La Petite Cady/25

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La renaissance du livre (p. 225-235).

XXV

Pour célébrer la guérison de Baby, Mme Darquet donnait un dîner sans cérémonie où figuraient ses deux filles et leurs cousines Alice et Marie-Annette.

Les autres convives étaient Mme Serveroy, les deux secrétaires, Listonnet et Malifer, Jacques Laumière, Victor Renaudin, le jeune juge suppléant, et trois personnes qui, depuis peu, s’étaient faufilées dans l’intimité de Noémi Darquet avec cette ténacité et cette hardiesse que donnent l’intérêt et l’ambition sans scrupules.

Mme Durand de l’Isle, d’une laideur apoplectique qui la classait à quarante-quatre ans parmi les grand’mères, avait pour fille une assez jolie créature, mince, d’une grâce câline, visiblement affectée, néanmoins attachante à force d’exagération, et pour fils un coquebin parfaitement nul, le sachant, mais ne s’en troublant point, comptant avec raison sur l’entregent de sa mère et de sa sœur pour lui trouver une situation que son mérite ne saurait lui procurer.

Mme Durand de l’Isle était veuve d’un chef de bureau des Finances, et sa fille Fernande, à vingt-quatre ans, avait déjà divorcé d’avec un avocat qui la battait, prétendait sa mère. D’ailleurs, la jeune femme refusait avec obstination de révéler les causes de sa prompte séparation d’avec son époux et se contentait de sourire énigmatiquement lorsqu’il y était fait allusion.

Le but de la veuve, sans fortune, intrigante et avide, était de caser son fils comme secrétaire du député et de glaner un second mari avantageux pour Fernande, aux côtés et sous l’égide de la femme influente qu’était Noémi Darquet.

Il va sans dire que celle-ci lisait clairement dans le jeu des deux femmes et n’était point dupe de leur comédie d’empressement, d’admiration et d’affection ; mais, leurs flagorneries lui plaisaient.

Elle adorait être entourée, complimentée, flattée avec outrance. Cependant, comme elle n’était point sotte et qu’elle ne fermait les yeux que volontairement sur l’hypocrisie de ses commensaux, elle se dégoûtait vite de ceux-ci. Le règne de ses favoris n’était jamais de longue durée. Tels qui fréquentaient assidûment pendant six mois disparaissaient brusquement de l’atmosphère de Mme Darquet pour ne plus y jamais reparaître.

Du reste, à part quelques exceptions, la femme du député ne les renvoyait que pourvu de ce qu’ils étaient venus quêter près d’elle, et qu’ils avaient payé d’avance en courbettes, lâchetés et adulations.

Sitôt le dîner terminé, la petite Jeanne, qui méditait de rafler le reste du dessert avant que les domestiques desservissent, obtint la permission de se retirer, en simulant une fatigue excessive.

Lorsqu’on quitta la salle à manger, ainsi qu’il arrive fréquemment dans une société intime, les groupes se scindèrent immédiatement, sans souci de la politesse qui élargit le cercle des convives moins familiers.

Le bridge accapara Cyprien Darquet, Renaudin, M. Durand de l’Isle et la jeune divorcée, que sa mère rallia vivement dès qu’il fut certain que le juge serait de la partie.

C’était le gendre en vue, et la veuve manœuvrait avec d’autant plus d’audace qu’elle sentait que la maîtresse de maison approuvait son dessein.

Cette dernière, plongée en des réflexions personnelles touchant son prochain départ pour le Midi, décidé pour consolider la convalescence de Baby, demeurait en tiers, assez distraite, dans la conversation qu’avaient sa belle-sœur, Mme Serveroy et Jacques Laumière.

La mère d’Alice et de Marie-Annette gardait de jolis traits à quarante ans. C’était en elle un singulier mélange d’apparente jeunesse, de lassitude et de grâce fanée.

Extrêmement avaricieuse et parfois hantée de snobisme, elle avait mis dans sa tête d’obtenir son portrait par Laumière, sachant que celui-ci ne faisait point payer ses toiles et que, grâce à l’originalité du peintre, elles avaient un grand succès à l’exposition annuelle de la Société Nationale.

Tout de suite, Jacques devina la raison des cajoleries de la dame, et son premier mouvement avait été de se dérober. Néanmoins, sans laisser deviner son impression, il l’étudiait, pesant dans sa tête les avantages et les inconvénients de son acceptation.

Évidemment, la tête de cette névrosée offrait de l’intérêt et pouvait donner lieu à une œuvre curieuse. Mais les séances seraient mortelles.

