La Peur/VIII

La bibliothèque libre.
Bibliothèque-Charpentier
Eugène Fasquelle, Éditeur
(p. 195-276).

LA BOMBE

C’est des mots, tout ça, des mots, et les mots sont faciles à dire ! « La charité chrétienne, la pitié, rendre le bien pour le mal, pardonner les offenses… » On lit ça dans les Évangiles, mais Notre-Seigneur était Dieu, et moi je suis un homme, un homme, vous entendez ? Il y a des choses qu’on ne pardonne jamais parce qu’on ne peut pas, et on ne peut pas parce qu’on est un homme. On dira bien, au confessionnal, qu’on les a effacées, et peut-être même on croira que c’est vrai, pendant une demi-minute, le temps de battre sa coulpe ou de recevoir la communion. Mais quand on rentre dans la vie, au diable la promesse qu’on avait faite à Dieu ! On ne peut pas, et, dès qu’on repense à la chose, elle vous tourne le sang : il n’y a pas de serment qui tienne contre le sang qui tourne !

D’ailleurs, en fait de serments, je n’en avais qu’un dans la conscience : celui de les venger, les deux chères petites victimes, et, si bon chrétien que je sois, je me suis abstenu de faire mes Pâques, afin de n’avoir pas à raconter des secrets que je voulais garder, ou à promettre l’oubli du crime. Vous voyez que je raisonnais ? J’ai toujours raisonné, depuis le commencement jusqu’à la fin, et froidement, ce qui ne refroidissait rien, je vous jure ! Dans notre Espagne, la vengeance est un plat qui reste toujours chaud : on a trop de soleil dans les veines, pour que le cœur se refroidisse. Et maintenant encore, quand j’y repense, quand j’en parle…

Vous ne me connaissez pas, personne ne me connaît ! Qu’est-ce qu’on sait de moi ? Mon nom, Enrique Jarguina, qui me donne, au gré des badauds, un air de sorcier avec une odeur de roussi, comme si mes ancêtres avaient passé par les mains du Grand Inquisiteur, ce qui est bien possible. Quoi encore ? On sait que j’ai appartenu au service de la Sûreté, à Barcelone, et qu’on m’a congédié, pour indiscipline, propos d’anarchiste. Un point, c’est tout ! Dans les journaux, il y a quatre ans, vous avez lu ce que vous appelez mon histoire : le Policier révolutionnaire, — Agent de la Sûreté compromis dans un complot anarchiste. On a imprimé ça en manchettes, et j’ai eu mon heure de célébrité. Faute de preuves, on m’a relâché, mais révoqué, à cause de mes fréquentations. Voilà ce que vous savez, n’est-ce pas, et vous croyez savoir quelque chose ? Je vais vous la dire, moi, la vérité, et elle ne ressemble guère à celle des journaux.

J’étais employé à la Préfecture, c’est vrai : j’y avais même un bel avenir ; mes chefs étaient d’accord pour reconnaître en moi des qualités assez rares, et, quand il fallait pister quelque affaire délicate, qui demandait de la prudence, de l’ingéniosité, de la décision, tout de suite on appelait Jarguina. Vous pouvez consulter mes notes, elles existent encore : « Sujet d’élite, enquêteur exceptionnel, destiné à sortir promptement des emplois subalternes, etc. » Don Alejo Salas y Menezès, qui était alors préfet de la police, a daigné me mander à son cabinet, en trois occasions difficiles, pour causer avec moi d’affaires qui m’étaient confiées : il n’arrive pas à tout le monde, cet honneur-là ! J’en étais fier, d’ailleurs, et je l’avoue, mais je n’avais pas besoin d’une flatterie pour m’encourager à bien faire : j’aimais mon métier, passionnément, par nature, comme le chien de chasse aime la chasse, parce qu’il est né pour elle. Aussi, nul n’a plus rien compris à mon personnage, le jour où l’on découvrit en moi des idées qu’on ne soupçonnait guère, et que, d’ailleurs, je ne me connaissais pas davantage, des idées que j’ai affirmées, pourtant, et que j’exècre, en raison du mal qu’elles m’ont fait, ce qui n’est pas peu dire, je vous prie de le croire ! Vous voyez que mon cas n’est ni simple, ni clair : mes collègues de la Préfecture, et mes chefs avec eux, et les juges aussi, ont perdu leur latin sur cette énigme-là, et j’ai eu du plaisir à les regarder qui pataugeaient : j’en aurais ri de bon cœur, si j’avais été capable de rire dans la circonstance ; mais je n’y songeais guère, eh ! là, non !

Pour comprendre, il aurait fallu, comme toujours, chercher la femme : ils n’y ont pas songé, par bonheur… J’en avais une. Je ne vous raconterai pas ce roman, dont personne ne doit rien connaître. Sachez seulement, et cela vous suffira pour deviner le reste, que la señorita Barbara était de bonne naissance, d’une condition très supérieure à la mienne, que je l’avais enlevée, que nous nous adorions, que sa famille, par orgueil, avait fait le silence sur cette fugue, et que de notre amour une enfant était née.

Barbara et Catalina ! C’était mon univers, à moi, et je ne dirai pas que je les aimais par-dessus tout, puisque je n’aimais qu’elles au monde ! Je suis seul sur la terre, moi, je n’ai ni parents, ni amis, et le foyer que j’avais réussi à bâtir de mes mains, — si lentement, si tendrement, avec ces deux êtres qui ne connaissaient que moi, dont j’étais le refuge unique, l’amour total, — ce mystérieux et cher foyer, c’était ma religion, ma patrie, c’était Dieu et les hommes, toute ma raison d’être ! Ah ! les bons jours, la douce vie, alors ! J’ai eu de l’ambition, dans ce temps-là, parce que j’avais un but, un rêve, celui de m’élever à une situation qui me permît d’épouser Barbara, le front haut, et de la ramener avec sa fille au rang dont je l’avais fait descendre !

En attendant nous cachions notre bonheur qui n’en était pas diminué ; mes fonctions m’obligeaient à la plus grande réserve, car les « faux ménages » sont mal vus à la Préfecture, et mon avancement eut été certes compromis par ce « scandale de vie privée ». D’ailleurs, nous touchions au terme de notre patience : encore trois mois d’attente, et ma nomination allait enfin nous délivrer de ces contraintes. Notre fillette avait six ans.

C’est alors que tout a cassé.

