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La Petite Cady/12

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La renaissance du livre (p. 93-107).

XII

Comme Cady le prévoyait, M. Cyprien Darquet annonça que si Mlle Lavernière n’avait rien de mieux à faire ce dimanche-là, il l’emmènerait volontiers promener avec sa fille. Il déjeunait en ville et viendrait prendre les jeunes filles vers trois heures.

Après d’interminables jours brumeux et froids, le temps se montrait justement clair : l’air était doux.

Cady, ayant constaté à la fenêtre ouverte l’état engageant du ciel, ravie, se mit à danser, les cheveux envolés, tournant sur elle-même, « faisant le derviche » pour sentir dans un vertige la douceur des mèches de sa chevelure la fouetter au visage. Cady ! finissez, vous vous ferez mal ! implora Mlle Armande écœurée.

La fillette, les yeux fous, toute pâle, les narines pincées, se laissa tomber sur leur unique fauteuil.

— Écoutez, mademoiselle !… Quand je sors avec papa, c’est moi qui commande !… Aujourd’hui, je décrète que nous irons au Bois, tout là-bas, où c’est presque la campagne !… Et on marchera dans les feuilles pourries, qui sentent bon le bois pourri et la fougère écrasée.

— En effet, avec ce beau temps, ce sera charmant.

— Et puis vous allez vous habiller tout de suite pour que je voie si rien ne cloche à votre robe neuve.

Mlle Armande protesta.

— Il est encore de trop bonne heure !

Cady se dressa austère, la bouche pimbêche :

— Mademoiselle, j’ai charge d’âme !…

Et, soudain voyou :

— Si vous êtes fagotée à la va-te-faire-fiche, qui est-ce qui trinquera ?… C’est la môme Cady !… C’est qu’il n’est pas coulant comme du beurre le citoyen Cyprien Darquet, sur le chapitre toilette des gonzesses qu’il sort !… Faut être rupin !… et mieux que ça… Un mélange qui n’y a que moi qui le comprends ! Tâche de saisir, mademoiselle… Faut que papa soye flatté des fumelles qu’il promène… Mais faut tout de même pas que le peuple y dise derrière ses quilles : « Qui c’est’y que c’te camelote qu’y raccompagne le député ? » Faut être ni faub Saint-Germain débinard, ni cocotte flambante !…

Mlle Lavernière s’agita sous l’avalanche.

— Mon Dieu, Cady, est-ce que vous ne pourriez pas parler comme tout le monde ?

Cady observa philosophiquement :

— Mais… Qu’est-ce que c’est que tout le monde, jeune fille à l’âme banale ?

Puis, changeant de ton :

— Habillez-vous et passons l’inspection !

Mlle Armande se décida à obéir.

Après tout, cette Cady avait du goût et il ne fallait pas déplaire à M. Darquet !…

Examinant la combinaison mauve, assez élégante, mais d’une fraîcheur douteuse, Cady fit la grimace.

— Mon trésor, si vous croyez que c’est avec des objets de cette caducité que vous séduirez papa !… Je vous préviens que c’est l’homme des dessous virginaux !…

Mlle Armande devint pourpre, balbutiant :

— Voyons, Cady, ne dites pas de choses absurdes et inconvenantes !…

La fillette fit un geste d’indulgence, les yeux pétillants de malice.

— D’ailleurs, pour aujourd’hui — souligna-t-elle avec intention — ça n’a aucune importance… Voyons la robe ?

Mlle Armande, très intimidée, passa le costume acheté l’avant-veille à la Samaritaine. Très simple, en velours anglais côtelé noir, il parut correct à Cady qui approuva.

— Ça va… Le chapeau maintenant… Bon, encore… Les bottines passent… Vos gants ?

Mlle Armande montra un cuir jaune grossier, aux larges boutons de nacre, qui fit reculer Cady avec horreur.

— J’en pâlis ! affirma-t-elle. Mais attendez !…

Elle disparut durant cinq minutes et revint, triomphante, avec une paire de longs gants souples, en chevreau noir.

— Voilà l’affaire !

Mlle Armande questionna avec inquiétude :

— Qui vous a donné cela ?

La fillette roula des yeux sauvages :

— C’est pas donné !… C’est du butin !… vociféra-t-elle.

Mlle Armande se récria :

— Oh ! Cady, je parie que vous avez pris ces gants chez votre mère, sans sa permission ?

