ; le mouton que le loup guette et mesure du regard du fond du taillis. Tous, insuffisamment armés de prudence, vont et viennent ingénument au milieu des mille dangers qui menacent à chaque instant leur vie. Or, en livrant ainsi sans scrupules, non seulement à la rapacité d’un ennemi plus fort, mais encore au hasard le plus aveugle, aux lubies de n’importe quel fou, à l’espiéglerie d’un enfant, les organismes si incroyablement ingénieux dont elle est l’auteur, la nature n’affirme-t-elle pas que la destruction des individus lui est indifférente, qu’elle ne lui nuit en rien, qu’elle ne signifie rien pour elle, et que l’effet de cette destruction, qu’elles qu’en soient les circonstances, ne lui importe pas plus que sa cause ? La nature nous l’affirme très clairement, et elle ne ment pas ; seulement elle ne commente pas ses sentences ; elle s’exprime bien plutôt dans le style laconique des oracles. Si donc notre mère commune envoie ainsi ses enfants avec insouciance et sans nulle sauvegarde à la rencontre de mille périls, ce ne peut être que parce qu’elle sait qu’ils ne font, en tombant, que retomber dans son sein, où ils retrouvent un sûr abri, et qu’ainsi leur chute est un simple jeu. Elle n’en use pas avec l’homme autrement qu’avec les animaux ; ici encore elle déclare que la vie et la mort de l’individu lui sont indifférentes. Dès lors cette vie et cette mort ne devraient-elles pas, en un certain sens, nous l’être aussi, puisque aussi bien nous sommes nous-mêmes la nature ? Il est sûr que si nous savions voir assez profond, nous lui donnerions raison et que nous n’attribuerions pas à la vie et à la mort plus d’importance qu’elle ne leur en attribue elle-même. Aussi devons-nous arriver tout au moins, par la réflexion, à interpréter cette insouciance et cette indifférence de la nature à l’égard de la vie individuelle dans son véritable sens : à savoir que la suppression du phénomène particulier que cette vie représente ne touche en rien son essence véritable et foncière

Quand je tue un animal, que ce soit un chien, un oiseau, une grenouille, ou même seulement un insecte, il est véritablement inadmissible qu’il suffise d’un geste échappé à ma méchanceté ou à mon étourderie, pour que cet être, ou plutôt la force primordiale qui se manifestait une minute auparavant dans ce phénomène merveilleux, dans cette plénitude d’énergie et de joie de vivre, puisse être réduite à néant. D’autre part, il est également impossible que les millions d’animaux, infiniment divers en leurs innombrables espèces, qui font à chaque instant, pleins de force et d’ardeur, leur entrée dans l’existence, n’aient rien été avant l’acte de leur procréation et qu’ils aient passé ainsi du néant à un commencement absolu. En voyant donc l’un d’entre eux se soustraire à mes regards, sans que je sache où il s’en va, et un autre surgir à sa place, sans que je sache d’où il vienne ; en constatant qu’au surplus tous deux ont la même forme, la même nature, le même caractère, et qu’il leur manque seulement d’avoir en commun la même portion de matière — matière qu’ils ne cessent d’ailleurs de dépouiller et de renouveler au cours de leur existence —, comment ne pas admettre que cela, d’une part, qui disparaît, et cela, d’autre part, qui vient prendre sa place, soient un seul et même être, qui ne fait que subir une légère modification, c’est-à-dire un renouvellement de la forme de son existence, et qu’ainsi la mort est pour l’espèce ce que le sommeil est pour l’individu ? Cette idée se conçoit si naturellement, qu’il est impossible qu’elle ne s’impose pas d’elle-même à l’esprit, si celui-ci ne s’en détourne pas d’emblée avec une crainte superstitieuse du plus loin qu’il l’entrevoit, pour avoir été déformé dès l’enfance par l’empreinte de notions fausses. Et quant à la conception opposée, qui veut que par sa naissance un animal soit tiré du néant, et que sa mort, par suite, signifie sa destruction absolue ; mais qui veut en même temps que l’homme, bien que tiré également du néant, ait néanmoins le privilège d’une survivance individuelle indéfinie, elle-même accompagnée de conscience, alors que le chien, le singe, l’éléphant seraient totalement anéantis par la mort : c’est là une idée contre laquelle le bon sens se révolte et qu’il ne peut que déclarer absurde.


Après la mort.