Vous vous rappelez l’épouvantable journée de Barcelone, où trente-quatre personnes furent tuées ou blessées par la bombe qu’un anarchiste lança au passage du roi ? Trente-quatre, c’est le chiffre officiel. Car les statistiques officielles ne comptent que les victimes laissées sur le carreau ; les autres, celles qui saignent en dedans, au lieu de saigner sur la chaussée, on ne s’en occupe pas ; on les plaint, un peu, mais elles n’ont pas droit à l’honneur de figurer dans le total : ceux qui restent, celles qui pleurent, les pauvres survivants qui suivent les cercueils, existences brisées, mais non pas supprimées, c’est là des quantités négligeables, paraît-il ; on pèse la viande, mais l’âme n’a pas de poids, dans la balance administrative. Passons, et, aux trente-quatre victimes, faites-moi la grâce d’ajouter au moins un numéro : le mien.

Car vous vous rappelez aussi, peut-être, que plusieurs cadavres ne furent ni réclamés ni identifiés, et qu’il y avait, parmi eux, une petite fille éventrée, qui se cramponnait aux jupons d’une jeune femme sans tête ? Ceux-là, je ne les oublierai pas, moi, et je les vois toujours, comme je les ai vus, côte à côte dans la boue sanglante. Les tripes d’un cheval faisaient un collier aux épaules de ma fille.

La pauvre mignonne chérie avait voulu voir le cortège des belles voitures, les cavaliers et le roi, « la cavalcade », comme elle disait ; et je l’avais dirigée moi-même, j’avais choisi sa place, la bonne place, au bon endroit, au premier rang, là où la marche devait se ralentir. J’avais fait cela, moi, vous entendez ! On est trop bête, quand on aime ! De mon poste, je pouvais les surveiller, et on était ensemble sans avoir l’air de se connaître ; et on était content, tous les trois. Elle battait des mains, ma fille, et sa petite maman souriait, et je les admirais, de loin, et je les caressais avec des regards. Barbara portait à son chapeau une plume bleu ciel, qui m’aidait à retrouver mon couple dans la foule, quand je l’avais perdu des yeux.

Et tout d’un coup, voilà les chevaux qui arrivent : notre Catalina sautait de joie, par petits bonds, comme on saute à la corde ; sa mère s’inclinait vers elle, pour la contenir : c’est la dernière vision que j’aie eue de mes bien-aimées vivantes. Un tonnerre, un nuage, et puis rien !

J’ai compris tout de suite. J’ai couru. J’avais trop bien compris pour garder un espoir ; mais je courais quand même ; et quand j’ai découvert, dans la fumée, dans la poussière, parmi les tas de choses informes, dans le sang rouge, ma plume bleue ; et quand je les ai vues, là, par terre, toutes les deux, elle et elle, ça été comme une autre bombe qui éclatait en moi, et qui déchiquetait tout ; et je devenais un mort, moi aussi, pour toute ma vie !

Le roi en péril et mon métier à faire, je m’en souciais, vous devinez comme ! J’étais fou. Je me souviens que je me suis jeté sur elles, et que je hurlais. Mais dans le désarroi général, on n’a pas pris garde au mien. Pourtant, le préfet, en passant, me vit ; il crut que je relevais des blessés ; il me cria :

— Pas ça, vous ! Aux maisons ! Cernez les maisons !

Ce mot-là m’a rendu ma tête, en me rappelant au devoir. Pas le devoir professionnel, hein ? Non ! Celui de venger mes mortes, de trouver le bandit qui me les avait tuées, de le leur apporter, à elles, rien qu’à elles, et de le leur saigner en holocauste, pour elles toutes seules ! Mon devoir d’amour et de vengeance, quoi !

Alors… C’est ici qu’il faut bien m’écouter, si vous voulez comprendre. Il y a de grandes minutes, dans la vie, et c’est dans ces minutes-là qu’on reconnaît les hommes : les uns sont démolis par la secousse, et les autres, au contraire, sentent leurs forces exaspérées, décuplées : le talent qu’ils ont devient du génie. Lorsque la bande des nigauds voit tout perdu, et qu’en effet tout est perdu, ceux-là retournent la victoire, d’un coup de doigt, et ils vous gagnent la bataille : c’est des Napoléon, ceux-là ! J’en suis, et je n’en tire pas vanité, allez ! car c’est une espèce de folie qu’on a, une crise dans laquelle on vaut plus que soi-même, et qui ne dure qu’une minute ! Le temps de me redresser et de pivoter sur mes talons, d’un seul coup d’œil au boulevard, j’avais tout vu, tout noté, classé tout, supputé, confronté, réfuté, éliminé des hypothèses, calculé la durée, l’espace ; la trajectoire, et j’étais sûr de mes déductions :

— Ça vient de là !

Une maison, quatre étages ; au second, volets clos, appartement vide : j’étais sûr ! La vérité ne ressemble pas à l’erreur ; elle porte en soi une puissance d’illumination qui éblouit quand on la regarde en face, et que les erreurs ne possèdent jamais, même quand elles sont vraisemblables. C’est un coup de clarté subite, un éclair dans la nuit, une fenêtre qui s’ouvre et se referme : la vision n’a duré qu’une seconde, et, dans cette seconde, il faut avoir tout vu !

Je voyais : l’homme probablement un seul homme, ses combinaisons, ses moyens, ses actes, jusqu’au geste suprême de lancer la bombe. Ici, deux incertitudes : Avait-il suffisamment préparé sa fuite ? A-t-il eu le temps de sortir ? J’étais, tout à l’heure, à cinquante mètres, que j’ai franchis en courant. De plus, j’ai perdu deux minutes, dans la douleur, peut-être trois. Il a deux étages à descendre : prudemment, ou bien à la course ? Selon sa nervosité, et j’ignore. Une chance de le trouver dans l’escalier, dans le couloir, ou hésitant sur le seuil. Vite, vite ! Sans même un regard à mes mortes, — est-ce que le taureau pense à l’étable, quand il fonce sur le picador ? — je me ruais vers la maison et j’étais le taureau qui souffle droit devant lui, mais qu’on n’amusera pas avec des banderilles !

Ah ! la bonne porte ! Personne n’avait l’air d’y songer, à cette porte-là ; les imbéciles allaient aux maisons innocentes, et pas un d’eux ne me suivait ! À moi tout seul, la proie ! J’arrive. Sur le trottoir, sur le seuil ? Pas un de ces passants n’est lui ! Je le reconnaîtrais. A-t-il passé ? En m’engouffrant dans le corridor, en gravissant l’escalier, j’arrangeais mon plan, mon rôle, un beau plan, je vous jure, et ça tournait vite, dans ma caboche ! Ceci, cela, il résulte ceci, je fais cela, bravo ! Après ? Ça, tout de suite ! Et alors ? Un temps d’arrêt, doute rapide : quelle marche suivre, à présent ? Celle-là, sans hésiter, c’est la bonne, je tiens le fil ! Je tiens mon homme, s’il est encore là. Caraco ! quand je te tiendrai, si je peux te tenir, tu seras mon seul bien sur terre, mais je ne te rendrais pas pour tous les trésors de Vigo !

