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La Petite Cady/23

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La renaissance du livre (p. 206-218).

XXIII

Comme elle le faisait toujours, depuis qu’elle était en possession de son piano, Cady, avant de se mettre à l’étude, fit une ronde soigneuse dans l’appartement, pour vérifier si toutes les portes étaient bien closes, afin que nul bruit n’arrivât aux oreilles de Mme Darquet.

Devant la chambre de Baby, dont la porte était entr’ouverte, un ricanement bizarre l’arrêta net.

Cady poussa brusquement la porte et demeura un instant immobile sur le seuil, pétrifiée par le spectacle, qu’elle comprit mal tout d’abord.

Étendue à plat sur le sol, les épaules touchant terre, l’Anglaise, les genoux relevés, ses jupes retombées, découvrant des jambes maigres aux gros os, avait les yeux stupidement fixés au plafond et riait d’une voix de démente.

Auprès d’elle, Jeanne, nue, enfoncée dans l’eau d’une petite baignoire, renversait sa tête livide, tordait son buste et ses bras, solidement maintenue par des cordes.

Les yeux hagards, elle ne pleurait pas, ne criait pas ; elle se débattait seulement, le corps singulière- ment blême, avec des plaques bleuâtres et violacées.

— Baby !… Pourquoi es-tu attachée ?

Puis elle eut un cri de terreur, ses doigts ayant effleuré le corps froid de l’enfant, l’eau glacée de la baignoire.

L’Anglaise cessa de rire et se tourna sur le côté, avec un répugnant hoquet.

Alors, subitement, Cady comprit.

Une punition, une torture inventée par l’Anglaise ivre !…

Rapidement, à coups de ciseaux, elle coupait la corde ; elle saisissait le petit corps grêle, ruisselant, trop lourd pour ses bras, que l’émotion affaiblissait. Elle dut le déposer sur le tapis.

— Maria !… mademoiselle Armande ! Au secours ! appela-t-elle avec détresse.

Ce fut Valentin qui parut d’abord, attiré par l’accent d’angoisse de Cady.

Maria et Clémence survinrent. Il y eut un instant de désordre et d’incompréhension. Cady expliquait mal, bouleversée.

Baby avait entièrement perdu connaissance et son corps verdâtre, violacé, devenait affreux.

— Elle est morte ! elle est morte ! miss l’a assassinée ! gémit Cady, livide, tragique.

Comme elle s’élançait affolée au dehors, Valentin la saisit à bras-le-corps, pâle, lui aussi.

— Voulez-vous bien vous taire !

Mlle Armande accourait au bruit, effarée.

— Mon Dieu, qu’y a-t-il ?… Quel tapage ! Madame va entendre !…

Clémence saisit l’enfant évanouie qu’elle porta sur son lit.

— Vite ! il faut la frictionner !… Des serviettes !… Maria, courez faire chauffer des serviettes à la cuisine !…

La femme de chambre dut enjamber le corps de la gouvernante, toujours vautrée à terre, ricanant, bavant, hoquetant, battant le sol du pied pour une gigue imaginaire.

— Ah ! l’horreur de femme ! fit-elle répugnée.

Cady, penchée sur le corps inerte de sa sœur, répétait :

— Elle est morte, je vous dis ! Elle est morte !… Il faut avertir maman !

— Faites pas ça, toujours, crièrent ensemble les domestiques effrayés et menaçants.

Son chausson de laine à la main, Clémence frottait vigoureusement le torse et les membres de l’enfant, dont l’épiderme rougissait.

— Elle revient ! cria-t-elle. La voilà qui bouge !

En effet, les mâchoires contractées de la petite Jeanne se desserraient. Ses bras se relevèrent, puis retombèrent. Soudain, ses dents claquèrent bruyamment, et ses paupières soulevées montrèrent des yeux qui chavirèrent, ne laissant plus voir que le blanc.

— Oh, Dieu ! elle passe ! murmura Mile Armande en se laissant tomber sur un siège, près de se trouver mal.

— Mais non, mais non ! Ça va mieux, au contraire, affirma Clémence.

Et elle recommença les frictions avec les torchons brûlants que Maria lui apportait.

