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La Petite Cady/27

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La renaissance du livre (p. 244-252).

XXVII

Les jours avaient passé. Les jours rapides et niveleurs de l’existence parisienne, où tout s’oublie, tout s’efface, disparaît si promptement.

À l’heure où la foule est le plus dense à l’Exposition de tableaux du Grand-Palais, Mme Darquet fit son apparition dans les salles, accompagnée de Mme Durand de l’Isle, et poussant triomphalement devant elle Cady, dont le portrait était le succès — presque le scandale du Salon de cette année-là.

— Écarte donc ton manteau ! s’écriait la mère avec impatience. C’est absurde, tu auras trop chaud tout à l’heure.

Affectant une candide incompréhension, Cady, qui s’esclaffait intérieurement, répondait en boutonnant plus étroitement son long pardessus :

— Mais non, maman, au contraire, je gèle… Il fait humide, ici. Elle savait que la sollicitude de sa mère n’avait pour but que de permettre au public de remarquer le costume gris du portrait et de provoquer la reconnaissance de l’original de la toile en vogue.

Depuis l’ouverture du Salon de la Société Nationale, Mme Darquet y venait pour la troisième fois, emmenant toujours Cady avec elle. En ce moment, la faveur de Baby avait une éclipse.

Arrivée à la salle où le tableau de Jacques Laumière se révélait de loin par la foule compacte qui se pressait devant lui, Mme Darquet, affectant une lassitude extrême, se laissa tomber sur le canapé central.

— Je suis déjà brisée ! déclara-t-elle haut. Ma foi, je vais attendre ici Laumière qui nous fera visiter les autres salles.

Mme Durand de l’Isle approuva avec son obséquiosité ordinaire.

— Oh ! ce sera délicieux !… Quelle bonne fortune pour moi que vous me permettiez de vous accompagner !…

Mme Darquet ne l’écoutait pas, rappelant durement sa fille qui s’écartait.

— Cady ! où vas-tu ?… Assieds-toi près de nous, tout de suite !

La fillette essaya de regimber.

— Mais maman, je peux bien regarder les tableaux de l’autre salle !… Ici, je les connais par cœur.

— Assieds-toi, je te dis ! ordonna Noémi, et ouvre ton pardessus. Tu es grotesque emmitouflée comme pour sortir en auto… Défais-toi, tu entends ?

Cady obéit avec tant de mauvaise humeur et de brusquerie que deux boutons du pardessus sautèrent.

Puis, elle se jeta sur le divan, repoussant son chapeau en arrière et croisant ses jambes gainées de soie noire.

— Là ! marmotta-t-elle entre ses dents, la pose y est !… N’y a maintenant qu’à passer faire la quête parmi tous ceux qui vont me zieuter !

Mme Darquet ne l’entendit point, adressant des paroles quelconques à son amie, avec un air de détachement, radieuse parce que plusieurs personnes avaient reconnu la fillette et se la montraient en chuchotant. Peu après, un revirement se produisait dans la salle. On délaissait le portrait pour se repaître de la vue du modèle vivant, que l’on appréciait tout bas, ou même tout haut.

Une envie folle démangeait Cady de contorsionner son visage en une série de grimaces hideuses ou de se livrer à des cabrioles, ou de simuler une attaque d’épilepsie.

Elle eut un soupir d’aise en apercevant Victor Renaudin qui fendait la foule et s’approchait, le chapeau à la main.

Mme Darquet se leva avec empressement, enchantée de cette diversion. Elle avait assez de tact pour comprendre que la scène qu’elle avait provoquée, si elle se prolongeait, risquait de sombrer dans le ridicule.

— C’est vous, Renaudin ?… Enchantée de vous rencontrer… Vous avez vu le portrait de Cady ?… Oh ! Jacques Laumière a fait une œuvre vraiment curieuse avec ma petite fille !… Nous l’attendions précisément pour continuer notre promenade…

Le jeune juge sourit, point du tout dupe de la comédie que jouait la dame pour la galerie.

— Je crains que vous ne l’attendiez longtemps… Je l’ai aperçu tout à l’heure, à la sculpture…

Et, se tournant vers Mme Durand de l’Isle :

— Il était justement avec madame votre fille et deux autres dames, en train de conférencier…

— Vous avez vu ma fille ? Vous lui avez parlé ? demanda la grosse dame avec précipitation, la respiration écourtée par une subite émotion.

Cady, qui s’était levée pour serrer la main du jeune homme, lui donna une bourrade sournoise. Il pinça les lèvres pour dissimuler un sourire.

Je l’ai vue, oui, madame, mais de très loin.

Il fallait aller la retrouver !… Vous lui auriez fait tant de plaisir !… Précisément, elle me disait ce matin qu’elle serait si heureuse de visiter le Salon en votre compagnie.

