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La Petite Cady/5

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La renaissance du livre (p. 52-58).

V

S’entortillant dans le peignoir que Maria venait de poser sur elle, Cady s’écria, les yeux pétillants :

— À vous, mademoiselle !

Maria remplaça prestement l’eau du tub et elles échangèrent, en cachette, un regard malicieux, escomptant les gaucheries, les résistances pudiques de l’institutrice devant la nécessité du bain, sous l’inspection de la femme de chambre, commandé par Mme Darquet.

« Elle n’est si guère dessalée ! » l’avait jugée Valentin.

Cependant, Mlle Armande se défaisait, en apparence, tranquille. Ni Maria ni Cady ne pouvaient compter les battements précipités de son cœur, ni sentir la chaleur du sang affluant à ses tempes. Elle s’était préparée à cette épreuve, et s’était juré que l’on ne rirait point d’elle.

D’un petit air décidé qu’elle croyait fort aristocratique, elle fit voler sa chemise par-dessus sa tête, enjamba le tub et s’y accroupit. Puis, saisissant la grosse éponge, elle s’aspergea d’eau qu’elle avait voulue très chaude, déclarant haïr la douche froide.

— Bravo ! ne put s’empêcher de s’écrier Maria.

Cady ne disait mot, très intéressée par l’inspection minutieuse du corps de son institutrice.

— Ma foi, remarqua la femme de chambre, à vous voir habillée, on ne vous dirait jamais si potelée.

La peau de Mlle Armande était bien d’un grain médiocrement fin et sa couleur plutôt noiraude. Tout l’ensemble de l’académie manquait d’élégance ; mais ses jambes s’emmanchaient bien aux hanches minces et les petits seins, que l’émotion gonflait, pointaient drôlement sur le torse grassouillet.

Aidez-la donc, dit Cady à Maria, en voyant que Mlle Armande parvenait difficilement à se savonner le dos.

Les mains douces de la femme de chambre s’empressèrent sur l’épiderme de l’institutrice qui frissonnait, inaccoutumée aux contacts étrangers.

Maria la fit lever.

— Montrez donc votre jambe ; on dirait que vous avez une écorchure.

Et à genoux, inspectant la jeune fille de bas en haut, elle eut un rire :

— Ah ! ça change d’avec Madame ! paraît qu’elle a eu un corps de statue, mais, depuis ses dernières couches, quelle cascade !… C’est pas étonnant qu’elle ait remisé ses amants !… Ça en serait un spectacle qu’elle leur donnerait !… Une série de tabliers… les seins par-dessus le ventre… le ventre par-dessus les cuisses… Et des plis, des fronces, des coutures !… Une vraie lingerie !…

Mlle Armande désigna Cady, qui écoutait en souriant froidement.

— Voyons, devant sa fille !…

Mais Maria se releva agilement, jetant le peignoir sur les épaules de l’institutrice.

— Et après ? s’écria-t-elle en riant. Ne vous esbrouffez pas, allez !… Il y a longtemps que Cady sait comment Julienne est faite, et qu’elle a rigolé dans les temps !…

Mlle Armande la considérant avec étonnement, elle pouffa et expliqua :

— Julienne, c’est une manière de surnom qu’on a donné à Madame entre nous, pour pas qu’on nous pige des fois à bavarder sur elle… et Monsieur, c’est l’Enflé…

Mlle Armande hocha la tête.

— Ah ! bien.

Cady enfilait sa chemise, dansant et chantant d’une voix langoureuse et ironique :

Julienne, Julienne, que tu me fais de peine !

— Voulez-vous bien vous taire et être plus respectueuse ! intima l’institutrice pour la forme.

Après de courtes hésitations, Mlle Armande avait prit le parti de faire résolument cause commune avec les domestiques contre les patrons, et de tolérer toutes les excentricités de Cady. La tâche de réduire un pareil petit diable paraissait trop rude à son indolence ; d’ailleurs, comment la soustraire à l’influence de son entourage ?… Enfin, sa courte entrevue avec Mme Darquet lui avait laissé un ferment de haine, un désir de vengeance qu’elle était enchantée d’assouvir sournoisement, par de quotidiennes trahisons cachées sous un mensonge impudent et une correction imperturbable.