La fillette s’emparait des mains de son institutrice et la gantait de force.

— Tu l’as dit, ma crotte ! chantonna-t-elle.

Et, satisfaite, tandis que Mlle Armande protestait de plus belle :

— Ça va, ça colle, ça moule !… Taisez-vous donc, mademoiselle, ce que vous dites ou rien, ça fait la rue Michel !… Faut bien que vos pattes de devant soient chaussées convenablement, sans ça tout votre chie fiche le camp !… Et puis, il manque encore quelque chose… Tenez, avec ceci, vous voilà jolie comme un cœur !… un cœur de veau, de mouton, de rat, de cigogne, de petite grue jolie à se mettre à genoux devant !…

Et elle agrafait sous le menton de l’institutrice une de ses cravates en fourrure noire.

— Non, mais, regardez-vous !… Vous êtes tout à fait bien ! s’écria-t-elle enchantée.

Mlle Armande sourit, malgré elle, à l’image que lui renvoyait la glace, n’objectant plus que pour la forme :

— Mais je ne puis prendre les gants de votre mère… Je vais en acheter de pareils.

Cady jeta :

— Tu parles !… Ça coûte soixante francs, des enveloppes comme ça !…

— Eh bien ! justement, je ne puis…

Cady haussa les épaules.

Elle ne s’en apercevra seulement pas ! Elle en a des douzaines… Je lui chipe bien d’autres choses !… Et puis, tenez, ces gants-là, je crois bien qu’ils étaient mis de côté pour être jetés… Ils ont une égratignure, là, sur le pouce droit… Et, enfin, quoi, si ça vous écorche le gosier, on les remettra ce soir !

Mlle Armande céda.

— C’est cela, vous irez les reporter… Aujourd’hui, les magasins sont fermés, et je ne voudrais pas faire honte à M. Darquet.

Cady, enchantée de cette concession hypocrite, se mit à exécuter une danse folle, autour de son institutrice.

— T’as raison, mon ange ! hurlait-elle. Faut jamais faire rougir un homme d’âge !… Ça porte point chance !…

— Mon Dieu, Cady, où prenez-vous tout ce que vous dites ? s’exclama l’autre, complètement effarée.

Comme Mlle Armande allait retirer sa robe, Cady l’arrêta vivement.

— Du tout ! restez habillée !… Habituez-vous à votre pelure et habituez-la à vous. Sans quoi vous aurez l’air, tout à l’heure, d’un bâton de sucre de pomme qui admire ses peinturlures, ou d’un battant de cloche qui se promène sous son enveloppe…

Lorsque Maria vint annoncer :

— Monsieur attend ces demoiselles en bas, en auto.

Cady jeta sur sa tête son chapeau cloche brun garni de grelots et enfila sa grande pelisse de loutre : les royales étrennes de son père.

— Vite ! vite ! cria-t-elle à Mlle Lavernière qui la suivait, pleine d’émoi à la pensée de se trouver en quasi tête à tête avec le député.

Celui-ci, énorme, très rouge, emplissait à lui seul le taxi-auto. Il fumait un cigare et ses yeux un peu troubles dévisagèrent immédiatement l’institutrice.

— Très bien ! fit-il approbativement, comme elle montait dans la voiture, poussée par Cady. Vous êtes très bien !

Et, sans doute pour l’aider, il enfonça ses gros doigts dans la chair du bras, presque sous l’aisselle.

Dehors, Cady ordonnait au chauffeur :

— Au Bois, grande allure, hein ! Par la Porte Dauphine, les lacs, la route de l’Hippodrome… Et vous arrêterez à l’endroit où il y a de petits massifs… On vous dira !…

Et, grimpant dans l’auto, elle tomba au milieu du couple.

— Place, place, si’ou plaît !

Cyprien Darquet se redressa. Sa bouche, qui sentait le tabac et le fumet des vins fins, était presque dans le cou de Mlle Armande gênée et vaguement triomphante.

— Hé, hé, fillette ! s’écria-t-il, il t’en faut bien de l’espace !…

Elle répliqua effrontément, posa sa main sur la bedaine de son père :

— Parle pour toi !… Dieu que tu es gros, aujourd’hui… Qu’est-ce que tu as donc mangé ?… Hein, mieux qu’à la maison, je parie ?…

Le député fit la grimace.

