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La Petite Cady/1

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La renaissance du livre (p. 14-26).

I

C’était en janvier, c’est-à-dire exactement cinq mois avant la scène chez le juge d’instruction qui vient d’être retracée.

Il était environ dix heures du matin, et Mlle Armande venait de pénétrer dans un bel immeuble de la rue Pierre-Charron.

Ne connaissant pas la manœuvre de l’ascenseur, elle gravissait lentement le vaste escalier de pierre blanche, à l’épais tapis de Smyrne moderne, aux bleus durs, au vert et au rouge éclatants.

Brune, jeune, de taille moyenne, vêtue très modestement, elle portait sur un visage, que l’oisiveté eût rendu joli, ce rien de tendu, d’amer, qui déflore les traits de la femme usant de son intelligence et de sa volonté pour vivre.

Au quatrième étage, elle s’arrêta, essoufflée, et admira les meubles garnissant le palier : un coffre de vieux chêne sculpté, au coussin taillé dans une chasuble, une console Empire, un fauteuil Louis XIV tout doré et une immense pendule allemande du XVIIIe siècle gainée de marqueterie.

Elle constata au cadran qu’il s’en fallait de quelques minutes que l’heure de son rendez-vous fût sonnée, et s’assit.

Ses pieds allongés sur le somptueux tapis montrèrent des chaussures grossières et fatiguées. Elle eut un geste d’impatience et les cacha sous sa robe, avec soudain en elle un bouillonnement de colère, de rancunes, d’aspirations vagues quoique véhémentes,

— Ah ! qu’elle me prenne seulement ! murmura-t-elle avec une sorte d’ardente menace.

Et, incapable de patienter plus longtemps, elle se décida à poser le doigt sur le bouton électrique de l’entrée.

Le battant s’ouvrit. Une vieille femme examina la visiteuse, tandis qu’au bout de la galerie, comble de meubles, un valet de chambre promenait paresseuse- ment un ramasse-poussière.

— Vous désirez ?

Mlle Armande entra hardiment.

— J’ai rendez-vous ce matin avec Mme Cyprien Darquet.

La vieille bonne lui jeta un regard hostile.

— Ah ! c’est vous sans doute, qui venez pour être l’institutrice de Cady ?… Alors, c’est bon, attendez…

Et, sans cérémonie, elle fila.

Mlle Armande resta plantée au milieu de l’antichambre, envahie d’un sentiment d’intimidation causé par tout ce luxe.

Le domestique la heurta.

— Pardon ! fit-il en lui jetant un regard impertinent et déshabilleur.

Tout jeune, un faible duvet au coin de la lèvre, les cheveux très noirs, le nez relevé, les bajoues déjà grasses, c’était le type achevé du larbin de bonne maison.

Lorsqu’il repassa, il s’arrêta devant la jeune fille, le poing sur la hanche.

— Si vous attendez que la vieille vous annonce, vous poserez longtemps ! ricana-t-il.

Elle recula, interdite sous son regard.

— Vous croyez ?

— Pour sûr ! C’est elle qui a élevé la gosse et elle est furieuse qu’on la lui enlève. Tenez, passez-moi votre carton, je vas vous annoncer.

Mlle Armande feignit de se fouiller.

— Justement, je n’ai pas de carte sur moi, murmura-t-elle rougissante, exaspérée par la mine gouailleuse et la familiarité du valet. Prévenez Mme Darquet que je suis la personne qu’elle attend…

— Mademoiselle qui ?

— Armande Poitrinaud.

Il partit d’un éclat de rire.

Arrondissant ses mains, il les approcha du buste un peu plat de la jeune fille et goguenarda :

— Rien menteur, par exemple !…

Elle bondit en arrière, cramoisie, outrée.

— Annoncez-moi immédiatement ! proféra-t-elle avec une dignité exagérée.

Le valet de chambre pirouetta.

— On y va, la belle brune…

Des larmes de rage humectaient les yeux flamboyants de l’institutrice.

— Laquais !… domestique, sale bête ! murmura-t-elle en piétinant le tapis avec colère.

Il était déjà revenu.

— Maria a été prévenir Madame.

Mlle Armande s’éloigna précipitamment.

— C’est bon.

Il fit un geste de voyou.

— Ah ! si Mademoiselle se fâche !…

Peu après, une femme de chambre très élégante souleva une portière.

— Si Mademoiselle veut venir, Madame la recevra. Armande tressaillit et s’élança avec une hâte maladroite dont elle se dépita aussitôt, et, sous l’attention ironique des deux domestiques, elle s’étudia à une démarche compassée et à une attitude dédaigneuse.

