La Pesanteur et la Grâce/26

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Librairie Plon (p. 134-142).


L’ATTENTION ET LA VOLONTÉ

Non pas comprendre des choses nouvelles, mais parvenir à force de patience, d’effort et de méthode à comprendre les vérités évidentes avec tout soi-même.

Étages de croyance. La vérité la plus vulgaire, quand elle envahit toute l’âme, est comme une révélation.

Essayer de remédier aux fautes par l’attention et non par la volonté.

La volonté n’a de prise que sur quelques mouvements de quelques muscles, associés à la représentation du déplacement des objets proches. Je peux vouloir mettre ma main à plat sur la table. Si la pureté intérieure, ou l’inspiration, ou la vérité dans la pensée étaient nécessairement associées à des attitudes de ce genre, elles pourraient être objet de volonté. Comme il n’en est rien, nous ne pouvons que les implorer. Les implorer, c’est croire que nous avons un Père dans les cieux. Ou cesser de les désirer ? Quoi de pire ? La supplication intérieure est seule raisonnable, car elle évite de raidir des muscles qui n’ont rien à voir dans l’affaire. Quoi de plus sot que de raidir les muscles et serrer les mâchoires à propos de vertu, ou de poésie, ou de la solution d’un problème ? L’attention est tout autre chose ?

L’orgueil est un tel raidissement. Il y a manque de grâce (au double sens du mot) chez l’orgueilleux. C’est l’effet d’une erreur.

L’attention, à son plus haut degré, est la même chose que la prière. Elle suppose la foi et l’amour.

L’attention absolument sans mélange est prière.

Si on tourne l’intelligence vers le bien, il est impossible que peu à peu toute l’âme n’y soit pas attirée malgré elle.

L’attention extrême est ce qui constitue dans l’homme la faculté créatrice, et il n’y a d’attention extrême que religieuse. La quantité de génie créateur d’une époque est rigoureusement proportionnelle à la quantité d’attention extrême, donc de religion authentique à cette époque.

Mauvaise manière de chercher. Attention attachée à un problème. Encore un phénomène d’horreur du vide. On ne veut pas avoir perdu son effort. Acharnement à la chasse. Il ne faut pas vouloir trouver : comme dans le cas d’un dévouement excessif, on devient dépendant de l’objet de l’effort. On a besoin d’une récompense extérieure que parfois le hasard fournit et qu’on est prêt à recevoir au prix d’une déformation de la vérité.

C’est seulement l’effort sans désir (non attaché à un objet) qui enferme infailliblement une récompense.

Reculer devant l’objet qu’on poursuit. Seul ce qui est indirect est efficace. On ne fait rien si l’on n’a d’abord reculé.

En tirant sur la grappe, on fait tomber les grains à terre.

Il y a des efforts qui ont l’effet contraire du but recherché (exemple : dévotes aigries, faux ascétismes, certains dévouements, etc.). D’autres sont toujours utiles, même s’ils n’aboutissent pas.

Comment distinguer ?

Peut-être : les uns sont accompagnés de la négation (mensongère) de la misère intérieure. Les autres de l’attention continuellement concentrée sur la distance entre ce qu’on est et ce qu’on aime.

L’amour instruit les dieux et les hommes, car nul n’apprend sans désirer apprendre. La vérité est recherchée non pas en tant que vérité, mais en tant que bien.

L’attention est liée au désir. Non pas à la volonté, mais au désir. Ou, plus exactement, au consentement.

On libère en soi de l’énergie. Mais sans cesse elle s’attache de nouveau. Comment la libérer toute ? Il faut désirer que cela soit fait en nous. Le désirer vraiment. Simplement le désirer, non pas tenter de l’accomplir. Car toute tentative en ce sens est vaine et se paie cher. Dans une telle œuvre, tout ce que je nomme « je » doit être passif. L’attention seule, cette attention si pleine que le « je » disparaît, est requise de moi. Priver tout ce que je nomme « je » de la lumière de l’attention et la reporter sur l’inconcevable.

La capacité de chasser une fois pour toutes une pensée est la porte de l’éternité. L’infini dans un instant.

À l’égard des tentations, prendre exemple sur la femme très chaste qui ne répond rien au séducteur lorsqu’il lui parle et feint de ne pas l’entendre.

Nous devons être indifférents au bien et au mal, mais, en étant indifférents, c’est-à-dire en projetant également sur l’un et sur l’autre la lumière de l’attention, le bien l’emporte par un phénomène automatique. C’est là la grâce essentielle. Et c’est la définition, le critérium du bien.

Une inspiration divine opère infailliblement, irrésistiblement, si on n’en détourne pas l’attention, si on ne la refuse pas. Il n’y a pas un choix à faire en sa faveur, il suffit de ne pas refuser de reconnaître qu’elle est.

L’attention tournée avec amour vers Dieu (ou, à un degré moindre, vers toute chose authentiquement belle) rend certaines choses impossibles. Telle est l’action non agissante de la prière dans l’âme. Il est des comportements qui voileraient cette attention s’ils se produisaient et que, réciproquement, cette attention rend impossibles.