Premier étage, ce n’est pas ici : grimpons ! À mesure que je monte, une espèce de joie me crie que j’ai gagné, et qu’il est toujours là. Je le flaire ? Non, mais un courant télépathique s’établit entre lui et moi : il me sent venir, je le sens vivre. Ce n’est plus, comme tantôt, ma raison qui révèle et démontre la vérité, c’est ma tension nerveuse qui se rapproche d’une autre, ma sphère d’attraction qui entre dans la sienne…

Second étage. J’y suis ! Il y est, nous y sommes ! Sur le palier, deux portes, à droite, à gauche, Nord, Sud, c’est celle-ci ! Sonner, entrer ? Jamais, jamais, jamais ! Mon envie d’enfoncer la porte, l’envie du taureau, on saura la dompter, n’est-ce pas ? Je me dédouble, je suis double : le moi intelligent qui surveille ma brute a pris le taureau par l’oreille, et il l’entraîne, et il lui dit :

— Allons, stupide bête, tiens-toi tranquille, ma bonne bête, et je te la livrerai, ta proie, et tu l’auras à ta merci, pendant des heures, des jours, pour la torturer bien longtemps, beaucoup, beaucoup… Viens par ici, ma bonne bête…

La tempe collée à la porte, j’écoute : ce mur de planches, ce fragile bois peint, c’est trop tentant, et le taureau voudrait se ruer sus !

— Pas ça, te dis-je… Une mêlée, des revolvers, et, si tu t’es trompé dans tes calculs, tu te trouveras tout seul contre plusieurs : vas-tu risquer les hasards d’une lutte, où tu seras peut-être le vaincu, où tes balles s’égareront peut-être dans un autre que lui, et où ta meilleure chance sera de le tuer d’un coup, trop vite… Allons donc, viens par là, ma brute, et je te le remettrai, à la guise, plus tard…

À reculons, en léchant la porte des regards, je m’écartais du seuil, et doucement, avec précaution, sans bruit, lentement, toujours à reculons, je montais les marches de l’étage suivant, pour me cacher par delà le tournant ; avec des sens aiguisés, j’écoutais, discernant et analysant les bruits, ceux de la rue, qui entraient par des fenêtres, ceux de l’appartement, qui venaient vers la porte…

On marche, on vient… On l’a touchée, la porte, de l’autre côté ! On écoute, derrière ! Son oreille est appliquée au bois que mon oreille vient de chauffer. Ah ! comme j’entends, comme je vois ! On va ouvrir ! Sûrement, on va ouvrir avant deux secondes, on ouvre déjà ! On ouvre de la main gauche, et ce n’est pas la main qui a lancé la bombe, mais c’est l’homme ! Je suis plus sûr que jamais. Pourquoi a-t-il tardé tant à partir ? On expliquera cela plus tard, et qu’importe, puisque c’est lui qui vient à moi ! Silence, mon cœur, tu bats trop fort, on va t’entendre aussi…

La porte s’entre-bâille avec prudence, et j’encourage électriquement celui qui n’ose pas encore sortir : « Viens donc… Il n’y a personne… Viens donc… »

Il se décide… Il ouvre. Il se hasarde… Sa tête est déjà dehors. Il est rassuré, maintenant, par l’escalier désert. Je ne veux plus penser à lui, pour qu’il ne perçoive pas mon fluide ! Penser à autre chose, je ne peux pas ! Il s’aventure !… Son pied droit est sur le palier. Je me plaque au mur pour exister moins. Il est sorti ! Je l’ai !

Le taureau est mort, je suis chat ! Mon gibier examine, encore une fois, en bas d’abord, en haut après. Il a dûment constaté que personne n’est dans l’escalier.

— Va donc, crétin !

Il referme la porte derrière lui. Il descend, la main droite sur la rampe, la main qui a lancé ! Je la vois ! Je peux me pencher, à présent, pour mieux voir ! À deux mètres sous moi, la tête où l’idée de mon deuil a germé, la voilà !

D’un regard, j’ai vu tout l’homme, son vêtement, des pieds à la tête, chapeau, veste, pantalon, souliers, je connais tout, moins le gilet ; sous le rebord du chapeau, le bout de son nez pointe, et sa barbe. Je le connais, et je le reconnaîtrais entre cent mille, tel qu’il est vêtu là, du moins. Que j’entrevoie son visage, à présent !

À pas de félin, je descends derrière lui, et il ne m’entend pas… Je descends. Je le gagne en vitesse, car il n’avance qu’avec circonspection, lui : il n’est pas sûr, lui, mais moi, je suis sûr, et je vais vite. Je vais le joindre… Il entre dans la pleine lumière de la fenêtre d’escalier. Qu’il se retourne maintenant !

Pour qu’il se retourne, je tousse.

Il sursaute, pivote, et je vois la face de l’homme que je tuerai, mais dont je vais devenir l’ami, d’abord, pour le tuer à mon aise…

Gestes prévus : tout de suite, il a saisi son revolver dans la poche de sa veste.

— Ami ! Je suis avec vous. Ne craignez rien de moi.

J’ai parlé à voix basse, et, pendant qu’il hésite, j’ajoute, à voix plus basse encore :

— Un coup de feu, on vient, vous êtes pris !… Silence, et je vous sauve ! Sur la tête de mon enfant, je jure que je vais vous tirer d’ici.

Certes, l’accent de ma parole devait être convaincant : jamais je n’ai prêté un serment plus sincère que celui-là ! Pourtant l’homme se méfiait, et j’ignore ce qui serait advenu sans les pas et les cris qui envahirent le corridor, au-dessous de nous.

La fuite en avant est barrée ; en arrière, je coupe la retraite.

— Avec moi, vous passerez. Confiez-vous, ne parlez pas. Laissez-moi marcher le premier.

Cette proposition, qui rend l’escalier libre vers les étages supérieurs, prouve ma bonne foi. Je passe.

— Ne me quittez pas d’une semelle. J’expliquerai plus tard. Venez.

La ruée des agents et des policiers en bourgeois a traversé le couloir et monté vers nous ; les revolvers brillent aux poings. Je crie :

— Eh là, donc ! Attention !

Ils ont reconnu la voix d’un chef.

— C’est moi, Jarguina. Nous gardons l’escalier, mais vous tardez bien à venir, lambins ! Combien êtes-vous ? Six. Parfait. Personne n’est sorti ; la case est suspecte. Trois étages : au second, à droite, appartement inoccupé ; que trois hommes le fouillent. Aux toits, chambres de domestiques, issues : trois hommes, vérifiez et restez-y. Les autres logements, plus tard. Nous deux, à la porte. Venez, vous !

Mes hommes grimpent, et l’assassin commence à comprendre, à me croire, en voyant que j’ai dégagé la route : je descends, il suit.

