La Petite Fadette (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 02

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II.

Les bessons croissaient à plaisir sans être malades plus que d’autres enfants, et mêmement ils avaient le tempérament si doux et si bien façonné qu’on eût dit qu’ils ne souffraient point de leurs dents ni de leur croit, autant que le reste du petit monde.

Ils étaient blonds et restèrent blonds toute leur vie. Ils avaient tout à fait bonne mine, de grands yeux bleus, les épaules bien avalées, le corps droit et bien planté, plus de taille et de hardiesse que tous ceux de leur âge, et tous les gens des alentours qui passaient par le bourg de la Cosse, s’arrêtaient pour les regarder, pour s’émerveiller de leur retirance, et chacun s’en allait disant : C’est tout de même une jolie paire de gars.

Cela fut cause que, de bonne heure, les bessons s’accoutumèrent à être examinés et questionnés, et à ne point devenir honteux et sots en grandissant. Ils étaient à leur aise avec tout le monde, et, au lieu de se cacher derrière les buissons, comme font les enfants de chez nous quand ils aperçoivent un étranger, ils affrontaient le premier venu, mais toujours très-honnêtement, et répondaient à tout ce qu’on leur demandait, sans baisser la tête et sans se faire prier. Au premier moment, on ne faisait point entre eux de différence et on croyait voir un œuf et un œuf. Mais, quand on les avait observés un quart d’heure, on voyait que Landry était une miette plus grand et plus fort, qu’il avait le cheveu un peu plus épais, le nez plus fort et l’œil plus vif. Il avait aussi le front plus large et l’air plus décidé, et mêmement un signe que son frère avait à la joue droite, il l’avait à la joue gauche et beaucoup plus marqué. Les gens de l’endroit les reconnaissaient donc bien ; mais cependant il leur fallait un petit moment, et, à la tombée de la nuit ou à une petite distance, ils s’y trompaient quasi tous, d’autant plus que les bessons avaient la voix toute pareille, et que, comme ils savaient bien qu’on pouvait les confondre, ils répondaient au nom l’un de l’autre sans se donner la peine de vous avertir de la méprise. Le père Barbeau lui-même s’y embrouillait quelquefois. Il n’y avait, ainsi que la Sagette l’avait annoncé, que la mère qui ne s’y embrouillât jamais, fût-ce à la grande nuit, ou du plus loin qu’elle pouvait les voir venir ou les entendre parler.

En fait, l’un valait l’autre, et si Landry avait une idée de gaieté et de courage de plus que son aîné, Sylvinet était si amiteux et si fin d’esprit qu’on ne pouvait pas l’aimer moins que son cadet. On pensa bien, pendant trois mois, à les empêcher de trop s’accoutumer l’un à l’autre. Trois mois, c’est beaucoup, en campagne, pour observer une chose contre la coutume. Mais, d’un côté, on ne voyait point que cela fit grand effet ; d’autre part, M. le curé avait dit que la mère Sagette était une radoteuse et que ce que le bon Dieu avait mis dans les lois de la nature ne pouvait être défait par les hommes. Si bien qu’on oublia peu à peu tout ce qu’on s’était promis de faire. La première fois qu’on leur ôta leur fourreau pour les conduire à la messe en culottes, ils furent habillés du même drap, car ce fut un jupon de leur mère qui servit pour les deux habillements, et la façon fut la même, le tailleur de la paroisse n’en connaissant point deux.

Quand l’âge leur vint, on remarqua qu’ils avaient le même goût pour la couleur, et quand leur tante Rosette voulut leur faire cadeau à chacun d’une cravate, à la nouvelle année, ils choisirent tous deux la même cravate lilas au mercier colporteur qui promenait sa marchandise de porte en porte sur le dos de son cheval percheron. La tante leur demanda si c’était pour l’idée qu’ils avaient d’être toujours habillés l’un comme l’autre. Mais les bessons n’en cherchaient pas si long ; Sylvinet répondit que c’était la plus jolie couleur et le plus joli dessin de cravate qu’il y eut dans tout le ballot du mercier, et de suite Landry assura que toutes les autres cravates étaient vilaines.

— Et la couleur de mon cheval, dit le marchand en souriant, comment la trouvez-vous ?

— Bien laide, dit Landry. Il ressemble à une vieille pie.

— Tout à fait laide, dit Sylvinet. C’est absolument une pie mal plumée.

— Vous voyez bien, dit le mercier à la tante, d’un air judicieux, que ces enfants-là ont la même vue. Si l’un voit jaune ce qui est rouge, aussitôt l’autre verra rouge ce qui est jaune, et il ne faut pas les contrarier là-dessus, car on dit que quand on veut empêcher les bessons de se considérer comme les deux empreintes d’un même dessin, ils deviennent idiots et ne savent plus du tout ce qu’ils disent. — Le mercier disait cela parce que ses cravates lilas étaient mauvais teint et qu’il avait envie d’en vendre deux à la fois.

