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La Petite Cady/2

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La renaissance du livre (p. 27-34).

II

Six heures et demie venaient à peine de sonner, lorsque Maria, entrebâillant la porte de la chambre, annonça :

— Ces demoiselles sont servies !

Cady, plongée dans un tiroir de commode où elle rangeait le linge de son institutrice, grogna :

— Déjà ?…

La femme de chambre jeta, en s’éloignant :

— Pour sûr… On aura assez d’aria tout à l’heure !… Autant se débarrasser de vous tout de suite !…

L’après-midi s’était passé à aller chercher la malle de Mile Armande et à faire des rangements dans leur chambre.

Avec l’ingratitude humaine et la versatilité sentimentale que l’on attribue à tort seulement à l’enfance, Cady, tout en regrettant sa vieille nourrice, éprouvait un vif plaisir de son départ qui lui permettait de tout bouleverser dans la chambre, où elle devinait que la paresse de Mile Armande la laisserait désormais maîtresse.

— Je mets les mouchoirs ici et les chemises de l’autre côté ? Vous voulez bien, mademoiselle ?

Respirant avec plaisir l’odeur des sachets parfumant le petit trousseau de l’institutrice, elle s’apercevait que le gros linge de Mathurine avait laissé au meuble une âcreté de torchon lessivé.

Mlle Armande souriait, affalée dans l’unique fauteuil de la pièce.

Arrangez tout comme vous l’entendrez, ma chérie…

Cependant, la fillette ne tarda pas à l’entraîner.

— Allons dîner.

Mlle Armande fit la grimace devant les pâtes trop cuites et visqueuses nageant dans du bouillon clair et refroidi.

— Voilà un potage qui rivalise avec ceux de l’École !…

Et, s’asseyant sans enthousiasme, elle eut un regard désapprobateur aux appareils d’hygiène qui les entouraient.

— Ça me fait un drôle d’effet de manger ici… Vous ne prenez donc pas vos repas avec vos parents ?

— Mais si, répondit l’enfant. Seulement, ils sortent beaucoup et reçoivent souvent. Je ne sais pas qui dîne à la maison, ce soir, je n’ai pas eu le temps de le demander à Maria.

Insidieusement, Armande glissa :

— À Maria… Pourquoi pas à votre mère ?

— Maman ? D’abord, je ne l’ai pas vue, aujourd’hui… et, du reste, je ne lui aurais pas parlé de cela.

— Vous n’êtes pas très libre vis-à-vis de votre mère ?

— Mais si, affirma la fillette avec réserve.

L’institutrice hocha la tête, sa conviction était faite.

— Et votre père ?

Cady eut un élan.

— Oh ! papa, c’est un amour !… Malheureusement, il est si occupé !… Quelquefois, le dimanche, il m’emmène au théâtre ou au cirque. Oh ! il ne faut pas le dire, maman ne le permettrait pas ! Ou bien, nous nous promenons en auto.

— Votre sœur vous accompagne ?

— Baby ? Oh bien, non !… Vous comprenez, ces jours-là, je suis la petite femme de papa, et alors Baby serait comme notre enfant… et nous trouve- rions cela très ennuyeux… Vous ne voyez jamais un mari et une femme emmener leur petit enfant pour se promener avec eux, n’est-ce pas ?…

Mlle Armande rit.

— En effet !… Dans le monde, du moins.

Cady s’impatienta soudain.

— Eh bien ! quoi, on nous oublie !… Vont-ils nous donner à manger ?

Et, jetant sa serviette, elle courut à la porte. Mais elle ne demeura pas longtemps absente. Elle revint, les yeux brillants, et mystérieuse :

— Venez voir !… Vite !… Chut !

Multipliant les signes recommandant le silence et la prudence, elle attira Mlle Armande au bout du corridor.

Là, désignant du doigt la fente d’une draperie masquant la porte ouverte de la salle à manger :

— Regardez ! souffla-t-elle imperceptiblement.

Mlle Armande retint une exclamation, à grand’peine.

À l’extrémité de la pièce faiblement éclairée par une seule lampe électrique, appuyé contre la longue table richement servie et décorée de fleurs, le valet de chambre tenait étroitement collée à lui la fleuriste qui venait de disposer le surtout.

