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La Petite Cady/6

La bibliothèque libre.
La renaissance du livre (p. 59-62).

VI

Le jeudi matin, Mlle Armande bâillait et se tournait dans son lit, sans courage pour se lever, quand elle s’aperçut que Cady était absente.

Par la porte entr’ouverte du cabinet de toilette venait un souffle glacé.

L’institutrice grommela.

— Qu’est-ce que cette enragée a encore inventé ?

Et elle se décida à revêtir un peignoir pour aller à la découverte.

Dans le cabinet, la fillette, penchée à la fenêtre, parlait avec animation. Cependant, elle dut saisir le bruit des pas sur le linoléum, car elle sursauta soudain, ferma la croisée avec précipitation et se tourna cramoisie et provocante.

— Avec qui causiez-vous ? interrogea Mlle Armande.

Elle répondit avec un étonnement simulé :

— Moi ?… Avec personne.

Les vives couleurs de son visage avaient déjà disparu ; elle recouvrait toute son impertinente audace habituelle. Mlle Armande fit un geste d’impatience.

— Cady, je suis très bonne pour vous, trop bonne, peut-être !… Car je tolère bien des choses contre lesquelles votre mère m’a recommandé d’être sévère !… Mais, en récompense, je dois au moins compter sur votre confiance !

La fillette la regarda ironiquement et prononça avec calme :

— Ce n’est pas par bonté que vous désobéissez à maman… C’est parce que vous la détestez, que vous avez peur des domestiques et que vous savez bien que vous ne pourriez jamais venir à bout de me faire céder !…

Ce fut au tour de Mlle Armande de devenir pourpre. Elle bégaya, décontenancée :

— Ah ! petit démon !… Vous dites des sottises, vous ne comprenez pas un mot de ce que vous répétez !…

Cady haussa les épaules, et, tournant les robinets d’eau chaude et d’eau froide, elle commença sa toilette, faisant un abominable gâchis autour d’elle, exprès, afin de chasser l’institutrice dont les pantoufles de feutre s’imbibaient comme des éponges.

Mlle Armande dut fuir ; néanmoins, sur le seuil, elle répéta, insistante :

— Avec qui parliez-vous à la fenêtre ?

Cady répondit tout en barbotant :

— Avec personne !… Je me racontais des histoires.

Mlle Armande haussa les épaules. Après tout, c’était peut-être vrai… Cette enfant était si bizarre !…

Lorsque Cady rentra dans la chambre, Mlle Armande, qui reprisait des bas, l’interrogea :

— Dites-moi, Cady, c’est le jour où nous allons à l’Odéon ?

La fillette fit la grimace.

— Oui.

Et, peu après, elle se rapprocha de l’institutrice, la flattant de la main, jouant avec les frisons de son cou.

— Ça vous amuse ? dit-elle.

— Quoi ?

— Ben, la conférence, la tragédie… tout le machin.

Mlle Armande se consulta indécise.

— Mais certainement, dit-elle sans conviction.

— Ah ! c’est malheureux.

— Pourquoi ?

Cady attira une petite chaise et s’assit tout contre son institutrice, levant sur elle des yeux brillants, pleins de mystère.

— C’est que, si ça vous embêtait autant que moi, il y aurait moyen de s’arranger pour passer une bonne journée autre part !…

Mlle Armande se récria, avec inquiétude.

— Ah ! quelle diablerie allez-vous encore proposer ?

— Rien de bien méchant, je vous assure ! On va jusqu’à l’Odéon… À la porte, on refile les billets pour cent sous au père Nicolas… et, en quelques tours d’auto, on est au Palais de Glace, où on retrouve mes cousines Serveroy.

— Ah ! fit Mlle Armande désarmée. Il est vrai que ce n’est pas pendable !

La fillette dansa, joyeuse.

— Vous voulez bien ?

— Et si votre mère l’apprenait ?

— Maman ?… Bon Dieu, comment voulez-vous ?… Elle est à la Chambre, maman, aujourd’hui, pour l’interpellation ; elle ne lâchera pas pied jusqu’à sept heures !

— Ah ! il y a une interpellation ?… De qui ? Pourquoi ?

Cady fit un geste dédaigneux.

— Dame ! vous ne lisez pas les journaux ! Tenez, un beau matin, nous serons ministre et vous ne vous en apercevrez pas s !

Sans insister, ayant conscience de son infériorité, Mlle Armande observa :

— Au fait… si nous brûlons l’Odéon, autant vaudrait n’y pas aller du tout…

Cady secoua la tête.

— Pas de blague !… Faut y aller, parce que c’est le sapin que prend toujours maman pour moi qui nous conduira, et il nous vendrait… Quant à l’auto… ce sera une chic auto, vous verrez !… et elle ne nous coûtera que cent sous de pourboire au chauffeur !

Mlle Armande s’effraya.

— Mais les entrées, c’est très cher…

— Phutt !… j’ai un abonnement.

— Qui vous l’a donné ?

— Un ami.

— Qui cela ?

— Vous ne le connaissez pas, ainsi !…

Mlle Armande branla la tête.

— Cady, vous m’épouvantez, fit-elle sérieusement.

La fillette enlaça la taille de la jeune fille et caressa affectueusement sa main.

— Puisque je vous affirme qu’on trouvera mes cousines… Vous savez bien que maman vous a dit que c’étaient des jeunes filles modèles !… Et vous verrez leur institutrice, c’est une perfection… Et puis, une femme respectable !… pas une gamine, pas une jolie fille comme vous !…

Mlle Armande rougit.

— Petite enjôleuse !… Et d’abord, comment savez-vous si je suis jolie ?

— Pardi ! il n’y a qu’à regarder les yeux que papa vous fait !…

Mlle Armande s’effondra.

— Cady ! voulez-vous bien vous taire ! balbutia-t-elle.

Le rire aigu de Cady sonna.

— Parions que, dimanche, il vous emmènera promener avec moi !… Et je vous promets que vous ne vous embêterez pas !… Vous verrez comme il est chic, papa, quand il est avec des femmes !…

Mlle Armande poussa un cri.

Dans son émoi, elle avait fait un faux mouvement et s’était cruellement piqué le doigt avec une aiguille.

Cela coupa court à la conversation qui devenait trop scabreuse pour l’institutrice, encore insuffisamment « dessalée », comme disait Valentin.