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La Petite Cady/22

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La renaissance du livre (p. 197-206).

XXII

— Vous vous couchez, Cady, demanda Mlle Armande avec un bâillement, en se retournant dans son lit.

— Oui, mademoiselle, tout de suite, répondit la fillette avec une exemplaire docilité.

Pourtant, malgré cette promesse, elle se garda de quitter sa lecture et demeura immobile, patiemment, guettant le prompt sommeil qui vint tomber sur son institutrice.

Quand la respiration régulière et un peu sifflante de celle-ci lui apprit que Mlle Armande était profondément assoupie, elle se leva et sortit doucement de la chambre.

Les domestiques étaient partis de bonne heure, les patrons dînant en ville. Cady s'assura que Baby et sa gouvernante dormaient dans leur appartement, et elle se dirigea vers la porte de service, qu'elle ouvrit avec le passe-partout qui demeurait pendu dans l'office.

Elle traversa le palier et vint gratter à la porte en face avec précaution.

Au second signal, le battant s'ouvrit sans bruit, et le petit Georges parut, tirant la porte derrière lui.

— Tu es seule? demanda-t-il d'une voix mesurée.

— Oui, viens !

Les deux enfants rentrèrent dans l'appartement à pas de loup, retenant leur souffle, un peu émus par le mystère de l'obscurité et du silence.

— Veux-tu que j'allume l'électricité ? proposa Cady.

Georges se récria.

— Tu es pas maboul ?… Pour faire venir du monde !…

— On va se cogner, objecta la fillette qui se sentait mal à l’aise dans ces ténèbres.

— Pas de danger !… Et puis, on peut tout de même un peu éclairer… Tiens, regarde…

Le garçonnet tira de sa poche une minuscule lampe électrique, dont la lueur dissipa faiblement la nuit qui les enveloppait.

— On se dirait dans le brouillard ! admira Cady.

— Où sommes-nous ?

— Dans la salle à manger.

Il questionna avec vivacité.

— Il reste du dessert ?

Je pense… Il y avait des gens à déjeuner, alors c’était chic.

— Où le met-on ?

— Ici, dans le meuble d’encoignure.

Le petit garçon découvrit avec une vive satisfaction des amandes fraîches, des cerises déguisées, des biscuits.

— Donne ta robe… On va en emporter une provision et nous la mangerons à notre aise. Où sera-t-on bien ?

Cady réfléchit.

— Dans le cabinet de papa… Passe par là, moi je vais à l’office voir s’il reste du champagne.

Lorsque Cady revint, Georges était blotti parmi les coussins du divan, et, son délicieux visage blanc et blond penché sous la lueur électrique, il s’occupait de grouper coquettement les friandises grappillées.

— Tu as du champagne ?

— Une bouteille entière. Tu sauras la déboucher ?

— Tu parles ! C’est Paul qui m’a montré.

— Qu’est-ce qu’il devient, Paul ?

Le garçonnet hocha la tête.

— Il fout des coups à maman.

— Vraiment ? s’écria Cady intéressée. Et pourquoi cela ?

— À cause du pognon.

— Quel pognon ?

— Ben, celui de maman… ça ne va pas fort de ce moment, on est dans la purée, et alors, tu comprends, ça embête Paul.

Accroupie à la turque sur le divan, Cady croqua l’amande épluchée que Georges lui mettait dans la bouche.

— En somme, remarqua-t-elle posément, Paul, c’est son souteneur, à ta mère ?

— Mais non, voyons, tu ne sais pas comment tu parles : Les souteneurs, c’est ceux des pierreuses… Maman est une femme comme il faut… Paul, c’est son ami.

— Tout de même, elle lui donne de l’argent.

— Bien sûr, mais c’est parce qu’elle l’aime et qu’il est bien gentil pour elle… et, des fois, si rigolo !…

Cady balança la tête.

— Il l’aime, et il la cogne ?

— Ça n’empêche pas !… Et puis, tu sais bien, il est très endurant, et ce n’est que quand elle fait trop la vache qu’elle prend quelque chose.