— Ah ! le fait est que les repas, chez nous !…

Et, se tournant, vers Mlle Lavernière :

— Je ne sais à quoi cela tient… Nous dépensons pourtant beaucoup… Clémence est bonne cuisinière, puisque, lorsque nous avons du monde, ses dîners sont irréprochables… Eh bien ! à l’ordinaire, c’est infect… Et insuffisant, avec cela !…

Cady rit.

— Pardi, c’est bien simple !… C’est la gratte !… Si elle te donnait à manger, Clémence n’économiserait pas de quoi entretenir son fils à Saint-Cyr.

— Comment, ma cuisinière a un fils à Saint-Cyr ?

— Parfaitement !… Un joli garçon, qui a de petites moustaches noires, de petites joues roses… On en mangerait !

M. Darquet fit un grand geste, et, sans doute par inadvertance, sa main retomba derrière Mlle Lavernière, reposant sur la hanche de celle-ci.

— Écoutez, mademoiselle, déclara-t-il d’une voix empâtée, après une large bouffée tirée de son cigare. Je représente à la Chambre les idées socialistes et je m’en fais gloire…

Cady trépigna :

— Écoutez !… écoutez !… À l’ordre !… Très bien !… C’est idiot !… Bravo !… Vous êtes un crétin !…

— Cady ! Veux-tu te taire et tenir tranquille !… Tu es insupportable !…

— Mais, papa, tu prononces des phrases de tribune… Alors, je fais les « mouvements divers ».

Et, se laissant aller à l’impulsion de l’auto, qui virait à grande vitesse, elle se coucha sur son père, qu’elle embrassa.

— Je t’aime bien, mon gros !…

— Oui, ma mignonne, mais laisse-moi parler…

Cady s’empara de la main de son père et la mordit de ses dents aiguës :

— Non, c’est pas urgent… Tu troubles mes rêves !… C’est si bon de se laisser emporter sur les ailes du vent et les cheveux d’or de la chimère !…

M. Darquet éclata d’un rire épais, auquel Mlle Armande fit écho par politesse, pestant en secret contre la petite, qui ne lui permettait pas de déployer les charmes de sa conversation.

— Où as-tu appris un charabia pareil ? dit-il.

Et, recommençant :

— Oui, mademoiselle Lavernière, je suis socialiste de cœur, de principes, mais je ne puis m’empêcher de déplorer que les classes ouvrières n’aperçoivent pas le bonheur et la noblesse de leur état, qu’elles ne songent qu’à pousser leurs enfants jusqu’à des situations dont ils ne savent point envisager la précarité et les amers déboires…

Mlle Armande acquiesça, un peu gênée.

— En effet, c’est une folie ambitieuse trop générale.

Cady prit un air navré.

— Là !… Je pensais bien que tu ferais la gaffe !… Voyons, papa, tu sors toutes tes grâces pour épater Mlle Armande, et qu’est-ce que tu vas lui raconter ?… Sa propre histoire en la débinant !… Pardi, elle aussi c’est une fille de paysans, dont les parents ont fait une demoiselle !… Tu vois bien que tu aurais mieux fait de te taire !…

M. Darquet eut un geste désolé.

— Oh ! ma chère demoiselle, croyez bien que je n’avais pas l’intention de vous blesser !…

Mlle Lavernière, très rouge, balbutia :

— Mais, monsieur, je le pense bien… C’est tout naturel…

Du coin de l’œil, Cady dépista la main de son père qui remontait sur la jaquette de velours et s’appuyait sournoisement.

— Naturel, ça vous plaît à dire ! maugréa-t-elle entre ses dents. Mais, on va loin, avec la nature !

Le député, appuyé au fond de la voiture, se penchait vers l’institutrice.

— Vous ne m’en voulez pas, dites, mon enfant ?…

Cady se renversa brusquement, écrasant son père.

— C’est entendu !… Vous attendrissez pas… Autrement, faudrait vous embrasser pour signer le raccommodement !…

Sa voix était sèche. Elle avait bien prévu que son père ferait la cour à Mlle Lavernière, mais non pas avec cette promptitude et cette brutalité.

— Pardi, il a bu ! murmura-t-elle avec un âpre regard investigateur sur la face congestionnée du député à la lèvre gonflée, aux yeux voilés par une luxure soudaine, succédant à l’intoxication du déjeuner d’hommes, aux conversations pimentées, arrosées d’alcools divers.

Cady pensa avec dédain :

« Faut le faire marcher au grand air… ou bien il deviendra dégoûtant !… »

Et, sans prendre d’autre avis, elle fit arrêter l’auto.