— Oh ! chérie ! murmura le valet de chambre en l’imitant comiquement.

Maria l’introduisit dans une pièce oblongue qu’éclairait un large vitrail polychrome.

Mme Darquet, déjà vêtue pour les courses en ville, écrivait à un bureau Empire.

Elle releva sa tête fine, casquée de savantes ondulations de cheveux d’un assez vilain roux artificiel. Son regard était froid et perçant ; elle gardait une grande beauté, malgré ses quarante-six ans, et son aspect annonçait bien la femme de tête qu’elle était.

Enfant unique de riches manufacturiers de la Sambre, elle avait été mariée très jeune à un noble, officier de cavalerie, viveur et joueur, qui avait dissipé sa dot. Devenue veuve à vingt-cinq ans, à la suite d’un duel malheureux pour son mari, Noémi de Bellocq rentra dans sa famille, à jamais guérie de l’envie de figurer parmi l’aristocratie qui avait ébloui sa première jeunesse.

Pendant huit ans, elle mena joyeuse vie à Nancy ; sa réputation ne fut pas sans recevoir quelques accrocs ; mais sa grande beauté et sa grosse fortune lui conservaient de sérieux et fidèles prétendants.

Ayant dépassé la trentaine, Noémi songea à l’avenir, se décida à se remarier, et se résolut à épouser un homme politique, afin de remplacer les joies de la galanterie par celles de l’ambition.

Elle jeta son dévolu sur un homme à peu près inconnu et qu’elle pourrait créer selon ses désirs. Il avait un an de plus qu’elle, se nommait Cyprien Darquet et était avocat, sans le sou, mais non pas sans talent.

C’était le fils, selon la loi, d’un brave homme d’avoué qui passait pour la buse la plus invétérée du département ; mais Noémi avait confiance, la chronique scandaleuse donnant à Cyprien pour véritable père le sénateur Le Moël, un noceur roublard, grand brasseur d’affaires, qui avait su amasser sans ennui de nombreux millions.

Allié par sa femme à tous les personnages influents de la contrée, Cyprien avait aisément enlevé son élection à la Chambre. Depuis onze ans, il représentait la Sambre, sous l’étiquette socialiste.

L’union de ces deux personnages était heureuse. Si la fidélité du député paraissait douteuse, ce dont sa femme ne se souciait guère, celle de Noémi était absolue. La jeune femme avait largement jeté sa gourme durant son veuvage, et les idées ambitieuses l’occupaient aujourd’hui exclusivement. Elle escomptait sa situation de « ministresse », qui lui écherrait sans doute à bref délai, et s’y préparait activement.

Pourtant, elle se piquait de ne rien négliger dans sa maison, et, entre temps, s’occupait des détails du ménage : ses deux filles en faisaient partie.

Elle fit signe à l’institutrice de s’asseoir, et parcourut un papier posé devant elle, résumant ces notes tout haut plutôt qu’elle n’interrogeait la jeune fille.

— Vous avez vingt-six ans, vous appartenez à une famille de paysans de la Mayenne. Vous avez passé par l’École de Sèvres, et dès votre arrivée au collège de jeunes filles de la Sambre, vous avez fait preuve de manque de tact et de souplesse.

Armande plaça un mot.

— J’ai, malheureusement pour mon humble situation, le sentiment de ma dignité.

— Ce que vous dites là est absurde, déclara Mme Darquet d’un ton péremptoire. La dignité est une chose absolument relative, qui doit différer selon la position que l’on occupe.

Les yeux d’Armande s’agrandirent.

— Ah ! fit-elle avec surprise.

Mme Darquet reprit :

— Là-bas, vous avez déplu. Les mères des élèves ont déclaré qu’elles retireraient leurs filles si vous restiez chargée du cours, où vous sapiez les sentiments religieux des enfants qui vous étaient confiées.

Mlle Armande expliqua :

— Enseignant dans un collège de l’Université, et non dans un pensionnat religieux, je me croyais autorisée à agir ainsi.

Mme Darquet rit ironiquement.

— Ignorez-vous donc que la religion sera toujours une élégance ?… Quelle jeune fille de la bourgeoisie renoncera aux distractions que la religion lui offre !…

Comme Armande allait protester, elle l’arrêta :

— Oh ! pas de controverses, je vous prie !… Bref, l’on a voulu vous déplacer ; vous avez demandé une enquête, et l’on vous a prouvé qu’il était plus habile de donner votre démission.