Je me retourne, et tirant mon écharpe d’une poche, je la lui tends :

— Service central. Prenez ça : laissez paraître un bout hors du gilet.

Je continue ma route : il suit.

Au seuil, deux agents sont en faction.

— Vous êtes là, vous ?… Par bonheur, nous y étions avant. Il me faut deux malins pour perquisitionner au premier : du tact et du coup d’œil, ne rien brusquer, mais ne rien négliger, un ouvrage de choix ! Deux malins ! Vous, et vous. Je garderai la porte avec celui-ci. Trottez !…

Fiers de ma confiance, ils se jettent dans le couloir ; je reste seul avec l’homme ; de l’épaule, je l’accule au cadre de la porte, et, sans le regarder, je parle :

— Vite ! Écoutez, répondez, sans mentir, sur votre vie ! Un : je vous ai mis hors la maison. Deux : je vais vous mettre hors les barrages. Trois : un asile. L’avez-vous ?

— Non.

— M’en doutais : je connais nos frères et pas vous. Étranger ?

— Oui.

— Des amis, ici ?

— Non.

— Mensonge. Vous vous méfiez de moi, quand je vous sauve. N’importe : j’approuve discrétion. Vous cacherai chez moi, aujourd’hui : on ne vous y cherchera pas. Partirez demain, cette nuit, quand vous voudrez. Pour l’instant, filons. Suivez-moi, de très près. De l’assurance, hein ?

— Je n’ai peur de rien.

Un coup de colère me tord à ce mot-là, et ma colère hurle en silence : « Bourreau de ma vie, je te l’apprendrai, la peur, moi, je te l’apprendrai ! »

Pour qu’il n’entende pas mes yeux, je les ai détournés de lui, et j’occupe mon regard avec les monceaux de cadavres et de débris : le chapeau bleu est toujours à sa place, près de Barbara et de notre Catalina…

— Plus tard, chéries, attendez-moi… Vous voyez : je travaille pour vous.

Je ferme les paupières, pour faire la nuit au fond de moi, et y remettre l’ordre, le calme : car la nuit exaspère les névropathes, mais elle rassérène les sages. Dans mes ténèbres, peu à peu, je redeviens mon maître, avec toutes mes armes retrempées dans l’amour, plus sûr que jamais de ma force et de ma victoire. Je rouvre les yeux. Je suis moi !

Je hèle deux agents :

— Remplacez-nous ici. J’ai à faire. La consigne : que personne ne sorte avant de nouveaux ordres. Vous, en route !

Je m’avance au milieu de la chaussée, que cernent des cordons de troupes. Mon homme me suit ; je l’observe : il fait assez crâne figure et tient le front haut, quoique pâle, d’une pâleur qui ne doit pas lui être ordinaire ; il marche d’un pas décidé parmi ses victimes qu’on ramasse et qu’il n’a pas l’air de voir : son regard vague se promène à hauteur de têtes, au loin, vers les soldats qui nous encerclent. Il est dans une nasse, et je n’ai qu’un signe à faire pour qu’on l’empoigne ; si je le tire d’ici, il ne doutera plus de moi, j’espère ?

— Un peu plus d’écharpe visible, un centimètre. Et attention !

Je me dirige vers le groupe des officiers municipaux, il suit.

Je salue en passant, il salue, et l’on répond à notre coup de chapeau ; échange de civilités entre la police et l’assassin qu’elle cherche ! J’en rirais bien, mais je suis trop ému d’angoisse : que seulement un importun, le premier venu, s’étonne, dévisage, interroge, et voilà ma proie qui m’échappe, on me la prend ! J’en ai tout aussi peur que l’homme, et peut-être davantage !

Nous piquons droit sur le cordon des troupes. Au sergent, je jette :

— Urgence !

Je prends mon bandit par l’épaule, et je le pousse devant moi. Tandis que le sergent réfléchit, nous sommes hors le cercle, et déjà à trois pas.

— Ouf !

Un fiacre est là ; je l’ouvre :

— Service de la Préfecture ! Cinq minutes de course, et je vous ramène ici.

Je donne mon adresse, et nous voilà roulant… À côté de lui, dans une boîte qui roule, enfermés tous les deux, ensemble, sauvés, et je l’ai maintenant : il est à moi, à moi, à elles ! Il ne nous échappera plus, on ne me le prendra pas ! Ah ! que je vais donc bien le faire mourir, et comme elle sera longue, la vengeance !

Je le regarde en face, et mon visage doit vraiment exprimer une joie intense.

— Eh bien ! Doutez-vous de moi toujours ?

— Tu es un frère ?

J’avais oublié le tutoiement. On ne pense pas à tout. Je réponds :

— Qu’est-ce qu’il te faut de plus, pour prouver que j’en suis ? Songe à ce que je risque en te tirant de là, et en te cachant. Je travaille à la police : chacun gagne son pain comme il peut, et tu vois comment je les aide. Rends-moi mon écharpe.

Il daigne sourire, et, en me restituant mon insigne, il demande avec suffisance :

— Alors, j’ai fait du bon ?

Il parle avec un accent étranger : je le croirais de France, s’il était plus loquace. Il ajoute :

— Je n’ai rien pu voir, de là-haut. Le roi ?

— Manqué. Mais des morts, des blessés !…

— Tant pis pour eux : ils ne m’intéressent nullement.

— Pas ça ! Ne répète pas ça !

— Je peux bien dire que je m’en bats l’œil, des crevaisons ! Tu as l’air de rager ?

— Moi ?… Oui, au fait, oui, je rage… parce que, tu comprends, le roi est manqué… Alors, ça me…

— Te trouble pas : on repiquera.

— Pour le moment, décidons. Le temps presse. Voilà : je te laisse chez moi, je t’y enferme, je regagne mon poste, et tu m’attends jusqu’au soir ; ça va ?

— Tu m’enfermes ?

— Il faut bien, puisque je ferme toujours. Je dois faire comme toujours, n’est-ce pas ? C’est indispensable, pour ne pas attirer l’attention. Tu as confiance en moi, voyons ?

— Nomme les frères.

Je ne m’attendais pas à cette sommation. Je cite, en hésitant, quelques anarchistes connus, et tandis que j’en cherche les noms, il remarque mon incertitude et scrute le fond de mes yeux. C’est lui le policier, maintenant, il me guette, il me traque, il prend avantage, je le sens, je doute de moi : l’homme qui doute de lui-même est vaincu par avance. Vous êtes-vous battu en duel ? Celui-là sera le vainqueur, sûrement, qui veut l’être et qui ne doute pas de l’être. Mais vingt secondes, deux secondes de trouble, dans l’œil ou dans l’âme, pour compromettre une victoire, ça suffit ! Je les ai eues, et maudites soient-elles ! D’un coup, tout vient de crouler, le bénéfice des manœuvres savantes, les preuves de mon dévouement : rien n’en subsiste plus, parce que j’ai hésité, et les méfiances de l’autre se réveillent. Sa main bouge dans la poche du revolver ; je feins de n’en rien voir.

