La Petite Dorrit/Tome 1/Chapitre 27

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Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Librairie Hachette (Livre I - Pauvretép. 311-323).


CHAPITRE XXVII.

Vingt-cinq.


Vers cette époque, l’idée que les renseignements demandés par Pancks au sujet de la famille Dorrit pouvaient bien avoir quelque rapport avec les craintes qu’il avait exprimées lui-même à sa mère au retour de son long exil, causa beaucoup d’inquiétude à Clennam. Quels renseignements M. Pancks avait-il déjà réussi à obtenir sur le compte de cette famille ? Que voulait-il savoir encore ? Pourquoi se creusait-il la tête à propos de cette famille ? Autant de questions qui intriguaient fort souvent Clennam. M. Pancks n’était pas homme à perdre son temps et ses peines à des recherches suggérées par une oiseuse curiosité. Clennam ne pouvait douter qu’il ne se proposât un but bien déterminé. En poursuivant ce but, l’industrieux M. Pancks ne pourrait-il pas dévoiler, à l’improviste, certains motifs secrets qui auraient engagé Mme Clennam à protéger la petite Dorrit ? C’était là un sujet de sérieuses réflexions.

Non qu’Arthur chancelât un seul instant soit dans son désir, soit dans sa détermination de réparer une injustice commise du vivant de son père, si toutefois on venait à en découvrir une et qu’il fût possible de la réparer. L’ombre d’un tort supposé qui pût planer sur lui depuis la mort de son père était si vague et si nuageuse qu’elle pouvait être le résultat d’une réalité bien différente de l’idée qu’il s’en faisait. Mais, si son pressentiment se trouvait justifié, il était prêt à faire l’abandon de tout ce qu’il possédait, dût-il être obligé de recommencer son début dans la vie. Comme les terribles et sombres leçons de son enfance n’avaient jamais pénétré jusqu’à son cœur, le premier article de son code de morale était qu’il fallait commencer, en toute humilité pratique, par regarder à ses pieds sur la terre, pour ne point trébucher dans sa route, attendu que les pieuses paroles n’étaient point des ailes qui pussent nous faire monter aux cieux. Le devoir sur la terre, la restitution sur la terre : commençons par là, car ce sont là les deux premières marches d’un escalier difficile. La porte est étroite et le sentier resserré ; bien plus étroit et plus resserré que la grand’route parée de vaines professions de foi, de pailles entrevues dans l’œil du voisin et du généreux abandon d’autrui au jugement sévère de la Providence : tous oripeaux qui ne coûtent pas cher, ou plutôt qui ne coûtent absolument rien.

Non ; Il n’entrait dans son inquiétude ni terreur ni hésitation égoïste, il craignait seulement que Pancks ne remplît pas son engagement et ne fît quelque découverte sans la lui confier. D’un autre côté, lorsqu’il se rappelait sa conversation avec lui, et le peu de raison qu’il avait de supposer que ce bizarre personnage eût trouvé quelque piste nouvelle, il s’étonnait parfois d’y attacher tant d’importance. Ballotté sur cette mer d’incertitudes comme toutes les barques sont ballottées sur la mer, il errait à l’aventure sans pouvoir trouver de port.

La disparition de la petite Dorrit, qui s’était dérobée à leurs relations d’habitude, ne raccommodait pas les choses. Elle était si souvent sortie et elle restait si souvent dans sa chambre, qu’il commença à s’apercevoir qu’elle lui manquait et que son absence lui laissait un vide. Il lui avait écrit pour lui demander si elle allait mieux, et elle lui avait répondu, dans les termes d’une vive reconnaissance, qu’elle se portait très-bien et qu’il aurait tort de s’inquiéter ; mais il ne l’avait pas revue depuis plusieurs semaines, et, comme il n’était pas accoutumé à cela, le temps lui paraissait bien long.

En rentrant chez lui un soir, après une entrevue avec le doyen, qui lui avait dit que sa fille était en visite (c’était toujours sa réponse lorsqu’elle était à travailler de tout son courage pour gagner le souper de son père), Clennam trouva M. Meagles qui se promenait dans le salon d’un pas très-agité. Dès qu’Arthur ouvrit la porte, M. Meagles s’arrêta, se retourna, et s’écria : « Clennam !… Tattycoram !

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Perdue !

— Eh ! Mais, bon Dieu ! que voulez-vous dire ?

— Elle n’a pas voulu compter jusqu’à vingt-cinq, monsieur ; pas moyen de la décider à aller jusque-là ; elle s’est arrêtée à huit, et la voilà partie !

— Partie de chez vous ?