S’il vous arrive, dans les relations de la vie quotidienne, d’être interrogé sur la vie à venir par une de ces nombreuses personnes qui voudraient tout savoir mais qui ne veulent rien apprendre, la réponse la plus appropriée à la circonstance et qui se trouve être en même temps la plus juste, est celle-ci : « Tu seras après ta mort ce que tu étais avant ta naissance. » Cette réponse, en effet, signifie implicitement qu’il est absurde d’exiger qu’une existence qui a un commencement n’ait pas aussi une fin ; mais elle fait entrevoir du même coup qu’il pourrait bien y avoir deux sortes d’existence, et par conséquent aussi deux sortes de néant.

La profonde conviction de ne pouvoir être détruit par la mort que chacun de nous porte au fond de son cœur — comme en témoignent les inquiétudes qui viennent immanquablement assaillir la conscience à l’approche de la fin —, cette conviction est tout entière liée au sentiment que nous avons d’incarner un principe primordial et éternel ; d’où la formule que Spinoza en a donnée : sentimus experimurque nos æternos esse. Un homme raisonnable, en effet, ne peut se concevoir comme impérissable qu’en tant qu’il se considère comme sans commencement, comme éternel ou, à proprement parler, comme hors du temps. Par contre celui qui se tient pour tiré du néant doit aussi croire qu’il retournera au néant ; car s’imaginer qu’un temps infini s’est écoulé avant qu’on ne fût, et qu’ensuite un second temps infini commencera où l’on ne cessera point d’être, est une idée monstrueuse. Le plus solide fondement de notre immortalité, c’est bien en réalité le vieux principe : ex nihilo nihil fit, et in nihilum nihil potest reverti. Quant à celui qui tient la naissance de l’homme pour son commencement absolu, il doit aussi tenir la mort pour sa fin absolue. Car toutes deux, naissance et mort, sont ce qu’elles sont dans le même sens : un être ne peut donc se concevoir comme immortel que dans la mesure où il se conçoit aussi comme non-né. Telle la naissance, telle aussi la mort, quant à leur nature et à leur signification : il y a là une seule et même ligne, tracée dans deux directions différentes. Si l’une est un phénomène qui nous tire du néant, l’autre est aussi notre véritable anéantissement. En fait l’immortalité de notre être véritable ne se peut concevoir autrement que par son éternité ; c’est dire que cette immortalité ne gît pas dans le temps. Admettre que l’homme est créé de rien conduit nécessairement à admettre que la mort est sa fin absolue. Sur ce point, l’Ancien Testament se montre parfaitement conséquent : car à une création ex nihilo ne peut correspondre aucune doctrine d’immortalité. Si le christianisme du Nouveau Testament possède une doctrine de ce genre, c’est qu’il est pénétré d’esprit indou.

Il est certain que l’éternité est une notion qui ne repose sur aucune représentation sensible ; aussi est-elle purement négative ; elle signifie simplement une existence indépendante du temps. Mais le temps, d’autre part, n’est lui-même que l’image de l’éternité : ό χρονος είϰων του αίωνος, comme a dit Plotin ; de même, notre existence dans le temps n’est que l’image de notre être en soi. Celui-ci doit être situé dans l’éternité, parce que précisément le temps n’est que notre forme de perception, qui seule fait que nous connaissons notre nature et la nature de toutes choses comme périssable, bornée, et vouée à l’anéantissement.

Si des considérations de ce genre sont propres à nous convaincre qu’il y a en nous quelque chose que la mort ne peut détruire, on voit que nous ne pouvons cependant nous affermir dans cette conviction qu’en nous élevant à un point de vue d’où la naissance n’apparaît plus comme le commencement de l’existence. Il suit de là que ce qui s’avère indestructible par la mort n’est pas proprement l’individu ; celui-ci, étant issu de l’acte de la génération et composé des caractères qu’il tient du père et de la mère, apparaît comme une simple différenciation de l’espèce ; or, comme tel, il ne peut être que borné dans le temps. N’ayant ainsi aucun souvenir de son existence avant la naissance, il ne peut pas non plus avoir après la mort aucun souvenir de son existence actuelle. Mais il se trouve que c’est dans la conscience que tout être place son « moi » ; ce moi lui apparaît donc lié à sa qualité d’individu, avec laquelle devrait nécessairement disparaître tout ce qui lui est propre — précisément en tant qu’individualité consciente — et qui le distingue des autres. Dès lors aussi il lui est impossible de distinguer sa propre survivance sans individualité d’une survivance des autres êtres sans lui : il voit sombrer son moi. Mais celui qui rattache ainsi son existence à l’identité de la conscience et qui est amené par là à souhaiter une survivance indéfinie de cette conscience après la mort, devrait considérer qu’il ne peut en tous cas l’obtenir qu’en sacrifiant un passé également infini qui a précédé sa naissance. Car, comme il n’a aucun souvenir d’une existence antérieure, comme sa conscience, en d’autres termes, a commencé avec sa naissance, cette dernière équivaut nécessairement pour lui à un phénomène qui l’a tiré du néant ; mais alors il achète la durée infinie de son existence après la mort au prix d’une autre, tout aussi longue, antérieure à la naissance, et le compte boucle sans profit pour lui. Au contraire, si l’existence que la mort laisse intacte n’est pas celle de la conscience individuelle, cette existence doit être indépendante de la naissance aussi bien que de la mort ; et dès lors, du point de vue de cette existence, on peut dire tout ensemble et avec une égale vérité : « je serai toujours » et « j’ai toujours été » ; ce qui nous donne deux durées infinies pour une. — Mais, au fond, c’est dans le mot « moi » que gît la grande équivoque. Selon que je l’entends d’une manière ou d’une autre, je puis dire : « la mort est ma destruction totale », ou je puis dire au contraire : « autant je suis une partie infiniment petite de l’Univers, autant le phénomène particulier de ma personne est une partie infime de mon être véritable. »