Cependant, une forte émotion l’étreignit quelques heures plus tard, lorsqu’elle pénétra dans la salle à manger pour la première fois, afin d’y déjeuner avec ses patrons et son élève.

Cyprien Darquet s’y trouvait déjà, debout, causant avec l’un de ses secrétaires, M. Listonnet, un jeune politicien en herbe, très blond, myope, chauve, mais qui possédait de l’ampleur dans les gestes et une magnifique voix de tribune.

Le député avait trois secrétaires. Le premier, le seul qui remplit ces fonctions à proprement parler, paraissait très rarement rue Pierre-Charron, séjournant continuellement rue Laffitte, où Cyprien Darquet avait un bureau d’affaires. Les deux autres, exclusivement politiques, secondaient leur patron à la Chambre et dans le travail des commissions. Ils fréquentaient le salon de Mme Darquet sur un pied de demi-intimité. Cady les avait en horreur et feignait d’ignorer leur existence.

Le maître de la maison adressa de loin un sourire et un petit salut à l’institutrice ; mais elle eut le désappointement de n’entendre aucune parole d’accueil et de ne point voir de main se tendre vers elle. Une brève inclinaison de tête fut tout ce qu’elle obtint de Mme Darquet, qui serra la main de Listonnet et, d’un geste, invita chacun à s’asseoir.

Cady, raide et gourmée, ne soufflait mot, ses regards indifférents voyageant de son assiette à son verre. Valentin passa des œufs à la coque qu’elle refusa. Mlle Armande se repentit de n’en avoir pas fait autant. D’une fraîcheur douteuse, peu cuits et froids, ils lui causèrent une nausée.

M. Darquet parlait haut, donnant des explications touffues à son secrétaire. Les mots voltigeaient, sonores, vides de sens pour l’institutrice. La voix mesurée de Mme Darquet la fit tressaillir.

— Vous avez examiné Cady ?… Elle est bien en retard, n’est-ce pas ?… Chez sa grand’mère son éducation a été fort négligée.

Mlle Armande reprit son aplomb, décidée désormais à mentir effrontément en tout et pour tout. Et, simulant une surprise :

— Mais non, madame !… Sans doute, les connaissances de Mlle Cady manquent de cohésion, il y a des lacunes… Mais, avec de l’application et un bon système, elle aura bien vite rattrapé le temps perdu.

Sous la table, elle sentit le pied de la fillette frétiller sur le sien, tandis que Cady dissimulait un fol accès d’hilarité derrière son verre.

Un sourire satisfait de la mère récompensa l’impudence de l’institutrice.

— Vraiment ? Vous m’étonnez et vous m’enchantez… J’ai plusieurs fois essayé de voir clair dans le savoir de ma pauvre Cady sans y parvenir.

Mlle Armande affirma, pédante :

— La méthode, madame, c’est tout !… Dans trois mois, je réponds que Cady sera à la hauteur de jeunes filles beaucoup plus âgées.

— Est-elle docile ? Je tiens à ce qu’elle vous obéisse sans observation.

Les yeux de Cady se tournèrent, narquois, vers Mlle Armande.

Celle-ci déclara résolument :

— Je n’ai qu’à me louer de Mlle Cady !

Cyprien écoutait par hasard.

— C’est très bien, ma mignonne, continue ! s’écria-t-il, ravi.

Puis il se replongea aussitôt dans sa conversation avec Listonnet. On avait servi des côtelettes de mouton crues et molles avec des pommes paille desséchées. Mme Darquet, suivant un régime, ne prenait que du thé avec de minces tartines d’anchois.