— Ça va bien, on descend ici ! Papa, mademoiselle, grouillez-vous ! On va marcher, tels des zèbres !

M. Darquet sauta lourdement sur le sol.

— Ma foi, tu as raison. Cady, il fait bon dehors !…

Le soleil bas luisait doucement, envoyant une buée lumineuse au travers de la forêt dépouillée, aux branches grêles et tourmentées. Pas un brin de verdure ne surgissait du sol gris, couvert de la litière des feuilles desséchées ou de buissons de ronces rousses et flétries.

L’air était tiède et surprenait, enveloppant un paysage aussi franchement hivernal.

— J’ai chaud ! s’écria Cady en ouvrant sa pelisse.

Mlle Armande proposa, complaisante :

— Si vous voulez ôter votre manteau, Cady, je le porterai.

Mais Darquet protesta avec galanterie :

— Du tout !… Qu’elle le porte elle-même !… Vous la gâtez trop !…

Cady fit un brusque crochet, froissée, et les laissa passer en avant dans l’allée sinueuse.

— Allez donc ! Bavardez tous deux et laissez-moi tranquille ! murmura-t-elle, boudeuse.

Et, quittant le sentier, elle marcha sous bois, les yeux attachés sur la terre, cherchant vainement de petites bêtes, quelque vie animale ou végétale sourdant de cette étendue morte ; elle se sentait peu à peu envahie par un inexprimable et poignant sentiment de solitude, de vide et de lassitude.

Là-bas, Cyprien Darquet et Mule Armande causaient, sans s’occuper de la jeune fille. Ayant secoué l’influence de son trop plantureux déjeuner, le député, redevenu correct, se tenait à distance convenable de l’institutrice. Il l’interrogeait par petites phrases brèves, sournoises, pleines de sous-entendus, mais aussi assez vagues pour lui permettre de faire volteface si la jeune personne se montrait revêche et d’une vertu inabordable — ce qui était peu probable.

Il lui semblait tout naturel que cette commensale devînt sa maîtresse, tout au moins momentanément. Et, avec une complète sincérité, il ne mettait pas en doute que sa fille passât ignorante auprès de cette intrigue.

C’était une enfant, incapable de soupçons. Et puis, que diable ! lui-même n’était pas novice, et il savait cacher son jeu. Quant à la petite Poitrinaud, elle avait intérêt à être discrète et elle paraissait une fine mouche… Elle n’était pas jolie, jolie !… mais c’était un petit pruneau qui devait avoir d’agréables surprises, et elle semblait neuve, ou à peu près.

— Comment ? disait-il. Pas d’amoureux ?… Quelle blague !…

Secrètement émoustillée, sa vanité chatouillée. par l’attention de cet homme important, se laissant emporter par mille rêves ambitieux, Mlle Armande affectait une humilité et une candeur…

— Un amoureux, moi, grand Dieu ?… Où et quand l’aurais-je pris ?… Je suis une modeste travailleuse et aucun beau monsieur n’aurait voulu descendre jusqu’à moi !

— Ta, ta, ta !… Il n’y a pas que les beaux messieurs qui font battre le cœur des jolies filles !…

Elle repartit avec vivacité :

— Ah ! monsieur, vous m’appellerez peut-être orgueilleuse, mais je vous avouerai que j’ai toujours eu une répulsion pour les hommes de ma classe !… Paysans lourdauds, quand j’étais paysanne… Universitaires gourmés, gauches et pédants, lorsque je suis montée à ce degré !…

— Bigre !… Que vous faut-il donc, un prince ?… Un adolescent paré de toutes les séductions ?

Elle fit un geste coquet.

— Oh ! peu m’importe la jeunesse !… Et je ne me soucie guère des titres !… Moi, c’est l’homme fait, l’homme arrivé grâce à son talent qui m’intéresse et m’attire.

Cyprien sourit à cette invite trop directe.

— Vraiment, ma belle enfant ?

Elle rougit, comprenant qu’elle était allée un peu loin.

— Entendons-nous, rectifia-t-elle. C’est, de ma part, une admiration toute platonique…

Il fit la grimace :

— Oh ! le platonisme !… ça n’est guère mon affaire !…

Et, avec le sentiment qu’il pouvait brusquer les choses :

— Dites-moi donc, mon enfant, je voulais vous poser une question. Quels appointements ma femme vous a-t-elle offerts ?

