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La Petite Dorrit/Tome 1/Chapitre 35

La bibliothèque libre.
Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Librairie Hachette (Livre I - Pauvretép. 399-411).


CHAPITRE XXXV.

Ce qu’il y avait derrière M. Pancks sur la main de la petite Dorrit.


Ce fut à cette époque que M. Pancks, remplissant la promesse qu’il avait faite à Clennam, lui révéla toutes les péripéties de son rôle de bohémien et lui raconta la bonne aventure de la petite Dorrit. Le Doyen était héritier universel d’une vaste propriété longtemps ignorée, que personne n’avait réclamée et dont les revenus s’étaient accumulés. Son titre était clair comme le jour, tous les obstacles étaient renversés, la porte de la geôle allait s’ouvrir, les murs de la prison allaient crouler pour lui, le Doyen n’avait plus qu’à donner quelques signatures pour se trouver tout à coup à la tête d’une très-grande fortune.

Dans les recherches qu’il avait fallu faire pour établir les droits de M. William Dorrit, Pancks avait déployé une sagacité merveilleuse, une patience et une discrétion infatigables.

« Lorsque nous avons traversé Smithfield, côte à côte, dit-il à Clennam, et que je vous ai raconté mes fonctions de collecteur, je ne me doutais guère, monsieur, de ce qui allait arriver. Je ne me doutais guère, monsieur, lorsque je vous ai dit que vous n’aviez rien de commun avec les Clennam de la Cornouailles, que je vous apprendrais un jour ce que c’est que les Dorrit du Dorsetshire. »

Il raconta alors comment ce nom inscrit dans son calepin avait attiré son attention quand il l’avait entendu prononcer ; comment, ayant plus d’une fois découvert que deux noms dont l’orthographe était identique et qui appartenaient au même endroit, n’impliquaient aucune parenté, il n’avait pas d’abord attaché beaucoup d’importance à ce fait, sauf qu’il s’était dit : « Quelle transformation étonnante ce serait dans l’existence de la petite couturière, si on parvenait à prouver que le Doyen a des droits à un si vaste héritage ! Puis Pancks se figurait que ce qui l’avait engagé à pousser plus loin l’affaire, c’est qu’il y avait dans le caractère calme et paisible de la petite couturière quelque chose d’extraordinaire qui intéressait et piquait sa curiosité ; qu’il avait procédé pas à pas avec des précautions infinies, enlevant les obstacles grain à grain, comme la taupe fait son terrier (cette comparaison est de M. Pancks.) Qu’au commencement de ce travail (et pour rendre plus expressive l’image de la taupe, M. Pancks en disant cela ferma les yeux et fit tomber ses cheveux par-devant, pour aider à la cécité de son rôle), des lueurs subites et des espérances imprévues avaient succédé à une soudaine obscurité, et réciproquement. Qu’il avait fait la connaissance de quelques détenus, afin de pouvoir aller et venir dans la prison en qualité de visiteur ; que les premiers renseignements utiles lui avaient été fournis, bien à leur insu, par M. William Dorrit et par son fils, avec qui il n’avait pas eu de peine à se lier, en causant avec eux de la pluie et du beau temps (« mais toujours taupinant dans mon souterrain, voyez-vous, » remarqua M. Pancks) ; puis il avait obtenu d’eux, sans qu’ils se doutassent de rien, divers petits détails concernant l’histoire de la famille, lesquels, comme il avait déjà fait quelques découvertes de son côté, lui en suggérèrent d’autres. Enfin M. Pancks demeura convaincu qu’il avait découvert l’héritier universel d’une grande fortune, et qu’il ne s’agissait plus que de faire les démarches nécessaires pour amener cette découverte à une maturité légale. Sur ce, après avoir exigé de son propriétaire, M. Rugg, un serment solennel de garder le secret, il l’avait admis dans sa taupinière en qualité d’associé. Ils n’avaient employé d’autre commis que John Chivery, dont ils connaissaient le dévouement chevaleresque, et jusqu’à ce jour (où des autorités infaillibles en matière de banque et de droit avaient déclaré que le succès avait couronné les efforts de M. Pancks) les trois conspirateurs n’auraient pas confié leur secret à âme qui vive.

« Comme ça, monsieur, poursuivit Pancks, si toute l’affaire avait croulé au dernier moment, la veille même du soir où je vous ai montré nos documents dans la cour de la prison, voire le jour même, personne que nous n’aurait été cruellement déçu, personne que nous n’y aurait perdu un sou. »

Clennam qui, pendant ce récit, n’avait pas cessé de donner des poignées de main à Pancks, s’écria, avec une surprise que la façon dont on l’avait préparé à cette grande nouvelle diminuait à peine :

« Mon cher monsieur Pancks, cela a dû vous coûter beaucoup d’argent.