Se rapprochant de Georges dont elle caressait doucement les boucles soyeuses, Cady demanda, pensive :

— Qu’est-ce que tu appelles faire la vache ?

— Eh bien ! elle dit qu’elle est fatiguée, que ça la barbe, et elle refuse carrément les occasions.

— Quelles occasions ?

Georges s’impatienta.

— Ah ! tu es trop gourde, on ne peut pas causer avec toi !… Tu ne comprends rien !… Alors, qu’est-ce qu’on t’apprend ?

Cady se rebiffa, piquée.

— Tiens, je peux bien te demander, peut-être !… Ma mère à moi n’est pas une cocotte !…

Il riposta promptement :

— Ça ne l’empêche pas d’être une… !

Cady ne broncha pas devant le mot grossier qui lui était connu, faisant partie du vocabulaire usuel de l’office.

— Et puis après ? dit-elle tranquillement. Ce n’est tout de même pas la même chose que ta mère… Elle a un mari, et elle ne demande pas d’argent aux hommes, ni elle n’en donne non plus.

Georges cracha trois noyaux de cerises et déclara avec conviction :

— Alors, c’est qu’elle est une sale bête sans cœur, et qu’elle est trop vieille ou trop moche pour savoir travailler… sans quoi, elle ferait comme les autres femmes.

Cady se scandalisa.

— Georges ! petit sale !… ne crache pas tes noyaux sur le tapis.

— Où faut-il les envoyer ?

— Dans le fond du divan… Y a pas de danger que Valentin les découvre, il ne brosse jamais les meubles. Donne, je sais comment fourrer la main.

Georges lui passa des débris divers : coques d’amandes, papier plissé, noyaux, miettes.

— Tiens !…

Quand la fillette se redressa, il l’enlaça tendrement et l’embrassa longuement dans le cou.

— Si tu veux, quand nous serons grands, je serai ton Paul… Tu voudras ? dis… Mais dis donc !…

Cady rit, caressant de ses lèvres le visage du petit garçon…

— Merci !… je ne donnerai pas d’argent aux hommes, moi, je t’en réponds, c’est trop bête !

Il répondit naïvement :

— Tu n’en donneras pas aux autres, bien sûr… Mais à moi, si tu m’aimes beaucoup, ça te fera plaisir. Du reste, tu sais, j’en aurai de l’argent à moi.

— Comment cela ?

— J’en gagnerai comme Paul.

— Il gagne de l’argent, Paul ?

— Certainement.

— En faisant quoi ?

— D’abord, il joue aux courses.

Cady haussa les épaules et prononça d’un air entendu :

— Les courses !… On s’y fait enfiler plus souvent qu’on n’y rafle du pognon !…

— Des fois, on a la veine. Et puis, Paul joue aussi dans les cercles… Et là, il gagne toujours.

— Il triche, alors ?

— Pour sûr !… Tu ne voudrais pas qu’il soit assez poire pour laisser faire le coup aux autres !…

— Comment est-ce qu’il triche ?

— Oh ! il y a bien des façons. Ça dépend du jeu, et puis des pontes, et puis de l’endroit… Des fois, il triche à la mise, ou à la retourne, ou c’est la carte filée, ou bien il fait la séquence, mais, pour cela, il faut des copains, et puis surtout une boîte où on ne soit pas sur l’œil.

Cady hocha la tête en riant.

— Tu as l’air bien calé, toi !… Il te montre les coups ?

— Oh ! je suis déjà adroit ! Tu n’as pas de cartons ?

— Si, dans la table de bridge.

Le garçonnet sauta sur ses pieds, s’empara d’un jeu de cartes, le battit, l’étala et expliqua :

— Je suppose que nous jouons à l’écarté. C’est l’autre qui fait… Tu laisses courir la chance, si elle est pour toi, tant mieux ; si elle est contre toi, tant pis, c’est pas mortel… La main te vient ensuite, et tu es sûr de te remonter… Quand tu ramasses les cartes, une supposition que tu vois un roi… Tu le saques, et puis tu fais courir derrière toute sa couleur… Au moment où tu présentes à la coupe, c’est ton affaire que ton tas y se trouve dessus… En relevant, tu détruis comme de juste la coupe, à l’invisible ; mais, comme il ne faudrait pas que tu n’aies que de l’atout et que tu ne dois pas non plus en envoyer à ton adversaire, tu distribues en faisant glisser le dessous pour le ponte et le dessus pour toi, à l’excepte d’une ou deux cartes que tu t’envoies au hasard.