— Explique, dit-il. Comment m’as-tu découvert ?

Cette fois, je me suis reconquis : je fais front, je fonce à la charge, je lui plante mon regard dans les prunelles, et je le cloue avec cinq mots :

— Depuis ce matin, je savais.

Tant je veux être cru, qu’il me croit ! Et tout de suite, pour l’occuper, je continue :

— Je le rêvais, ce coup-là, un coup admirable, mais je n’ai su que le projeter, et tu as su l’exécuter.

Il sourit. Je l’ai regagné ! On en fait ce qu’on veut, de ces gars-là, si on flatte leur maladie, le mal d’orgueil, qu’ils ont jusqu’à en devenir fous et à se constituer bourreaux. Des naturalistes prétendent que les tigres sont cabotins. Bien vite, j’appuie sur la chanterelle :

— Oui, mon vieux, un trait de génie, que tu as eu là, tout simplement ! Je m’y connais et j’en ai vu. On n’en trouverait guère, tu sais, pour combiner la chose comme toi et moi, ni surtout pour l’exécuter comme toi.

Il fait une moue de modestie ; pour agiter sa main par-dessus son épaule, dans un geste de négligence, il a lâché le revolver. Amusons sa vanité, amusons-la.

— Tout de même, vois-tu ? il y a un point qui cloche, et, là, je comprends mal. Pourquoi as-tu tardé à sortir de la maison ? Je n’espérais plus guère t’y trouver.

— Un accident… lorsque j’ai refermé le volet… D’abord, il faut te dire que je mourais de soif…

Il me conte une histoire, longue, embrouillée, que je n’écoute même pas. Il ment. La vérité est qu’il a eu peur, mais il ne veut pas en convenir, et cherche des excuses ; pendant qu’il travaille à inventer, il oublie de se méfier : l’alerte est passée ! Je l’embarrasse de questions ; il se débat, il patauge ; il voit que je souris, et il s’inquiète, mais pour sa dignité.

— Tu rigoles ?

— Oui… Elle est louche, ton histoire, et je me demande… j’imagine…

— Quoi ?

— Une idée… Tu as eu le trac, hein ?

— Moi !

— Oh ! tu peux avouer, entre nous.

Il est rouge, de honte ou de colère ; il ne songe plus du tout à sa sécurité ; il n’aspire qu’à sauver la face, et ses facultés se concentrent dans l’effort de prouver qu’il est inaccessible à la crainte. Cause, mon bonhomme… Tu as eu peur, c’est par lâcheté que tu n’osais pas sortir ! Cause… C’est par la peur que je les vengerai ! Elles sont là-bas qui m’attendent, qui saignent… Vraiment, tu es couard ? Je t’en réserve, de la peur !

Le fiacre roule. Nous arrivons.

— C’est ici. Attends que j’aie ouvert.

Je saute, j’ouvre la porte ; un signe, et il arrive.

— Passe, monte. Vite ! Deux étages.

Je referme, nous gravissons l’escalier. Nous entrons chez moi. Je l’ai ! Alors, je lui parle d’une voix très douce, très tendre, fraternelle :

— Maintenant, vieux, installe-toi. Je te laisse, je retourne. Ne te montre pas aux fenêtres. Tu es chez toi, fume, lis. Et, ce soir, nous aviserons ensemble, gentiment, tous les deux, ce soir…

— Tu persistes à m’enfermer ?

— Indispensable. J’ai l’habitude, je t’ai dit : il ne faut pas éveiller l’attention des voisins… Et puis, je ne te connais pas, en somme…

J’accumule les bonnes et les mauvaises raisons ; mais, pendant que je plaide, ne s’avise-t-il pas, pour avoir une contenance, de prendre sur ma cheminée la photographie de Barbara et de Calalina, qu’il contemple ?

— Pas ça !

Je bondis en hurlant, et je lui arrache le cadre de cuivre, qui écorche ses doigts. Il recule ; nous sommes face à face, pour la seconde fois, en bataille ; je dois être aussi blême que lui. Mais je me dompte :

— Excuse-moi. Je suis très jaloux.

— Même brutal. Elle est gentille.

— Tais-toi ! Ne me pousse pas !… D’abord, tu ne peux pas comprendre ce que tu faisais là ; elles sont mortes… Je t’expliquerai plus tard, et tout au long ; ce sera très long, mais ça t’intéressera, je te promets.

Il répond avec indifférence :

— Ah ?

Et moi, pour ne pas les laisser avec leur assassin, dans cette chambre, je les prends sur mon cœur ; je les emporte ; nous reviendrons tous trois, ce soir.

— À ce soir !

— Tu persistes à m’enfermer ?

— Non, si ça te tracasse… Voilà une double clef, mais, je t’en conjure, ne bouge pas d’ici, où tu es en sûreté. À ce soir.

La clef que je lui donne calme ses méfiances nouvelles : il ne sait pas que ma porte est munie d’une serrure de sûreté, et je m’esquive avant qu’il s’en aperçoive. Je le boucle.

Je retourne vers elles, pour les revoir, les ensevelir de mes mains, leur dire adieu, leur promettre de les venger. Je ramasserai la plume bleue.

Je vous abrège le récit de ces heures atroces. Sachez seulement que j’ai pu trouver et reconnaître la tête de ma Barbara, pas tout entière, et la lui rendre ; de mes mains, la mère et la fille, je les ai mises en bière. Il était nuit, quand je pus retourner chez moi. J’avais la plume bleue.

J’arrive. J’ouvre les deux serrures.

— Parfait ! Rien n’a bougé. À nous deux, maintenant…

J’entre, je sens la fraîcheur de l’air : dans la seconde pièce, une fenêtre était ouverte.

— Il a filé !

Je me précipite, je me penche sur l’appui : mes draps pendent jusqu’au sol de la cour. Par le jardinet de la maison voisine, il a gagné la ruelle : c’est clair ! Ah ! la rage de cette minute, contre moi, contre ma sottise ! Les vaincus ont tort, je ne me pardonne pas ! Je sais mes fautes, c’est par mes fautes que la vengeance me glisse entre les doigts ! Mais je réparerai, j’expierai, et peu m’importe ce qu’il en coûtera ! Je retrouverai l’homme !

— Je vous jure, chéries, que je vous le rendrai !

Devant le portrait des deux mortes, j’ai prêté le serment solennel : je me suis mis à genoux, et, du fond de mon cœur, je leur ai demandé pardon, en les priant d’intercéder dans le ciel, auprès de la Vierge et des Saints, pour que la bonté divine vînt au secours de ma détresse et me fit retrouver leur bourreau.