— Mais, pas mal, monsieur, répondit Pancks d’un ton de triomphe, une somme assez ronde, quoique nous ayons visé à l’économie depuis le commencement ; les déboursées indispensables nous ont assez embarrassés.

— Embarrassés ! répéta Clennam ; je le crois sans peine. Mais vous avez vaincu toutes les difficultés de cette affaire avec une adresse merveilleuse ! continua-t-il, donnant au remorqueur une nouvelle poignée de main.

— Je vais vous dire comment j’ai fait, poursuivit Pancks, qui, dans son ravissement, redressa tous les épis de sa chevelure rebelle. D’abord, j’ai dépensé tout ce que je possédais ce n’était pas grand’chose.

— J’en suis fâché, dit Clennam ; mais peu importe, puisque vous avez réussi… Qu’avez vous fait ensuite ?

— Ensuite, répliqua Panks, j’ai emprunté à mon propriétaire.

— À M. Casby ? dit Clennam. Ah ! le digne brave homme !

— Quel noble vieillard, hein ? continua M. Pancks, avec une série de reniflements… un généreux gaillard !… plein de confiance !… débordant de philanthropie !… d’une bienveillance inouïe ! Je me suis engagé à lui payer un intérêt de vingt pour cent, monsieur. Nous ne faisons pas d’affaires à moins dans notre boutique. »

Arthur se sentit un peu confus d’avoir, dans son enthousiasme, prononcé un éloge prématuré du patriarche.

« J’ai dit à ce digne… archi-chrétien, reprit M. Pancks, qui parut enchanté de cette épithète descriptive, que j’avais un petit projet en main, un projet qui promettait beaucoup, mais qui exigeait une certaine mise de fonds. Je lui ai proposé de me prêter une somme sur billet : c’est ce qu’il a fait, à vingt pour cent, ayant soin, en bon homme d’affaires, d’ajouter les vingt pour cent au billet, afin qu’ils eussent l’air de faire partie du capital. Si l’entreprise avait manqué, je serais resté son factotum pendant sept ans de plus, et il m’aurait diminué mes gages de moitié, tout en m’obligeant à faire le double de besogne… Mais M. Casby est un véritable patriarche, et ce serait un bonheur de le servir à ces conditions-là… ce serait même un bonheur de le servir pour rien. »

Il eût été impossible à Clennam d’affirmer avec certitude que Pancks ne plaisantait pas en parlant ainsi.

« Lorsque l’argent du patriarche fut épuisé, reprit M. Pancks, et il finit par s’épuiser, bien que je l’aie ménagé comme si c’eût été mon sang, j’avais mis M. Rugg dans la confidence. Je proposai alors d’emprunter de l’argent à M. Rugg, (ou à Mlle Rugg, cela revient au même, elle a gagné quelque chose dans une spéculation devant la cour des plaids communs). Il me l’a prêté à dix pour cent ; et il a encore trouvé que c’était un taux bien élevé. Mais, voyez-vous, M. Rugg a des cheveux rouges, monsieur, et il se les fait couper ras. Et puis la forme de son chapeau n’est pas moins élevée que celle de tout le monde. Et les bords n’en sont pas plus larges que ceux de tout le monde, aussi ce n’est pas un patriarche. Et il ne respire pas plus de bienveillance que la première borne venue.

— Mais, vous, dit Clennam, votre récompense pour toute la peine que vous avez eue, doit être assez belle.

— J’ai bon espoir que je n’aurai pas perdu mes peines, monsieur. Je n’ai pas fait de marché d’avance. C’est un prêté pour un rendu, monsieur Clennam. Vous vous rappelez ? Nous voilà quittes. Les déboursés payés, le temps employé pris en considération, et la note de M. Rugg soldée, mille livres sterling seraient une fortune pour moi. Je laisse cela entre vos mains. Je vous autorise, maintenant, à annoncer cette nouvelle à la famille comme vous le jugerez à propos. Mlle Amy Dorrit doit se trouver chez Mme Finching ce matin. Plus tôt ils le sauront, mieux cela vaudra. On ne saurait le leur apprendre trop tôt. »

Cette conversation avait eu lieu dans la chambre à coucher de Clennam qui n’était pas encore levé. Car M. Pancks avait réveillé toute la maison et y avait pénétré de grand matin ; sans jamais s’asseoir, sans jamais se tenir en place deux secondes de suite, il avait raconté tous ces détails (appuyés par une foule de documents), au chevet d’Arthur. Il dit alors qu’il allait relancer M. Rugg, et dans son agitation, le remorqueur paraissait avoir besoin de faire encore quelques petites courses après. Enfin, rassemblant ses papiers, il descendit l’escalier et s’éloigna à grande vitesse, après avoir échangé avec Clennam, une dernière poignée de main.