Dès qu’on a un point d’éternité dans l’âme, on n’a rien de plus à faire que de le préserver, car il s’accroît de lui-même, comme une graine. Il faut maintenir autour de lui une garde armée, immobile, et la nourrir de la contemplation des nombres, des rapports fixes et rigoureux.

On nourrit l’invariant qui est dans l’âme par la contemplation de l’invariant qui est dans le corps.

On écrit comme on accouche ; on ne peut pas s’empêcher de faire l’effort suprême. Mais on agit aussi de même. Je n’ai pas à craindre de ne pas faire l’effort suprême. À condition seulement de ne pas me mentir et de faire attention.

Le poète produit le beau par l’attention fixée sur du réel. De même l’acte d’amour. Savoir que cet homme, qui a faim et soif, existe vraiment autant que moi — cela suffit, le reste suit de lui-même.

Les valeurs authentiques et pures de vrai, de beau et de bien dans l’activité d’un être humain se produisent par un seul et même acte, une certaine application à l’objet de la plénitude de l’attention.

L’enseignement ne devrait avoir pour fin que de préparer la possibilité d’un tel acte par l’exercice de l’attention.

Tous les autres avantages de l’instruction sont sans intérêt.

Études et foi. La prière n’étant que l’attention sous sa forme pure et les études constituant une gymnastique de l’attention, chaque exercice scolaire doit être une réfraction de vie spirituelle. Il y faut une méthode. Une certaine manière de faire une version latine, une certaine manière de faire un problème de géométrie (et non pas n’importe quelle manière) constituent une gymnastique de l’attention propre à la rendre plus apte à la prière.

Méthode pour comprendre les images, les symboles, etc. Non pas essayer de les interpréter, mais les regarder jusqu’à ce que la lumière jaillisse.

D’une manière générale, méthode d’exercer l’intelligence, qui consiste à regarder.

Application de cette méthode pour la discrimination du réel et de l’illusoire. Dans la perception sensible, si on n’est pas sûr de ce qu’on voit, on se déplace en regardant, et le réel apparaît. Dans la vie intérieure, le temps tient lieu d’espace. Avec le temps on est modifié et si, à travers les modifications, on garde le regard orienté vers la même chose, en fin de compte l’illusion se dissipe et le réel apparaît. La condition est que l’attention soit un regard et non un attachement.

Quand il y a lutte entre la volonté attachée à une obligation et un désir mauvais, il y a usure de l’énergie attachée au bien. Il faut subir la morsure du désir passivement, comme une souffrance où on éprouve sa misère, et maintenir l’attention tournée vers le bien. Il y a alors élévation dans l’échelle des qualités d’énergie.

Voler aux désirs leur énergie en leur enlevant, leur orientation dans le temps.

Nos désirs sont infinis dans leurs prétentions, mais limités par l’énergie dont ils procèdent. C’est pourquoi, avec le secours de la grâce, on peut les dominer et, en les usant, les détruire. Dès qu’on l’a clairement compris, on les a virtuellement vaincus, si l’on conserve l’attention au contact de cette vérité.

Video meliora… Dans ces états, il semble qu’on pense le bien, et on le pense en un sens, mais on n’en pense pas la possibilité.

Le vide qu’on saisit dans les pinces de la contradiction est incontestablement celui d’en haut, car on le saisit d’autant mieux que l’on aiguise davantage les facultés naturelles d’intelligence, de volonté et d’amour. Le vide d’en bas est celui où l’on tombe en laissant s’atrophier les facultés naturelles.

L’expérience du transcendant : cela semble contradictoire, et pourtant le transcendant ne peut être connu que par le contact, puisque nos facultés ne peuvent pas le fabriquer.

Solitude. En quoi donc en consiste le prix ? Car on est en présence de la simple matière (même le ciel, les étoiles, la lune, les arbres en fleurs), de choses de moindre prix (peut-être) qu’un esprit humain. Le prix en consiste dans la possibilité supérieure d’attention. Si on pouvait être attentif au même degré en présence d’un être humain…

Nous ne pouvons savoir qu’une chose de Dieu : qu’il est ce que nous ne sommes pas. Notre misère seule en est l’image. Plus nous la contemplons, plus nous le contemplons.

Le péché n’est pas autre chose que la méconnaissance de la misère humaine. C’est de la misère inconsciente et par là même coupable. L’histoire du Christ est la preuve expérimentale que la misère humaine est irréductible, que chez l’homme absolument sans péché, elle est aussi grande que chez le pécheur. Elle est seulement éclairée…

La connaissance de la misère humaine est difficile au riche, au puissant, parce qu’il est presque invinciblement porté à croire qu’il est quelque chose. Elle est également difficile au misérable parce qu’il est presque invinciblement porté à croire que le riche, le puissant est quelque chose.

Ce n’est pas la faute qui constitue le péché mortel, mais le degré de lumière qui est dans l’âme quand la faute, quelle qu’elle soit, est accomplie.

La pureté est le pouvoir de contempler la souillure.

L’extrême pureté peut contempler et le pur et l’impur ; l’impureté ne peut ni l’un ni l’autre : le premier lui fait peur, le second l’absorbe. Il lui faut un mélange.