— Oh ! ce qu’elle claque ! fit la femme de chambre impressionnée. Ça fait mal dans les os de l’entendre !

Cady n’y tint plus.

— Je vais chercher maman ! cria-t-elle en s’élançant vers la porte avec tant de rapidité et si inopinément que nul ne put la retenir.

Il y eut un cri de consternation.

— Nom de Dieu ! hurla Valentin. On va tous nous foutre à la porte !… Ah !… chameau d’Anglaise, va ! Te ramasseras-tu, rosse ? Attends un peu voir !

Et, à coups de pied, à coups de poing, il releva la femme qui ricanait toujours, inconsciente, sa tignasse blonde couvrant son visage, et il la recoiffa de deux tapes.

Maria se précipita.

— Tiens, là, de l’ammoniaque, sur la cheminée. Fais-lui respirer, ça la remet sur ses pieds de suite ! Elle en a toujours une provision pour ses cuites !

Et, avisant la baignoire, les cordes coupées demeurées au milieu de la pièce :

— Ah ! Julienne qui va voir tout ça !…

Elle emporta les liens ; et, les forces décuplées par la peur d’être surprise, elle enleva la petite baignoire, l’emporta dans la cuisine pour la vider.

— Mademoiselle Armande, aidez-nous, rangez la chambre ! jetait Valentin qui, se pinçant le nez d’une main, fourrait impitoyablement le flacon d’ammoniaque débouché sous les narines de l’Anglaise.

— Surtout, recommanda hâtivement Clémence, on ne sait rien, nous autres, on n’a rien entendu ! Filons !…

Et, enlevant les serviettes, rabattant d’un coup de pied un coin de tapis relevé, elle abandonna la fillette dans son lit, fuyant dans la cuisine, dont elle ferma la porte.

Après une dernière bourrade à l’Anglaise, avachie dans un fauteuil, mais dont les yeux commençaient à. recouvrer un regard lucide, Valentin s’esquiva également.

— Barrez-vous, mademoiselle, conseilla-t-il à l’institutrice. Ça va chauffer.

Demeurée seule, Mlle Armande hésita : Affronterait-elle Mme Darquet ?… Au bout du compte, elle n’avait personnellement rien à se reprocher !… Cependant, entendant des portes s’ouvrir et des pas précipités approcher, elle perdit courage et s’éclipsa comme les autres.

— Ma foi, qu’elles se débrouillent ! murmura-t-elle, le cœur chaviré d’appréhension.

Dans le salon, la brusque apparition de Cady, pâle et bouleversée, vêtue d’une robe défraîchie, chaussée de pantoufles en feutre trouées à l’extrémité, avait fait tressaillir désagréablement Mme Darquet, ainsi que les deux dames qui prenaient le thé en causant doucement dans la pièce tiède, close et assoupie.

Noémi Darquet se redressa, stupéfaite, fronçant les sourcils avec contrariété.

— Qu’est-ce que c’est ?

L’intrusion de sa fille aînée chez elle, en cet équipage, à cette heure, quand il y avait des visites, était un fait sans précédent.

Très bas, suffoquée par l’effroi de la scène qui se passait là-bas, et par l’émotion d’avoir à troubler cette froide paix maternelle —tâche qui, subitement, lui parut au-dessus de ses forces la fillette murmura :

— C’est Baby, maman… Baby est très malade !

— Qu’est-ce que tu racontes ? s’écria Mme Darquet, avec incrédulité et impatience. Pourquoi viens-tu ici sans qu’on t’appelle ?… Comment Mlle Lavernière te laisse-t-elle courir ainsi fagotée ?…

— Baby est évanouie… J’ai peur qu’elle soit morte, balbutia Cady qui sentait des vertiges la gagner.

Mme Darquet sursauta à ces paroles inconcevables ; les deux dames poussèrent de petits cris d’étonnement.

— Mais tu es folle ! s’écria la mère avec violence. Où est miss ?… miss n’est donc pas avec Baby !…

Adossée à un grand fauteuil, pâle et frémissante, Cady jeta avec reproche, avec colère, avec désespoir :

— Miss est ivre, comme d’habitude !… Elle est tombée par terre… Miss avait attaché Baby dans une baignoire d’eau froide pour la punir !… Miss a peut-être tué Baby !