D’un autre côté, sous ses dehors d’indifférence et de détachement, Jacques Laumière, arriviste prudent et dissimulé, ambitionnait vivement la croix.

Or, Mme Serveroy, certaine, avec l’aide de son frère, de l’obtenir pour son peintre, la promettait carrément sous ses discrètes allusions.

Cady s’était montrée sombre, taciturne et préoccupée durant tout le dîner. Et, refusant de jouer avec ses cousines et les deux secrétaires au ping-pong installé sur la table de la salle à manger promptement débarrassée, elle demeura pendant quelques instants auprès des joueurs, visiblement absorbée par d’autres pensées que celles qui animaient si vivement et si joyeusement les deux camps adverses.

Enfin, lorsque les jeunes gens, tout à leurs exercices, ne la regardèrent plus, elle s’esquiva sans bruit et gagna la galerie, d’où elle inspecta soigneusement les convives.

Dans le cabinet-fumoir du député, les bridgers s’enfonçaient complètement dans les péripéties du jeu. Au bout du grand salon, Noémi Darquet, étendue dans un fauteuil, semblait installée pour toute la soirée en face de sa belle-sœur et de Jacques Laumière engagés à fond dans leur petite lutte de diplomatie particulière.

La fillette pénétra dans la chambre de Mme Darquet à peine éclairée.

Lentement, elle s’approcha du chiffonnier où Noémi serrait ses bijoux et elle l’examina avec attention.

Dans sa tête, deux idées ressassées depuis le commencement de la soirée s’agitaient, la troublant profondément.

Là-bas, dans l’appartement de Charlotte de Montigny, la demi-mondaine souffrait, abandonnée par tous ses amis, sans le sou, menacée d’être expulsée, car elle devait plusieurs termes, et le gérant de l’immeuble, peu flatté d’avoir une « cocotte » pour locataire, lui avait signifié que l’on ne tolérerait désormais aucun retard dans les paiements.

Pendant la journée, venu secrètement auprès de Cady, Georges lui avait conté sa détresse en pleurant à chaudes larmes. Il demeurait seul avec sa mère pour la soigner, mourant presque de faim, tandis que Paul s’évertuait sans succès à glaner un peu d’argent, dans une déveine noire également.

Et Georges ayant supplié Cady de lui venir en aide, celle-ci n’avait pu que mêler ses larmes à celles de son ami.

Alors, le petit garçon avait insinué que les parents de Cady étaient riches… qu’il y avait certainement dans l’appartement beaucoup d’argent, en tout cas, des bijoux de grande valeur…

— Le moindre bracelet, une bague de diamants, une broche nous sauverait… Paul ne serait pas embarrassé pour laver l’objet, murmura-t-il câlin, ses beaux yeux bleus tout brillants de larmes.

Cady n’avait ni tressailli ni protesté. Elle-même songeait à ce que le petit lui suggérait.

Cependant, elle secoua la tête négativement.

— C’est impossible.

Il n’avait pas insisté et s’était retiré, le dos courbé, pâle, laissant dans le cœur de Cady une véritable blessure saignante.

Voir Georges souffrir, et ne pas pouvoir le soulager !

C’était une pensée lancinante qui la hantait là, debout, devant le chiffonnier qui contenait tant de richesses !…

Les bijoux de Mme Darquet étaient justement célèbres. Provenant de sa mère, ils n’avaient jamais été remontés ; ils étaient démodés, mais d’une beauté qui défiait la critique.

Cady connaissait trois rivières de diamants dont la plus petite valait certainement une fortune… Le collier tiendrait dans le creux de sa main… Mme Darquet ne s’apercevrait de rien, au moins pendant très longtemps, car elle ne portait ses parures que très rarement…

Ce serait aussitôt le soulagement des peines qu’enduraient la malade et son fils…

Et, s’interrogeant, la jeune fille constatait que l’idée de voler sa mère ne lui inspirait pas plus de répugnance que d’effroi. Elle ressentait peut-être, au contraire, tout au fond d’elle-même, une espèce de joie rancuneuse à léser Mme Darquet.

C’était cependant fort simple. Il y avait beau temps que, furetant en cachette chez Noémi, pendant les absences de celle-ci, elle avait découvert le ressort secret qui ouvrait une petite boîte en marqueterie, dans laquelle Mme Darquet déposait son trousseau de clefs.