Par la suite du temps, tout alla de même, et les bessons furent habillés si pareillement, qu’on avait encore plus souvent lieu de les confondre, et soit par malice d’enfant, soit par la force de cette loi de nature que le curé croyait impossible à défaire, quand l’un avait cassé le bout de son sabot, bien vite l’autre écornait le sien du même pied ; quand l’un déchirait sa veste ou sa casquette, sans tarder, l’autre imitait si bien la déchirure, qu’on aurait dit que le même accident l’avait occasionnée : et puis, mes bessons de rire et de prendre un air sournoisement innocent quand on leur demandait compte de la chose.

Bonheur ou malheur, cette amitié-là augmentait toujours avec l’âge, et le jour où ils surent raisonner un peu, ces enfants se dirent qu’ils ne pouvaient pas s’amuser avec d’autres enfants quand un des deux ne s’y trouvait pas ; et le père ayant essayé d’en garder un toute la journée avec lui, tandis que l’autre restait avec la mère, tous les deux furent si tristes, si pâles et si lâches au travail, qu’on les crut malades. Et puis quand ils se retrouvèrent le soir, ils s’en allèrent tous deux par les chemins, se tenant par la main et ne voulant plus rentrer, tant ils avaient d’aise d’être ensemble, et aussi parce qu’ils boudaient un peu leurs parents de leur avoir fait ce chagrin-là. On n’essaya plus guère de recommencer, car il faut dire que le père et la mère, mêmement les oncles et les tantes, les frères et les sœurs, avaient pour les bessons une amitié qui tournait un peu en faiblesse. Ils en étaient fiers, à force d’en recevoir des compliments, et aussi parce que c’était, de vrai, deux enfants qui n’étaient ni laids, ni sots, ni méchants. De temps en temps, le père Barbeau s’inquiétait bien un peu de ce que deviendrait cette accoutumance d’être toujours ensemble quand ils seraient en âge d’homme, et, se remémorant les paroles de la Sagette, il essayait de les taquiner pour les rendre jaloux l’un de l’autre. S’ils faisaient une petite faute, il tirait les oreilles de Sylvinet par exemple, disant à Landry : Pour cette fois, je te pardonne à toi, parce que tu es ordinairement le plus raisonnable. Mais cela consolait Sylvinet d’avoir chaud aux oreilles, de voir qu’on avait épargné son frère, et Landry pleurait comme si c’était lui qui avait reçu la correction. On tenta aussi de donner, à l’un seulement, quelque chose dont tous deux avaient envie ; mais tout aussitôt, si c’était chose bonne à manger, ils partageaient ; ou si c’était toute autre amusette ou épelette à leur usage, ils le mettaient en commun ou se le donnaient et redonnaient l’un à l’autre, sans distinction du tien et du mien. Faisait-on à l’un un compliment de sa conduite, en ayant l’air de ne pas rendre justice à l’autre, cet autre content et fier de voir encourager et caresser son besson, et se mettait à le flatter et à le caresser aussi. Enfin, c’était peine perdue que de vouloir les diviser d’esprit ou de corps, et comme on n’aime guère à contrarier des enfants qu’on chérit, même quand c’est pour leur bien, on laissa vite aller les choses comme Dieu voulut ; ou bien on se fit de ces petites picoteries un jeu dont les deux bessons n’étaient point dupes. Ils étaient fort malins, et quelquefois, pour qu’on les laissât tranquilles, ils faisaient mine de se disputer et de se battre ; mais ce n’était qu’un amusement de leur part, et ils n’avaient garde, en se roulant l’un sur l’autre, de se faire le moindre mal ; si quelque badaud s’étonnait de les voir en bisbille, ils se cachaient pour rire de lui, et on les entendait babiller et chantonner ensemble comme deux merles dans une branche.

Malgré cette grande ressemblance et cette grande inclination, Dieu, qui n’a rien fait d’absolument pareil dans le ciel et sur la terre, voulut qu’ils eussent un sort bien différent, et c’est alors qu’on vit que c’étaient deux créatures séparées dans l’idée du bon Dieu, et différentes dans leur propre tempérament.