Souhaiter l’immortalité de l’individu, c’est en réalité vouloir perpétuer indéfiniment une erreur. Car, au fond, toute individualité est une aberration particulière, une sorte de faute ou d’accident, quelque chose qui ferait mieux de ne pas être, quelque chose dont la vie a précisément pour but véritable de nous détourner et de nous ramener.

Pour que l’homme connût la béatitude, il ne serait donc nullement suffisant qu’il fût transporté dans un « monde meilleur » ; mais il faudrait encore qu’il fût l’objet d’une transformation radicale, c’est-à-dire qu’il ne fût plus ce qu’il est et qu’il devint en échange ce qu’il n’est pas. Pour cela il faut qu’il commence par cesser d’être ce qu’il est, et c’est cette condition qui se trouve provisoirement réalisée par la mort, dont on peut apercevoir déjà, de ce seul point de vue, la nécessité morale. Etre transporté dans un autre monde et subir une transformation totale de son être, c’est au fond une seule et même chose.

La mort est le grand redressement, la grande « correction » que le cours de la nature inflige au Vouloir-vivre, plus précisément à l’égoïsme qui en fait l’essence, et elle peut être considérée comme le châtiment de notre existence. Elle défait dans la douleur le nœud que la génération avait lié dans la volupté ; elle intervient brutalement du dehors pour dissiper l’erreur radicale de notre être ; elle est la grande désillusion. Nous sommes au fond quelque chose qui ne devrait pas être ; et c’est pourquoi nous cessons d’être. L’égoïsme consiste proprement en ceci que l’homme restreint toute la réalité à sa propre personne, en s’imaginant n’exister que dans celle-ci et nullement dans les autres. La mort vient lui montrer ce qui en est, en supprimant cette personne. Son moi tout entier ne vit plus désormais que dans ce qu’il avait regardé jusqu’alors comme non-moi, car la différence a pris fin entre ce qui est extérieur et ce qui est intérieur. Aussi réelle que puisse être cette différence dans la conscience empirique, il n’y a au fond, du point de vue métaphysique, aucune différence essentielle entre ces deux propositions : « je disparais, mais le monde continue » et « le monde disparaît, mais je continue ».

La mort est la grande occasion qui est offerte à chacun de nous de n’être plus « soi » : heureux celui qui en profite ! Mourir, c’est l’instant où nous sommes affranchis de l’exclusivisme d’une individualité qui ne constitue pas la substance intime de notre être, mais qui en représente bien plutôt une sorte d’aberration. La liberté originelle, la liberté véritable, réapparaît à ce moment, dont on peut dire qu’il est une restitutio in integrum. Là est peut-être la source de cette paix et de cette sérénité qu’on voit d’habitude aux visages des morts. Tranquille et douce, telle est dans la règle la mort de l’homme bon ; mais mourir de plein gré, mourir volontiers, mourir avec joie, c’est le privilège de celui qui a atteint la résignation, de celui qui a renoncé et nié le Vouloir-vivre. Car lui seul veut réellement mourir et ne le veut pas seulement en apparence ; aussi ne lui faut-il et ne souhaite-t-il aucune survivance de sa personne. Cette existence que nous connaissons, il en fait l’abandon de son plein gré ; cela qu’il reçoit en échange est à nos yeux le néant, parce que c’est notre existence qui est le néant en regard de ce « quelque chose » d’autre, que la foi bouddhique appelle Nirwana, c’est-à-dire extinction.


  1. Sur la « justice éternelle », voir au chapitre suivant. ( N. d. T.)
  2. Je ne pouvais employer ici le terme propre ; libre au lecteur de traduire ces mots dans le langage d’Aristophane. (Note de Schopenhauer.)