Elle avait parfois fait usage de celles-ci pour d’insignifiants larcins, surtout pour avoir le plaisir de constater qu’elle était à même d’ouvrir et de visiter armoires, secrétaires, chiffonnier…

Jamais l’idée ne lui était venue de dérober de l’argent pour elle ; mais, une fois, elle s’était plu à déchirer un billet de cent francs en menus morceaux et à le fourrer au fond d’un soulier… attendant avec anxiété le résultat de son acte, qui lui était suggéré par des impulsions assez complexes. Il n’avait eu aucune suite et elle avait cessé de songer à cet incident, après quelque déception de son peu de retentissement.

Elle revint dans la galerie sans avoir pu prendre un parti.

Justement Mme Darquet répondait à une question que Mme Durand de l’Isle lui adressait du fumoir, pendant le loisir des comptes d’une première manche.

— Non, non, je n’emmène point Cady au Cap-d’Ail ! s’écriait Noémi… Il n’en a jamais été question… C’est exclusivement pour la santé de Baby que je me résous à quitter Paris à cette époque, et il ne faut pas que les études de ma fille aînée soient interrompues.

Le sang monta aux joues de Cady. Elle eut une sorte d’éblouissement.

Jusqu’alors, elle n’avait point mis en doute qu’elle fît avec sa mère et sa sœur le voyage décidé après la maladie de Baby. Elle s’en était follement réjouie et entassait silencieusement en elle-même mille projets radieux, que la phrase sèche de sa mère venait de culbuter…

Elle serra les dents et les poings, touchée comme par la douleur physique la plus aiguë, murmurant éperdue, exaspérée :

— Sale bête, va !…

Et, mue par un irrésistible besoin de vengeance, elle courut vers la chambre de sa mère, où elle se saisit de la boîte à secret dont elle fit jouer le ressort brutalement. Si les clefs ne s’y fussent pas trouvées, elle eût été capable d’essayer de briser la serrure du meuble, sans souci du bruit, du scandale possible…

Le trousseau était à sa place. Elle s’approcha du chiffonnier, ouvrit le tiroir sans hésitation. Elle connaissait l’écrin, qu’elle négligea de prendre, attachant avec une folle témérité le collier de diamants autour de son cou.

Elle referma le tiroir, remit les clefs dans leur cachette, et la rivière dansant sur sa poitrine, elle se précipita dans son appartement.

Mlle Lavernière, ayant congé pour la soirée, ne s’y trouvait naturellement point.

Cady ouvrit la fenêtre du cabinet de toilette et se mit à siffler bruyamment.

Au troisième appel, Georges parut.

— C’est toi, Cady ?

Elle répondit haut, sa voix résonnant entre les murs rapprochés.

— Oui, j’ai un collier… pour toi.

Georges poussa un cri joyeux :

— Oh ! Cady, mignonne Cady !

Penchée à la croisée, la fillette mesura le vide.

— Si je le jette, il va tomber dans la cour, sûr !

Il dit précipitamment :

— Ne le jette pas !… Attends !

Et il disparut.

Peu après, Cady se redressa avec un sursaut de contrariété. Auprès de Georges, elle apercevait le buste et la tête équivoque de Paul, le jeune homme fripé, aux cheveux teints au henné.

— Ne t’en va pas, Cady ! s’écria Georges alarmé de son geste.

Paul sourit d’un air engageant.

— Tenez, mademoiselle, voilà qui fera l’affaire.

Il tendit par la fenêtre le long manche d’une tête de loup, à l’extrémité duquel il avait fixé un mouchoir noué en forme de sac.

— Mettez l’objet dans le mouchoir. N’ayez crainte, il ne tombera pas.

Mais Cady, révoltée, recula.

— Ce n’est pas à vous que je le donne ! s’écria-t-elle frémissante et hautaine.

Le jeune homme sourit avec contrainte.

— Ne parlez pas si haut !… et ne vous fâchez pas, Charlotte est malade, vous savez bien, et Georges n’a pas le bras assez long.

Le petit garçon se penchait, inquiet.

— Voyons, Cady, fais donc pas de magnes !…

La jeune fille se saisit brusquement du mouchoir que Paul maintenait à sa portée, le roula en boule et le lança à toute volée dans la direction du jeune homme.

— Zut ! cria-t-elle outrée.

Et, le collier à la main, elle reprit le galop vers la chambre de sa mère, où elle le lança brutalement sur la cheminée, dans une coupe.

Puis, sans s’occuper de l’étonnement, des commentaires auxquels donnerait lieu la présence inexpliquée du bijou à cette place, elle revint dans la salle à manger, où s’agitaient et piaillaient les jeunes filles et les secrétaires.