— Pour ne plus revenir, répondit M. Meagles secouant la tête. Vous ne connaissez pas le caractère emporté et indomptable de cette fille ; une douzaine de chevaux attelés après elle ne suffiraient pas pour la ramener maintenant ; et d’ailleurs toutes les chaînes et tous les verrous de l’ancienne Bastille ne suffiraient pas pour la retenir si elle était ici contre son gré.

— Comment la chose est-elle arrivée ? Asseyez-vous donc, je vous en prie, et racontez-moi cela.

— Quant à vous dire comment c’est arrivé, ce n’est pas trop facile ; car, à moins de connaître d’abord le malheureux caractère de cette pauvre fille, qui est un véritable ouragan, vous auriez peine à me comprendre. Mais voici quelques détails. Depuis quelque temps, Chérie et Mère et moi, nous avons eu pas mal de causeries intimes. Je ne vous cacherai pas, Clennam, que ces causeries n’ont pas été d’une nature aussi agréable que nous aurions pu le désirer ; il y était question d’un nouveau voyage. En proposant de nous remettre encore une fois en route, j’avais un but. »

Le cœur de Personne se mit à battre bien fort.

« Un but, continua M. Meagles au bout d’un instant, que je ne vous cacherai pas non plus, Clennam. Notre chère fille a une inclination que je regrette. Peut-être avez-vous deviné pour qui ? Henry Gowan.

— Cette nouvelle n’a rien d’imprévu pour moi.

— Allons ! dit M. Meagles en poussant un profond soupir. Plût à Dieu que vous n’eussiez pas eu à le prévoir. Enfin, cela est. Mère et moi nous avons tout fait pour l’empêcher, Clennam. Les tendres conseils, le temps, l’absence, nous avons tout essayé, sans succès jusqu’à présent. Dans nos récentes causeries il a été question de nous éloigner encore une fois, pour une année au moins, afin qu’il y eût une séparation et une rupture complètes pendant ce laps de temps. Chérie en a été malheureuse, et par conséquent Mère et moi nous avons été malheureux aussi. »

Clennam dit qu’il le croyait sans peine.

« Or, continua M. Meagles d’un ton apologétique, je dois reconnaître, en ma qualité d’homme pratique, et je suis sûr que Mère, en sa qualité de femme pratique, reconnaîtrait avec moi que dans les familles chacun est porté à exagérer ses peines et à transformer en montagnes ses taupinières domestiques, de manière à agacer les simples spectateurs… ceux que cela n’intéresse pas autant, vous savez. Néanmoins le bonheur ou le malheur de Chérie est une question de vie ou de mort pour nous ; et vous nous excuserez, je crois, d’y attacher une importance extrême. Dans tous les cas, Tattycoram n’aurait pas dû s’en fâcher. N’êtes-vous pas de cet avis ?

— Certainement, j’en suis tout à fait, répondit Clennam d’un ton qui annonçait qu’il était loin de trouver M. Meagles trop exigeant.

— Eh bien, pas du tout, monsieur, reprit celui-ci secouant tristement la tête. Elle n’a pas pu y tenir. Les colères et les emportements de cette fille, ses rages et ses boutades sont devenues telles que je lui ai redit vingt fois en passant auprès d’elle (et tout doucement) : « Vingt-cinq, Tattycoram, mon enfant ; comptez jusqu’à vingt-cinq. » Et plût à Dieu qu’elle n’eût fait que ça du matin au soir, la chose ne serait pas arrivée. »

M. Meagles, avec un visage abattu, où la bonté de son cœur était encore plus manifeste que dans ses moments de bonheur et de franche gaieté, se passa la main sur le visage depuis le front jusqu’au menton et secoua de nouveau la tête.

« Je disais à Mère (et c’était parfaitement inutile, car elle l’aurait bien pensé sans moi) : Nous sommes des gens pratiques, ma chère, et nous savons son histoire ; nous voyons dans cette malheureuse fille un reflet de ce qui a dû se passer dans le cœur de sa mère avant que cette infortunée vînt au monde ; nous serons indulgents, Mère, nous ne ferons pas attention à son vilain caractère pour le moment, ma chère, nous profiterons d’une occasion plus favorable pour raisonner avec elle, quand elle sera mieux disposée : de sorte que nous ne disions rien. Mais nous avions beau faire, il paraît que cela devait arriver ; un soir la bombe a éclaté tout à coup.

— Comment et pourquoi ?

— Si vous me demandez pourquoi, répliqua M. Meagles, un peu embarrassé par cette question, car il songeait bien plus à excuser Tattycoram qu’à prendre le parti de la famille, je ne puis que vous répéter ce que je disais à Mère. Si vous me demandez comment, je vais vous le raconter. Nous venions de dire bonsoir à Chérie (très-affectueusement, j’en conviens), et Tattycoram était remontée avec elle… Vous vous rappelez qu’elle était la femme de chambre de Chérie. Peut-être Chérie, nerveuse et agacée, se sera-t-elle montrée un peu plus exigeante que de coutume : encore ne sais-je pas si j’ai le droit de faire cette supposition ; car elle a toujours été prévenante et douce.

