La Petite Cady/9

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La renaissance du livre (p. 72-77).

IX

D’un pas raidi par les patins pesant à ses bottines, Cady gravit l’escalier montant à la galerie circulaire dominant la piste. Elle rejoignait ses cousines qui se reposaient. Elle s’assit à leurs côtés, tout de suite obsédée de questions sur le jeune homme aux yeux caves, la demi-mondaine et son petit garçon blond.

— Qu’est-ce que Paul t’a dit en t’abordant ? Il avait l’air drôle.

— Chez qui Charlotte a-t-elle fait faire ce bijou de robe en velours vert ?

— Qui lui a poché l’œil ?

— Est-ce que tu as parlé de tes amis à Mlle Lavernière ?

Cady répondit simplement :

— Zut !

Comme elle paraissait de fort méchante humeur, que ses yeux aux pupilles dilatées semblaient presque noirs, ses cousines, qui savaient qu’il ne faisait pas bon l’irriter, n’insistèrent point.

Un petit silence régna, que Cady rompit brusquement, jetant d’un ton rogue et impératif :

— Allons, parlez donc !… Êtes-vous devenues carpes ?… Amusez-moi !… ou je vous bascule toutes deux sur la glace, par-dessus le balcon !

Cette menace, le ton exagérément féroce de la fillette firent pouffer de rire les deux sœurs.

— Oh ! cette Cady ! s’exclama Marie-Annette, la figure agitée de convulsions.

Alice gloussait, avec parfois de petits éclats aigus.

Cady ferma les yeux et se boucha les oreilles.

— Oh ! la basse-cour !… Tais-toi, Alice, on dirait une oie qu’on étrangle !… Marie-Annette, je t’en prie, mets un mouchoir sur ta figure, il me semble que tout danse autour de moi !… Je vais avoir le mal de mer !…

Le rire de la brunette cessa. Elle se pencha d’un air mystérieux.

— Écoute !… Je vais te montrer quelque chose.

— Quoi ?

Elle tira un médaillon de son corsage, l’ouvrit avec précaution, et en retira un papier mince, replié dix fois sur lui-même.

— Lis cela !

Cady secoua la tête avec dégoût.

— Moi ?… Me casser les ongles à défaire ce chiffon !… et me crever les yeux sur ta sale écriture !…

Marie-Annette, piquée, déplia le papier.

— Bien ! fit-elle avec emphase. J’avais pourtant copié des choses curieuses, dans un livre de sport et d’élevage que, sûrement, tu ne connais pas !…

L’œil de Cady s’alluma légèrement. Cependant, elle laissa tomber avec dédain :

— D’abord, est-ce que tu sais ce que c’est que des choses curieuses, toi !…

Marie-Annette lui tendit le papier.

— Lis !…

Cady parcourut les lignes de fine écriture sans qu’un muscle de son visage bougeât. C’était une explication, en termes de maquignon, crus et précis, des procédés concernant le croisement des races chevalines et la saillie des juments.

La fillette rendit le papier à sa cousine en haussant les épaules.

— Et alors ? fit-elle railleuse.

Avide, l’autre demanda :

— Tu savais cela ?

Cady répondit simplement :

— Mais, à la campagne, je l’ai vu.

Les deux sœurs sursautèrent, saisies d’une curiosité maladive, qui faisait trembler leurs lèvres et chevroter leur voix.

— Tu as vu ?… Qu’est-ce que tu as vu ?

— Pas des chevaux… des vaches.

— Oh ! dis-nous ?

Mais Cady se fâcha.

— Vous êtes trop dindes !… Et puis après ? C’est très laid !…

Tout bas à l’oreille de la fillette, Marie-Annette susurra :

— Mais, Cady, le monde, c’est comme les bêtes, n’est-ce pas ?… Toi, tu n’as pas vu du monde, dis ?

Cady affirma :

— Oui, le monde c’est comme les bêtes.

Puis, après réflexion :

— C’est-à-dire… Ce n’est pas tout à fait comme les bêtes.

Marie-Annette, le visage grimaçant, insista :

— Tu as vu du monde, dis, Cady ?

Mais l’autre regarda avec épouvante les traits convulsés de sa cousine.

— Oh ! tu es trop laide pour que je te le dise ! déclara-t-elle d’un accent plein d’horreur.

