La Pesanteur et la Grâce/39

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 203-207).


MYSTIQUE DU TRAVAIL

Le secret de la condition humaine, c’est qu’il n’y a pas d’équilibre entre l’homme et les forces de la nature environnantes qui le dépassent infiniment dans l’inaction ; il n’y a équilibre que dans l’Action par laquelle l’homme recrée sa propre vie dans le travail.

La grandeur de l’homme est toujours de recréer sa vie. Recréer ce qui lui est donné. Forger cela même qu’il subit. Par le travail, il produit sa propre existence naturelle. Par la science, il recrée l’univers au moyen de symboles. Par l’art il recrée l’alliance entre son corps et son âme (cf. le discours d’Eupalinos). Remarquer que chacune de ces trois choses est quelque chose de pauvre, de vide, et de vain, prise en soi et hors du rapport avec les deux autres. Union des trois : culture ouvrière (tu peux toujours attendre)…

Platon lui-même n’est qu’un précurseur. Les Grecs connaissaient l’art, le sport, mais non pas le travail. Le maître est esclave de l’esclave en ce sens que l’esclave fabrique le maître.

Deux tâches.

Individualiser la machine ;

Individualiser la science (vulgarisation, une université populaire à forme socratique concernant les fondements des métiers).

Travail manuel. Pourquoi n’y a-t-il jamais eu un mystique ouvrier ou paysan qui ait écrit sur l’usage du dégoût du travail ? Ce dégoût qui est si souvent là, toujours menaçant, l’âme le fuit et cherche à se le dissimuler par réaction végétative. Il y a danger de mort à se l’avouer. Telle est la source du mensonge propre aux milieux populaires. (Il y a un mensonge propre à chaque niveau.)

Ce dégoût est le fardeau du temps. Se l’avouer sans y céder fait monter.

Le dégoût sous toutes ses formes est une des misères les plus précieuses qui soient données à l’homme comme échelle pour monter. J’ai une très large part à cette faveur.

Tourner tout dégoût en dégoût de soi…

La monotonie est ce qu’il y a de plus beau ou de plus affreux. De plus beau si c’est un reflet de l’éternité. De plus affreux si c’est l’indice d’une perpétuité sans changement. Temps dépassé ou temps stérilisé.

Le cercle est le symbole de la belle monotonie, l’oscillation pendulaire de la monotonie atroce.

Spiritualité du travail. Le travail fait éprouver d’une manière harassante le phénomène de la finalité renvoyée comme une balle ; travailler pour manger, manger pour travailler… Si l’on regarde l’un des deux comme une fin, ou l’un et l’autre pris séparément, on est perdu. Le cycle contient la vérité.

Un écureuil tournant dans sa cage et la rotation de la sphère céleste. Extrême misère et extrême grandeur.

C’est quand l’homme se voit comme un écureuil tournant dans une cage circulaire, que, s’il ne se ment pas, il est proche du salut.

La grande douleur du travail manuel, c’est qu’on est contraint de faire effort de si longues heures, simplement pour exister.

L’esclave est celui à qui il n’est proposé aucun bien comme but de ses fatigues, sinon la simple existence.

Il doit alors ou être détaché ou tomber au niveau végétatif.

Nulle finalité terrestre ne sépare les travailleurs de Dieu. Ils sont seuls dans cette situation. Toutes les autres conditions impliquent des fins particulières qui font écran entre l’homme et le bien pur. Pour eux, un tel écran n’existe pas. Ils n’ont pas quelque chose en trop dont ils doivent se dépouiller.

Faire fort par nécessité et non pour un bien — poussé, non attiré — pour maintenir son existence telle qu’elle est — c’est toujours servitude.

En ce sens, la servitude des travailleurs manuels est irréductible.

Effort sans finalité.

C’est terrible — ou plus beau que tout — si c’est finalité sans fin. Le beau seul permet d’être satisfait de ce qui est.

Les travailleurs ont besoin de poésie plus que de pain. Besoin que leur vie soit une poésie. Besoin d’une lumière d’éternité.

Seule la religion peut être la source de cette poésie.

Ce n’est pas la religion, c’est la révolution qui est l’opium du peuple.

La privation de cette poésie explique toutes les formes de démoralisation.

L’esclavage, c’est le travail sans lumière d’éternité, sans poésie, sans religion.

Que la lumière éternelle donne, non pas une raison de vivre et de travailler, mais une plénitude qui dispense de chercher cette raison.

À défaut de cela, les seuls stimulants sont la contrainte et le gain. La contrainte, ce qui implique l’oppression du peuple. Le gain, ce qui implique la corruption du peuple.

Travail manuel. Le temps qui entre dans le corps. Par le travail l’homme se fait matière comme le Christ par l’Eucharistie. Le travail est comme une mort.

Il faut penser par la mort. Il faut être tué, subir la pesanteur du monde. L’univers pesant sur les reins d’un être humain, quoi d’étonnant qu’il ait mal ?

Le travail est comme une mort s’il est sans stimulant. Agir en renonçant aux fruits de l’action.

Travailler — si l’on est épuisé, c’est devenir soumis au temps comme la matière. La pensée est contrainte de passer d’un instant à l’instant suivant sans s’accrocher au passé ni à l’avenir. C’est là obéir.

Des joies parallèles à la fatigue. Des joies sensibles. Manger, se reposer, les plaisirs du dimanche… Mais non pas l’argent.

Nulle poésie concernant le peuple n’est authentique si la fatigue n’y est pas, et la faim et la soif issues de la fatigue.


FIN