— La meilleure maîtresse du monde.

— Merci, Clennam, dit M. Meagles lui donnant une poignée de main ; vous les avez vues ensemble bien des fois… Mais revenons à mon histoire… Bientôt nous entendîmes cette infortunée Tattycoram élever la voix et parler d’un ton courroucé ; au moment où nous allions demander ce qu’il y avait, Chérie revint toute tremblante, disant qu’elle avait peur. Tattycoram la suivit de près, écumant de colère. « Je vous déteste tous les trois, s’écria-t-elle, frappant du pied. Je vous exècre, vous et toute la maison !

— Là-dessus, vous avez…

— Moi ? répondit M. Meagles avec une bonhomie pleine de franchise qui aurait conquis la confiance de Mme Gowan elle-même, j’ai dit : Comptez jusqu’à vingt-cinq, Tattycoram, mon enfant. »

M. Meagles se caressa de nouveau le visage d’un air profondément affligé.

« Elle était tellement habituée à obéir à cette recommandation, Clennam, que même en ce moment (et vous n’avez jamais vu une fille dans une pareille rage), elle s’arrêta court, me regarda en face et compta (à ce que j’ai cru entendre) jusqu’à huit. Mais elle ne put se maîtriser davantage. Elle éclata, la pauvre fille, et envoya au diable le reste des chiffres. Alors ce fut une véritable tempête. « Elle nous détestait, elle était malheureuse avec nous, elle ne pouvait plus vivre ainsi, elle ne le voulait plus, elle était décidée à partir. Elle était plus jeune que sa maîtresse, et se figurait-on qu’elle allait rester pour nous voir toujours traiter mademoiselle comme la seule créature au monde qui fût jeune et digne d’intérêt, la seule qui méritât d’être aimée et choyée ? Non, elle ne resterait pas, elle ne resterait pas, elle ne resterait pas ! Que penserait-on qu’elle eût été, elle, Tattycoram, si elle avait été caressée et soignée depuis son enfance comme sa jeune maîtresse ? N’aurait-elle pas été aussi bonne ? Oui, et cinquante fois meilleure qu’elle, peut-être. Quand nous faisions semblant de tant nous aimer, c’était uniquement pour la froisser ; voilà ce que nous faisions : c’était pour la froisser et lui reprocher sa naissance. Et toute la maison n’en faisait pas d’autres. Chacun parlait devant elle de son père et de sa mère, de ses frères et de ses sœurs ; on aimait à en faire parade quand elle était là. Pas plus tard qu’hier, Mme Tickit, lorsque son bambin de petit-fils était auprès d’elle, s’amusait à écouter l’enfant essayer de bégayer le sobriquet ridicule que nous avions inventé pour elle, et Mme Tickit riait à gorge déployée. Et qui donc n’en riait pas ? Et qui étions-nous donc pour avoir le droit de lui donner un nom de chien ou de chat ? Mais ça lui était bien égal. Elle ne voulait plus de nos bienfaits ; elle nous rejetterait à la figure le nom dont nous l’avions affublée, et elle s’en irait. Elle s’en irait à l’instant même, personne ne pourrait la retenir, et nous n’entendrions plus parler d’elle. »

M. Meagles avait débité cette tirade avec un souvenir si vif de l’original, qu’il était presque aussi animé et aussi rouge que la jeune personne dont il venait de répéter le monologue.

« Eh bien ! reprit-il après s’être essuyé le visage, il était inutile de chercher à raisonner en ce moment avec cet être haletant de colère (Dieu sait ce que doit avoir été l’histoire de sa mère) ; je me contentai donc de lui dire tranquillement que je ne la laisserais pas s’en aller à une pareille heure ; je lui pris la main et je la conduisis à sa chambre ; mais j’eus soin de fermer à clef les portes de la maison. Mais ce matin elle était partie.

— Et vous ne savez ce qu’elle est devenue ?

— Non ; je la cherche depuis ce matin. Il faut qu’elle se soit éloignée de très-bonne heure et en cachette. Je n’ai rien découvert qui pût me mettre sur ses traces dans les environs.

— Attendez ! dit Clennam, après un moment de réflexion. Vous désirez la voir ? Je le présume, du moins.