— C’est alors, poursuivit Armande, que le maire, qui approuvait mes efforts contre le cléricalisme, écrivit à M. le député pour me recommander à lui.

Mme Darquet inclina la tête.

— Mon mari saisit l’occasion d’affirmer au département son désir de soutenir le collège laïque. Justement, je songeais à prendre une institutrice pour ma fille aînée, et vous étiez toute désignée. Mais, entendons-nous bien… Ici, pas de prosélytisme anticlérical ! Je ne pratique pas… Étant donnée la situation politique de mon mari, ce serait déplacé… Cependant Cady a été élevée chez sa grand’mère paternelle qui était pieuse, elle a fait sa première communion et je désire que vous la conduisiez ponctuellement à la messe chaque dimanche. Elle fera ses Pâques à la campagne. Nous sommes des gens du monde, ne l’oubliez pas, et dans le monde, toute opinion extrême est choquante… Les discours que prononce Cyprien Darquet à la tribune, s’ils résonnaient dans un salon, feraient hausser les épaules des mêmes gens qui les applaudissent à la Chambre. Je tiens essentiellement à ce que ma fille, lorsqu’elle sera en âge de sortir, ne se présente point telle qu’une manifestante de réunion publique. Me comprenez-vous ?

— Je le crois, madame.

— Et il est bien entendu que vous vous conformerez à mes instructions ?… C’est une condition stricte à votre entrée chez moi.

La jeune fille eut un rapide regard à l’opulence des entours, où elle se sentait si bien. Et, domptée, elle affirma :

— Je vous obéirai, madame, et vous n’auriez qu’à me rappeler à l’ordre si je manquais…

Mme Darquet se leva avec un geste délibéré.

— Oh ! mademoiselle, je ne vous surveillerai point, je n’ai pas le temps !… Je vous crois assez intelligente pour savoir suivre fidèlement la voie que je vous ai tracée… en étant persuadée que si vous vous en écartiez, nous devrions nous séparer immédiatement.

— Je ferai de mon mieux, madame, balbutia Armande d’une voix de petite fille.

— J’y compte.

Mlle Armande se hasarda à questionner.

— Est-ce que ces demoiselles ne sont pas deux ?

Un sourire complaisant effleura les lèvres de la mère.

— Vous n’aurez pas à vous occuper de Baby, elle a son Anglaise. Je vais vous faire mener près de Cady.

Et, expliquant, tout en sonnant Maria :

— Son nom est Hélène, mais dans sa petite enfance, elle s’était affublée elle-même de ce nom de Cady qu’on lui a conservé…

Puis se rappelant que la question pécuniaire n’avait pas été abordée, elle jeta vivement, avant que la femme de chambre parût :

— En sus de votre entretien et de deux robes par an à prendre chez ma couturière, je vous donnerai quatre cents francs par mois.

Armande sursauta :

— Oh ! madame.

Mme Darquet la regarda durement.

— Trouveriez-vous que ce soit trop peu ?

— C’est que, avec les charges, les obligations…

L’autre l’interrompit.

— Que voulez-vous dire ?… Imaginez-vous que vous serez des réceptions ? Vous mènerez avec ma fille une vie tout à fait retirée, et je ne vous impose aucune élégance. Soyez propre, simplement. Oh ! pour cela, je suis exigeante, du moins pour les soins du corps… C’est une question d’hygiène pour ma fille, dont vous partagerez la chambre. Je suppose que vous ignorez l’usage du tub ?… Maria vous mettra au courant.

Et, changeant de ton :

— Car je pense que vous acceptez mes conditions ?

Rouge, humiliée, Armande répondit avec précipitation :

— Oui, madame.

Maria se tenait sur le seuil.

— Conduisez chez ma fille mademoiselle…

Mme Darquet s’arrêta court.

— Je ne me rappelle plus votre nom ?…

La jeune fille glissa timidement :

— Armande Poitrinaud.

Et son regard guetta la femme de chambre qui se tordait discrètement.

Mme Darquet elle-même sourit.

— Vous n’avez pas un autre nom ?… Comment s’appelait votre mère ?

L’institutrice se redressa et lança victorieusement :

— De Lavernière ?

Avec un petit de ? railla Mme Darquet.

— Oui, madame !

— En vérité ! Eh bien, si le nom de votre père est ridicule, celui de votre mère est trop beau… On vous appellera ici Mlle Lavernière. Cela vous va ?