Mlle Armande répondit, humiliée :

— Peu de chose, monsieur… Mais je tenais à entrer dans votre maison.

— Combien ?… insista-t-il, impatient.

— Quatre cents francs par mois.

Il se récria :

— Mais c’est miteux !… Véritablement, je ne comprends pas Mme Darquet et je lui dirai…

Mlle Armande protesta avec vivacité :

— Non, monsieur, je vous en supplie !… J’ai accepté les conditions de Mme Darquet, et il me serait aussi pénible que nuisible qu’elle pût croire que je me suis plainte à vous !…

Le député hocha la tête.

— Vous avez raison…

Et, faussement paternel :

— Eh bien ! ma petite, je ne vois qu’un moyen, c’est d’augmenter moi-même votre traitement… sans en parler à Mme Darquet qui, en effet, pourrait se froisser de mon intervention… Oh ! ne protestez pas !… Je trouve votre indemnité tout à fait mesquine, et je tiens à réparer une simple erreur… Chaque fin de mois, vous passerez à mon cabinet, rue Laffite, et je vous réglerai la petite différence.

Un peu pâle, Mlle Armande murmura confuse :

— En vérité, monsieur, je ne sais si je dois accepter…

Il la regarda fixement.

— Est-ce que je vous fais peur ?… Ça vous déplairait de me devoir un peu de reconnaissance ?

Elle sentait que toute sa vie, tout son avenir se décidaient en cet instant. Et c’était en elle un violent tiraillement.

Refuser ?… Oh ! comme elle aurait voulu pouvoir cracher au visage de ce gros homme luxurieux un « non » méprisant !… Mais c’était sa situation compromise, perdue !… Sans doute, repoussé, mortifié dans son amour-propre, il se vengerait !…

Accepter ?… Mais quelle perspective, grosse de dégoûts et de hontes !… Et aussi de compensations, de satisfactions, de triomphes secrets !… Oh ! se dire, muette et impassible devant « Julienne » : « Je suis la maîtresse de ton mari ! »

Elle répondit, cherchant ses termes, assurant sa voix qui tremblait :

— Je vous suis déjà très reconnaissante, monsieur, de votre délicate pensée, et je serais heureuse d’accepter vos bontés…

Il eut un geste de contentement.

— Allons, vous êtes une bonne fille, et vous ne vous en repentirez pas. Quand viendrez-vous à mon bureau ?

Elle sourit malicieusement.

— Mais, monsieur, ce n’est pas la fin du mois.

— Ah ! ah ! petite rosse ! Eh bien ! mais il faut bien que nous causions d’abord de votre gratification supplémentaire qui n’est décidée… qu’en principe.

— C’est vrai, monsieur.

— Voulez-vous demain ?

Elle songea tout à coup à sa fâcheuse combinaison.

— Non, non, c’est impossible ! s’écria-t-elle avec précipitation.

— Alors, fixez vous-même.

Elle réfléchit, calcula.

— Jeudi, si cela vous convient ?

— Soit !… Mais, je ne dispose que de l’heure du déjeuner… Midi à deux heures. Vous pourrez vous rendre libre ?

— Oui, monsieur.

Il sourit avec satisfaction.

— Nous ferons une gentille débauche. Je vous conduirai dans un petit restaurant. Ah ! c’est autre chose que la ratatouille de Clémence ! J’espère que vous êtes gourmande, hein ?

— Je ne sais pas, monsieur.

— Je vous éduquerai. Il faut qu’une femme soit gourmande !

Là-bas, sous les arbres défeuillés, Cady avançait à pas lents, de plus en plus absorbée dans une rêverie vague et pénible.

Son pied buta sur une souche ; elle trébucha, faillit tomber, se retint avec peine ; et le cœur crevé soudain, cet obstacle matériel inattendu ayant comme symbolisé en elle toutes les hostilités et les tristesses dont elle se sentait environnée, elle s’appuya au tronc d’un arbre et se mit à sangloter, à bout de forces et de courage.

— Oh ! que je voudrais m’en aller !… m’en aller ! balbutia-t-elle, les yeux noyés de larmes, ses mains énervées se froissant et s’écorchant à l’écorce rugueuse à laquelle elle s’accrochait désespérément.

Une voix connue la fit sursauter. Et décontenancée, en un indicible désordre qu’il lui était impossible de surmonter, elle vit devant elle son ami Renaudin, le jeune juge d’instruction.