Arthur, cela va sans dire, résolut de se rendre à l’instant même chez M. Casby. Il mit tant d’empressement à sortir qu’il se trouva au coin de la rue Patriarcale, près d’une heure avant l’arrivée de la petite Dorrit, mais il ne fut pas fâché d’avoir le temps de faire un tour de promenade paisible pour se calmer.

Lorsqu’il revint dans la rue et souleva le brillant marteau de cuivre, la bonne lui dit que la petite couturière y était. On le conduisit en haut, au salon de Flora. La jeune fille ne s’y trouvait pas, il n’y avait que Flora, qui témoigna la plus vive surprise de le voir.

« Bonté divine, Arthur… Doyce et Clennam, veux-je dire ! s’écria cette dame. Qui se serait jamais attendu à une pareille visite ?… excusez mon peignoir… car vraiment je ne songeais guère à vous voir… et un peignoir de cotonnade fanée encore, ce qui est bien pis… mais ma petite amie est en train de me faire… au fait pourquoi éprouverais-je de l’embarras à parler de cela devant vous ? vous savez bien ce que c’est… une jupe, et, comme je devais l’essayer ce matin après déjeuner, je suis restée en robe de matin… j’y ferais moins attention encore si elle était mieux empesée ! »

— C’est à moi à m’excuser, répondit Arthur, d’une visite si matinale et si brusque ; mais vous me pardonnerez, lorsque vous connaîtrez le motif qui m’amène.

— Du temps de ces jours à jamais envolés, Arthur, répliqua Mme Finching ; pardonnez-moi…. Doyce et Clennam serait beaucoup plus convenable, quoique plus froid… mais voilà que je perds le fil de mon sujet, car vous m’avez fait oublier ce que je voulais vous dire. »

Elle lança une tendre œillade à Clennam et reprit :

« Dans ces jours à jamais envolés, allais-je dire, il eût été bien étrange en vérité qu’Arthur Clennam… Mais Doyce et Clennam, c’est bien différent… se crût obligé de faire des excuses, à quelque heure de la journée qu’il se présentât…, mais ces jours sont passés, et le passé ne saurait revenir excepté, comme le disait ce pauvre M. Finching lorsqu’il était de bonne humeur, les concombres qu’il ne pouvait digérer… »

Flora qui était en train de faire le thé à l’arrivée d’Arthur, termina à la hâte ses préparatifs.

« Papa, reprit-elle tout bas d’un ton plein de mystère, tandis qu’elle abaissait le couvercle de la théière dans laquelle elle venait de verser de l’eau bouillante, est occupé à manger son œuf frais dont il brise la coque absolument comme un pivert, dans la salle à manger d’en bas, tout en lisant le bulletin de la Bourse, et il ne saura pas que vous êtes ici… Quant à notre jeune amie vous savez qu’on peut se fier à elle, quand elle redescendra après avoir découpé son corsage sur la grande table d’en haut. »

Alors Arthur lui dit, aussi brièvement que possible, que c’était leur petite amie qu’il venait voir, puis il confia à Flora ce qu’il avait à dire à leur petite amie. À cette nouvelle renversante, Flora se joignit les mains et se mit à trembler, versant des larmes de sympathie et de joie, comme une bonne fille qu’elle était.

« Au nom du ciel laissez-moi m’esquiver d’abord, dit-elle, se bouchant les oreilles, et se dirigeant vers la porte, sans quoi je vais me trouver mal ou crier à mettre tout le monde aux cent coups, et la chère petite qui ce matin encore a l’air si gentil, si propre, si bon et pourtant si pauvre, et la voilà qui hérite d’une grande fortune… car, c’est bien vrai, n’est-ce pas ?… et elle le mérite bien ! et puis-je annoncer la nouvelle à la tante de M. Finching, Arthur, et non pas Doyce et Clennam, pour cette fois seulement ? cependant, si vous y voyez le moindre inconvénient, je m’en garderai bien ! »

Arthur accorda cette permission par un signe de tête, attendu que Flora continuait à se boucher les oreilles. Flora le remercia de même et s’empressa de quitter la chambre.

On entendait déjà dans l’escalier le pas de la petite Dorrit, et l’instant d’après elle ouvrit la porte. Arthur eut beau chercher à composer sa physionomie, il ne put donner à ses traits une expression assez ordinaire pour que la jeune fille ne laissât pas tomber son ouvrage en s’écriant :

« Monsieur Clennam ! Qu’est-ce qu’il y a donc ?

— Rien, rien. C’est-à-dire rien de mal. Je suis venu vous apporter une nouvelle, mais c’est une bonne nouvelle.

— Une bonne nouvelle ?