— Oui, certainement ; je veux lui donner encore une chance ; Mère et Chérie veulent lui donner encore une chance. Allons ! je vois bien que vous-même, Clennam, vous voudriez laisser une chance à cette pauvre fille si passionnée, reprit M. Meagles d’un ton persuasif, comme si ce n’était pas lui qui eût le droit de se croire offensé par la conduite de Tattycoram.

— Ce serait bien étrange et bien dur de ma part de penser autrement, répliqua Clennam, lorsque vous et votre famille, vous vous montrez si prompts à pardonner. J’allais vous demander si vous aviez songé à cette Mlle Wade ?

— Oui, j’ai songé à elle. Mais je n’y ai pensé qu’après avoir parcouru tout notre voisinage, et encore n’y aurais-je peut-être pas pensé si, en rentrant, je n’avais pas trouvé Mère et Chérie qui s’étaient mis dans la tête que Tattycoram est allée chez cette demoiselle. Alors, naturellement, je me suis rappelé ce qu’elle nous avait dit le premier jour où vous avez dîné avec nous.

— Savez-vous où demeure Mlle Wade ?

— À parler franchement, répliqua M. Meagles, c’est parce que j’ai une sorte de vague idée de son adresse, que je vous ai attendu ici. Il existe là-bas à Twickenham une de ces bizarres impressions qui viennent parfois se faufiler d’une façon mystérieuse dans l’esprit des gens sans que personne puisse dire de qui il la tient, mais que tout le monde néanmoins croit tenir de quelqu’un… Eh bien ! Il existe chez nous une vague impression de ce genre d’après laquelle Mlle Wade demeurerait ou aurait demeuré à cette adresse, ou dans les environs. »

M. Meagles tendit à Clennam un papier où on lisait le nom d’une des plus sombres petites rues de la région fashionable, de Grosvenor-Square, près de Park-Lane.

« Mais il n’y a pas de numéro, remarqua Clennam après avoir lu cette vague adresse.

— Pas de numéro, mon cher Clennam ? Je crois bien qu’il n’y a pas de numéro ! Il n’y a rien du tout. Je ne répondrais pas même du nom de la rue. Peut-être est-ce un nom qui flottait dans l’air et qu’on a saisi au passage ; car, ainsi que je viens de vous le dire, personne chez moi ne se rappelle qui il a entendu donner cette adresse… mais il n’y a toujours pas de mal d’aller aux renseignements par là ; et comme j’aimerais mieux avoir quelqu’un avec moi que de m’y rendre seul, et que d’ailleurs vous avez été aussi le compagnon de voyage de cette femme impassible, j’ai pensé… »

Arthur, sans laisser à M. Meagles le temps d’achever sa phrase, reprit son chapeau en disant qu’il était prêt.

C’était par une triste, chaude et étouffante soirée d’été. Ils allèrent en voiture jusqu’au commencement d’Oxford-Street, où ils descendirent pour s’engager dans le labyrinthe formé aux environs de Park-Lane par ces grandes rues d’une sombre dignité et ces petites rues qui voudraient bien paraître aussi dignes, mais qui ne réussissent qu’à être plus sombres. À chaque coin de rue, le crépuscule était encore assombri par de vieilles horreurs de maisons, ornées de portiques et d’accessoires d’un goût exécrable, et par des monstres d’architecture qui avaient vu le jour sous un maître sans cervelle à une époque non moins écervelée, avec la prétention d’exciter l’admiration de tous les siècles futurs, jusqu’au jour où elles crouleraient en ruines. À côté de cela, le crépuscule étendait aussi son ombre sur de petits bâtiments parasites qui semblaient souffrir d’une crampe universelle, à partir de la porte en raccourci, construite sur le modèle gigantesque du portail de Sa Seigneurie sur la place, jusqu’à la fenêtre étriquée du boudoir qui donnait sur les écuries et les tas de fumier des maisons voisines. Des résidences rachitiques dans leur élégance prétentieuse, trop petites pour contenir autre chose commodément qu’une odeur lugubrement nauséabonde, semblaient être le produit adultérin du croisement des habitations de ce quartier aristocratique ; et celles dont les petites fenêtres cintrées et les petits balcons supplémentaires étaient soutenus par de minces colonnes de fer, avaient l’air de nobles scrofuleux appuyés sur leurs béquilles. Çà et là des armoiries contenant toute la science du blason planaient sur la rue, du haut d’une porte cochère, comme un archevêque qui prêche contre la vanité[1]. Les boutiques, peu nombreuses, ne faisaient aucun étalage, car elles se souciaient fort peu de l’opinion publique. Le pâtissier savait quels étaient les noms inscrits sur son livre, et cette connaissance l’empêchait de faire des folies : il se contentait de placer dans sa montre quelques bocaux d’antiques de menthe et quelques vieux pots de gelée de groseille. Une douzaine d’oranges formait à peu près la seule concession que le fruitier croyait devoir faire aux exigences du vulgaire. Un simple panier garni de mousse et ayant autrefois contenu des œufs de pluvier, était tout ce que le marchand de volaille daignait exhiber aux yeux de la plèbe. On aurait dit que tous les habitants de ces rues-là (c’est toujours comme ça à cette heure et durant cette saison) étaient partis pour dîner en ville, et qu’il n’y avait personne en ville pour leur donner à dîner. Sur les marches de chaque porte on voyait flâner des laquais au plumage éclatant et bi-colore, avec leurs têtes neigeuses, derniers représentants, à ce qu’on aurait pu croire, d’une race éteinte d’oiseaux monstrueux. On voyait des maîtres d’hôtel, personnages solitaires d’un aspect monacal, dont chacun paraissait en défiance de tous les autres maîtres d’hôtel. Les équipages étaient revenus du Park ; on commençait à allumer les réverbères ; et de méchants petits grooms portant les vêtements les plus serrés qu’il soit possible de voir et dont les jambes torses faisaient pendant avec leur esprit retors, se promenaient deux à deux d’un air indolent, mâchant des brins de paille et échangeant des secrets frauduleux. Les chiens danois, habitués à sortir avec les voitures comme inséparables de ces brillants équipages, avaient l’air de se faire prier pour sortir autrement et faisaient la grimace pour accompagner les valets dans leurs courses. Çà et là on apercevait une taverne discrète qui ne sollicitait pas ostensiblement le patronage du public dont elle pouvait se passer et où l’on ne recevait pas volontiers un gentleman qui n’aurait pas porté livrée.

