La Pesanteur et la Grâce/35

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Librairie Plon (p. 178-181).


LA LETTRE SOCIALE…

L’homme est esclave pour autant qu’entre l’action et son effet, entre l’effort et l’œuvre, se trouve placée l’intervention de volontés étrangères.

C’est le cas et pour l’esclave et pour le maître aujourd’hui. Jamais l’homme n’est en face des conditions de sa propre activité. La société fait écran entre la nature et l’homme.

Être en face de la nature et non des hommes, c’est la seule discipline. Dépendre d’une volonté étrangère, c’est être esclave. Or, c’est le sort de tous les hommes. L’esclave dépend du maître et le maître de l’esclave. Situation qui rend ou suppliant ou tyrannique ou les deux à la fois (omnia serviliter pro dominatione). Au contraire, en face de la nature inerte, on n’a d’autre ressource que de penser.

La notion d’oppression est en somme une stupidité : il n’y a qu’à lire l’Iliade. Et, à plus forte raison, la notion de classe oppressive. On peut seulement parler d’une structure oppressive de la société.

Différence entre l’esclave et le citoyen (Montesquieu, Rousseau…) : l’esclave est soumis à son maître et le citoyen aux lois. Par ailleurs le maître peut être très doux et les lois très dures : cela ne change rien. Tout gît dans la distance entre le caprice et la règle.

Pourquoi la subordination au caprice est-elle esclavage ? La cause dernière en réside dans le rapport entre l’âme et le temps. Celui qui est soumis à l’arbitraire est suspendu au fil du temps ; il attend (la situation la plus humiliante…) ce qu’apportera l’instant suivant. Il ne dispose pas de ses instants ; le présent n’est plus pour lui un levier pesant sur l’avenir.

Se trouver en face des choses libère l’esprit. Se trouver en face des hommes avilit, si l’on dépend d’eux, et cela, soit que cette dépendance ait la forme de la soumission, soit qu’elle ait la forme du commandement.

Pourquoi ces hommes entre la nature et moi ?

Ne jamais avoir à compter avec une pensée inconnue… (car on est alors livré au hasard).

Remède : en dehors des liens fraternels, traiter les hommes comme un spectacle et ne jamais chercher l’amitié. Vivre au milieu des hommes comme dans ce wagon de Saint-Étienne au Puy… Surtout ne jamais se permettre de rêver l’amitié. Tout se paie. Ne t’attends qu’à toi-même.

À partir d’un certain degré d’oppression, les puissants arrivent nécessairement à se faire adorer de leurs esclaves. Car la pensée d’être absolument contraint, jouet d’un autre être, est insoutenable pour un être humain. Dès lors, si tous les moyens d’échapper à la contrainte lui sont ravis, il ne lui reste plus d’autre ressource que de se persuader que les choses mêmes auxquelles on le contraint, il les accomplit volontairement, autrement dit, de substituer le dévoûment à l’obéissance. Et même il s’efforcera parfois de faire plus qu’on ne lui impose, et en souffrira moins, par le même phénomène qui fait que les enfants supportent en riant, quand ils jouent, des douleurs physiques qui les accableraient si elles étaient infligées comme punition. C’est par ce détour que la servitude avilit l’âme : en effet, ce dévouement repose sur un mensonge puisque ses raisons ne supportent pas l’examen. (À cet égard, le principe catholique de l’obéissance doit être considéré comme libérateur, au lieu que le protestantisme repose sur l’idée de sacrifice et de dévouement.) Le seul salut consiste à remplacer l’idée insupportable de la contrainte, non plus par l’illusion du dévouement, mais par la notion de la nécessité.

Au contraire, la révolte, si elle ne passe pas immédiatement dans des actes précis et efficaces, se change toujours en son contraire, à cause de l’humiliation produite par le sentiment d’impuissance radicale qui en résulte. Autrement dit, le principal appui de l’oppresseur réside précisément dans la révolte impuissante de l’opprimé.

On pourrait faire dans ce sens le roman d’un conscrit de Napoléon.

Et le mensonge du dévouement trompe aussi le maître…

Considérer toujours les hommes au pouvoir comme des choses dangereuses. S’en garer dans toute la mesure où on le peut sans se mépriser soi-même. Et si un jour on se voit contraint, sous peine de lâcheté, d’aller se briser contre leur puissance, se considérer comme vaincu par la nature des choses et non par des hommes. On peut être au cachot et enchaîné, mais on peut être aussi atteint de cécité ou de paralysie. Aucune différence.

Seule manière de conserver sa dignité dans la soumission forcée : considérer le chef comme une chose. Tout homme est esclave de la nécessité, mais l’esclave conscient est bien supérieur.

Problème social. Restreindre au minimum la part du surnaturel indispensable pour rendre la vie sociale respirable. Tout ce qui tend à l’accroître est mauvais (c’est tenter Dieu).

Il faut éliminer le malheur autant qu’on le peut de la vie sociale, car le malheur ne sert qu’à la grâce et la société n’est pas une société d’élus. Il y aura toujours assez de malheur pour les élus.