Renaudin salua respectueusement, et répondit avec une nuance d’ironie qui passa inaperçue de la veuve, mais que Mme Darquet remarqua :

Je suis extrêmement flatté, madame, mais, Mme votre fille est en bien meilleures mains avec Laumière, qui est artiste. Moi, je ne suis qu’un amateur… un ignorant. Noémi coupa avec irritation les protestations louangeuses où son amie allait s’embourber. Pas de fausse modestie, Renaudin. Vous êtes un connaisseur en peinture et une véritable encyclopédie pour tout ce qui touche aux artistes… Venez avec nous et servez-nous de guide, puisque Laumière nous délaisse !… Allons, Cady, marche devant… Et vous, chère amie, accompagnez-nous.

Mme Durand se récusa avec vivacité.

— Chère madame, voulez-vous me permettre d’aller chercher ma fille ?… Elle sera charmée de vous voir, et nous vous rejoindrons dans dix minutes.

Mme Darquet jeta un coup d’œil sur le jeune juge qui demeurait impassible.

— Bien, allez… Nous suivons les salles de gauche. Mais, lorsque la veuve eut disparu, de toute la vitesse que lui permettait son extrême corpulence, Noémi Darquet s’arrêta au seuil de la première salle.

— Dites-moi, Renaudin… Je me sens extraordinairement lasse… Voulez-vous que nous allions prendre une tasse de thé en bas ?

Le jeune homme s’inclina.

— À vos ordres.

Comme ils se dirigeaient vers l’escalier, elle le questionna en souriant.

— Alors, c’est non ?

Il feignit de ne point la comprendre, quoiqu’il saisît parfaitement le sens de cette brève demande.

— Quoi donc ?

— Vous refusez d’épouser cette brave Fernande de l’Isle ?… Elle est délicieuse, cependant.

— Écoutez !… je suis doux de caractère, pourtant je me soucie fort peu d’être battu par ma femme… et il paraît qu’elle rossait son premier époux !

— Quelle calomnie et quelle sottise ! c’est bien plutôt lui qui se livrait à des sévices sur elle !

Renaudin prit un air naïf.

— Ah ! c’est possible, après tout, je croyais que c’était l’inverse. Et puis, tenez, je crois que cela me déplairait encore davantage… L’idée que ma femme a pu être corrigée par un autre me serait insupportable.

Mme Darquet eut un léger éclat de rire.

— Vous aimez mieux que ce soit vous qui vous livriez à cet exercice ?

— Non, mais je préfère un corps indemne… à tous points de vue, d’ailleurs.

Mme Darquet redevint sérieuse.

— Tout cela, ce sont des plaisanteries ou de méchants potins… Fernande n’a eu que des démêlés d’intérêts avec son mari, qui était un triste sire.

— Ah ! oui, fit Renaudin avec détachement. C’est lui qui avait la fortune… et le mauvais goût de vouloir la garder après la séparation.

Mme Darquet ne put s’empêcher de rire de nouveau.

— Mon Dieu, que vous êtes devenu rosse depuis que vous êtes Parisien !

Le jeune homme s’inclina avec une gratitude sincère.

— Grâce au poste inespéré, que je vous dois, madame, je ne l’oublie pas, croyez-le bien !… Mais il serait peu généreux de votre part et pas du tout dans votre caractère d’exiger de ma reconnaissance que j’épouse une femme qui, je vous le dirai très franchement, m’inspire une aversion tout à fait insurmontable, toute séduisante, et probablement tout honnête et charmante qu’elle soit !…

Mme Darquet pinça les lèvres, vexée.

— Voilà qui est on ne plus net, j’espère !…

Il la regarda hardiment.

— J’ai une assez haute opinion de vous, madame, pour être certain que ma sincérité ma brutalité même — ne me nuira pas près de vous.

Elle se rasséréna, ne sachant pas résister à un compliment, sous quelque forme qu’il se présentât.

Et le sourire revenu sur ses lèvres, elle jeta ses amies par-dessus bord avec désinvolture.

— Écoutez, j’en suis désolée pour ces dames aux yeux de qui vous êtes le mari rêvé !… Mais, je vous aime trop pour vous en vouloir… Après tout, vous êtes libre de choisir une femme à votre gré !…

— Oh ! je vous assure qu’actuellement le mariage c’est le dernier de mes soucis !

Mme Darquet réfléchissait.

— D’ailleurs, Mme de l’Isle aura une compensation… Malifer nous quitte, pourvu d’une sous-préfecture, je déciderai Cyprien à donner sa place au frère de Fernande.

Renaudin s’inclina avec une gravité impeccable.

— Pour M. Darquet, ce sera une excellente acquisition.

Mme Darquet le menaça du doigt.