Les deux amis en firent par eux-mêmes l’expérience, quand ils y entrèrent pour demander des renseignements. On n’avait jamais entendu parler, ni là, ni ailleurs, d’une demoiselle Wade qui aurait habité la rue que cherchaient MM. Meagles et Clennam. C’était une de ces rues parasites en question ; longue, étroite, régulière, sombre et triste ; un vrai tombeau de briques et de plâtre. Ils s’arrêtèrent devant plusieurs des petits jardinets qui séparent les maisons des trottoirs, et s’adressèrent à des domestiques qui montèrent du sous-sol d’un air ennuyé pour venir leur répondre, le menton appuyé sur le haut de la grille, qu’ils ne connaissaient cette demoiselle ni d’Ève ni d’Adam. Ils longèrent un côté de la rue, puis la redescendirent en longeant l’autre côté ; pendant ce dernier trajet, deux marchands de journaux criant une nouvelle surprenante qui n’était jamais arrivée et n’arriverait jamais, vinrent réveiller par leurs voix enrouées les échos des maisons désertes ; mais cet intermède ne provoqua aucun incident. Enfin Clennam et M. Meagles s’arrêtèrent de nouveau au coin par lequel ils avaient commencé leurs investigations, sans se trouver plus avancés qu’auparavant. Il existait, dans cette rue, une maison assez sale et apparemment inhabitée, car les affiches collées aux carreaux annonçaient qu’elle était à louer. Ces affiches, vu l’aspect lugubre et monotone du quartier, avaient presque l’air d’un ornement. Peut-être parce que cette maison l’avait frappé, peut-être parce que M. Meagles et lui avaient répété plusieurs fois en passant devant cette habitation : « Il est clair qu’elle ne demeure pas là, » Clennam proposa d’aller frapper à la porte avant de renoncer. M. Meagles y consentit, et ils retournèrent sur leurs pas.

Ils frappèrent une fois, et sonnèrent une autre fois sans obtenir de réponse.

« Il n’y a personne, dit M. Meagles, prêtant l’oreille.

— Essayons encore une fois, » dit Clennam.

Il frappa de nouveau. À ce second appel, on entendit quelqu’un monter de la cuisine souterraine, et un pas traînard se diriger vers la porte.

L’étroit passage était si obscur, qu’ils ne purent voir la personne qui venait d’ouvrir la porte ; mais c’était sans doute une vieille femme.

« Pardon de vous avoir dérangée, dit Clennam. Pourriez-vous, par hasard, nous dire où demeure Mlle Wade ?

— C’est ici, répondit inopinément la voix de la vieille femme cachée dans l’obscurité.

— Est-elle chez elle ? »

N’obtenant pas de réponse, M. Meagles répéta :

— Voudriez-vous bien nous dire si Mlle Wade y est ?

