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La Petite Cady/8

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La renaissance du livre (p. 67-72).

VIII

Maintenant qu’elle était seule, Mlle Armande suivait avec intérêt le mouvement des couples ou des patineurs isolés voltigeant sur la glace.

Peu à peu, s’accoutumant à ce papillotant cinématographe, elle parvenait à distinguer des personnages, les revoyait, les suivait dans leurs évolutions.

Elle constata que Cady était une patineuse remarquable.

Presque toujours seule, au centre de la piste, elle exécutait des voltes savantes, des exercices ardus avec une précision de professionnelle. Elle avait un air détaché, comme ne s’apercevant point du cercle de spectateurs attentifs, jaloux ou admiratifs, qui l’environnait. Puis soudain, elle trouait le mur humain et se lançait comme une flèche sur la glace du pourtour, venant unir ses bras à ceux de ses cousines, qui circulaient avec aisance, mais ne possédaient point un talent comparable au sien.

Les trois jeunes filles, les bras enlacés, s’arrêtèrent devant Mlle Lavernière, alors que l’orgue terminait un morceau.

— Mme Garnier vous a quittée, je parie ? demanda l’aînée des Serveroy en riant et en échangeant des regards malicieux avec sa sœur.

C’était une grosse fille épaisse, aux jambes énormes, de très petite stature pour ses quinze ans. Sa face de lune, pâle et malsaine, était trouée de petits yeux sans éclat, ordinairement bordés de rouge.

Au contraire, Marie-Annette, qui atteignait quatorze ans, était grande et svelte, assez gracieuse. Ses traits fins de brune eussent été jolis sans une asymétrie très prononcée.

Toute sa figure semblait avoir été secouée, ses éléments séparés et recollés de travers. Ce défaut, déjà très apparent quand sa physionomie était au repos, prenait des proportions fantastiques dès qu’elle riait ou parlait avec quelque animation.

Cady appelait ce phénomène le « tremblement de terre de Marie-Annette ».

Mlle Armande expliqua :

— Mme Garnier m’a demandé de la remplacer près de vous pendant une heure.

Alice éclata de rire et le visage de Marie-Annette se tordit.

— Ah ! s’écria celle-ci, vous pouvez être bien tranquille, on ne la reverra pas ! Comme d’habitude, nous serons obligés de rentrer seules boulevard de Latour-Maubourg !

Alice appuya :

— Elle nous plaque comme cela presque tous les jours.

Mlle Armande s’étonna, sa curiosité éveillée.

— En vérité ?… Mais quelles occupations a-t-elle donc ?

— Demandez-le-lui ? Elle ne vous répondra sans doute pas plus qu’à nous.

Cady prit un air de mystère.

Je le sais, moi. Une fois, je l’ai suivie, et j’ai vu… Elle va dans les fours à chaux de Belleville pour faire de la fausse monnaie !

Alice écarquilla les yeux.

— C’est vrai ?

— Je te le jure ! certifia Cady imperturbable.

Marie-Annette pouffa, le visage disloqué.

— Oh ! cette Cady !… D’abord, il n’y a pas de fours à chaux à Belleville.

La fillette était déjà en fuite, disparue dans le cycle toujours en mouvement des patineurs.

Soudain, Alice poussa le coude de sa sœur, tout émotionnée, et glissa bas :

— Oh ! le voilà !

Marie-Annette se tourna vivement :

— Où donc ?

— Là, en face, appuyé à la balustrade. Il cause avec elle… Elle a une robe nouvelle…

Marie-Annette eut un léger cri :

— Oh ! vois son œil !… C’est tout noir autour, comme s’il avait reçu un coup.

— Oui, il a un fameux pochon !… Peut-être qu’il est tombé et qu’il a attrapé un coup de patin.

— Ou plutôt qu’il s’est battu. Tiens, Cady est déjà avec le petit Georges…

Très intriguée par ce colloque, dont elle n’avait pas perdu un mot, Mlle Armande s’efforça de distinguer le couple duquel les jeunes filles s’entretenaient.

Mais justement, à cet instant, Cady passa, animée, une expression inusitée sur ses traits. Elle patinait à petite allure, les mains entrelacées à celles d’un petit garçon blond, aux longues boucles pâles tombant sur son jersey de marin, au pantalon long épousant étroitement ses formes qui gardaient le potelé de la première enfance.

Il pouvait avoir huit à neuf ans. Rien n’était plus joli que son visage au teint délicat, à l’ovale rappelant celui des vierges de Raphaël, aux doux yeux bleus un peu fuyants, bordés de longs cils très foncés — peut-être artificiellement avivés de noir car ses lèvres rieuses et tendres avaient certainement été aussi frottées de rouge.

Il s’appuyait contre Cady d’un air câlin, et ses yeux attachés sur sa grande amie exprimaient une affection passionnée.