C’était une fille au museau maigre et ardent. Ses lèvres attachées à celles du jeune homme, elle se pâmait, secouée de frissons.

Un éclat de rire aigu échappé des lèvres de Cady fit se séparer le couple en désordre.

— Sauvons-nous ! jeta la fillette en entraînant sa compagne.

Elles galopèrent jusqu’à la salle de bains, où elles tombèrent en riant sur leurs chaises.

— Oh ! ce Valentin, croyez-vous ! s’exclama Cady, tout enfiévrée.

Subitement, l’institutrice se rappela ses devoirs ; et, les lèvres pincées, étouffant son hilarité :

— Mademoiselle Cady !… Ce n’est pas convenable pour une jeune fille de s’occuper de choses pareilles…

Le fillette ne l’écoutait pas.

— C’est Maria qui serait furieuse si elle savait cela !…

Puis, elle s’aperçut qu’en leur absence on leur avait servi de la viande.

— Encore de la friture !… Oh ! cette Clémence, elle ne nous fait manger que les restes !… Quelquefois, il y a du poisson et de la viande mêlés ensemble !…

Puis, soudain consolée :

— Bah ! ce soir, on servira des glaces et nous en aurons, car je vais dire à Valentin que s’il ne s’arrange pas pour nous en apporter un gros morceau, je le dénoncerai à Maria !…

La curiosité de Mlle Armande lui fit oublier les convenances.

— Alors, Valentin et Maria ?…

— Oh ! ils sont dégoûtants, mademoiselle ! Ils se tripotent et s’embrassent devant tout le monde à la cuisine !… Ils pourraient réserver cela pour le soir, quand ils se retrouvent au sixième !…

Armande l’observait avec un vif intérêt, se demandant ce que cette imagination d’enfant pouvait deviner des réalités triviales de cette liaison dont elle parlait si hardiment.

— Ah ! vous croyez qu’ils se retrouvent ! fit-elle avec une fausse candeur.

— Pardi ! répliqua Cady. Leurs chambres se touchent !…

Précisément, le jeune valet de chambre entrait, portant une assiette de fruits.

— Voilà votre dessert, mesdemoiselles.

L’œil pétillant, Cady examinait les mandarines, le raisin, la belle poire.

— Où as-tu chipé cela, Valentin ?… Ce n’était sûrement pas pour nous ! s’écria-t-elle, oubliant sa récente résolution de se faire respecter et reprenant son habituel tutoiement.

Le valet, les paumes sur la table, cligna de l’œil aimablement.

— Bah ! il y en aura toujours assez pour eux autres !…

Espiègle et hardie, Cady tendit la main vers l’entre-bâillure de la chemise du jeune homme, au plastron de laquelle il manquait un bouton.

— Tiens, on voit ton gilet de flanelle !

Valentin se redressa, orgueilleux.

— Par exemple !… Jamais je n’ai porté de flanelle !

Et, écartant la fine toile de sa chemise, il fit voir un élégant maillot de soie mauve.

Cady pouffa.

— Oh ! là ! là… Ce sont tes conquêtes qui te payent de si belles choses ?…

— Dame, ça se pourrait.

Mlle Armande protesta.

— En vérité, Cady, vous avez de ces conversations !…

Valentin haussa les épaules avec indulgence.

— C’est une enfant, faut bien qu’elle s’amuse… La fillette le menaça du doigt.

— Vous, on voit bien que vous avez quelque chose sur la conscience !… Ça vous rend tout miel !.

Le jeune homme la regarda avec inquiétude.

— Écoutez, Cady, si vous alliez cancaner aux oreilles de Maria, ce ne serait pas gentil !…

Le rire de la fillette fusa.

— Hein, mademoiselle, a-t-il peur, est-il lâche ?…

L’institutrice affecta un air sévère.

— Ce n’est pas à vous de vous mêler de ce qui se passe entre M. Valentin et sa fiancée.

Cady jeta promptement :

— Maria n’est pas sa fiancée, c’est sa bonne amie. Armande et le domestique ne purent garder leur sérieux.

— Elle est impayable ! déclara Valentin.

Puis il eut un brusque rappel.

— Mais, j’ai mon ouvrage, là-bas, qui ne se fera pas tout seul !