— Je suppose que oui, répliqua la voix d’un ton brusque après un instant de silence ; si vous voulez monter, je vais demander. »

La porte se referma derrière eux et ils se trouvèrent emprisonnés dans cette sombre maison à l’atmosphère étouffante. Un frôlement leur annonça que leur guide s’éloignait, et ils entendirent sa voix qui leur disait, du haut des marches :

« Montez, s’il vous plaît, le chemin est libre. »

Ils montèrent donc à tâtons l’escalier, guidés par une faible lueur. Cette lumière était celle des réverbères de la rue, brillant à travers les vitres d’une croisée sans rideaux. La vieille ferma la porte et les laissa dans une chambre étouffée.

« Voilà qui est drôle, Clennam ! dit M. Meagles à voix basse.

— Assez drôle, en effet, répliqua Clennam sur le même ton ; mais nous avons réussi ; c’est là le principal. Voici venir une lumière ! »

Cette fois la lumière était une lampe, et celle qui la portait une vieille femme très-sale, très-ridée et très-desséchée.

« Elle est chez elle, dit la vieille (c’était la voix qui leur avait parlé en bas), elle va venir. »

Après avoir posé la lampe sur la table, la vieille épousseta ses mains avec son tablier (qui n’était guère propre à les nettoyer), regarda les visiteurs avec des yeux ternes, et sortit à reculons.

La dame qu’ils venaient voir, si en effet c’était elle qui habitait cette maison, semblait s’être installée là comme elle aurait pu s’établir dans un caravansérail oriental. Un petit tapis carré, étendu au centre du parquet, quelques meubles qui évidemment n’avaient pas été faits pour la chambre, avec une foule de malles et d’objets de voyage, composaient tout l’établissement de Mlle Wade. Du temps de quelque locataire moins nomade, il y avait eu dans ce petit étouffoir de salon une console dorée et un miroir, mais la dorure était maintenant aussi terne que les fleurs de l’an passé, et le miroir couvert d’un tel nuage, qu’on eût dit qu’il avait le pouvoir magique de conserver le mirage de tous les brouillards et de tous les mauvais temps qu’il avait reflétés. Les visiteurs n’eurent qu’une minute ou deux pour regarder autour d’eux, car bientôt la porte s’ouvrit, et Mlle Wade apparut.

Elle n’avait pas changé le moins du monde depuis leur dernière rencontre : elle était tout aussi belle, tout aussi dédaigneuse, tout aussi contenue. Leur présence ne parut lui causer aucune surprise, aucune émotion. Elle les engagea à prendre un siège, et, refusant elle-même de s’asseoir, entra immédiatement en matière.

« Si je ne me trompe, commença-t-elle, je devine ce qui me vaut l’avantage de votre visite : nous pouvons y arriver sans préambule.

— Ce qui m’amène, madame, dit M. Meagles, c’est Tattycoram.

— C’est ce que je pensais.

— Mademoiselle Wade, continua M. Meagles, seriez-vous assez bonne pour me dire si vous savez ce qu’elle est devenue ?

— Certainement ; je sais qu’elle est ici, avec moi.

— Alors, madame, vous me permettrez de vous faire savoir à mon tour que je serais heureux de la voir revenir, que ma femme ne le serait pas moins, et que ma fille souhaite aussi son retour. Voilà un grand nombre d’années qu’elle est restée chez nous, nous n’oublions pas les droits qu’elle a à notre intérêt, et je vous assure que nous serons tout disposés à l’indulgence.

— De l’indulgence ? répéta Mlle Wade, toujours avec le même calme ; à quel propos ?

— Je crois, mademoiselle Wade, dit alors Arthur, voyant que M. Meagles était un peu embarrassé, je crois que mon ami veut parler des colères auxquelles cette pauvre fille se laisse aller sous l’influence d’une jalousie injuste qui lui fait quelquefois oublier de meilleurs sentiments. »

La dame se mit à sourire en tournant les yeux vers Arthur.

« Vraiment ? » fut la seule réponse qu’elle lui adressa.

Elle se tint auprès de la table d’un air si calme et si tranquille, que M. Meagles resta à la regarder comme saisi d’une sorte de fascination, sans pouvoir même lancer un coup d’œil à Clennam pour l’engager à continuer. Après avoir attendu quelques minutes sans trop savoir que dire, Arthur ajouta :

« Peut-être, Mlle Wade, serait-il bien que M. Meagles pût la voir ?

— Rien de plus facile, répliqua Mlle Wade. Venez ici, Henriette. »

Elle avait ouvert une porte tout en faisant cette réponse et elle revint tenant la transfuge par la main. C’était un curieux spectacle de les voir debout l’une à côté de l’autre, Tattycoram plissait le corsage de sa robe avec la main qu’elle avait libre, d’un air moitié indécis, moitié en colère ; Mlle Wade, le visage toujours calme, la contemplant avec attention et laissant aisément deviner, sous ce sang-froid extérieur (comme un voile laisse deviner la forme qu’il recouvre), l’emportement indomptable de sa propre nature.