— On ne peut plus heureuse ! »

Ils se tenaient près de la croisée et les yeux rayonnants de la jeune fille étaient fixés sur lui. Il passa un bras autour de sa taille, voyant qu’elle était sur le point de perdre connaissance. Elle posa la main sur ce bras, en partie pour s’y appuyer, et en partie pour maintenir leurs positions relatives, afin qu’aucun changement d’attitude de l’un ou de l’autre ne vînt déranger le regard profond qu’elle fixait sur son compagnon. Ses lèvres remuèrent comme pour répéter : « on ne peut plus heureuse ? » Arthur redit tout haut ces paroles :

« Chère petite Dorrit !… votre père… »

Son pâle visage glacé se ranima un peu à ce mot, et fut traversé par quelques faibles lueurs d’expression, mais d’expression douloureuse. Sa respiration était faible et rapide. Son cœur battait très-vite. Clennam aurait resserré son étreinte, mais il vit que le regard de sa compagne le suppliait de la laisser comme elle était.

« Votre père peut être libre avant la fin de cette semaine. Il n’en sait rien encore ; il nous faudra partir tantôt d’ici pour le lui apprendre. Votre père sera libre dans quelques jours… dans quelques heures. Rappelez-vous qu’il faut que nous partions d’ici pour le lui apprendre. »

Ces dernières paroles rappelèrent la petite Dorrit à elle. Ses yeux se fermèrent, mais se rouvrirent aussitôt.

« Ce n’est pas tout… ce n’est pas tout, ma chère petite Dorrit… Faut-il vous dire le reste ? »

Les lèvres de la jeune fille formèrent un oui qu’on entendit à peine.

« Votre père ne sera pas pauvre en devenant libre. Il ne manquera de rien… Faut-il vous en dire davantage ? Rappelez-vous qu’il ne sait rien encore… qu’il nous faudra partir d’ici pour le lui apprendre… »

Elle sembla demander un peu de temps. Il continua à la retenir dans ses bras, et après un moment de silence, il se pencha pour écouter ce qu’elle murmurait.

« M’avez-vous prié de continuer ?

— Oui.

— Votre père sera riche. Il est riche déjà. Il va hériter d’une grosse somme. Vous êtes tous très-riches… Je rends grâces au ciel qui récompense ainsi la plus courageuse, la meilleure des filles. »

Tandis qu’il l’embrassait, elle appuya la tête sur l’épaule et leva le bras vers le col d’Arthur en murmurant « Père ! père ! père !… » puis elle perdit connaissance.

Sur ce, Flora revint lui prodiguer des soins, et voltigeant autour du canapé, entremêlant les bons offices et les phrases incohérentes dans une confusion si vertigineuse qu’il était impossible de deviner si elle pressait la prison de la Maréchaussée d’avaler une cuillerée de dividendes arriérés, qui devaient lui faire beaucoup de bien ; ou si elle félicitait le père de la petite Dorrit d’avoir hérité de cent mille flacons, ou si elle expliquait à la petite Dorrit qu’elle venait de verser soixante-quinze mille gouttes d’eau de lavande sur cinquante mille livres de sucre, et qu’elle suppliait la jeune malade de prendre ce doux stimulant ; ou si elle baignait les tempes de Doyce et Clennam avec du vinaigre, et donnait un peu plus d’air à feu M. Finching.

Un autre courant de confusion vint bientôt offrir son tribut à la rivière principale, à travers la porte entr’ouverte d’une chambre à coucher voisine, où la tante de M. Finching, à en juger d’après l’intonation de sa voix, attendait encore son déjeuner dans une position horizontale, du fond de sa retraite, cette dame inexorable adressait à ses voisins divers sarcasmes laconiques, dès qu’un intervalle de silence lui permettait de se faire entendre, tels que : « Je parie qu’il n’y est pour rien !… Il a beau se faire honneur de cette découverte, elle n’est pas de lui !… Demandez-lui un peu s’il leur aurait jamais donné un sou de son propre argent !… » et autres phrases destinées à enlever à Clennam l’honneur de la découverte, et à assouvir la haine invétérée que la tante de M. Finching avait vouée à cet inoffensif gentleman.

Mais le désir qu’éprouvait la petite Dorrit de rejoindre son père, afin de lui communiquer la joyeuse nouvelle, et de ne pas le laisser un instant de plus dans sa prison, ignorant le bonheur qui lui arrivait, la ranima plus vite que n’aurait pu le faire tous les soins ou tous les médecins du monde…

« Menez-moi auprès de mon cher père ! Je vous en prie, venez lui apprendre cette bonne nouvelle, » furent les premières paroles qu’elle prononça.

Son père ! son père ! Elle ne parlait que de lui, elle ne songeait qu’à lui. Lorsqu’elle s’agenouilla et leva les mains pour rendre grâces au ciel, c’est par amour pour son père qu’elle le remerciait.

Le bon cœur de Flora ne put résister à ce spectacle, et elle versa, au milieu des tasses et des soucoupes, un torrent de larmes et de paroles.