On ne vit la chose qu’à l’essai, et cet essai arriva après qu’ils eurent fait ensemble leur première communion. La famille du père Barbeau augmentait, grâce à ses deux filles aînées qui ne chômaient pas de mettre de beaux enfants au monde. Son fils aîné, Martin, un beau et brave garçon, était au service ; ses gendres travaillaient bien, mais l’ouvrage n’abondait pas toujours. Nous avons eu, dans nos pays, une suite de mauvaises années, tant pour les vimaires du temps que pour les embarras du commerce, qui ont délogé plus d’écus de la poche des gens de campagne qu’elles n’y en ont fait rentrer. Si bien que le père Barbeau n’était pas assez riche pour garder tout son monde avec lui, et il fallait bien songer à mettre ses bessons en condition chez les autres. Le père Caillaud, de la Priche, lui offrit d’en prendre un pour toucher ses bœufs, parce qu’il avait un fort domaine à faire valoir, et que tous ses garçons étaient trop grands ou trop jeunes pour cette besogne-là. La mère Barbeau eut grand’peur et grand chagrin quand son mari lui en parla pour la première fois. On eût dit qu’elle n’avait jamais prévu que la chose dût arriver à ses bessons, et pourtant elle s’en était inquiétée leur vie durant ; mais, comme elle était grandement soumise à son mari, elle ne sut que dire. Le père avait bien du souci aussi pour son compte, et il prépara la chose de loin. D’abord les deux bessons pleurèrent et passèrent trois jours à travers bois et prés, sans qu’on les vît, sauf à l’heure des repas. Ils ne disaient mot à leurs parents, et quand on leur demandait s’ils avaient pensé à se soumettre, ils ne répondaient rien, mais ils raisonnaient beaucoup quand ils étaient ensemble.

Le premier jour ils ne surent que se lamenter tous deux, et se tenir par les bras comme s’ils avaient crainte qu’on ne vint les séparer par force. Mais le père Barbeau ne l’eût point fait. Il avait la sagesse d’un paysan, qui est faite moitié de patience et moitié de confiance dans l’effet du temps. Aussi le lendemain, les bessons voyant qu’on ne les taboulait point, et que l’on comptait que la raison leur viendrait, se trouvèrent-ils plus effrayés de la volonté paternelle qu’ils ne l’eussent été par menaces et châtiments. — Il faudra pourtant bien nous y ranger, dit Landry, et c’est à savoir lequel de nous s’en ira ; car on nous a laissé le choix, et le père Caillaud a dit qu’il ne pouvait pas nous prendre tous les deux.

— Qu’est-ce que ça me fait que je parte ou que je reste, dit Sylvinet, puisqu’il faut que nous nous quittions ? Je ne pense seulement pas à l’affaire d’aller vivre ailleurs ; si j’y allais avec toi, je me désaccoutumerais bien de la maison.

— Ça se dit comme ça, reprit Landry, et pourtant celui qui restera avec nos parents aura plus de consolation et moins d’ennui que celui qui ne verra plus ni son besson, ni son père, ni sa mère, ni son jardin, ni ses bêtes, ni tout ce qui a coutume de lui faire plaisir.

Landry disait cela d’un air assez résolu ; mais Sylvinet se remit à pleurer car il n’avait pas autant de résolution que son frère, et l’idée de tout perdre et de tout quitter à la fois lui fit tant de peine qu’il ne pouvait plus s’arrêter dans ses larmes.

Landry pleurait aussi, mais pas autant, et pas de la même manière ; car il pensait toujours à prendre pour lui le plus gros de la peine, et il voulait voir ce que son frère en pouvait supporter, afin de lui épargner tout le reste. Il connut bien que Sylvinet avait plus peur que lui d’aller habiter un endroit étranger et de se donner à une famille autre que la sienne.

— Tiens, frère, lui dit-il, si nous pouvons nous décider à la séparation, mieux vaut que je m’en aille. Tu sais bien que je suis un peu plus fort que toi et que quand nous sommes malades, ce qui arrive presque toujours en même temps, la fièvre se met plus fort après toi qu’après moi. On dit que nous mourrons peut-être si on nous sépare. Moi je ne crois pas que je mourrai ; mais je ne répondrais pas de toi, et c’est pour cela que j’aime mieux te savoir avec notre mère, qui te consolera et te soignera. De fait, si l’on fait chez nous une différence entre nous deux, ce qui ne paraît guère, je crois bien que c’est toi qui es le plus chéri, et je sais que tu es le plus mignon et le plus amiteux. Reste donc, moi je partirai. Nous ne serons pas loin l’un de l’autre. Les terres du père Caillaud touchent les nôtres, et nous nous verrons tous les jours. Moi j’aime la peine et ça me distraira, et comme je cours mieux que toi, je viendrai plus vite te trouver aussitôt que j’aurai fini ma journée. Toi, n’ayant pas grand’chose à faire, tu viendras en te promenant me voir à mon ouvrage. Je serai bien moins inquiet à ton sujet que si tu étais dehors et moi dedans la maison. Par ainsi, je te demande d’y rester.