« Voyez, dit-elle du même ton qu’auparavant. Voilà votre patron, votre maître. Il consent à vous reprendre, ma chère, pourvu que vous sachiez apprécier cette faveur et que vous consentiez à l’accompagner. Vous pouvez recommencer à servir de relief à tous les mérites de sa jolie fille ; vous pouvez devenir l’esclave de ses charmants caprices, le joujou de la maison, une preuve vivante de la bonté de cette aimable famille. Vous pouvez reprendre votre drôle de nom, qui sert à vous faire montrer du doigt comme un être à part, et ce n’est que trop juste ; car il ne faut pas oublier votre naissance, ma chère, votre naissance ! Vous pouvez reprendre votre place auprès de la fille de monsieur, Henriette, et redevenir un témoignage irrécusable de la supériorité et de la gracieuse condescendance de Mlle Minnie. Vous pouvez recouvrer tous ces avantages et bien d’autres de ce genre que vous ne sauriez avoir oublié, au lieu de les perdre en restant auprès de moi pour recouvrer tout cela ; vous n’avez qu’un mot à dire à ces messieurs, c’est que vous êtes désolée et repentante et que vous demandez à retourner avec eux pour mériter votre pardon. Qu’en dites-vous, Henriette ? Voulez-vous les accompagner ? »

La jeune fille, à ces paroles, avait senti renaître sa colère ; elle répondit, les joues animées d’une soudaine rougeur et en froissant dans sa main fermée la robe que, jusqu’alors, elle n’avait fait que plisser : « J’aimerais mieux mourir ! »

Mlle Wade, toujours debout à côté de Tattycoram dont elle n’avait pas lâché la main, tourna tranquillement la tête et dit avec un sourire : « Messieurs, que vous reste-t-il à faire, après cela ? » La consternation indicible qu’avait ressentie le pauvre M. Meagles en entendant calomnier ainsi ses intentions et sa conduite, l’avait empêché jusqu’à ce moment de répondre un mot ; mais il retrouva enfin l’usage de la parole pour dire :

« Tattycoram… car je continue à vous appeler par ce nom, ma bonne fille, parce que j’ai la conscience de n’avoir jamais eu de mauvaises intentions, lorsque je vous l’ai donné, et la conviction que vous le savez…

— Non, je ne le sais pas ! s’écria Tattycoram, levant de nouveau les yeux et se déchirant presque la poitrine avec sa main agitée.

— Pas maintenant, c’est possible, continua M. Meagles, tant que les yeux de cette dame seront fixés sur vous (Tattycoram regarda un instant les yeux en question), tant qu’elle exercera sur vous cette fatale influence que nous lui voyons exercer ; pas maintenant, c’est possible, mais plus tard. Tattycoram, je ne demanderai pas à cette dame si elle croit ce qu’elle a dit, même dans la colère et la rancune inexplicables dont mon ami et moi nous ne pouvons douter qu’elle soit animée pour parler comme elle vient de le faire, malgré l’art inconcevable avec lequel elle sait dissimuler si bien. Je ne vous demanderai pas si, avec les souvenirs que vous avez dû conserver de ma maison et de ceux qui l’habitent, vous croyez vous-même ce que cette dame vient de dire. Je vous dirai seulement que vous n’aurez aucune promesse à faire ni à moi ni aux miens, aucun pardon à solliciter, et que je ne vous demande rien au monde, Tattycoram, que de compter jusqu’à vingt-cinq. »

Tattycoram le regarda un instant, puis répondit en fronçant les sourcils :

« Je ne veux pas. Mademoiselle Wade, emmenez-moi ! s’il vous plaît. »

Il n’y avait plus chez elle apparence de lutte pour vaincre sa rage intérieure, à moins que ce ne fût entre la colère et l’obstination. Son teint animé, son pouls rapide, sa respiration haletante, semblait se révolter et se soulever afin de repousser à l’envi l’occasion qui se présentait de revenir sur ses pas.

« Je ne veux pas. Non, non, non ! répéta-t-elle d’une voix presque étouffée par la colère. Je me ferai plutôt couper en morceaux : je me couperais plutôt moi-même en morceaux ! »

Mlle Wade, qui venait de lâcher la main de Tattycoram, posa la sienne sur le col de la jeune fille d’un air protecteur, et dit en regardant ses visiteurs avec le même sourire que la première fois et avec la même intonation :

« Messieurs, que vous reste-t-il à faire après cela ?

