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La Petite Cady/26

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La renaissance du livre (p. 236-244).

XXVI

Quelques jours avaient passé, durant lesquels les fenêtres de Charlotte de Montigny demeurant obstinément closes, Cady n’avait pu avoir de nouvelles du petit Georges.

Du reste, il restait assez d’enfance en elle pour qu’elle se persuadât que tout avait dû s’arranger ; et sa propre déconvenue au sujet du voyage escompté et manqué l’absorbait complètement.

Bien qu’elle cachât orgueilleusement sa déception, elle ne pouvait en prendre son parti, et les préparatifs que l’on faisait, la joie banale de la petite Jeanne la jetaient dans un sombre désespoir.

Pendant trois jours, Mlle Armande, surprise et ravie, n’entendit pas une note de musique.

Cependant, le matin du départ de Mme Darquet et de Baby, que le député accompagnait pour quarante-huit heures, Cady se composa une attitude si habilement indifférente que nul n’eût pu deviner le désarroi, la souffrance, la désespérance, que masquait cette apparence correcte et naturelle.

Maria suivait sa maîtresse. Valentin fila un quart d’heure après les patrons. Clémence s’apprêta un déjeuner sommaire, en bougonnant, et demanda d’un tel ton de menace à Mlle Armande si elle ne se contenterait pas d’un dîner froid, qui permettrait à la cuisinière des courses urgentes, que l’institutrice se hâta de l’assurer qu’elle pouvait agir comme il lui conviendrait le mieux.

Après le déjeuner, Cady ayant refusé obstinément de sortir, Mlle Lavernière s’octroya un congé et ne revint qu’à la nuit tombante.

Les sons du piano frappèrent son oreille, et malgré son incompétence musicale, elle eut l’intuition de la fougue, de la passion, de l’espèce de maîtrise du jeu de la fillette enfiévrée, énervée par le chagrin, qu’exaspérait encore l’exaltation de la musique, rouée par la fatigue corporelle d’un exercice musculaire qui durait depuis plusieurs heures.

Arrachée à son rêve, Cady, silencieuse, maussade, mangea du bout des dents un peu de viande froide, et se coucha pour s’endormir presque instantanément.

Elle n’entendit point Mlle Armande se mettre au lit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand elle fut réveillée en sursaut, il était environ une heure du matin.

L’on était en plein drame.

La chambre était obscure ; pourtant la porte donnant sur le corridor, ouverte, se découpait, faiblement éclairée par une lueur lointaine.

Et Cady perçut des cris étouffés, un râle, un bruit de chute… et encore un râle, un râle affreux.

Elle sauta à terre, éperdue, et courut au lit de son institutrice qu’elle tâta, sans rencontrer celle-ci.

— Mademoiselle Armande ! cria-t-elle d’une voix altérée.

Elle avait compris que le lit était vide avant que ses mains eussent rencontré les draps ouverts, l’oreiller froissé, déjà froid.

Mais le râle s’éteignit… Elle courut à la porte, en chemise, cria encore :

— Mademoiselle Armande !… Où êtes-vous ?

Des pas précipités retentirent sourdement dans le corridor. Une ombre d’homme s’abattit sur elle, se découpant sur le reflet d’une lampe qui vacillait là- bas.

Deux mains vigoureuses saisirent la fillette, rabattirent ses bras instinctivement levés en une défense.

— Pas de musique, nom de Dieu ! souffla une voix qu’elle reconnut.

— C’est vous, voleur, assassin ! s’écria-t-elle avec une prescience du drame que, néanmoins, elle n’imaginait point clairement.

La lumière se rapprochait. Cady aperçut Georges qui portait une lampe électrique. Elle vit que Paul qui la maintenait fortement était sans veston ni gilet, les manches de sa chemise mauve relevées jusqu’au coude. Il n’avait que des chaussettes aux pieds.

Il la repoussait dans sa chambre.

— Vous allez vous taire, sale moucheron ? fit-il d’un accent de colère. Ou bien, on vous fera votre affaire !

Georges s’élança, tout pâle.

— Ne lui fais pas de mal, cochon !

Le jeune homme ricana.

— On ne lui fera rien si elle reste bouche cousue !…

Le petit garçon affirma vivement :

— Elle ne dira rien !… Cady, jure que tu ne diras rien ?

Paul enleva la fillette, l’étendit sur son lit, et rapidement, il l’attacha avec une corde prise dans la poche de son pantalon.

Anéantie, elle n’opposait aucune résistance, ses yeux allant de Georges au jeune homme, son cerveau reconstituant presque à l’insu de sa volonté, la genèse de cette scène.

