La Petite Sœur de Trott/3

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III

UNE BOSSE


Ce n’est pas amusant du tout d’avoir une petite sœur, oh ! mais, pas du tout.

Voilà plusieurs jours que Trott est réinstallé à la maison. Eh bien ! tout va de travers, et rien n’est plus comme autrefois. Le plus ennuyeux de tout, c’est qu’il faut toujours marcher sur la pointe du pied, sans faire de bruit, sans courir, sans crier. Cette petite sœur dort du matin au soir. Maman n’est plus malade dans son lit. Mais elle est toujours étendue sur une chaise longue. On ne peut pas du tout s’amuser avec elle. Et elle est si fatiguée ! Trott avait une jolie chambre à lui, tout près de celle de maman. On l’en a expulsé ; on a mis dedans Lucette et sa grosse nounou. Quant à Trott, on l’a fourré à un autre étage, tout simplement, sans lui demander si ça lui convenait. Et, comme la nouvelle chambre est plus petite, on a laissé presque tous ses joujoux dans le placard de l’ancienne ; et justement, chaque fois qu’il en a envie, Lucette est en train de dormir. Alors, on ne peut pas les lui donner. Ce n’est pas drôle. Autrefois Trott était un grand personnage. Toute la maison tournait autour de lui. Chacun de ses faits et gestes était un événement. Thérèse, la cuisinière, lui donnait des friandises en cachette, et Bertrand, le jardinier, laissait son râteau pour venir lui montrer les nids d’oiseaux. Maintenant Thérèse ne songe qu’à faire des risettes à Lucette, et sitôt que la nounou paraît au jardin, Bertrand est derrière elle. De Trott on ne se soucie plus du tout. Il est pourtant plus gentil que ce petit paquet. La petite sœur n’est plus ni jaune, ni rouge, c’est vrai ; mais elle a toujours la même figure fripée, les mêmes gestes et les mêmes grimaces. Elle ne comprend pas ce qu’on lui dit. Et elle ne sait dire qu’une chose : « Ouin-in. » Quand elle ne dort pas ou qu’elle ne crie pas, elle tête. Elle gonfle ses joues, les vide, les regonfle, les revide. Elle ne songe qu’à ça. C’est une goulue. Et puis elle est très sale. On ne peut pas donner de détails. Elle est très sale, ça suffit. Tandis que Trott, lui, sait parler et courir, il fait la culbute, il dit des fables, et il porte des culottes qu’on n’est pas obligé de lui changer toutes les heures. Est-ce qu’il n’y a pas de quoi vous mettre de mauvaise humeur ?

Mais Trott n’est pas de mauvaise humeur seulement, il est quelque chose de plus. Quoi donc ? Oh ! il n’est pas jaloux de sa petite sœur. Il l’aime bien à sa manière et il a un trop bon cœur, maître Trott. Il voudrait qu’elle fût bien contente et n’a pas l’ombre d’un mauvais sentiment contre elle. Non, Trott n’est pas jaloux. Il est triste ; il est même très triste. Puisque maintenant on ne fait plus attention à lui, c’est que peut-être son papa et sa maman ne l’aiment plus. Maintenant qu’ils ont un enfant neuf, ils ne se soucient plus du vieux. Trott lui-même, dès qu’on lui a donné sa botte de cuirassiers en plomb, a tout à fait délaissé ses turcos, qui n’étaient plus très jolis. Pour les grandes personnes, c’est la même chose, évidemment. Oui, maintenant, on l’oublie tout à fait. Ainsi, l’autre soir, maman et papa discutaient s’il fallait ou non donner de l’eau de chaux à bébé. On a annoncé le dîner. Ils se sont levés et allaient passer dans la salle à manger, laissant Trott dans son coin. Par hasard papa s’est retourné et l’a aperçu : « Hé, nous allions t’oublier ! dépêche-toi. » Oublier ! c’est papa qui l’a dit. On oublie Trott. Deux ou trois larmes sont tombées dans son potage. On n’a rien vu. On discutait de nouveau sur l’eau de chaux.

Une grande peine a envahi le cœur de Trott. On ne l’aime plus du tout. Peut-être un tout petit peu encore, mais pas comme avant. Et quand on a été aimé tout plein, ça n’est pas assez. Trott a le cœur très lourd, un peu comme quand il a mangé trop de tarte aux pommes…

Et aujourd’hui tout est allé plus mal que jamais. Ce matin, Trott prenait sa leçon avec Miss ; et il était un peu grognon. Alors, quoiqu’il soit très poli d’habitude, il lui a dit un mot qui ne l’était pas tout à fait. Et papa, qui entrait, l’a entendu. Trott a été privé de dessert. Il y avait de la crème fouettée !