« Je vous assure, dit-elle en sanglotant, que je n’ai jamais eu le cœur aussi déchiré depuis le jour où mon papa et votre maman… pas Doyce et Clennam, pour cette fois seulement… mais donnez donc à la chère petite une tasse de thé, et faites-lui en prendre un peu… Arthur, je vous en prie pas même durant la dernière maladie de M. Finching ; mais celle-là était d’un autre genre, car la goutte n’est pas une indisposition d’enfant, bien qu’elle soit quelque chose de très-pénible pour tout le monde… et M. Finching souffrait le martyre avec sa jambe sur un pliant ; et le commerce du vin, par lui-même est assez inflammatoire, attendu que ceux qui en vendent en boivent tous plus ou moins, comme de raison : ne dirait-on pas un rêve… rien du tout ce matin, et maintenant des mines d’or… mais il faut bien prendre quelque chose, ma chérie, autrement vous n’aurez jamais la force de lui raconter tout… que par petites cuillerées… ne vaudrait-il même pas beaucoup mieux essayer de l’ordonnance de mon médecin… car bien que l’odeur de l’alcool ne soit rien moins qu’agréable, je me force à prendre cette médecine et je m’en trouve bien… Vous aimez mieux n’y pas goûter… moi aussi j’aimerais mieux n’y pas goûter, mais néanmoins c’est un devoir que je remplis envers moi-même… Tout le monde vous félicitera, les uns sincèrement, les autres avec envie, beaucoup du fond du cœur, mais personne plus cordialement que moi (quoique je sache bien que j’ai le défaut de bavarder comme une pie), ainsi que vous le dira Arthur… non pas Doyce et Clennam pour cette fois seulement… Adieu donc, ma chérie, Dieu vous bénisse ! et puissiez-vous être heureuse, et pardonnez-moi cette liberté ; je fais ici le serment que nulle autre couturière ne terminera cette robe, qui restera telle qu’elle est en souvenir de vous, et que j’appellerai la petite Dorrit… bien que ce soit là un nom étrange que je n’ai jamais pu comprendre, et qui, maintenant, restera toujours un mystère pour moi !… »

Ainsi parla la veuve de M. Finching, en faisant ses adieux à sa protégée. La petite Dorrit la remercia et l’embrassa à plusieurs reprises, puis elle sortit de la maison avec Clennam pour monter en voiture et se rendre à la prison de la Maréchaussée.

Ce fut un voyage presque fantastique pour la jeune couturière que ce voyage à travers ces rues misérables, au-dessus desquelles elle se sentait enlevée comme dans une atmosphère de richesse et de grandeur. Lorsque Arthur lui eut dit que bientôt elle voyagerait dans sa propre voiture à travers des scènes bien différentes, oubliant toutes ces épreuves domestiques, la petite Dorrit parut tout effrayée. Mais lorsque Clennam, au lieu de lui parler d’elle-même, lui parla de son père, et lui dit que le Doyen aurait des équipages et que ce serait un grand personnage, des larmes d’une joie et d’un orgueil innocent inondèrent le visage d’Amy. Arthur voyant que tout le bonheur qu’elle pouvait rêver, c’était pour en enrichir son père, ne lui parla plus que du vieillard ; et c’est ainsi qu’ils s’en furent à travers les misérables rues qui avoisinaient la prison, porter la grande nouvelle au Père des détenus.

Lorsque M. Chivery, qui était de garde, les laissa entrer dans la loge, il lut dans l’expression de leurs traits quelque chose qui lui causa une vive surprise. Il resta à les regarder, tandis qu’ils se hâtaient de pénétrer dans la cour, comme s’il se fût aperçu que les deux visiteurs avaient chacun un revenant à leurs trousses. Deux ou trois détenus se retournèrent pour les regarder passer, et ne tardèrent pas à rejoindre M. Chivery pour former sur les marches du greffe un petit groupe qui s’entretint à vois basse, en faisant bientôt circuler le bruit que le Doyen allait enfin reconquérir sa liberté. En moins de cinq minutes cette nouvelle avait pénétré dans la chambre la plus reculée de la prison.

La petite Dorrit ouvrit la porte sans frapper et entra avec Arthur. M. Dorrit, vêtu de sa vieille robe de chambre grise et de sa vieille calotte de velours noir, lisait à la croisée son journal. Il avait son binocle à la main et venait de tourner la tête du côté de la porte, surpris sans doute d’entendre dans l’escalier le pas de sa fille qui ne devait rentrer que dans la soirée ; surpris aussi de la voir revenir en compagnie d’Arthur Clennam. Comme ils entraient, le vieillard fut frappé de l’air étrange qui avait déjà attiré l’attention de M. Chivery et de quelques-uns des détenus. Sans se lever ni parler, il posa son journal et ses lunettes sur la table, puis regarda sa fille, la bouche entr’ouverte ; on voyait trembler ses lèvres. Lorsque Arthur lui tendit la main, il la toucha, mais d’un air moins cérémonieux que d’habitude ; puis il se tourna vers Amy, qui venait de s’asseoir à côté de lui les deux mains sur son épaule et il la regarda avec attention.