Évidemment, Georges, mis au courant par elle du départ des Darquet, connaissant l’appartement, sachant la quantité considérable de bijoux que possédait Noémi, avait renseigné l’ami de sa mère… À la nuit close, ils s’étaient introduits par l’escalier de service… Les serrures n’étaient pas pour les embarrasser…

Mais Mlle Lavernière ?… Sans doute, la malheureuse avait entendu du bruit, s’était levée… et trouvée face à face avec l’homme !…

Cady cria involontairement :

— Mademoiselle Armande ?…

Georges avait disparu, laissant la lampe sur une table.

Paul se pencha sur la fillette, menaçant.

— Son compte est réglé !… Toi, ma petite, comprends que ton intérêt est de te taire… D’abord, nos affaires terminées ici, nous filons à l’étranger et bien malin qui se lancera sur notre piste… Si tu nous dénonçais, réfléchis bien que tout le monde dirait que c’est toi qui nous as fait entrer dans l’appartement. Donc, écoute-moi bien et rappelle-toi ce que tu diras à tout le monde… Tu dormais, tu n’as rien vu, rien entendu… Tout à coup, tu t’es sentie bâillonnée, ligotée, et tu ne sais pas ce qui est arrivé… Tu m’entends ?

Les regards de Cady se posèrent fermes et sombres sur le jeune homme.

— Oui, dit-elle la gorge sèche, articulant difficilement.

— Tu es un bijou ! Ça serait dommage de faire du bobo à un petit ange comme toi… Et puis, Georges t’aime bien et, moi aussi, j’ai de l’amitié pour toi.

Il prit une serviette dans le cabinet de toilette.

— Donne ta bouche, que je te musèle… Ne crains rien, je ne serrerai pas… Là, comme cela, ça suffit. Et maintenant, on file… Merci des indications, mon petit rat, il y a gros !…

Cady demeura seule, les membres immobilisés, la serviette lui causant une pénible sensation de chaleur.

Son effroi du premier instant avait fui. Son impression générale était une intense mortification.

Elle s’était laissée jouer !… Georges avait tenu un rôle d’indicateur, d’espion !…

Peut-être feignait-il la tendresse envers elle pour mieux l’abuser, pour obtenir d’elle les renseignements nécessaires à l’accomplissement du cambriolage… Et elle, pauvre sotte, elle avait aimé, chéri, ce petit traître ?… Elle était humiliée, elle souffrait cruellement… Pour la première fois de sa vie, elle sentait une solidarité avec ses parents. Le vol dont ils étaient l’objet l’indignait et elle enrageait d’en être la cause indirecte.

Elle songeait peu à son institutrice, toute à sa déconvenue personnelle, à la chute douloureuse de la seule affection qui eût réchauffé son existence glacée.

Georges avait eu la lâcheté de l’abandonner !… de la laisser à la merci de cet homme qui pouvait l’assassiner !… Il avait fui, sans un regard pour son amie, sans un mot.

Les yeux de Cady s’emplirent soudain de larmes et sa poitrine se souleva, gonflée de sanglots.

Un léger bruit la fit tressaillir. Elle essaya de se soulever, saisie d’une épouvante… sentant la mort approcher.

L’homme s’était ravisé, revenait pour la tuer !… Elle eut l’affre atroce de doigts posés sur sa gorge, l’étranglant. À son cri inarticulé, poignant, la voix douce du petit Georges répondit :

— N’aie pas peur, Cady, c’est moi… Je suis seul, Paul est parti… D’ailleurs, il ne te ferait pas de mal, c’était promis, tu comprends.

Et soudain, la faible lueur de la petite lampe électrique jaillit. Il se pencha, caressa le front de Cady de ses lèvres avec effusion.

— Cady, ma loute !… Ma pauvre chérie, tu as eu bien peur !…

Rapidement, il défaisait le bâillon, coupait la corde.

— Cady, parle-moi ; tu n’es pas fâchée ? On avait absolument besoin de galette… Faut pas en vouloir à Paul… Il aime tant maman !…

La fillette s’était redressée, les yeux attachés sur Georges, les idées bouleversées.

Il multipliait les paroles câlines, et doucement, avec précaution, il risquait des caresses qu’elle ne repoussait pas.

— Dis que tu me pardonnes, Cady ?… Moi, c’est pas ma faute !… C’est Paul qui a voulu… Il m’aurait zigouillé si j’avais refusé de le conduire…

Cady frissonna tout à coup et pointa du doigt vers le corridor.

— Elle !… Il l’a tuée, n’est-ce pas ?…

Georges détourna la tête avec embarras.

— Dis donc ! cria-t-elle violemment.

— Ben, oui, je crois… Dame, elle s’est jetée à crier… elle aurait fait venir du monde…

— Elle est là ?

— Oui, dans le couloir.

— Par terre ?

— Oui.

— Comment l’a-t-il tuée ?

— Avec ses mains… Oh ! il n’y a pas de sang, c’est propre.

