La Pesanteur et la Grâce/38

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Librairie Plon (p. 194-202).


L’HARMONIE SOCIALE

À l’égard d’un ordre quelconque, un ordre supérieur, donc infiniment au-dessus, ne peut être représenté dans le premier que par un infiniment petit. Le grain de sénevé, l’instant, image de l’éternité, etc…

Point de contact entre le cercle et la droite (tangente). C’est cette présence de l’ordre supérieur dans l’ordre inférieur sous forme d’un infiniment petit.

Le Christ est le point de tangence entre l’humanité et Dieu.

La discrétion, le caractère infinitésimal du bien pur…

L’équilibre est la soumission d’un ordre à un autre, ordre transcendant au premier et présent dans le premier sous la forme d’un infiniment petit.

Ainsi une royauté véritable serait la cité parfaite.

Chacun, dans la société, est l’infiniment petit qui représente l’ordre transcendant au social et infiniment plus grand.

Il faudrait que l’amour du citoyen pour la cité, du vassal pour le seigneur, fût amour surnaturel.

L’équilibre seul détruit, annule la force. L’ordre social ne peut être qu’un équilibre de forces.

Comme on ne peut attendre qu’un homme qui n’a pas la grâce soit juste, il faut une société organisée de telle sorte que les injustices se punissent les unes les autres en une oscillation perpétuelle.

L’équilibre seul anéantit la force.

Si on sait par où la société est déséquilibrée, il faut faire ce qu’on peut pour ajouter du poids dans le plateau trop léger. Quoique le poids soit le mal, en le maniant dans cette intention, peut-être ne se souille-t-on pas. Mais il faut avoir conçu l’équilibre et être toujours prêt à changer de côté comme la justice, « cette fugitive du camp des vainqueurs ».

Sens du fameux passage du Gorgias sur la géométrie. Aucun développement illimité n’est possible dans la nature des choses ; le monde repose tout entier sur la mesure et l’équilibre, et il en est de même dans la cité. Toute ambition est démesure, absurdité.

γεωμετρίας γὰρ ἀμελεῖς.

Ce que l’ambitieux oublie totalement, c’est la notion de rapport.

Peuple stupide à qui ma puissance m’enchaîne,
Hélas ! mon orgueil même a besoin de tes bras.

Le lien féodal, en faisant de l’obéissance une chose d’homme à homme, diminue de beaucoup la part du gros animal.

Mieux encore la loi.

Il faudrait n’obéir qu’à la loi ou à un homme. C’est presque le cas des ordres monastiques. Il faudrait bâtir la cité sur ce modèle.

Obéir au seigneur, à un homme, mais nu, paré de la majesté seule du serment, et non d’une majesté empruntée au gros animal.

Une société bien faite serait celle où l’État n’aurait qu’une action négative, de l’ordre du gouvernail : une légère pression au moment opportun pour compenser un commencement de déséquilibre.

Le sens du Politique de Platon, c’est que le pouvoir doit être exercé par un milieu social composé de vainqueurs et de vaincus. Mais cela est contre nature, sinon quand les vainqueurs sont des barbares. À cet égard, la victoire des barbares sur les civilisés quand elle n’est pas destructrice, est plus féconde que celle des civilisés sur les barbares.

La technique, qui met du même côté la force et la civilisation, rend ces régénérations impossibles. Elle est maudite.

Hors de ces moments de brassage, partager la force entre les forts et les faibles n’est possible qu’avec l’intervention d’un facteur surnaturel.

Ce qui est surnaturel dans la société, c’est la légitimité sous sa double forme : loi et attribution du plus haut pouvoir. Une monarchie tempérée par des lois pourrait peut-être effectuer le mélange du Politique. Mais il ne peut y avoir de légitimité sans religion.

L’obéissance à un homme dont l’autorité n’est pas illuminée de légitimité, c’est un cauchemar.

La seule chose qui puisse faire de la légitimité pure, idée absolument dépourvue de force, quelque chose de souverain, c’est la pensée : cela a toujours été, cela sera toujours.

C’est pourquoi une réforme doit toujours apparaître, soit comme retour à un passé qu’on avait laissé dégrader, soit comme adaptation d’une institution à des conditions nouvelles, adaptation ayant pour objet non pas un changement, mais au contraire le maintien d’un rapport invariant, comme si l’on a le rapport 12/4 et que 4 devienne 5, le vrai conservateur n’est celui qui veut 12/5, mais celui qui de 12 fait 15.

L’existence d’une autorité légitime met de la finalité dans les travaux et les actes de la vie sociale, une finalité autre que la soif de s’accroître (seul motif reconnu par le libéralisme).

La légitimité, c’est la continuité dans le temps, la permanence, un invariant. Elle donne comme finalité à la vie sociale quelque chose qui existe et qui est conçu comme ayant toujours été et devant être toujours. Elle oblige les hommes à vouloir exactement ce qui est.

La rupture de la légitimité, le déracinement quand il n’est pas dû à la conquête, quand il se produit dans un pays par suite de l’abus de l’autorité légitime, suscite inévitablement l’idée obsédante du progrès, car la finalité se tourne alors vers l’avenir.

Le matérialisme athée est nécessairement révolutionnaire, car pour s’orienter vers un bien absolu d’ici-bas, il faut le placer dans l’avenir. On a besoin alors, pour que cet élan soit complet, d’un médiateur entre la perfection à venir et le présent. Ce médiateur est le chef : Lénine, etc. Il est infaillible et parfaitement pur. En passant par lui, le mal devient du bien.