Cady s’élança derrière lui comme il filait.

— Je serai muette comme une carpe si tu nous apportes de la glace !… Un gros morceau du milieu !… pas du fondu, et pas du bas qui a goût de serviette !…

Dans leur chambre, où l’institutrice et son élève rentrèrent, un quart d’heure plus tard, un parfum écœurant de fins coulis et de truffes saturait l’air.

Cady bondit jusqu’à la croisée, qu’elle ouvrit d’une secousse.

— Bon Dieu que ça pue ici…

L’appartement était intelligemment distribué par un architecte initié aux mœurs mondaines. Les chambres exiguës de la nursery, donnant sur une étroite cour intérieure, formaient avec la cuisine et l’office un département distinct, totalement séparé des pièces spacieuses du devant occupées par M. et Mme Darquet.

Aucun bruit, aucune odeur désagréable ne s’échappaient du domaine commun où les enfants et la domesticité vivaient à part, pour ainsi dire étrangers à l’autre existence que menaient les époux.

Heureusement pour Cady que l’appartement se trouvant à l’avant-dernier étage, un peu de clarté et d’air respirable descendait jusqu’à sa fenêtre.

Ce soir d’hiver, la nuit était superbe, et la fillette se penchant aperçut dans le carré de ciel visible une étoile qui brillait :

— Voyez, mademoiselle, comme elle est belle ! s’écria-t-elle, en extase.

Mlle Armande, prise entre la chaleur suffocante venant de la cuisine et le courant d’air du dehors, frissonna.

— Fermez, Cady, vous allez vous rendre malade !

La fillette ne l’écoutait pas, cherchant d’autres étoiles, s’irritant de ne pouvoir découvrir qu’un si infime fragment de la voûte céleste.

— À la campagne, je m’échappais la nuit et j’allais sur la grande pelouse… Autour de moi, le ciel tombait, tout rond, et des milliers et des milliers de petites étoiles flambaient…

Armande se récria :

— Vous n’aviez pas peur dans l’obscurité ?

— Non… On ne peut avoir peur sous un beau ciel plein d’étoiles.

— Vous vous plaisiez à la campagne ?

Les aisselles appuyées à la barre du balcon, les bras allongés, Cady, suspendue ainsi qu’une poupée de guignol, appuyait sa joue sur son épaule, étudiant toujours les étoiles.

— Oui, murmura-t-elle rêveuse. J’y ai pleuré bien souvent… Mais j’aime mieux pleurer là-bas que rire ici.

— Vous aimiez votre grand’mère ?

La voix de Cady s’éleva douce et nette.

— Non.

— En vérité !… Pourquoi ?

La fillette resta assez longtemps silencieuse, remuant en son cerveau une masse confuse de pensées et d’images.

La silhouette maussade de l’aïeule bigote, ses sèches réprimandes, le frein rigide qu’elle opposait à la nature exubérante de Cady, sa froideur glaçant les élans de celle-ci, voilà ce que le nom de sa grand’- mère évoquait en elle, avec mille petites blessures cruelles.

— Je ne sais pas, dit-elle enfin, renonçant à préciser les fantômes et les ressouvenirs se pressant en elle.

Mlle Armande bâilla.

— En somme, vous m’avez l’air de n’avoir guère de cœur, ma petite !…

Cady ne répondit point. Sa tête s’inclina davantage ; elle demeura immobile, figée, comme morte.

Cependant Mlle Armande secoua son assoupissement.

— Ah ! on gèle !… Rentrez vite, que je ferme !

Et sa main effleurant les cheveux de la fillette, elle les trouva tout humides.

— Il ne pleut pas, pourtant !… Est-ce que vous avez pleuré ?

Cady se sauva au fond de la chambre obscure.

— Non, non, mademoiselle !

Et brusquement, elle fit jaillir l’électricité. Mile Armande clignota, éblouie, tandis que le rire moqueur de Cady fusait.

Oh ! s’il est permis !… Je n’y vois plus ! Quelle enfant insupportable !…

Mais, soudain, des cris déchirants s’élevèrent suivis d’un tumulte de voix inquiètes ou maussades. Cady courut à la porte.

C’est Baby !… que lui est-il encore arrivé ?