— Que faites-vous là, Cady ? et que signifie cette désolation ? dit-il avec un accent plein de douceur et de compassion.

Il avait aperçu de loin le conciliabule équivoque de Cyprien Darquet et de l’institutrice, et il devinait la cause du mal dont souffrait cette enfant.

« Ils sont ignobles et fous ! pensait-il avec indignation. Comment imaginent-ils que cette pauvre petite si sensitive et si précocement perspicace n’aura pas l’intuition de leur sale intrigue ?… »

Cady avait pris son mouchoir et s’essuyait les yeux.

— Je n’ai rien, affirma-t-elle, la poitrine encore soulevée d’un sanglot profond.

Il n’insista pas, respectant son chagrin, voulant espérer qu’elle ne s’expliquait pas clairement la raison de sa désespérance.

— Viens avec moi… Je suis heureux de t’avoir rencontrée… Je suis seul aussi…

Elle releva son beau regard humide sur le jeune homme et lut tant de sympathie et de sincère émotion sur son visage qu’elle alla à lui instinctivement et se suspendit à son bras.

— Tu es bon, murmura-t-elle, pensive.

Il lui parlait gravement, avec tendresse, comme il se fût adressé à une femme :

— Il ne faut pas pleurer, souffrir et se désespérer, Cady… même lorsqu’on croit que les circonstances qui nous entourent sont particulièrement douloureuses et les gens indifférents, ou méchants et cruels… Il faut prendre la vie telle qu’elle est, courageusement et surtout toujours rester persuadé qu’il y a quelque part des êtres meilleurs et qui peuvent un jour devenir utiles et secourables… Il faut croire que des heures viendront où l’on sera heureux… Oui, il est triste et injuste que l’enfance ne soit pas chérie, choyée, préservée de tout chagrin, de toute décevance… Mais c’est comme cela, dans toutes les familles. Moi aussi, Cady, j’ai été enfant et j’ai été malheureux… Mon foyer était bien maussade, et pourtant, je ne saurais vous dire dans quel désespoir je suis tombé lorsque — j’avais à peine huit ans l’on m’a conduit dans un collège où je devais rester pensionnaire — prisonnier — onze ans de ma vie !… Quelles larmes j’ai versées, la nuit, enfoncé sous mes draps !… Quelle existence affreuse, décolorée, fastidieuse, exaspérante j’ai menée !… Sans une affection, sans une caresse !… Et je ne me suis pas endurci comme tant de mes compagnons… Je ne suis pas devenu une petite brute révoltée, cynique, ricanante devant la détresse des autres, et niant, usant la sienne propre… Mais j’avais fini par prendre mon parti résolument de ma misère actuelle, et je mettais tout mon espoir dans l’avenir… dans les êtres que je rencontrerais plus tard, hors de cette geôle, et parmi lesquels, sans doute, je trouverais, à un moment donné, celui ou celle ou ceux qui m’apporteraient la compensation de tant d’heures cruelles… Cady, ses larmes taries, écoutait attentive, sérieuse et émue.

— Et ceux-là, dit-elle, les avez-vous trouvés ?

Il eut un mince sourire.

— Je ne suis pas vieux encore, Cady, je cherche et j’espère…

Elle baissa la tête, se serra davantage contre son compagnon et prononça, d’une voix concentrée et douloureuse :

— Attendre, attendre… et puis mourir… Eh bien, moi, j’aimerais mieux, je crois, ne pas attendre, ne pas espérer… et mourir tout de suite… tout de suite !…

— Vous ne savez pas ce que c’est que la mort, Cady !

— Si, si… J’ai vu grand’mère morte… Elle était tranquille. Ils en avaient tous peur… Moi pas. Quand elle pensait et qu’elle parlait, elle avait l’air méchant, et après, les yeux fermés, toute blanche… elle paraissait avoir regret et demander pardon… et pour la première fois j’ai eu envie de l’embrasser. Et puis, j’ai vu des bêtes aussi… Un vieux chien qui souffrait, que chacun chassait à coups de pied… On l’a tué avec un revolver… Il s’est étendu tout doucement… Il avait l’air content de se reposer…

Le jeune homme pressa le bras de l’enfant.

— Tais-toi, Cady !… À ton âge, on ne doit ni parler de la mort ni la connaître !

Elle fit un geste de lassitude suprême.

— Ah ! c’est que, moi, vois-tu, je sais déjà tant de choses !…