Il faut ou être ainsi, ou aimer Dieu, ou se laisser ballotter par les petits maux et les petits biens de la vie quotidienne.

Le lien entre le progrès et le bas niveau (parce que ce qu’une génération peut poursuivre à partir du moment où la précédente s’est arrêtée est nécessairement extérieur) est un exemple de la parenté entre la force et la bassesse.

La grande erreur des marxistes et de tout le xixe siècle a été de croire qu’en marchant tout droit devant soi, on a monté dans les airs.

L’idée-athée par excellence est l’idée de progrès, qui est la négation de la preuve ontologique expérimentale, car elle implique que le médiocre peut de lui-même produire le meilleur. Or toute la science moderne concourt à la destruction de l’idée du progrès. Darwin a détruit l’illusion du progrès interne qui se trouvait dans Lamarck. La théorie des mutations ne laisse subsister que le hasard et l’élimination. L’énergétique pose que l’énergie se dégrade et ne monte jamais, et cela s’applique même à la vie végétale et animale.

La psychologie et la sociologie ne seront scientifiques que par un usage analogue de la notion d’énergie, usage incompatible avec toute idée de progrès, et alors elles resplendiront de la lumière de la vraie foi.

L’éternel seul est invulnérable au temps. Pour qu’une œuvre d’art puisse être admirée toujours, pour qu’un amour, une amitié puissent durer toute une vie (même durer purs toute une journée peut-être), pour qu’une conception de la condition humaine puisse demeurer la même à travers les multiples expériences et les vicissitudes de la fortune — il faut une inspiration qui descende de l’autre côté du ciel.

Un avenir tout à fait impossible, comme l’idéal des anarchistes espagnols, dégrade beaucoup moins, diffère beaucoup moins de l’éternel qu’un avenir possible. Il ne dégrade même pas du tout, sinon par l’illusion de la possibilité. S’il est conçu comme impossible, il transporte dans l’éternel.

Le possible est le lieu de l’imagination, et par suite de la dégradation. Il faut vouloir ou ce qui précisément existe ou ce qui ne peut pas du tout exister, mieux encore les deux. Ce qui est et ce qui ne peut pas être sont l’un et l’autre hors du devenir. Le passé, quand l’imagination ne s’y complaît pas — au moment où quelque rencontre le fait surgir dans sa pureté — est du temps à couleur d’éternité. Le sentiment de la réalité y est pur. C’est là la joie pure. C’est là le beau. Proust.

Le présent, nous y sommes attachés. L’avenir, nous le fabriquons dans notre imagination. Seul le passé, quand nous ne le refabriquons pas, est réalité pure.

Le temps, par son cours, use et détruit ce qui est temporel. Aussi y a-t-il plus d’éternité dans le passé que dans le présent. Valeur de l’histoire bien comprise, analogue à celle du souvenir dans Proust. Ainsi le passé nous présente quelque chose qui est à la fois réel et meilleur que nous, et qui peut nous tirer vers le haut, ce que l’avenir ne fait jamais.

Passé : du réel, mais absolument hors de notre portée, vers quoi nous ne pouvons faire un pas, vers quoi nous pouvons seulement nous orienter pour qu’une émanation de cela vienne à nous. Par là, c’est l’image par excellence de la réalité éternelle, surnaturelle.

Est-ce pour cela qu’il y a joie et beauté dans le souvenir comme tel ?

D’où nous viendra la renaissance, à nous qui avons souillé et vidé tout le globe terrestre ?

Du passé seul, si nous l’aimons.

Les contraires. Aujourd’hui, on a la soif et l’écœurement du totalitarisme, et presque chacun aime un totalitarisme et en hait un autre.

Y a-t-il toujours identité entre ce qu’on aime et ce qu’on hait ? Ce qu’on hait, éprouve-t-on toujours le besoin de l’aimer sous une autre forme, et inversement ?

L’illusion constante de la Révolution consiste à croire que les victimes de la force étant innocentes des violences qui se produisent, si on leur met en main la force, elles la manieront justement. Mais sauf les âmes qui sont assez proches de la sainteté, les victimes sont souillées par la force comme les bourreaux. Le mal qui est à la poignée du glaive est transmis à la pointe. Et les victimes, ainsi mises au faîte et enivrées par le changement, font autant de mal ou plus, puis bientôt retombent.

Le socialisme consiste à mettre le bien dans les vaincus, et le racisme, dans les vainqueurs. Mais l’aile révolutionnaire du socialisme se sert de ceux qui, quoique nés en bas, sont par nature et par vocation des vainqueurs, et ainsi elle aboutit à la même éthique.

Le totalitarisme moderne est au totalitarisme catholique du xiie siècle ce qu’est l’esprit laïque et franc-maçon à l’humanisme de la Renaissance. L’humanité se dégrade à chaque oscillation. Jusqu’où cela ira-t-il ?

Après l’écroulement de notre civilisation, de deux choses l’une : ou elle périra tout entière comme les civilisations antiques, ou elle s’adaptera à un monde décentralisé.

Il dépend de nous, non pas de briser la centralisation (car elle fait automatiquement boule de neige jusqu’à la catastrophe), mais de préparer l’avenir.

Notre époque a détruit la hiérarchie intérieure. Comment laisserait-elle subsister la hiérarchie sociale qui n’en est qu’une image grossière ?

Tu ne pourrais pas être née à une meilleure époque que celle-ci où on a tout perdu.