Amen.

Je me signe. Je me relève. Je suis calme.

Je vais à la fenêtre retirer les draps qui pendent. La nuit est bleue : des astres scintillent, mes deux mortes sont là ; mon regard vrille des trous dans l’infini. Pour travailler avec elles deux, pour qu’elles m’aident, je traîne un fauteuil devant la fenêtre, et, sous les étoiles, je combine une chasse à l’homme. Mon plan s’élabore : je vois ; le ciel m’éclaire.

— Il s’est sauvé par méfiance, je le ramènerai par la confiance ; j’avais donné des gages que j’ai rendus suspects, j’en donnerai de nouveaux qui seront incontestables ; j’ai dit faussement que j’étais des leurs, j’en serai, et les autres me guideront vers celui que je cherche.

Voilà comment je suis devenu anarchiste.

Dès le lendemain, je me mettais à l’œuvre. Quelques propos subversifs, tenus en présence de mes collègues ou de mes subalternes, furent bien vite rapportés aux grands chefs : on me cuisina. Des brochures trouvées chez moi, des absences injustifiées, des alibis que je donnais maladroitement et dont l’inexactitude était découverte sans peine, m’eurent bientôt compromis davantage. On me révoqua. À mon gré, c’était trop peu, comme vous pensez. Je fis tapage de protestations, avec des phrases sur la liberté de conscience, des menaces de révélations sur les menées de la police, un terrible discours lancé du haut de la scène, dans l’entracte d’un café-concert : on m’arrêta. Bravo !

J’avouai tout. Mais ce policier inconnu, en compagnie duquel on m’avait vu le jour de l’attentat, n’était-ce pas le coupable ? N’étais-je pas le complice ?… Là, je niai avec véhémence, arguant de ma bonne foi, ayant cru, comme tout le monde, aux insignes que cet étranger nous exhibait :

— J’ai mes idées en politique, soit, mais je connais mes devoirs et je les ai toujours remplis avec exactitude : je défie qui que ce soit d’affirmer le contraire ; je suis un honnête homme, et si j’ai été, pour une fois, dupé comme vous, aussi bête que vous, qu’avez-vous à me reprocher ?

Mon nom devenait scandaleux et mon portrait parut dans les journaux. Seul, le cocher qui nous avait véhiculés pouvait déposer contre moi : faute d’idée ou de courage, il ne broncha point. J’en fus quitte pour six mois de prison : la belle affaire ! Quand on me relâcha, j’étais sans métier, sans argent, et j’avais peine à vivre, mais j’approchais du but : les frères m’accueillirent.

Dans les cénacles de l’anarchie, je jouais le martyr, le héros ; pour manger, je vendis mes meubles ; une légende m’auréolait ; ma gloire avait gagné Londres, Genève, Turin. D’ailleurs, elle seule progressait ; tous mes efforts pour retrouver la piste de l’homme, ou un indice quelconque sur son passage à Barcelone, furent longtemps sans résultat. On ne savait rien, personne ne connaissait cet étranger survenu, disparu, et le prestige de son habileté se reportait sur moi, qui l’avais aidé, sans nul doute ; on me questionnait, je niais, mais avec des réticences, des sourires, et ma discrétion passait pour admirable, comme ma prudence.

On m’admira bien plus encore, le jour où nous vint, en mystérieuse ambassade, un Frère chargé par un Frère de me dire solennellement « merci », en présence des Frères. Vous la devinez, l’ivresse de cette minute ? Ma proie revenait à moi, d’elle-même !

Je vous abrège le compte rendu des beaux gestes et des belles paroles qui me désignaient à la gratitude de tous. L’émissaire m’étreignit les mains. J’eus fort peu de mal à faire démontrer par un orateur que mon séjour à Barcelone serait un acte de courage inutile, dangereux même ; séance tenante, on me vota des subsides, des fonds de voyage : on m’envoyait vers Lui !

Vers lui ?… Non, pas encore, mais avec son ami, avec un guide !

Tout de suite, j’entrevis l’énorme bénéfice que je pourrais tirer de ce Diego Blasquez ; il était stupide à souhait, pompeux et utopiste, à moitié sot, à moitié fou, un tendre et formidable halluciné qui pratiquait les sports et la chimie, jouait de la flûte, voyageait, recueillait les chiens malades et composait des bombes, incapable d’écraser une mouche et tout prêt à dynamiter une ville : quelque maladie secrète ou quelque hérédité, sur le coup de la quarantaine, lui avait déséquilibré la tête.

Il habitait ordinairement Gérone, sa ville natale : il m’y emmena tout d’abord, et je ne résistai point, décidé à subir tous ses caprices, pour le conduire insensiblement à l’exécution de mes volontés.

J’eus la surprise de le voir installé dans une superbe et antique maison qu’il tenait de ses ancêtres : c’était une manière de château citadin, ou peut-être un ancien couvent juché au flanc de la ville ; en arrière des bâtiments, un jardin sauvage, sans culture aucune, ressemblait à une forêt vierge, et il me plut par son aspect sinistre : car je réexaminais plus les choses qu’au seul point de vue de ma vengeance, comme des ressources qui me seraient ou non utilisables. La demeure de Blasquez se révéla riche en promesses : il y vivait dans une sorte de réclusion, avec une vieille servante, idiote et presque sourde ; il ne sortait que fort peu dans la ville, et passait la majeure partie de ses journées dans des caves dont il était fier, parce qu’il les tenait pour un asile inviolable.

Il m’y emmena : imaginez une enfilade de cryptes, une cité souterraine qui s’étalait en dédale de chambres communicantes, des voûtes décorées de nervures, des colonnes engagées avec leurs chapiteaux, des ogives sous lesquelles on passait d’une salle dans l’autre, des portes en chêne massif armées de pentures en fer ; par centaines, des radicelles pendaient d’entre les pierres comme des serpents accrochés au plafond, et nous léchaient les joues de leurs petites langues froides.

Blasquez riait.

— Tu vois, nous sommes sous le jardin : les racines essaient de rejoindre la terre ; ça ne te fait pas pitié, ces pauvres racines ?

— Si, si.

L’air était opaque, l’obscurité gluante ; les pierres pourrissaient au mur ; la flamme de nos lanternes souffrait. Diego jouissait de mon étonnement :

— Curieux, hein ?

— Admirable ! Un prisonnier qu’on tiendrait ici, on le tiendrait bien.

— Tu peux le dire, mais tu n’as pas vu la merveille !

— Vraiment ?

— Mon laboratoire… Viens.

Il fit jouer les puissantes serrures d’une porte : au grincement des pennes, le cœur me sautait de joie.

— Ceci, c’est l’antichambre, tu comprends ? pour m’isoler mieux.