« Père ! on m’a rendue si heureuse ce matin !

— On t’a rendue heureuse, ma chère ?

— Oui, père… M. Clennam m’a apporté une si bonne, une si surprenante nouvelle en ce qui vous concerne ! S’il ne m’avait pas, avec sa bonté et sa douceur habituelles, préparée à l’entendre, père… préparée à l’entendre, cher père… je crois que je me serais trouvée mal. »

Elle était très-agitée ; les larmes coulaient le long de ses joues. Le vieillard porta tout à coup la main à son cœur, et regarda Clennam.

« Calmez-vous, monsieur, dit ce dernier, et donnez-vous le temps de réfléchir. Songez aux plus brillants et aux plus heureux accidents de cette vie. Nous avons tous entendu parler de joyeuses surprises. Il peut en arriver encore, monsieur. Elles sont rares, mais il en arrive encore.

— Monsieur Clennam ? Que voulez-vous dire ?… Il en arrive encore ?… Il pourrait y en avoir pour… Il se frappa la poitrine au lieu d’ajouter : moi ?

— Oui, répondit Clennam.

— Quelle surprise, continua le vieillard, la main gauche sur le cœur, et s’arrêtent au milieu de sa phrase pour mettre ses lunettes exactement d’aplomb sur la table ; quelle surprise le sort peut-il me réserver, à moi ?

— Permettez-moi de répondre à votre question en vous en adressant une autre. Dites-moi, monsieur Dorrit, quelle est la surprise la plus inattendue et la plus agréable que vous puissiez espérer ? Ne craignez pas de former un vœu. »

Le Doyen regarda Clennam en face, et, en le regardant, il avait l’air d’un vieillard bien cassé. Le soleil brillait sur le mur au delà de la croisée, et sur les pointes de fer qui en garnissaient le sommet. Il leva lentement la main qui venait de comprimer les battements de son cœur et désigna le mur.

« Il n’existe plus, dit Clennam. Il est tombé ! »

Le vieillard conserva quelque temps la même attitude, les yeux toujours fixés sur le visage d’Arthur.

« Et à la place de ces murs, continua Clennam d’une voix lente et distincte, voyez renaître les moyens de jouir sans restriction de la liberté dont vous avez été si longtemps privé. Monsieur Dorrit, il n’existe plus le moindre doute que d’ici à quelques jours vous soyez libre et riche. Je vous félicite de tout mon cœur de ce changement de fortune, et de l’heureux avenir dans lequel vous pourrez bientôt transporter le trésor que vous avez possédé durant votre séjour ici… la meilleure de toutes les richesses que le ciel ait pu vous accorder ce trésor que vous avez là en ce moment, tout près de vous. »

À ces mots, il serra la main du vieillard ; et la petite Dorrit, le visage appuyé contre celui de son père, le serrant dans ses bras à l’heure de la prospérité, comme durant de longues années d’adversité elle l’avait entouré de son amour dévoué et sincère, laissa éclater sa reconnaissance, son espoir, sa joie, son extase désintéressés.

« Je le verrai comme je ne l’avais pas encore vu. Je le verrai sans ce nuage qui s’élève devant lui. Je le verrai tel que ma pauvre mère l’a vu il y a longtemps. Ô mon cher, cher père… Dieu soit loué ! Dieu soit loué ! »

Il s’abandonna aux baisers et aux caresses de sa fille, mais il ne les lui rendit pas, se contentant de passer un bras autour de sa taille. Il ne prononça pas un mot. Son regard fixe allait de l’un à l’autre, et il commença à trembler comme s’il grelottait. Arthur dit à la petite Dorrit qu’il allait au café chercher une bouteille de vin, et s’y rendit en toute hâte. Tandis que le garçon descendait à la cave, un rassemblement de détenus très-animés lui demanda ce qu’il y avait ; il leur annonça en peu de mots que M. Dorrit avait hérité d’une grande fortune.

Ayant rapporté le vin lui-même, il vit que la petite Dorrit avait fait asseoir le Doyen dans son fauteuil et lui avait ôté sa cravate et dégagé le col. Ils remplirent un grand verre de vin et l’approchèrent des lèvres du vieillard. Lorsqu’il eut bu une ou deux gorgées, il prit le verre dans sa main et le vida. Puis il se rejeta au fond de son fauteuil et se mit à pleurer, le visage caché dans son mouchoir.