Cady opina, admirative :

— Ça doit être joliment difficile !

— Ah ! il ne faut pas avoir les doigts nickelés !… Tiens, je vais te montrer la conduite.

Et le petit garçon battit, tripota les cartes, fit couper, distribua et étala les deux mains retournées sur le tapis, faisant remarquer, triomphant :

— Tu vois… J’ai le roi d’atout, la dame, le dix et un sept… Toi, tu n’as que l’as seulement et des bûches. Tu n’as pas vu comment je faisais, hein ? C’est richement exécuté, pas ?

Cady sourit dédaigneusement.

— Pardi, il fait presque noir !…

Georges, piqué, courut à l’électricité qu’il fit jaillir.

— Eh bien, recommençons !…

Cette fois, penchée et attentive, Cady l’arrêta avec un cri.

Là, entre tes doigts !… J’ai vu que tu retenais une carte !…

— Tu as vu ?

— Oui, j’ai vu.

— C’est pas vrai !

— Si, c’est vrai ! C’était une dame de pique.

Dépité, le garçonnet jeta le paquet de cartes sur la table, grimaça piteusement et se mit à sangloter.

— C’est parce que j’ai la main trop petite ! balbutia-t-il avec désolation. Mais Paul a dit que, plus tard, je serai encore plus adroit que lui !…

Cady l’attira sur sa poitrine.

— Petit idiot, fit-elle tendrement, ne pleure pas. Et comme les larmes ne tarissaient pas dans les grands yeux bleus éplorés de l’enfant, pour le distraire, elle le mena devant le bureau, frappant du doigt sur un tiroir.

— Regarde, c’est là-dedans que se trouve le diamant dans sa gangue dont je t’ai parlé.

Les yeux de Georges flambèrent soudain séchés.

— Oh ! le diamant ? s’écria-t-il avec avidité. Fais voir !

— Mais, je n’ai pas la clef du meuble, tu penses !

Georges se pencha pour étudier la serrure.

— Tu es bien sûre que c’est là ?

— Très sûre.

Le petit garçon se redressa, avec un rire sournois.

— Toi aussi, Cady, tu voudrais le voir le diamant ?

— Évidemment.

Georges fouilla dans sa poche, et en tira un petit outil de fer qu’il engagea dans la serrure, d’un geste prompt, avec un coup d’œil méfiant autour de lui.

— Que fais-tu ? s’écria Cady, interloquée.

L’autre ne répondit pas, tournant, poussant son crochet ; une ride profonde se creusait dans son front délicat, tandis que ses petites mains se crispaient sur l’instrument, pesant dessus de toutes leurs forces.

Enfin, il poussa un soupir de satisfaction, et ramena le tiroir ouvert.

— Ça y est, sans douleur ! s’écria-t-il d’une voix à la fois enfantine et canaille, en brandissant son crochet avec triomphe.

Cady le considérait avec un mélange de stupeur, d’effroi et d’admiration.

Il ne s’occupait guère des impressions de son amie et la questionnait âprement :

— Où est-il, le diamant ? Cherche, toi… Moi, je ne veux rien bousculer, ça se verrait.

À l’idée de toucher de nouveau la précieuse pierre, pour laquelle elle ressentait une si grande curiosité, toute réflexion s’enfuit du cerveau de Cady. Elle se précipita, fébrile, les mains tremblantes, et se saisit de la pierre grisâtre.

— C’est seulement ça ? s’écria le garçonnet déçu.

