Aller au contenu

La Pesanteur et la Grâce/27

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 143-147).


DRESSAGE

Il faut accomplir le possible pour toucher l’impossible. L’exercice correct, conforme au devoir, des facultés naturelles de volonté, d’amour et de connaissance est exactement à l’égard des réalités spirituelles ce qu’est le mouvement du corps par rapport à la perception des objets sensibles. Un paralysé ne perçoit pas.

L’accomplissement du devoir strictement humain est du même ordre que la correction dans les opérations de rédiger, de traduire, de calculer, etc. Rédiger cette correction est un manque de respect à l’égard de l’objet. De même négliger le devoir.

Les choses relatives à l’inspiration seules se nourrissent de délais. Celles relatives au devoir naturel, à la volonté ne souffrent pas de délai.

Les préceptes ne sont pas donnés pour être pratiqués, mais la pratique est prescrite pour l’intelligence des préceptes. Ce sont des gammes. On ne joue pas Bach sans avoir fait des gammes. Mais on ne fait pas non plus la gamme pour la gamme.

Dressage. — À chaque pensée d’orgueil involontaire qu’on surprend en soi, tourner quelques instants le plein regard de l’attention sur le souvenir d’une humiliation de la vie passée, et choisir la plus amère, la plus intolérable possible.

Il ne faut pas essayer de changer en soi ou d’effacer désirs et aversions, plaisirs et douleurs. Il faut les subir passivement, comme les sensations de couleur et sans leur accorder plus de crédit. Si ma vitre est rouge, je ne peux pas, quand je me raisonnerais jour et nuit pendant un an, ne pas voir ma chambre en rose. Je sais aussi qu’il est nécessaire, juste et bon que je la voie ainsi. En même temps, je n’accorde à cette couleur, en tant que renseignement, qu’un crédit limité par la connaissance de son rapport avec la vitre. Accepter ainsi et non autrement les désirs et aversions, plaisirs et douleurs de toute espèce qui se produisent en moi.

D’autre part, comme on a aussi en soi un principe de violence, à savoir la volonté, il faut aussi, dans une mesure limitée, mais dans la plénitude de cette mesure, user violemment de ce principe violent ; se contraindre par violence à agir comme si on n’avait pas tel désir, telle aversion, sans essayer de persuader la sensibilité, en la contraignant d’obéir. Elle se révolte alors, et il faut subir passivement cette révolte, la goûter, la savourer, l’accepter comme une chose extérieure, comme la couleur rose de la chambre dont la vitre est rouge.

Chaque fois qu’on se fait violence dans cet esprit, on avance peu ou beaucoup mais réellement, dans l’opération du dressage de l’animal en soi.

Bien entendu, il faut pour que cette violence sur soi serve vraiment au dressage, qu’elle ne soit qu’un simple moyen. Quand on dresse un chien pour en faire un chien savant, on ne le fouette pas pour le fouetter, mais pour le dresser et, à cet effet, on le frappe seulement quand il manque un exercice. Si on le fouette sans méthode, on finit par le rendre impropre à tout dressage, et c’est ce que produit le mauvais ascétisme.

Les violences sur soi ne sont permises que lorsqu’elles procèdent de la raison (en vue d’exécuter ce qu’on se représente clairement comme le devoir) — ou bien lorsqu’elles sont imposées par une impulsion irrésistible de la grâce (mais alors ce n’est pas de soi que procède la violence).

La source de mes difficultés est que par épuisement, par absence d’énergie vitale, je suis au-dessous du niveau de l’activité normale. Et si quelque chose me prend et me soulève, je suis au-dessus. Alors il me semblerait malheureux de gaspiller ce temps en activités ordinaires. Dans les autres moments, j’aurais à me faire une violence que je ne parviens pas à tirer de moi.

Je pourrais accepter l’anomalie de comportement qui en résulte. Mais je sais, je crois savoir que je ne dois pas. Elle comporte des crimes d’omission envers autrui. Et moi, elle m’emprisonne.

Quelle méthode alors ?

ἐὰν θέλῃς δὺνασαι μὲ καθαρίσαι. [1]

Je dois m’exercer à transformer le sentiment d’effort en sentiment passif de souffrance. Quoique j’en aie, quand Dieu m’envoie la souffrance, je suis bien forcée de souffrir tout ce qu’il y a à souffrir. Pourquoi, en face du devoir, ne pas faire de la même manière tout ce qu’il y a à faire ?

Montagnes, rochers, tombez sur nous et cachez-nous loin de la colère de l’agneau.

Je mérite en ce moment cette colère.

Ne pas oublier que d’après saint Jean de la Croix les inspirations qui détournent de l’accomplissement des obligations faciles et basses viennent du mauvais côté.

Le devoir nous est donné pour tuer le moi. Et je laisse rouiller un instrument si précieux.

Il faut accomplir son devoir au moment prescrit pour croire à la réalité du monde extérieur.

Il faut croire à la réalité du temps. Autrement on rêve.

Il y a des années que j’ai reconnu cette tare en moi, que j’en ai reconnu l’importance et que je n’ai rien fait pour l’abolir. Quelle excuse pourrais-je trouver ?

Ne s’est-elle pas accrue en moi depuis l’âge de dix ans ? Mais si grande qu’elle soit, elle est finie. Cela suffit. Si elle est grande au point de m’ôter la possibilité de l’effacer pendant cette vie et par suite de parvenir à l’état de perfection, cela doit être accepté comme tout ce qui est, d’une acceptation accompagnée d’amour. Il suffit que je sache qu’elle est, qu’elle est mauvaise, qu’elle est finie. Mais savoir effectivement chacune de ces trois choses et les trois ensemble implique le commencement et la continuation ininterrompue du processus de l’effacement. Si ce processus ne commence pas à se produire, c’est le signe que cela même que j’écris, je ne le sais pas en vérité.

L’énergie nécessaire réside en moi, puisque j’en ai pour vivre. Je dois l’arracher de moi, dussé-je en mourir.

Il n’y a pas d’autre critérium parfait du bien et du mal que la prière intérieure ininterrompue. Tout ce qui ne l’interrompt pas est permis, tout ce qui l’interrompt est défendu. Il est impossible de faire du mal à autrui quand on agit en état de prière. À condition que ce soit prière véritable. Mais avant d’en arriver là, il faut avoir usé sa volonté propre contre l’observation des règles.

L’espérance est la connaissance que le mal qu’on porte en soi est fini et que la moindre orientation de l’âme vers le bien, ne durât-elle qu’un instant, en abolit un peu, et que, dans le domaine spirituel, tout bien, infailliblement, produit du bien. Ceux qui ne savent pas cela sont voués au supplice des Danaïdes.

Infailliblement, le bien produit du bien et le mal produit du mal dans le domaine du spirituel pur. Au contraire, dans le domaine du naturel (y compris le psychologique), le bien et le mal se produisent réciproquement. Ainsi on ne peut avoir de sécurité qu’une fois parvenu dans le domaine du spirituel — le domaine précisément où l’on ne peut rien se procurer par soi-même, où l’on attend tout d’ailleurs.

  1. « Si tu veux, tu peux me rendre pur. » (Texte évangélique.)