Cette fois, Mme Darquet bondit, furieuse, honteuse vis-à-vis de ses amies de ces paroles inqualifiables.

— C’est de la démence. Cette enfant perd la tête ! s’écria-t-elle.

Et, s’adressant aux deux dames :

— Vous m’excusez ? Je suis désolée, mais il faut absolument que je voie moi-même ce qui se passe !… Un instant et je suis à vous ! Il n’y a rien du tout, j’en suis sûre ! Cette enfant a une imagination désordonnée.

Cady avait déjà disparu. C’étaient ses pas qui avaient fait fuir les domestiques.

Noémi Darquet pénétra dans la chambre en tempête, ses beaux traits exprimant toute la mortification, la colère, la rage qu’elle ressentait.

— Voulez-vous m’expliquer ce qui se passe ici ? cria-t-elle d’une voix tonnante, s’adressant à l’An- glaise qui s’était dressée à sa vue, galvanisée par la peur.

— Rien, madame, rien ! affirma la fille, subitement dégrisée.

Mme Darquet courut au lit où Jeanne s’agitait, pourpre à présent, les yeux égarés. L’inquiétude gagnait la mère, malgré son optimisme obstiné.

— Ma fille ! Qu’est-ce qu’a ma fille ?

L’Anglaise approcha en chancelant, répétant stupidement :

— Rien, madame.

— Rien ? s’écria Noémi impétueusement. Alors, pourquoi est-elle couchée. Comme elle est rouge ! Baby, regarde-moi !… réponds-moi… Mais elle ne m’entend pas !…

Et saisissant l’Anglaise par le bras, elle la secoua rudement :

— Parlerez-vous à la fin ? Qu’est-il arrivé à ma fille ?

Cady fit un pas en avant, le courage revenu, lançant d’une voix déterminée :

— Je vous l’ai dit, maman !… Miss était saoule !… Elle a mis Baby dans une baignoire d’eau glacée !… Elle l’a attachée et l’y a laissée très longtemps. C’est moi qui ai coupé les cordes et tiré Baby ! Elle était toute verte et ne parlait plus !

Mme Darquet jeta violemment :

— Qu’est-ce que cette histoire absurde, miss ?

L’Anglaise protesta.

— Ce n’est pas vrai, madame !… Je ne sais ce qu’a miss Cady contre moi !… J’ai baigné Baby comme d’habitude, pour sa propreté…

— Dans de l’eau froide ?

L’autre détourna ses yeux encore troubles, niant avec véhémence.

— Non, non, chaude !… Et puis, après, Baby a été toute drôle… et je l’ai couchée… J’allais lui donner de la tisane… peut-être qu’elle a pris le rhume…

— Vous mentez ! cria Cady révoltée. Ce n’est pas vous qui l’avez couchée, c’est Clémence ! Baby était évanouie… Vous étiez tombée par terre ! Vous étiez saoule !…

Mme Darquet tressauta, abominablement choquée.

— Cady ! Qu’est-ce que c’est que ces termes !… cria-t-elle avec indignation. D’ailleurs, tais-toi !… Tu te mêles de ce qui ne te regarde pas !…

Et, à la porte ouverte, elle appela, courroucée :

— Maria ! Clémence !…

Les deux bonnes accoururent.

— Que s’est-il passé ici, tout à l’heure ?

Elles affectèrent une ignorance.

— Mais, madame, nous ne savons pas !

— Clémence, Mlle Cady prétend que vous avez couché Baby.

La cuisinière protesta aigrement :

— Moi ? Jamais de la vie !… D’abord, je ne suis pas entrée ici ! Ah ! si Madame écoute les rapports de Mlle Cady !… On ne sait pas à qui elle en a, en ce moment… Elle s’en prend à tout le monde !…

La fillette bondit en avant, et, convulsée, livide d’indignation, elle cracha au visage de la domestique :

— Saleté !…

Mme Darquet s’effondra sur une chaise.

— Cady !… Quelle horreur !… Mais où sommes-nous ? bégaya-t-elle suffoquée.

La petite avait fui, affolée.

Mme Darquet se lamenta, complètement démoralisée.