Cady expliqua :

— Tu vois bien que ce qui est laid, c’est une enveloppe… Le diamant est à l’intérieur… Il est très beau… Papa a dit à Maurice Deber que c’était un magnifique cadeau. Et, tu sais, papa y ne se frappe pas pour rien.

Georges reprenait de l’intérêt pour l’objet.

— Donne, fit-il.

Et il le tourna, le palpa, le gratta longuement.

— Tu vas l’user ! plaisanta Cady.

Il fit le geste de le glisser dans sa poche. Et, penchant la tête coquettement, il demanda avec une supplication câline :

— Cady, donne-le-moi ?

— Tu es fou !

— Je t’en prie !…

— Mais je ne peux pas te le donner ; il est à papa, il n’est pas à moi.

Le gamin fourra le diamant audacieusement dans sa veste.

Alors, ma chérie, s’il n’est pas à toi, ça m’est bien égal, je le prends !

Un afflux de sang empourpra subitement les joues de Cady. Elle fondit menaçante sur l’enfant.

— Rends le diamant de papa, tout de suite !

L’enfant, intimidé, céda, jetant la pierre à travers la chambre.

— Va donc le chercher, sale rosse ! cria-t-il rageusement.

Sans mot dire, Cady ramassa le diamant, le remit dans le tiroir, et ordonna, la voix brève :

— Referme !…

Georges se détourna, maussade.

— Je ne peux pas.

Elle repoussa le tiroir.

— Alors, tant pis… Y se débrouilleront comme ils voudront !

Puis, revenant vers son ami, les mains derrière le dos, elle le contempla longuement, et elle déclara, la voix apaisée :

— Tu n’es tout de même qu’un sale petit cambrioleur.

Georges éclata de rire, sa rancune envolée.

— Tu es bête, Cady !

Et l’enlaçant, il l’attira près de lui sur le divan.

— Il y a encore des amandes, tu sais ?

Mais elle repoussa doucement les baisers du petit, ainsi que les fruits que, du bout de ses lèvres, il cherchait à glisser entre les dents de son amie. Préoccupée, elle demanda :

— Qui t’a donné cet outil ?

— Personne.

— Qui t’a appris à t’en servir ?

— Personne.

— Ne mens pas !…

Il rectifia :

— Je te le jure !… Je l’ai trouvé un jour dans la chambre de maman, je l’ai essayé dans les serrures, et je l’ai gardé pour quand je voulais des choses qu’on ne me donne pas, ou des sous.

D’un geste brusque, Cady enveloppa le cou de l’enfant de ses deux mains, faisant mine de serrer.

— Hein ! si je t’étranglais, méchante petite bête ? Ça ne serait pas un grand dommage !

Il se tordit en riant sous l’étreinte, tendant ses lèvres.

— Bah ! tu m’aimes trop pour me tuer !… N’est-ce pas que tu m’aimes, Cady ?

Elle le lâcha et, se penchant, l’embrassa longuement.

— Oui, je t’aime…

Il recommençait ses projets d’avenir.

Quand nous serons grands, nous nous mettrons ensemble et nous voyagerons… À l’étranger, vois-tu, on fait fortune…

Elle l’interrompit.

— Moi, j’aimerais habiter en Italie, en Afrique, où il y a du soleil.

— Bien sûr, c’est les plus chic pays….

Mais, soudain, un léger bruit les fit sursauter.

— Nom de Dieu, v’là du monde ! fit Georges sourdement. Eteins vite, Cady !

La fillette se précipita sur le commutateur, et, dans les ténèbres, les deux enfants galopèrent sans bruit, se tenant serrés par un bras et l’autre étendu pour se garer des heurts.

Dans le corridor, Georges, tout haletant d’effroi, murmura :

— Je me barre ?

— Pour sûr !… Vite !

Et le garçonnet ayant filé par la porte de service, Cady, arrachant ses vêtements en hâte, se jeta dans sa couchette et s’enterra sous ses couvertures, avec un soupir de soulagement.

Mlle Armande vira dans son lit, soupira, se retourna encore, ainsi qu’un cachalot échoué, et ne bougea plus.

De nouveau, le silence, la paix s’établirent dans la chambre.