— Taisez-vous, mauvais pince-sans-rire !… Ce petit garçon n’a peut-être pas une intelligence hors ligne ni des moyens extraordinaires…

— Je le crois aussi !…

— N’importe ! il représente bien, et il a foi en lui, du moins en son avenir. C’est beaucoup.

Imperturbable, en apparence à cent lieues de cette conversation, Cady n’en perdait pas un mot.

Lorsque sa mère les distança pour aller s’asseoir à une table du buffet, elle glissa tout bas, en serrant sournoisement la main de son ami :

— Je m’amuse comme une petite folle !

Il répondit presque involontairement à la pression des doigts de la fillette et lui jeta un regard long, ambigu.

— Tu ne t’amusais pas autant, il y a un mois, dans mon cabinet, murmura-t-il.

Elle se détacha de lui, le visage soudain morose, fermé.

— Oh ! que c’est bête ! dit-elle avec dédain du bout des lèvres ? Qui est-ce qui songe à cela, à présent ? C’est de l’histoire ancienne !…

— En effet, le « drame de la rue Pierre-Charron » qui, durant un temps, avait éveillé la curiosité publique, tombait déjà dans la nuit du passé.

L’affaire avait dû être classée, l’instruction ne découvrant aucune piste digne d’être suivie.

Mais, pour Victor Renaudin, il restait une énigme dont évidemment Cady seule avait la clef, et qu’il ne renonçait pas à déchiffrer.

L’épaisse silhouette du sénateur Le Moël se dressa tout à coup devant la table où fumait le thé.

— Ah ! ah ! je vous trouve enfin ! s’écria-t-il avec animation. Noémi, vous ne savez donc pas ce qui se passe ?…

Mme Darquet lui sourit gracieusement.

— Mais non. Asseyez-vous donc, cher ami.

Le vieillard se laissa tomber entre Renaudin et sa pseudo-belle-fille.

— Alors, vous ne savez rien ? jubila-t-il. Eh bien, je suis heureux d’être le premier à vous apprendre que Cyprien sera probablement ministre demain !…

Noémi tressaillit tout entière ; une pâleur l’envahit ; ses yeux s’illuminèrent ; elle eut une seconde d’éclat éblouissant, ses beaux traits tendus par un triomphe qui n’était pas dépourvu d’angoisse.

— Vous dites ?

— Le ministère vient de tomber. Oh ! comme toujours, quand on s’y attendait le moins… Sur une question à côté… une ineptie !… Mais Cyprien a eu le mot juste, et tous les honneurs de la séance sont pour lui !…

Renversée sur sa chaise, comme ivre, Noémi pro- nonça, la voix altérée :

— Président du Conseil, alors ?

Le Moël secoua la tête.

— Non, non, il ne veut pas… Martin-Menier ou Lucien Daveaux probablement.

Elle hocha la tête, remuant mille pensées profondes.

— Il a raison. Donc, il prendra le Commerce ?

— Je le suppose.

Victor Renaudin s’inclina :

— Je suis bien heureux pour M. Darquet.

Mme Darquet prit spontanément la main du jeune magistrat et la serra avec force.

— Merci !

Quinze ans plus tôt, ce garçon actif, d’une ambition mesurée et persévérante que, sur certains points, elle sentait de sa trempe, eût tout obtenu d’elle, aux heures de fièvre et d’émotion.

Elle se leva.

— Adieu, mes amis… je rentre, nous avons à causer, Cyprien et moi.

Le Moël attendri et radieux jeta un billet de cent francs sur la table.

— Garçon, ici, vivement !… Noémi, attendez-moi… j’ai mon auto, je vous mettrai chez vous.

Renaudin questionna Cady :

— Tu es contente ?

La fillette fit un geste d’indifférence.

— La belle jambe que ça me fera ?

Quand elles sortirent, avenue d’Antin, Mme Darquet montait déjà dans la limousine du sénateur, distribuant des sourires et des poignées de main à une vingtaine d’amis soudain surgis.

L’auto s’ébranla.

— Alors, elle me plaque ? fit Cady amèrement.

Renaudin, qui la suivait, dit avec douceur :

— Ta mère a un peu perdu la tête, cela se comprend… Mais, je suis là, moi.

Tandis qu’ils remontaient vers l’avenue des Champs-Élysées, Cady déclara, pensive :

— Écoute, que je te dise… Avec ces histoires de ministère… je crois que c’est fini de rire pour moi… Ça ne sera plus Cady… Je vais devenir Mlle Hélène Darquet.

Renaudin pressa contre lui le bras fragile de la fillette, avec un rien d’émotion dont il n’aurait su dire la cause.

— Pour moi, murmura-t-il, malgré le temps, malgré les circonstances, tu seras toujours Cady.

Elle sourit mélancoliquement.

— La petite Cady !…

Il appuya avec tendresse :

— Ma petite Cady.