Après déjeuner, Trott était pressé de se dégourdir les jambes. Il s’est précipité hors de la salle à manger en lançant bien fort la porte derrière lui pour la fermer. La petite sœur s’est réveillée et a hurlé. Maman a dit : « Que ce Trott est insupportable ! »

Ce soir, en rentrant de la promenade, il faisait presque nuit. Alors, surtout quand on a un peu gros cœur, c’est très bon d’être caressé. Trott a voulu aller trouver sa maman, et s’asseoir, comme il fait d’habitude, sur son petit fauteuil, à côté de la chaise longue. Et voilà qu’à sa place il y avait Lucette dans son moïse. Et maman était si occupée à lui faire des mines qu’elle a à peine donné à Trott un petit baiser très leste. Alors Trott a eu très froid dans le cœur et est allé s’asseoir tout seul près de la fenêtre à regarder la nuit descendre lentement sur le jardin.

Puis papa est entré. Il s’est assis près de la petite, a dit à Trott : « Tiens, tu boudes, mon garçon ? » et s’est mis à bavarder avec maman par-dessus le poupon qui tenait son doigt. Et Trott s’est rencogné dans son coin, et sa mélancolie s’est faite plus noire. C’est sûr maintenant, tout à fait sûr, qu’on ne l’aime plus. Autrefois, quand il était méchant, on le grondait un peu, et puis c’était fini ; on l’embrassait plus fort, et c’était presque très bon d’avoir été grondé. Maintenant on le gronde plus sévèrement et on ne le caresse plus du tout. Que faire ? dire qu’autrefois on l’aimait tant, tant, tant ! Et quand il a été malade, c’est comme si on l’avait aimé plus encore. Est-ce que si Trott était malade maintenant, peut-être que…

C’est une idée. On a emporté bébé. Personne ne regarde. Papa et maman parlent à demi-voix. D’un bond Trott est debout sur sa chaise. Il appuie ses deux mains sur le dossier et se donne une bonne poussée. La chaise s’écroule avec un fracas épouvantable, et Trott roule sur le plancher au milieu de la chambre.

Maman pousse un cri perçant. Papa se précipite vers Trott, le relève et se dépêche de regarder son front. Mais maman veut l’avoir à elle ; elle s’empare de lui, le pose sur ses genoux, le dorlote, le caresse, l’appelle son cher petit maladroit. Trott pleure de joie et de douleur : car il a une belle bosse au front.

— Comment as-tu donc fait pour te jeter par terre, mon pauvre bonhomme ?

Trott ne peut pas répondre. Il pleure trop. Enfin, il articule entre deux sanglots :

— Je… je l’ai fait exprès.

Papa et maman se regardent avec stupeur. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Il ne faut jamais mentir. Quoique ce soit difficile, surtout quand on a tant de larmes à écouler, Trott explique. Il a voulu savoir si sa maman et son papa ne l’aimaient plus du tout. Il sait bien qu’on ne peut pas l’aimer, lui qui est vieux, comme sa petite sœur qui est neuve. Mais il croyait qu’on pouvait tout de même l’aimer encore un peu. Il voulait savoir. Alors, maintenant, il est bien content, bien content, quoique… Les cataractes redoublent de violence.

Maman passe un bras autour du cou de Trott et lui tamponne les yeux. Papa lui tient les mains dans les siennes. Ils sourient tous deux, mais avec un sourire particulier, encore plus tendre. Et une musique de paroles très douces vient caresser les oreilles et le cœur de Trott. Et il apprend une nouvelle étonnante. Il paraît qu’on l’aime tout autant qu’avant, et même tout autant que Lucette. Seulement Lucette est toute petite. Elle ne peut rien dire. Elle n’a pas de force. Alors il faut veiller sur elle. Tandis que Trott est un grand garçon. Mais on l’aime tout autant, bien sûr, tout autant. Papa soulève son petit garçon dans ses bras, lui plante un gros baiser sur chaque joue et interroge, le regardant bien en face :

— On est consolé maintenant, mon bonhomme ?

Et Trott répond, les yeux rouges encore et la bouche souriante :

— Oh oui ! mais, tout de même, je suis bien content que je me sois fait une grosse bosse.