— Oui.

— Prends garde : il y a huit marches à descendre. Ça glisse.

Ce vestibule ne mesurait guère que quatre mètres de large ; dans le mur qui nous faisait face, Blasquez ouvrit sa dernière porte : une pièce immense apparut.

— Voilà mon antre !

Sur des étagères, un arsenal de chimiste brillait, métal et verrerie ; trois tables chargées d’appareils, deux tabourets, deux chaises, un lit de sangle composaient le mobilier de l’« antre » ; un fatras de bibelots et de brochures encombrait les coins ; le sol était dallé, et l’industrieux propriétaire me fit admirer la combinaison de deux bouches ouvertes, l’une à ras de terre et l’autre au sommet du plafond, pour le renouvellement de l’air, qu’en effet je trouvais parfaitement respirable ; sur bien d’autres beautés encore, il attira mon attention, et sur la sécurité de cette retraite, sur le silence de son éloignement. Je ne l’écoutais guère, ayant, du premier coup d’œil, perçu ces avantages que j’exploitais par anticipation.

— C’est ici que je l’amènerai !

Je humais l’air de cette cave ; j’y respirais ma vengeance déjà présente. Blasquez parlait toujours ; son bavardage me berçait et m’aidait à penser. Il riait en parlant. Je riais avec lui. Il se frottait les mains, et, ravi de mon enthousiasme visible, il me battait l’épaule à grands coups de sa main stupide, en criant :

— Hein ? Chouette, hein ? On peut crier, ici, tu peux crier. Oh ! ooh ! ooh !

Il hurlait, et sa voix, répercutée par les murs, grondait dans ma poitrine comme dans un tambour.

— Crier tant qu’on veut ! Personne n’entendra. Hein ? Ils en avaient des inventions, les moines d’autrefois, et les seigneurs, pour torturer à l’aise le prolétariat de l’humanité souffrante dans les fers de son esclavage !

— Parfaitement.

— Mais l’heure est venue ! Les cachots de la tyrannie abhorrée sont aujourd’hui les refuges où s’élabore la germination des revanches sociales, et le grain couve dans les entrailles de la terre ! C’est symbolique, ça ? Et tu le vois, le grain ?

Il m’indiquait, en s’esclaffant, les boîtes destinées à devenir des bombes, et je les regardais avec tendresse, je palpais les bons murs, je les carressais, en leur disant merci.

— Tu as l’air de caresser un cheval pour le faire sauter…

— Pour le faire sauter, tu dis bien.

Il se tordait de rire. Ma nervosité exubérante s’affolait au contact du fou : il fallut nous asseoir, tant on riait.

— Tu es épaté, mon Jarguina ?

— Tellement que je veux…

— Quoi donc ?

— T’embrasser.

En le serrant entre mes bras, j’avais l’illusion d’étreindre son domaine et d’en prendre possession.

— Ici !

L’idée qui venait de naître se dégageait du rêve, et dans mon esprit elle précisait ses lignes à mesure que, dans mon œil, le décor précisait ses détails. Ma fièvre était telle que je ne me tins plus de poser une question, toujours évitée jusqu’alors :

— Il connaît cet endroit ? Lui, mon ami… de Barcelone… que j’ai sauvé.

— Émile ?

— Je ne sais même pas son nom.

— Émile, dit La Ballade. S’il connaît le laboratoire ?… Ah ! là, oui, il le connaît ! Nous y avons passé des journées, à préparer les bombes. Celle dont tu parles, nous l’avons faite ici. Oui, mon vieux, ici !

— Ensemble ?

— De ces mains que tu vois, oui, mon vieux. Parce que lui, tu comprends, c’est un brave garçon, mais il n’entend rien à la chimie, oh ! là, non !

Il riait encore, et il me présentait ses mains glorieuses. J’eus un invincible frisson en contemplant ces paumes, ces doigts qui avaient façonné la mort de Barbara et de Catalina ; malgré moi, je relevai les yeux vers les yeux de ce complice qui venait de prononcer sa condamnation, et qui, devant mes prunelles, recula d’épouvante.

Eh là ! Vais-je recommencer les sottises, et faire peur à mon gibier ? Tout de suite, je repris mon air de bon enfant, et je me jetai sur la couchette, avec une cabriole.

— On peut fumer, ici ?

— Et boire ! C’est le cercle de l’Humanité-Souffrante.

Pour me prouver que rien ne manquait au confort de son antre, il prit une bouteille, deux verres, une cruche, et nous prépara des absinthes.

— Hein, mon Jarguina, qu’est-ce que tu en dis ?

Je ne disais rien : je fumais, couché sur le dos, et pendant que l’infatigable Blasquez chantait les louanges de la chimie moderne et du repaire modèle, je regardais monter en torsades les fumées de ma cigarette, et je combinais l’avenir.

Depuis trois semaines bientôt, je vivais à Gérone, et je m’y serais ennuyé fort, en compagnie de ce niquedouille, si je n’avais pris à tâche de le travailler minutieusement, de le confesser, de m’instruire : tour à tour, et sans jamais avoir l’air d’attacher aucune importance à quoi que ce fut, j’obtenais de lui tous les renseignements qui m’étaient nécessaires, sur l’assassin, sa résidence actuelle, ses habitudes, ses goûts : Émile, dit Ballade (on ne lui connaissait pas d’autre nom dans le monde de l’anarchie internationale), était bien d’origine française, mais citoyen de toutes les capitales : il se déplaçait sans cesse, évidemment par prudence, et probablement aussi par un besoin inné d’agitation ; peut-être même éprouvait-il une volupté spéciale à passer les frontières, par protestation contre l’idée de patrie. Ne souriez point, vous qui n’avez pas étudié, de tout près, la dose d’enfantillage qui se mêle à la furie de ces théoriciens, portés tout naturellement à déséquilibrer le monde, parce que leur intellect est déséquilibré…

Passons ; l’examen de ces mobiles relève de la neurologie et n’est pas mon affaire. L’unique affaire était de réunir les deux complices, sous ma main, dans ma main, et j’apprêtais doucement la venue de cette heure promise, je la rendais nécessaire, inévitable, et je la sentais prochaine : doucement, avec des mots qui semblaient tomber par hasard, je semais dans la pauvre tête de Blasquez le germe des idées qu’il devait faire siennes, des envies qu’il devait concevoir, des projets qu’il devait émettre ; je voulais que toute initiative émanât de lui seul, et qu’il me conduisît, et qu’il crût me conduire, là où j’avais délibéré qu’il me guidât ; je ne me permettais d’autre rôle apparent que celui d’une obéissance passive, indifférente à tout, et prête à tout, par lassitude de mon inaction. Mon ennui même m’était utile, car j’en donnais la contagion.

— Blasquez, on s’amuse peu, chez toi.