Scandant ses paroles avec sa petite fourchette de vermeil qui frappait rythmiquement la nappe, elle déclara à voix contenue, pour ne pas gêner l’entretien de son mari avec le secrétaire :

— J’aurais voulu causer avec vous longuement, mademoiselle ; mais cela m’est impossible… Alors je m’en vais brièvement appeler votre attention sur les points de l’éducation de Cady sur lesquels j’exige que l’on ne transige jamais. Pour ce qui est de son instruction, je m’en remets à vous, sous la réserve que je vous ai indiquée, de ne pas heurter les principes religieux fondamentaux… Mais à côté de l’esprit de ma fille il y a son âme, qu’il s’agit de modeler et de réformer s’il en est besoin… Cady me paraît avoir une tendance fâcheuse à la rêverie. Habituez-la à penser tout haut, à montrer son cœur ouvert… Veillez à ce qu’elle ait le moins de contact possible avec les domestiques… Jusqu’à présent, elle a été intime avec sa vieille bonne ; cela ne présentait aucun inconvénient parce que c’était encore une enfant, mais, désormais, j’entends qu’elle cesse toute familiarité avec mes gens, bien que ce soient des personnes honnêtes et dévouées.

Mlle Armande s’inclina, comprenant que Mme Darquet attendait un mot d’approbation.

— Vos domestiques m’ont paru, en effet, parfaits.

Mme Darquet continua :

— Peut-être Cady a-t-elle pris quelques libertés de langage à la campagne. Vous proscrirez cela rigoureusement. Je tiens à une retenue de termes, à une pureté grammaticale absolue dans sa conversation… Inutile de vous dire que vous devrez observer une grande circonspection dans les lectures que vous lui permettrez… Je suis tout à fait contraire aux libertés que l’on accorde aux jeunes filles et je tiens à ce que l’on conserve à Cady, jusqu’au jour de son mariage, une innocence et une ignorance complètes. C’est dans ce but que j’éloigne ma fille de toute société d’hommes chez moi et que je lui défends, au dehors toute intimité avec des étrangères ou des personnes qui ne soient pas sûres. Vous conduirez Cady à ses cours de musique et de dessin, et vous tiendrez la main à ce qu’elle ne se lie avec aucune de ses camarades. Comme relations suivies, je lui permets uniquement ses cousines, Mlles Serveroy, qui sont à peu près de son âge, des jeunes filles très sévèrement élevées, irréprochables de tous points. Tous les jours. vous prendrez au moins deux heures pour lui faire faire de l’exercice… une marche régulière, d’un bon pas, quelque temps qu’il fasse, de préférence dans les grands espaces. Vous la mènerez deux fois par mois aux matinées classiques de l’Odéon… Le dimanche, elle le passe en compagnie de ses cousines. Vous vous arrangerez avec leur institutrice afin que chacune de vous preniez un congé tous les quinze jours.

Mlle Armande s’inclinait, imperturbable.

— Je n’oublierai aucune de vos prescriptions, madame, soyez tranquille.

Mme Darquet, conclut :

— Enfin, en général, préservez Cady avec vigilance du contact avec les gens grossiers ou communs.

Pendant qu’elle prononçait ces derniers mots, s’apercevant que son mari et le jeune Listonnet s’étaient tus, elle éleva la voix et y glissa une intonation un rien vibrante :

Mon rêve est que ma fille soit une fleur de serre, avec toutes les délicatesses de celle-ci, soigneusement garantie de tout ce que l’air du dehors a de rude et de desséchant !…

Cyprien approuva, touché et convaincu.

— On ne peut plus juste et charmant, ce que vous dites là, ma chère amie !

Mlle Lavernière hocha la tête d’un air pénétré.

— Vos intentions seront religieusement suivies, madame, assura-t-elle avec une austère simplicité. Raide sur sa chaise, Cady épluchait, absorbée, une mandarine, à l’aide d’une fourchette et d’un couteau à dessert, d’un petit air effarouché et pudique, uniquement préoccupée d’éviter à la pureté de ses doigts la souillure de cette peau d’orange.

Valentin en livrée, correct et sévère, allait et venait, sans bruit, attentif seulement au service.