— Mon Dieu ! ces dames qui sont au salon à m’attendre, pensant on ne sait quoi… On ne peut donc pas avoir une minute de tranquillité !…

Maria s’avança doucereuse.

— Si Madame veut, je vais téléphoner à M. le docteur Trajan ?… Vraiment, je crois que Baby est un peu souffrante… Miss me le disait ce matin…

L’Anglaise larmoyait à présent, marmottant :

— J’aime tant Baby !… Je suis désolée !… Je ne voulais pas ennuyer Madame… Sans quoi je l’aurais prévenue… Je n’avais pas idée que miss Cady s’affolerait pour rien du tout… Elle a menti, pour me faire tort…

Mme Darquet, courbée avec souci sur la petite Jeanne, tâtait son visage fiévreux, ramenait la couverture sur ses mains agitées.

— Évidemment, il faut téléphoner au plus vite. N’avez-vous pas donné le bain trop chaud, Miss ?… ou trop près du déjeuner ?… Et quelle idée de la baigner à cette heure-ci ?…

— Non, non, madame, pas trop chaud, je mettais le thermomètre ! pataugea l’Anglaise. J’avais pas baigné ce matin parce que Baby avait mal à la tête… Mais, ce soir, c’était passé. Alors, pour propreté…

Mme Darquet se redressa, levant les épaules avec mauvaise humeur.

— Certainement, il y a eu maladresse commise de votre part, dit-elle sèchement. C’est inconcevable que vous ne sachiez pas soigner un enfant, puisque c’est votre métier !…

Et, sur le seuil de la porte, elle ordonna :

— Téléphonez tout de suite, Maria ! Je retourne au salon, mais je reviendrai bientôt… Je suis très inquiète.

Dès qu’elle eut disparu, Maria se retourna sur l’Anglaise, menaçante.

— Vous, vous allez foutre le camp ! On n’a rien dit contre vous, parce que tout le monde aurait ramassé, mais on ne vous endurera pas ! On vous a assez vue !… Donnez vos huit jours, ou on vous trépignera, je vous en préviens !…

— Laissez-moi, sale fille ! grogna la gouvernante. Je partirai quand je voudrai !

Maria hurla, exaspérée :

— Sale fille ? C’est moi que tu appelles sale fille !… Traînée, roulure !… Ah ! tu veux donc étrenner ?

Valentin s’élança dans la chambre.

— Ah ça ! vous perdez la boule ? vous faites un potin ! gronda-t-il. Et Madame qui va rappliquer, c’est choisi !

Maria, encore tremblante de colère, se sauva, tapant la porte.

Devant l’office, elle but un grand verre d’eau.

— Tiens, Valentin, téléphone au docteur pour la gosse, moi j’ai le sang retourné, je ne pourrais pas. Cette Anglaise, cette pourrie, cette charogne, j’aurais voulu lui manger les foies ! Je ne la reverrai pas, car je ferais un malheur.

. . . . . . . . . .

Très calme, la physionomie imperturbable, un peu hautaine et sceptique comme à son ordinaire, le docteur Trajan examinait et auscultait avec soin la petite Jeanne, toujours rouge, fiévreuse et sans connaissance.

De l’autre côté du lit, tiré au milieu de la chambre, Noémi Darquet, profondément émue, attendait la sentence du médecin avec anxiété.

— Ce n’est pas grave ? interrogea-t-elle sans pouvoir attendre plus longtemps le diagnostic.

Le docteur dit avec lenteur :

— Je trouve une forte congestion au poumon… Mais il y a eu aussi une commotion cérébrale intense. Pas d’imprudence ?… Pas d’accident ?

La mère fit un geste d’ignorance.

— Mais non !… Je ne pense pas.

Et, s’adressant avec impatience à la gouvernante, qui se tenait debout derrière le docteur, dissimulant de son mieux son inquiétude :

— Parlez donc, miss. Expliquez ce que vous avez remarqué !… Vous m’avez dit que le matin Baby était mal à son aise.

Rouge comme une tomate, sous le regard appuyé de Trajan, qui s’était tourné pour la dévisager, l’Anglaise balbutia :

— C’est-à-dire, madame, Baby était grognon… elle se plaignait de sa tête…

— Vous l’avez promenée, néanmoins, comme d’habitude ?