Au bout de quelque temps, Clennam pensa qu’il ferait bien de distraire le Doyen du premier saisissement de cette surprise en lui racontant les détails de l’affaire. Il les lui expliqua donc le mieux qu’il put, sans se presser et d’un ton calme, s’appuyant sur la nature des services rendus par Pancks.

« Il sera ah !… il sera noblement récompensé, monsieur, s’écria le Père des détenus, se levant brusquement et se promenant d’un pas agité. Soyez convaincu, monsieur Clennam, que tous ceux qui se sont occupés de cette affaire seront noblement récompensés. Je ne veux laisser à personne, monsieur, le droit de dire que j’aie méconnu ce que je lui dois. J’aurai un plaisir tout particulier à rembourser les… hem !… les avances que vous avez bien voulu me faire, monsieur. Je désire savoir, à votre convenance, ce que vous doit mon fils. »

Il n’avait aucun motif pour se promener dans la chambre, et cependant il ne pouvait tenir en place.

« Personne, continua-t-il, ne sera oublié. Je ne laisserai pas ici un sou de dettes. Tous ceux qui ont… hem !… qui se sont bien conduits envers moi et envers ma famille seront récompensés. Chivery sera récompensé. Le jeune John sera récompensé. J’ai le désir et l’intention, monsieur Clennam, d’agir avec la plus grande munificence.

— Voulez-vous bien me permettre, monsieur Dorrit, dit Arthur, de pourvoir aux éventualités les plus pressées ? J’ai cru devoir apporter une certaine somme à cet effet.

— Merci, monsieur, merci. J’accepte bien volontiers en ce moment un service que ma conscience m’aurait empêché de vous demander il y a une heure. Je vous suis obligé de ce prêt provisoire, mais opportun, bien opportun (sa main se referma sur l’argent qu’il continua à tenir durant sa promenade). Vous serez assez bon, monsieur, pour ajouter cette somme aux avances précédentes dont je parlais tout à l’heure, en ayant soin, s’il vous plaît, de ne pas oublier non plus les avances faites à mon fils… Une simple déclaration verbale du montant me… hem !… me suffira, monsieur. »

À ce moment son regard tomba sur sa fille, et il s’arrêta pour l’embrasser et lui caresser les cheveux.

« Il faudra vous procurer une modiste, ma chérie, afin d’opérer un changement rapide et complet dans votre toilette, qui est extrêmement… simple. Il faudra aussi s’occuper de Maggy, dont la mise, en ce moment, est tout au plus… hem… tout au plus respectable. Et votre sœur, Amy, et votre frère ; et mon frère à moi, votre oncle… pauvre Amy, j’espère que cette nouvelle le tirera de sa torpeur… Il faut les envoyer chercher. Il sera nécessaire d’user de ménagements en leur apprenant notre nouvelle position, mais il n’y a pas une minute à perdre. Nous leur devons et nous nous devons à nous-mêmes, à partir de ce moment, de ne pas souffrir qu’ils… hem !… qu’ils fassent quoi que ce soit ! »

C’est la première fois qu’il laissait entrevoir qu’il savait que sa famille était obligée de travailler pour vivre.

Il continuait à se promener dans la chambre, serrant toujours sa bourse dans sa main nerveuse, lorsque de grands hourrah ! retentirent dans la cour, au-dessous de la croisée.

« La nouvelle s’est déjà répandue, dit Clennam regardant par la fenêtre. Voulez-vous vous montrer à eux, monsieur Dorrit ? Leur joie me paraît sincère et il est évident qu’ils désirent vous voir.

— Je… hem !… j’avoue, ma chère Amy, que j’aurais désiré, répliqua le Doyen se promenant avec une agitation plus fiévreuse qu’auparavant, qu’ils m’eussent laissé le temps de faire un peu de toilette et d’acheter… hem !… une montre et une chaîne. Mais puisqu’il faut me présenter tel que je suis, eh bien ! je ne reculerai pas. Boutonnez le col de ma chemise, ma chère. Monsieur Clennam, seriez-vous assez bon… hem ! pour me passer une cravate bleue que vous trouverez dans ce tiroir, tout près de vous ?… Boutonne mon habit sur la poitrine, ma chérie. Elle paraît plus… hem !… plus large, quand elle est boutonnée. »

D’une main tremblante, il arrangea ses cheveux gris ; puis, prenant Clennam et sa fille pour soutiens, il apparut à la fenêtre flanqué de ces deux aides de camp. Les détenus firent entendre une acclamation très-cordiale, et il leur envoya force baisers avec un geste protecteur et plein d’urbanité. Lorsqu’il se retira de la croisée, il s’écria : « Pauvres diables ! » d’un ton de compassion pour leur condition misérable.