— Monsieur Malifer, donnez-moi votre place ! s’écria Cady impérieusement. Vite, vite !… je veux jouer !…

Et, bousculant tout le monde, elle fit voler les balles légères avec une virtuosité sans pareille.

— Hein ! c’est exécuté cela ? s’écria-t-elle avec triomphe, tandis que les jeunes gens applaudissaient à son adresse.

Alice grogna, maussade :

— Oh ! dès que tu es là, il faut que tu éclipses les autres…

Cady lui fit une grimace :

— Il y a des gens près de qui ça n’est pas difficile !…

Puis, comme Valentin apportait le thé, elle planta là le jeu et courut à Mme Darquet.

— Maman, me permettez-vous de servir le thé ? fit-elle d’une voix étudiée.

Étonnée, Noémi acquiesça.

— Si tu veux.

Alors, la fillette rejoignit le domestique dans la galerie en gambadant, les yeux flambants d’une joie dont elle eût été bien embarrassée de déterminer la cause.

Grande andouille, dit-elle bas. Pose ton plateau et fous le camp, je suis la demoiselle de la maison et je fais tout le turbin !…

Les dames servies, elle expédia les hommes, et se délivra de ses cousines en leur confiant les assiettes de petits fours, pour apporter une tasse à Renaudin, avec l’impayable singerie des minauderies auxquelles se livrent la plupart des jeunes filles en cette occupation.

— Eh bien, cher ange, glissa-t-elle bas au jeune magistrat. À quand le mariage ?

Renaudin sourit à ses mines, sans saisir le sens de sa question.

— Avec qui ?… Avec toi ?

Cady haussa les épaules.

— Fais donc le malin !… Avec mademoiselle-madame, là-bas !…

Et, d’un clin d’œil furtif, elle désignait Fernande, que, tout bas, sa mère admonestait vertement pour son manque de vivacité pendant le bridge et ses fautes impardonnables à un jeu où Renaudin était de première force et paraissait se complaire.

Cette fois, le jeune homme dut comprendre.

— Oh ! tu crois ? fit-il frappé par mille ressouvenirs de petits faits.

— Pardi !…

Il rit de bon cœur.

— Oh ! bien, tu sais !

Elle l’examinait curieusement.

— Oui, j’imagine que toi, tu n’es pas pour les divorcées.

Il fit la grimace.

— En effet.

Elle poursuivit, péremptoire et sérieuse :

— Toi, tu épouseras une jeune fille… très jeune… beaucoup plus jeune que toi, avec qui tu seras content de faire le papa.

Il haussa les épaules avec un certain embarras :

— Tu dis des bêtises, Cady !

Elle partit d’un éclat de rire clair.

— Veux-tu que je te dise ?… Eh bien, c’est toi qui en feras, des bêtises… Au moins une… Tu m’épouseras, quand je serai sortie de nourrice !… Tu ne penses qu’à ça…

— Cady, tu passes les bornes !… Tu es vraiment trop mal élevée !…

Et, réellement furieux, il tourna le dos à la terrible gamine et s’en fut ostensiblement rejoindre le groupe Durand de l’Isle.

— Faisons-nous un second tour de bridge ? demanda-t-il empressé.

Le visage de Mme Durand s’illumina :

— Comment donc !… C’est-à-dire, ma fille jouera ; elle a une telle passion pour le bridge !… Madame Darquet, c’est votre tour, vous me permettrez de suivre votre jeu ?… Vous êtes si supérieure !… Je prendrai une bonne leçon.

Les secrétaires, prétextant un travail pressé, avaient pris congé. Les deux Serveroy, désœuvrées, retombèrent sur Cady.

— Viens avec nous dans la galerie… Dis donc, quelle chance tu as de voir ces deux jeunes gens tous les jours, ils sont charmants !

— Zut ! zut et zut !… répondit Cady, agacée. Vous ne croyez pas que je vais vous écouter chanter les louanges de Listonnet et de Malifer !… un grand jackdale et un pisse-vinaigre !…

— Qu’est-ce que tu dis ? s’esclaffa Marie-Annette, dont le visage se tordit.

Cady répondit majestueusement :

— C’est des mots à ma nourrice !

Et, brusquement, une tristesse, une mélancolie sans nom l’envahirent. Elle s’absorba si bien en elle-même qu’elle n’eût pu dire, le lendemain, comment les hôtes étaient partis, quand elle avait regagné sa chambre, s’était couchée et était tombée dans le profond sommeil qui la conduisit d’une traite jusqu’au lendemain matin, sans que la rentrée de Mlle Armande troublât son repos.