La bonne hésita, cherchant ce qui lui serait le moins défavorable d’avouer.

— Non… J’ai pensé que c’était mieux de rester en chambre, parce qu’elle toussait un peu…

— Elle toussait ? s’écria Mme Darquet, qui s’exaspérait peu à peu, vexée par le silence désapprobateur du docteur, qui semblait la blâmer elle aussi. Elle toussait et vous l’avez quand même baignée ?… Mais c’est de la folie !…

L’Anglaise objecta stupidement :

— C’était pour la propreté, madame.

Mme Darquet fit un geste violent.

— C’est bien, vous pouvez vous retirer… inutile de rentrer ici, vous n’êtes plus à mon service.

La gouvernante s’esquiva avec soulagement.

Noémi soupira.

— Ah ! mon cher docteur, que l’on est malheureux avec ces bonnes !… J’avais toute confiance en celle-ci… Elle paraissait sérieuse. Et voyez cette imprudence inconcevable !

Silencieux, ne quittant pas la petite Jeanne du regard, le docteur Trajan semblait absorbé par la solution d’un problème difficile.

Soudain, relevant la tête, il aperçut la silhouette mince de Cady, qui, pâle et anxieuse, se tenait derrière le lit de sa sœur.

D’une voix mesurée, il s’adressa à Mme Darquet.

— Voudriez-vous téléphoner rue de Trévise, à l’Office des Ambulances ? Vous demanderez de ma part au directeur s’il peut envoyer avant six heures, pour des ventouses.

— Ah ! vous pensez appliquer des ventouses ?

— Oui… Demandez également une garde… le numéro soixante-trois, ou le quarante-neuf.

Noémi joignit les mains, en une étreinte si étroite que ses phalanges craquèrent.

— Enfin, docteur, s’écria-t-elle, d’une voix troublée et presque colère… Ma fille ne peut pas être gravement prise si subitement !… Il n’y a pas de danger ?

Il répondit sèchement :

— Il y en aurait si elle manquait de soins professionnels. Je vous prie, veuillez téléphoner.

Mme Darquet sortit de la chambre précipitamment. Alors, Trajan se tourna vers Cady.

— Avance et parle.

À voix basse et nette, elle expliqua :

— On vous a menti tout le temps. Baby n’avait absolument rien ce matin. Si Miss n’a pas voulu sortir, c’est qu’elle avait renouvelé sa provision d’eau-de-vie et qu’elle n’a pas eu le courage d’attendre le soir pour boire… Elle en a pris encore plus que d’habitude… Après déjeuner, j’ai vu qu’elle était déjà ivre… Ensuite, je ne sais pas ce qui s’est passé… J’ai entendu rire… Je suis entrée… et j’ai vu miss roulée par terre, et Baby attachée dans une baignoire d’eau glacée… Il devait y avoir longtemps qu’elle y était, car elle était toute bleue et elle ne m’a pas reconnue…

Les yeux attachés sur Cady, impassible, le docteur demanda :

— Alors, qu’as-tu fait ?

— J’ai sorti Baby de l’eau… J’ai appelé les bonnes. On l’a séchée, mise au lit et frictionnée… Mais j’avais peur, parce qu’elle ne revenait pas… J’ai été chercher maman… Je lui ai dit ce qu’il y avait.

— Et ? interrogea le docteur, les yeux sympathiquement fixés sur la fillette.

Elle répondit, la voix saccadée par des sanglots :

— Maman n’a pas voulu me croire… Elle a écouté les domestiques, qui prétendaient que j’avais menti !… Maman croit toujours ce qu’ils disent… Moi, j’ai toujours tort !… Je m’en fiche ordinairement, mais là, j’avais peur que Baby ne meure si l’on ne savait pas ce qui était arrivé réellement.

Et, tout à coup, suffoquée par l’émotion, elle se mit à pleurer convulsivement.

— Chut Cady, fit le docteur. Rentre dans ta chambre ; voici ta mère qui revient… N’aie pas peur, ta petite sœur ne mourra point, on va la soigner énergiquement.

Cady retourna chez elle au galop, saisie d’une horreur invincible à l’idée de revoir Mme Darquet, d’entendre sa voix.