Tous deux parlaient en même temps, sans s’écouter, en un besoin ardent de se confier tout ce que leur cœur mettait en réserve, sans doute depuis le dernier jour de leur rencontre.

Soudain, ils s’arrêtèrent, et Mlle Armande vit Cady tendre son front pour un baiser à une très jolie femme qui patinait avec un jeune homme. Elle était vêtue de velours vert, ses cheveux blonds bouffaient sous une toque de renard blanc.

Et, surprise, Mlle Armande reconnut précisément le couple qui attirait naguère les remarques des jeunes Serveroy. Le « pochon » de l’œil de l’homme était caractéristique.

Si peu expérimentée que fût l’institutrice, elle ne pouvait se méprendre sur la classe de ces personnages. Évidemment, la femme était une demi-mondaine ; et elle jugea l’apparence du jeune homme on ne peut plus louche.

Il était, il est vrai, fort élégamment mis ; sa taille était mince, bien prise, son allure aisée ; mais cette meurtrissure, cette trace de violence mettait une sinistre expression sur son visage jeune et pourtant extraordinairement fripé, aux yeux caves. Sa chevelure, qui devait être originairement noire, avait certainement subi une décoloration au henné qui lui donnait une singulière teinte acajou.

Et Cady causait familièrement avec ces gens !… La jeune femme l’avait embrassée… l’homme lui serrait la main en souriant et le petit garçon qui, visiblement, était le fils de la demi-mondaine dont il avait tous les traits, enlaçait tendrement Cady, paraissait avec elle dans la plus grande intimité !…

Mlle Armande s’apeurait.

Vraiment, les imprudences de son élève dépassaient les bornes, et il arriverait quelque malheur dont elle serait responsable, elle, la pauvre institutrice, si dénuée de moyens de répression !…

Là-bas, adossée à la balustrade drapée de velours, sans quitter les mains du petit Georges, Cady le questionnait, admirant la rare luminosité des yeux de l’enfant, dont l’émail pur semblait nager dans un bain de nacre fluide.

— Qu’est-ce que tu mets dans tes yeux pour qu’ils brillent comme cela ?

Georges se renversa coquettement :

— Dedans, je ne mets rien… Ça me piquerait. Mais Paulette, la femme de chambre de maman, me frotte les cils… C’est amusant, parce que c’est gras… alors, si je ferme les yeux — tiens, comme cela — ça colle… et puis quand j’ouvre, ça décolle et ça chatouille…

— C’est agréable ?

— Ça m’amuse.

— Et tes lèvres, qu’est-ce qu’elle y met ?

Georges rit, avec un air de mystère.

— Il y a trois choses rouges sur la toilette de maman… Une qui brûle… Une qui a goût de vanille, tout à fait bonne quand on lèche… et puis une autre qui est mauvaise… mais mauvaise !…

Cady écoutait, intéressée.

— Celle-là, tu n’en mets pas ?

— De la mauvaise ?… Si, quelquefois.

— Pourquoi ?

— Des jours.

— Quels jours ?

— Les jours où la grosse Loulou et Mme Darzy viennent.

— Qui est-ce, ces dames ?

— Des amies de maman… Une grande vache et un sale chameau… Alors, c’est à cause d’elles que je mets du rouge mauvais… parce qu’elles m’embrassent et ça les fait gueuler !

— Elles t’embrassent sur la bouche ?

— Oui, toujours… Alors, tu comprends, elles mangent l’amer… Et je suis content, parce qu’elles me dégoûtent.

Cady fronçait les sourcils.

— Et les autres amies de ta mère, elles ne te dégoûtent pas ?

Il sourit, le regard fuyant.

— Dame… pas toutes.

Les lèvres de Cady frémissaient, ses narines battaient.

— Pour les autres, tu mets du rouge à la vanille ? Et elles t’embrassent aussi sur la bouche ?…

Georges ne répondit pas, désireux de changer la conversation.

— Viendras-tu, ce soir, Cady ? Y aura pas de vieux, on rigolera… Y a Paul qui amène des copains à lui, et on boira du champagne…

Cady secoua la tête et les épaules avec une violente dénégation.

— Non, non, je n’irai pas !… D’abord, je ne peux pas, maintenant que j’ai M¹le Armande au lieu de la vieille Mathurine qui ronflait douze heures de suite comme un sabot. Et puis je pourrais que je n’irais pas, bien sûr !…

L’enfant se serra contre elle, levant des yeux pleins de tendresse.

— Pourquoi ? Si tu veux, on laissera les autres… On emportera des gâteaux et du champagne dans la chambre de maman, et on fera souper dans son lit ?

La fillette répondit durement :

— Non !

Et arrachant ses mains de celles de Georges, elle s’enfuit, de toute la vitesse de ses patins, tandis que l’enfant demeurait consterné à sa place.