— Comme Madame voudra !…

Noémi la reprit, impatientée de son manque de tact.

— Ne me parlez pas à la troisième personne !… C’est bon pour les domestiques.

— Madame, je n’ai pas la prétention d’être autre chose ici, répondit la jeune fille avec une emphase amère.

Mme Darquet intima sèchement :

— Mais moi, je ne tiens pas à ce que l’on croie que ma fille ait une simple bonne près d’elle. Sachez tenir exactement votre place, mademoiselle.

Mlle Armande quitta Mme Darquet, complètement anéantie par la réception de celle-ci.

Dans le corridor, Maria ricana.

— Hein, vous l’avez, votre paquet !… Ah ! mademoiselle, ici, il faudra vous dégourdir !…

Armande hésita, partagée entre la furieuse envie de lui appliquer un formidable soufflet et l’idée qu’il serait sage de se faire une alliée de cette fille.

La prudence l’emporta. Elle passa familièrement son bras sous celui de la bonne.

— Si vous m’aidiez, ce serait facile, murmura-t-elle avec une hypocrite douceur.

Maria s’humanisa aussitôt.

— Mon Dieu, ce n’est pas impossible, accorda-t-elle.

Triomphante, Armande lui serra la main de toutes ses forces.

— Amies, c’est promis ?

Et, drôle, elle fit le simulacre de cracher sur le sol, qu’elle gratta ensuite du pied.

— À l’École, c’est ainsi que nous rendions nos serments inviolables !

Maria rit, tout à fait désarmée.

— Au moins, vous êtes rigolo !… Tenez, voici la chambre de Mademoiselle. Mathurine y couchait, mais elle va partir pour son pays.

Lorsqu’elles entrèrent dans la pièce, une fillette agenouillée devant la vieille bonne pleurante bondit sauvagement :

— Qu’est-ce que c’est, Maria ?… Allez-vous-en !

Puis, apercevant l’étrangère, elle eut un sursaut confus et s’enfuit dans un cabinet adjacent dont elle tira la porte derrière elle.

On entendit un grand bruit de robinets, d’eau remuée et de sanglots étouffés.

Sans mot dire, Mathurine trotta vers la porte, tête basse, et disparut.

— En voilà une vieille malhonnête ! s’exclama Mlle Armande, scandalisée.

Maria fit un geste d’indulgence. Faubourienne abreuvée de cinéma, certains sentiments convenus l’amollissaient invinciblement.

— Que voulez-vous, son cœur est crevé ! Elle aimait Mademoiselle pire que son propre enfant… Dites-moi, vous allez m’aider ? Je vais tout de suite tirer les draps…

Et elle eut un cri.

— Oh ! bien vrai !… elle ne doit pas avoir les pieds trop propres, la vieille !… Voyez donc cette ordure, là-bas, au bout !…

Armande hocha la tête, pleine de rancœurs.

— Et Madame qui me faisait la leçon !… Cette vieille paysanne et sa crasse, c’en était une hygiène pour sa fille !

Maria haussa les épaules.

— Vous savez, c’est la mode chez les patrons, de ne parler que de la propreté !… Mais, au fond, ce qu’ils s’en moquent !… Du moins, les dames… parce que les messieurs, c’est autre chose !… Ils y viennent voir de près, souligna-t-elle avec égrillardise.

— Ah ?… Est-ce que M. Darquet ? interrogea Mlle Armande curieusement.

Maria affecta une discrétion.

— Vous jugerez par vous-même ! Mais quoi, les patrons sont tous taillés sur le même modèle !… La seule différence, c’est qu’il y en a qui préfèrent les femmes de chambre, et d’autres qui s’excitent sur le graillon de la cuisinière.

L’institutrice montra la fillette qui venait de rentrer.

— Prenez garde !…

Maria continua tout haut.

— Pas de danger !… Mlle Cady est quelquefois dans ses lunes, mais au fond, c’est une bonne fille et pas moucharde… D’ailleurs, elle sait ce qui en retourne pour son papa… et que c’est un fameux coq pour qui toutes les poules sont bonnes !…

Indifférente, comme absente, Cady avait traversé la chambre et s’était assise sur une chaise basse, où elle songeait, absorbée.

