La Pesanteur et la Grâce/34

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Librairie Plon (p. 175-177).


ALGÈBRE

Argent, machinisme, algèbre. Les trois monstres de la civilisation actuelle. Analogie complète.

L’algèbre et l’argent sont essentiellement niveleurs, la première intellectuellement, l’autre effectivement.

La vie des paysans provençaux a cessé de ressembler à celle des paysans grecs décrits par Hésiode, depuis cinquante ans environ. Destruction de la science telle que la concevaient les Grecs vers la même époque. L’argent et l’algèbre ont triomphé simultanément.

Le rapport de signe à signifié périt ; le jeu des échanges entre signes se multiplie par lui-même et pour lui-même. Et la complication croissante exige des signes de signes…

Parmi les caractéristiques du monde moderne, ne pas oublier l’impossibilité de penser concrètement le rapport entre l’effort et le résultat de l’effort. Trop d’intermédiaires. Comme dans les autres cas, ce rapport qui ne gît dans aucune pensée gît dans une chose : l’argent.

Comme la pensée collective ne peut exister comme pensée, elle passe dans les choses (signes, machines…). D’où ce paradoxe : c’est la chose qui pense et l’homme qui est réduit à l’état de chose.

Il n’y a point de pensée collective. En revanche, notre science est collective comme notre technique. Spécialisation. On hérite non seulement de résultats, mais encore de méthodes qu’on ne comprend pas. Au reste les deux sont inséparables, car les résultats de l’algèbre fournissent des méthodes aux autres sciences.

Faire l’inventaire ou la critique de notre civilisation, qu’est-ce à dire ? Chercher à tirer au clair d’une manière précise le piège qui a fait de l’homme l’esclave de ses propres créations. Par où s’est infiltrée l’inconscience dans la pensée et l’action méthodiques ? L’évasion dans la vie sauvage est une solution paresseuse. Il faut retrouver le pacte originel entre l’esprit et le monde dans la civilisation même où nous vivons. C’est une tâche au reste impossible à accomplir à cause de la brièveté de la vie et de l’impossibilité de la collaboration et de la succession. Ce n’est pas une raison pour ne pas l’entreprendre. Nous sommes tous dans une situation analogue à celle de Socrate quand il attendait la mort dans sa prison et qu’il apprenait à jouer de la lyre… Du moins, on aura vécu…

L’esprit succombant sous le poids de la quantité n’a plus d’autre critérium que l’efficacité.

La vie moderne est livrée à la démesure. La démesure envahit tout : action et pensée, vie publique et privée. De là, la décadence de l’art. Il n’y a plus d’équilibre nulle part. Le mouvement catholique est partiellement en réaction là-contre : les cérémonies catholiques du moins, sont restées intactes. Mais aussi sont-elles sans rapport avec le reste de l’existence.

Le capitalisme a réalisé l’affranchissement de la collectivité humaine par rapport à la nature. Mais cette collectivité a pris par rapport à l’individu la succession de la fonction oppressive exercée auparavant par la nature.

Cela est vrai même matériellement. Le feu, l’eau, etc. Toutes ces forces de la nature, la collectivité s’en est emparée.

Question : peut-on transférer à l’individu cet affranchissement conquis par la société ?