— Ô Tattycoram, Tattycoram ! s’écria M. Meagles, l’adjurant en même temps par un geste de sa main suppliante. Écoutez la voix de cette dame ; regardez le visage de cette dame, songez à ce qu’il y a dans le cœur de cette dame et pensez à l’avenir qui vous attend. Mon enfant, quoi que vous en pensiez, l’influence que cette dame exerce sur vous (et qui, à nos yeux, est quelque chose de surprenant, j’oserais même dire de terrible) se fonde sur ce qu’elle est encore plus intraitable que vous dans ses haines et que son caractère est encore plus violent que le vôtre. Qu’allez-vous devenir ensemble ? Qu’est-ce qui va résulter de tout cela ?

— Je suis seule ici, messieurs, remarqua Mlle Wade, sans changer de ton ni de manières. Vous pouvez dire impunément ce que vous voudrez.

— La politesse doit céder devant l’intérêt que je porte à cette enfant égarée, madame, répliqua M. Meagles, lorsque je la vois dans une position si critique ; malgré cela, j’espère ne pas y manquer, même en songeant à tout le mal que vous lui faites sous nos yeux. Pardonnez-moi si je vous rappelle devant elle… mais je suis bien forcé de le faire… que vous avez toujours été, pour nous tous un mystère, et que nous n’avions rien de commun avec vous, lorsqu’elle a malheureusement attiré votre attention pour la première fois. Je ne sais pas qui vous êtes, mais vous ne cachez pas… vous ne pouvez pas cacher le sombre esprit qui vous anime. Si, par hasard, vous étiez une de ces femmes qui, pour un motif ou pour un autre, trouvent un cruel plaisir à rendre une de leurs semblables aussi malheureuse qu’elles-mêmes (je suis assez vieux pour avoir entendu parler de ces femmes-là) je ne puis que lui dire : « Défiez-vous d’elle ; » comme à vous : « Défiez-vous de vous-même. »

— Messieurs ! dit Mlle Wade avec le même sang-froid, lorsque vous aurez achevé… » Monsieur Clennam, peut-être engagerez vous votre ami…

— Pas avant que j’aie tenté un dernier effort, interrompit bravement M. Meagles ; Tattycoram, ma pauvre chère fille, comptez jusqu’à vingt-cinq.

— Ne repoussez pas l’espoir, la certitude que vous offre votre bon protecteur, dit Clennam d’une voix émue. Retournez vers vos amis que vous n’avez pas oubliés. Songez-y encore une fois !

— Non, non, non ! Je ne veux pas ! répondit la jeune fille, la poitrine gonflée et la main sur sa gorge ; mademoiselle Wade emmenez-moi !

— Tattycoram, dit M. Meagles encore une fois, la seule chose au monde que je vous demande, ma fille ! c’est de compter jusqu’à vingt-cinq ! »

Et il y avait un air de triomphe facile à lire dans le visage qu’elle tourna pour prendre congé de ses visiteurs.

Elle leva les mains et se boucha les oreilles avec un geste si violent que ses cheveux noirs et brillants se déroulèrent ; puis elle tourna résolument la tête du côté du mur. Mlle Wade, qui l’avait observée pendant ce dernier appel avec son étrange et sérieux sourire, la main sur la poitrine, ainsi qu’elle l’avait observée une fois déjà à Marseille, Mlle Wade passa son bras autour de la taille de Tattycoram comme pour s’emparer d’elle à tout jamais.

« Comme c’est la dernière fois que j’aurai l’honneur de vous recevoir, dit-elle, et que vous semblez désirer savoir qui je suis et quelle est l’origine de mon influence sur Henriette, sachez que cette influence tient à ce que nous avons une cause commune à défendre. Ce que ce pauvre jouet brisé peut être quant à la naissance, je le suis comme elle. Elle n’a pas de nom, je n’en ai pas non plus. Nous avons les mêmes griefs. Je n’ai plus rien à vous dire. »

Ces paroles s’adressaient à M. Meagles qui sortit tristement du salon. Tandis que Clennam suivait son ami, Mlle Wade lui dit, avec le même sang-froid extérieur et la même voix impassible, mais avec un sourire qu’on ne voit que sur les visages cruels : un sourire presque imperceptible, qui relève les narines, touchant à peine les lèvres et qui ne s’efface pas graduellement mais disparaît tout à coup lorsqu’on n’en a plus que faire :

« J’espère que la femme de votre cher ami M. Gowan trouvera le bonheur dans le contraste qui distingue sa naissance de celle de cette jeune fille et de la mienne, au sein de la haute et brillante fortune qui l’attend. »


  1. À Londres, lorsque le chef d’une famille à prétentions héraldiques vient à mourir, on fait porter un deuil monumental à sa demeure, au moyen d’un écusson noir, en forme de losange, qui, pendant l’espace d’une année, reste accroché sur la façade de la maison. (Note du traducteur.)