Cady sauta à bas de son lit, tout à coup résolue.

— Viens avec moi !… Elle n’est peut-être pas encore morte…

Georges recula avec effroi.

— Oh ! non, j’ai peur !

Elle avança sur lui, indignée.

— Tu as peur ? Tu n’as pas eu peur, tout à l’heure, quand il l’a tuée !…

Georges protesta.

— J’étais pas là… J’étais dans le petit salon… J’ai rien vu…

Cady fit la lumière et le poussa.

— Marche !…

Pourtant, dans le corridor, quand elle aperçut à terre la masse blanche de l’institutrice, vêtue de sa chemise de nuit, elle eut une défaillance…

Georges la tirait en arrière.

— Laisse-la donc, va… Paul n’a pas manqué son coup, je t’en réponds !

La fillette vainquit son émoi, et à pas précipités arriva devant le corps. Mlle Armande était étendue sur le dos, livide, le visage convulsé, les bras levés et crispés comme pour une lutte.

Cady, agenouillée, la souleva, essaya d’effacer l’affreux rictus avec sa main.

Elle n’est pas morte, elle est chaude ! s’écria-t-elle avec un singulier sentiment d’effroi et de répulsion.

Confusément, malgré toute son horreur pour le crime, elle préférait au fond d’elle-même que son institutrice ne fût plus, dans sa terreur que la vérité apparût. Pourtant, elle ordonna :

— Apporte-moi de l’eau.

Georges lui ayant donné un verre plein, elle essaya de desserrer les dents de l’étranglée, parvint à faire tomber un peu de liquide dans sa bouche.

Puis elle essaya des frictions sur le cou, sur la poitrine.

Au bout de quelques instants, elle reposa le corps, courbaturée, écœurée.

— Elle se refroidit, murmura-t-elle.

Georges insista.

— Je te l’avais bien dit. Laisse-la où elle est.

Cady hésitait.

— Si j’appelais ?… Peut-être qu’un médecin la ferait revenir.

Mais Georges lui montra le visage verdissant de Mlle Armande, l’espèce d’éclat vitreux qui se répandait sur ses yeux grands ouverts, l’indéfinissable aspect de l’ensemble, qui prenait l’aspect d’un cadavre.

— Elle est morte, Paul ne l’a pas manquée, affirma-t-il de nouveau.

Cette fois, la conviction de Cady était faite. Elle se détourna et fuit à pas précipités.

Georges l’avait suivie, préoccupé.

— Cady, écoute-moi, j’ai quelque chose à te dire…

Et, tendrement, il enlaça la fillette qui s’abandonna machinalement.

— Cady, il faut que je m’en aille… Nous partirons tout à l’heure… Je ne te verrai plus… Maintenant, du moins, parce que je te jure que, plus tard, quand je serai grand, je reviendrai te trouver.

— Tu pars ? s’écria-t-elle avec vivacité, oubliant presque le drame.

— Oui, on va prendre le bateau à Marseille… je ne sais pas où nous allons, mais ça doit être loin. Mais écoute, Cady, ce que j’ai à te dire… Pendant que Paul, il fouillait, moi, j’ai pris aussi quelque chose… mais, si tu ne dis pas que tu me le donnes, je le laisserai…

— Tu as pris quoi ?

Le garçonnet tira de sa poche une petite chose grise. Cady y jeta un coup d’œil et s’écria :

— Le diamant de Maurice Deber !…

Il reprit, suppliant :

— J’en ai bien envie, Cady ?

Elle se saisit de la pierre et regarda le petit garçon, profondément.

— Tu le veux ?…

— Oui, je voudrais… Mais si tu désires le garder, toi, Cady ?… Personne n’en saura rien… Tu le cacheras et on croira qu’il est parti avec le reste…

Cady reporta ses regards sur le diamant, hésita, puis, lentement, le tendit à Georges.

— Tiens.

Il le saisit avidement.

— Tu me le donnes ?

— Oui.

Ivre de joie, il lui sauta au cou.

Elle le repoussa.

— Va, puisqu’il faut que tu partes ! dit-elle avec une certaine dureté.

— Cady !… embrasse-moi, toi ?

Elle se pencha, et embrassa longuement la joue veloutée du petit garçon.

— Adieu.

Elle se rejeta dans son lit, ferma les yeux et se boucha les oreilles pour ne pas entendre les pas de Georges qui s’éloignaient.

Et, l’affolante veillée commença pour elle, avec l’idée obsédante du cadavre grimaçant, tombé là- bas… si près !…

Enfin, au jour, elle s’assoupit, et ce ne fut que vers huit heures que, réveillée brusquement, elle comprit que, puisqu’elle ne voulait ni ne pouvait révéler la vérité de ce qui s’était passé, il lui faudrait jouer une lugubre comédie.