La petite Dorrit était très-désireuse qu’il se reposât un peu afin de calmer son agitation. Lorsque Arthur dit à la jeune fille qu’il allait prévenir Pancks qu’il pouvait se présenter dès que cela lui conviendrait, afin de procéder aux dernières formalités, elle le pria à voix basse de ne pas la quitter que son père ne fût plus calme et n’eût consenti à se reposer, la petite Dorrit n’eut pas besoin de répéter cette prière. Elle arrangea le lit du vieillard et l’engagea à prendre un peu de repos. Pendant une demi-heure au moins il ne voulut rien faire que poursuivre sa promenade, se livrant à un calcul de probabilités pour savoir si le directeur de la prison permettrait ou non aux détenus de se mettre aux croisées de sa résidence officielle (elles donnaient sur la rue), afin de voir partir en équipage leur Doyen et sa famille. « Ce serait là, dit-il, un spectacle qu’ils n’oublieraient pas de longtemps. » Mais peu à peu il commença à se lasser, et il s’étendit enfin sur son lit.

La fidèle petite Dorrit s’assit au chevet de son père, l’éventant avec un journal et lui rafraîchissant le front. Il paraissait déjà assoupi (toujours son argent à la main), lorsqu’il se redressa tout à coup :

« Monsieur Clennam, je vous demande pardon, ne m’avez-vous pas donné à entendre, mon cher monsieur, que je pourrais… hem !… traverser à l’instant même le greffe pour… hem !… aller me promener ?

— Je ne crois pas, monsieur Dorrit, répondit Clennam à contrecœur. Il reste certaines formalités à remplir ; et, quoique votre séjour ici ne soit plus qu’une simple formalité, je crains qu’il ne faille s’y soumettre quelques temps encore. »

En entendant cette réponse, le vieillard se remit à pleurer. « Mais ce n’est plus qu’une affaire de quelques heures, remarqua Clennam d’un ton de gaieté consolante.

— Quelques heures, monsieur ! répliqua le vieillard avec une soudaine colère. Vous en parlez bien à votre aise, monsieur ! Savez-vous combien dure une heure pour un homme qui étouffe faute d’air ? »

Ce fut sa dernière démonstration pour le moment ; car après avoir versé encore quelques larmes et s’être plaint de ne pouvoir respirer dans la prison, il s’endormit peu à peu. Clennam trouva amplement de quoi occuper sa pensée dans cette paisible chambre où il observait le vieillard endormi et la jeune fille veillant à son chevet.

La petite Dorrit avait aussi réfléchi de son côté. Après avoir écarté les cheveux gris de son père et posé ses lèvres sur son front, elle se tourna vers Arthur. Celui-ci s’étant rapproché, elle poursuivit à voix basse le sujet de ses réflexions.

« Monsieur Clennam, est-ce qu’il payera toutes ses dettes avant de sortir d’ici ?

— Oui, assurément, toutes.

— Même celles pour lesquelles il est resté emprisonné toute sa vie et plus encore ?

— Assurément. »

Il y avait dans le regard de la petite Dorrit quelque chose qui annonçait un peu de doute et de défiance ; on voyait qu’elle n’était qu’à demi-satisfaite. Arthur, étonné, lui demanda :

« Vous n’êtes pas fâchée qu’il paye ses dettes ?

— Et vous ?

— Moi ? mais j’en suis enchanté.

— Alors je sais que je ne dois pas en être fâchée.

— Pourquoi le seriez-vous ?

— Il me semble bien dur qu’après avoir perdu tant d’années, qu’après avoir tant souffert, il soit obligé à la fin de payer aussi ses dettes. Il me semble dur de payer d’abord de sa personne, puis de payer encore de sa bourse.

— Ma chère enfant…

— Oui, je sais que j’ai tort, interrompit timidement la petite Dorrit ; ne me jugez pas trop sévèrement pour cela ; c’est une idée qui a grandi avec moi dans la prison. »

La prison, qui gâte tant de choses, n’avait pas réussi à démoraliser plus que cela l’esprit de la petite Dorrit. Cette erreur, engendrée par la compassion que lui inspirait le pauvre détenu, son père, était la première tache que l’atmosphère de la prison eût faite à l’âme pure et innocente de la petite Dorrit : ce fut la première tache que Clennam découvrit en elle, et ce fut aussi la dernière.

Il le pensa, mais il s’abstint de dire une parole de plus à ce sujet. À ses yeux, cette petite tache faisait seulement ressortir la pureté et la bonté de la jeune fille, et les rendait plus éclatantes encore.

Épuisée par ses propres émotions, cédant aussi au pouvoir assoupissant du silence qui régnait dans la chambre, elle cessa peu à peu d’éventer le vieillard et laissa retomber sa tête sur l’oreiller, à côté de celle de son père. Clennam se leva doucement, ouvrit la porte et la referma sans bruit, et quitta la prison, emportant la calme influence de cette scène au milieu des rues turbulentes.