Armande fut frappée de la beauté mélancolique de ce visage d’enfant, d’un ovale allongé, à la peau mate et lisse, dont la bouche un peu grande était marquée d’un pli amer. Le nez petit, régulier, avait des narines extrêmement mobiles ; les yeux, très grands, s’encerclaient d’un halo bleuâtre à la moindre émotion. Les cheveux châtain clair, parsemés de mèches blondes, tombaient droit très épais : mais, autour du front et des oreilles, ils frisaient : poils d’or et de soie auréolant le visage d’énigme de cette jeune existence que l’on devinait déjà très personnelle, pleine de rêves mystérieux, de pensées inconnues, de joies et de tourments jalousement dérobés.

— En voilà une qui doit avoir sa tête ! pensa l’institutrice.

Et elle vint se planter devant son élève.

— Savez-vous qui je suis, mademoiselle Cady ?

Mais ce fut à elle de se décontenancer, car, au lieu de la boutade d’écolière mal élevée qu’elle attendait, elle vit une correcte fillette se lever et lui tendre la main poliment, le coude haut.

— Je vous demande pardon de ne pas vous avoir saluée, mademoiselle, dit-elle avec aisance. Mais j’ai beaucoup de chagrin du départ de ma nourrice.

Sur ces derniers mots, la voix de Cady s’altéra, ses yeux se voilèrent, ses narines frémirent, les coins de sa bouche se crispèrent nerveusement. Sur son visage d’enfant passa une expression qui, dans les traits d’une femme, eût dénoncé la volupté la plus vague.

— Une petite passionnée, remarqua Mlle Armande en elle-même. On la prendra par le sentiment.

Et elle fit trembler sa voix.

— Je suis désolée de votre chagrin, ma chère enfant… Mais j’essaierai de remplacer près de vous votre vieille amie.

Comme si elle eût flairé le piège, l’enfant examina l’institutrice d’un air sérieux et méfiant.

— Je vous remercie, mademoiselle, répondit-elle sans élan.

Maria, qui s’était absentée, rentra, portant des draps blancs. Elle annonça :

— Ce soir, il y a du monde à dîner, Cady, tu mangeras dans la salle de bain avec mademoiselle,

La fillette trépigna soudain, furieuse de la familiarité de la femme de chambre devant la nouvelle venue.

— Maria !… je vous défends de me tutoyer !.…

Maria ricana, sans s’émouvoir.

— Oh ! la la, qu’est-ce qu’il vous prend ? Du moment que Madame n’entend pas ! Vous n’êtes donc plus notre amie ?… C’est ça qui fera de la peine à Valentin !… Mais je parie que vous voulez bien qu’il vous tutoie, lui.

Pourpre, Cady répéta avec violence :

— Non, je ne veux pas !… Ni vous, ni lui…

Maria s’esclaffa.

— Regardez-moi cette petite furie ! Ça en a des idées, les enfants à riches ! Ma parole, ça se croit d’une autre pâte !.…

À la porte, elle goguenarda :

— Eh bien, ma fille, quand tu viendras après le dîner rafler les desserts, c’est moi qui te dénoncerai, tu peux y compter.

Cady se démenait exaspérée.

— Elle ment ! Ce n’est pas vrai !… Jamais je n’ai volé de dessert !…

Et soudain, elle éclata en sanglots, remuée jusqu’au fond de l’âme par cette injustice qui poursuit si souvent l’enfance et l’indigne d’autant mieux que ses instincts sont plus droits et plus délicats.

Mlle Armande s’égayait. Les pleurs des petites sont une secrète revanche pour les cœurs adultes qui ont pareillement souffert autrefois.

— Calmez-vous, ça n’en vaut pas la peine !

Un quart d’heure plus tard, Mlle Armande, longeant le corridor, se heurta presque à un gros homme demi-nu qui sortait de la salle de bain.

Au coup d’œil allumé et autoritaire qu’il lui jeta, elle devina le maître du logis.

— Pardon, monsieur ! fit-elle baissant les yeux avec une hypocrite pudeur.

Les pieds nus en des sandales de rafia, le caleçon tombant du ventre volumineux, M. Cyprien Darquet ramenait vaguement son peignoir de bain sur son torse gras, au sillon velu.

Son crâne était entièrement chauve, en contraste avec sa barbe brune épaisse. L’œil luisait, vif et jouisseur.

— C’est vous, la petite Poitrinaud ? demanda-t-il en inspectant la jeune fille avec satisfaction.

Elle minauda.

Mme Darquet m’a dit que l’on m’appellerait Lavernière… du nom de ma mère.

Le député rit.

— Ah ! bon ! Eh bien ! on se reverra, mon enfant !…

Et, sans plus insister, il gagna sa chambre. Mais, en passant devant Armande, il l’écrasa presque d’un lourd frôlement voulu.