Alice, qui n’entendait qu’à moitié les paroles des autres, penchée sur le balcon, remarqua :

— Les voilà qui s’en vont !… Tu ne vas pas dire adieu à Georges, Cady ?

— Non, répondit la fillette sèchement.

Pourtant, des larmes montaient dans ses yeux étincelants.

Cinq minutes plus tard, elle rejoignait Mlle Lavernière.

— Je suis fatiguée, nous partons, annonça-t-elle d’un ton bref.

— Et vos cousines ?

Elles rentrent aussi. Nous les mettrons en voiture.

Devant la véranda, à la sortie du Palais, le velours vert d’une robe de femme disparaissait dans une auto qui, la portière claquant, vira aussitôt.

Mlle Armande eut la rapide vision de cheveux blonds se détachant sur de la panne bleu-ciel.

— Tiens ! on dirait l’auto qui nous a amenées ! s’écria-t-elle avec surprise.

Cady, très occupée à prendre congé de ses cousines, sembla ne pas avoir entendu la remarque de l’institutrice.

Mlle Lavernière s’inquiéta.

— Vraiment, mesdemoiselles, vous ne préférez pas que je vous reconduise ?… Si madame votre mère s’apercevait que vous rentrez seules !…

Alice eut un gros rire.

— Il n’y a aucun danger ! À cette heure, tout est fermé chez maman !… Et nous rentrons par la porte de service.

Le fiacre s’éloigna. Mlle Lavernière et Cady gagnèrent la bande d’asphalte du trottoir.

Sur l’avenue des Champs-Élysées, quasi-obscure, la multitude des autos, filant à toute vitesse dans les deux sens, mettait une incessante fulguration de phares éblouissants, et l’air était empli par le doux sifflement de la fuite des roues sur le pavé de bois lissé par les pneus.

Mlle Armande appela tout son courage à elle.

— Cady, il me faut vous parler sérieusement… Croyez que je ne veux que votre bien… et soyez convaincue que, cette fois, je ne dois être ni faible ni complaisante !…

Elle fit une pause après ce préambule longuement prémédité, et, Cady, demeurant silencieuse, elle dut poursuivre, un peu gênée :

— Quelles sont ces gens à qui vous parliez au Palais de Glace ?

— Quelles gens ?

— Cady, vous me comprenez fort bien… Cette dame en velours vert, avec son petit garçon, et un jeune homme habillé de brun…

Cady répondit avec aplomb :

— Ah ! oui, la mère du petit Georges ? Eh bien, mais je ne sais pas.

Mlle Armande se rebiffa.

— Vous appelez l’enfant Georges… La mère vous embrasse… et vous ne savez pas qui ils sont ?

Cady répliqua, pleine de candeur :

— Mais non… Je ne les ai jamais vus qu’au Palais de Glace… Au commencement de l’hiver, le petit garçon et la dame apprenaient à patiner… Un jour, Georges est tombé devant moi… Je l’ai ramassé… Sa mère m’a remerciée… Depuis, j’ai patiné avec le petit, et on se dit bonjour avec la mère…

Mlle Armande était un peu désappointée.

— Voilà tout ?

— Mais oui.

L’institutrice rassembla ses idées.

— Eh bien ! c’est encore trop… Le genre de cette dame ne me paraît pas convenable et, certainement, votre mère ne serait pas contente si elle vous voyait causer avec elle… Il ne faudra plus l’approcher, et vous éviterez de patiner avec le petit garçon.

Cady, la tête basse, murmura des paroles inintelligibles.

— Que dites-vous ? s’écria Mlle Armande, qui avait cru saisir des consonances tellement choquantes qu’elle les jugeait invraisemblables, même dans la bouche de sa terrible élève.

La fillette répondit posément :

— Je ne dis rien, mademoiselle.

Encouragée par cette douceur inattendue, Mlle Armande recommença avec plus de fermeté :

— Je désire vous contrarier le moins possible, mon enfant, cependant, soyez certaine que lorsqu’il s’agira de choses importantes, vous devrez toujours m’obéir !…

Cette fois, tournée précipitamment vers l’institutrice, Cady, d’une voix tonnante, lui jeta au visage, irrémédiablement, les cinq lettres ordurières qu’elle mâchonnait auparavant.

— … !

L’autre chancela, littéralement assommée.

— Cady ! oh ! Cady ! balbutia-t-elle, épouvantée.