— C’est vrai, qu’on ne rigole guère…

Cet aveu le faisait rire aux éclats, et préparait notre départ, puisque j’avais décidé de partir à la recherche de l’absent.

Ah, que le crâne démon Blasquez était bon terrain de culture, et comme les semailles y levaient bien ! Par vanité, il avait la prétention d’être organisateur, et, par névropathie, il jouissait de nuits blanches, dans la blancheur desquelles il voyait rouge, combinant des aventures de feuilleton, des complots à la Rocambole, des révolutions puériles et sanglantes ; je lui en suggérais, et, pendant des heures, sa fièvre d’insomnie incubait mes larves d’idées ; au matin, il se réveillait avec des yeux troubles, éblouis d’admiration pour ce qu’il croyait être les produits de sa pensée, et il venait m’exposer des plans.

— Hein ? Qu’est-ce que tu en dis ?

— Magnifique, mais difficile, pour nous deux : il faudrait au moins être trois.

— Émile ?

— Celui-là ou un autre.

Le matin du vingtième jour, il entra dans ma chambre et cria : « Nous partons ! »

Je répondis, avec une molle indifférence :

— Ah ? Soit. Quand ?

— Midi !

— Où allons-nous ?

— Tu le sauras !

Je le savais mieux que lui, et depuis deux semaines. Ai-je besoin d’ajouter qu’il n’existait aucun train à l’heure indiquée par Blasquez ? Je ne lui avais laissé d’initiative que pour le choix des heures, et il nous choisissait un train inexistant. Peu importe : le soir même, nous partions pour Perpignan, où nous ne restions qu’une journée, afin de « dépister la rousse ». Le surlendemain nous amenait à Lyon ; de là, en route pour Genève !

Émile nous y reçut. Je feignis la surprise ; Blasquez jouissait de mon étonnement.

— Hein ! C’est conduit, ça ? Personne ne s’est douté de rien, pas même toi.

Cette première entrevue avec ma proie fut empreinte de quelque gêne ; sans doute, je le haïssais trop, l’assassin de mes chéries, et une électricité répulsive se dégageait de moi, en dépit de ma volonté tendue. Je m’ingéniais en vain à des sourires amicaux. Blasquez s’indignait de nos froideurs.

— Voyons, La Ballade ! Jarguina t’a sauvé la vie, et il en a perdu sa place ; sans lui, tu n’en mènerais pas large : ça compte, ces services-là. Quant à toi, Enrique, tu es vexé parce qu’Émile t’a brûlé la politesse, et qu’il s’est méfié de toi ; tu as tort, car on ne se méfie jamais trop. Il faut que vous soyez amis ! Je le veux, pour qu’à nous trois nous fassions la belle besogne, une besogne dont on parlera, je vous prie de le croire ! J’ai mon plan !

Il nous l’exposa : à quelques sottises près, c’était celui dont je m’acharnais depuis trois semaines à suggérer les éléments, et qui devait nous ramener en Espagne : à Gérone d’abord, à Madrid ensuite, là pour préparer les engins, et là pour les utiliser. Mais vous pensez bien que le voyage des tueurs se limiterait à Gérone, et que je me chargerais de les y arrêter pour toujours…

Eh ! caraco ! la bonne joie, quand le programme de Blasquez fut définitivement adopté ! J’en oubliais presque ma rage, tant je jouissais de l’assouvir, et ma haine devenait alerte, communicative, entraînante, comme la plus chaude amitié. Je chantais, je jasais, ma gaieté sonnait en fanfares et s’épanouissait en boutades. Vraiment, mes deux condamnés à mort ont bien ri pour leurs derniers jours ! Croyez-moi si vous pouvez, et si vous comprenez : je ne les détestais presque plus, depuis qu’ils étaient sous ma griffe. Je me suis souvent reproché ces heures d’entraînement comme une trahison vis-à-vis des deux mortes ; c’était plus fort que moi : j’étais trop plein de mon bonheur, trop enivré de ma victoire sûre, et tout le reste s’estompait. Le chat qui guette la souris est sévère devant le trou qu’il garde, et son impatience le hérisse ; mais, après le premier coup de croc, quand il tient sa proie, il s’amuse. Je m’amusais ! Ils étaient déjà dans leur mort, et je jouais avec cette double agonie, très lente et très propre, dont les agonisants n’avaient pas conscience, et que j’étais seul à connaître, à contempler, à prolonger : un spectacle pour moi seul, de ces deux trépassés qui persistaient à se croire des vivants, et qui disposaient l’avenir !… J’ai passé à Genève les meilleures journées de ma jeunesse ; les dernières aussi, puisque le sacrifice était fait de ma vie comme des deux autres.

Nous partîmes enfin.

Le retour fut charmant. Toute suspicion avait définitivement disparu, et toute contrainte. Une parfaite intimité régnait, et quand nous descendîmes de wagon, j’étais vraiment le camarade indispensable, celui qui, par sa belle humeur, abolit les fatigues, vivifie les courages et fait mépriser les périls.

Nous arrivâmes de nuit : Émile, toujours prudent, nous avait quittés avant la frontière espagnole, pour n’y être pas vu en compagnie de gens suspects ; il gagna Gérone à bicyclette, et, le lendemain soir, il entrait chez Blasquez, pour n’en plus sortir : c’est moi qui ai refermé la porte derrière lui.

On se mit à la besogne : il s’agissait de fabriquer simplement quelques engins, et de faire sauter l’Escurial, rien de plus ; d’après le plan dont Diego Blasquez s’imaginait être l’auteur, l’exécution ne présentait que des difficultés enfantines ; j’approuvais et renchérissais. Mes anciennes fonctions de policier me permettaient de fournir, sur la question topographique, des renseignements qu’on jugeait précieux ; en revanche, on raillait mon incompétence en matière d’explosifs, et je l’exagérais de mon mieux : le chimiste résolut de m’instruire, ainsi que je l’avais prévu. Tout s’organisait selon mes vœux : le laboratoire souterrain fut nécessairement notre salon ; la mortelle chimie entra en jeu : l’heure approchait.

Le quatrième jour, je savais manier les bases et les acides ; sous l’œil de mes excellents maîtres, je pus confectionner trois bombes à renversement, qui furent déclarées parfaites.

— C’est un plaisir, disait Blasquez, de t’apprendre les choses : tu profites !

— Oui, je profiterai.

Vous n’en êtes plus, j’espère, à vous demander de quelle mort mes condamnés allaient périr ? Je n’en admettais qu’une, celle de leurs victimes : œil pour œil, bombe pour bombe ! Je les voulais éparpillés, eux aussi, mais avec un prélude d’interminables épouvantements, et je suis assez fier de ma trouvaille.

Il me plaisait aussi que les engins fussent mon œuvre : je dissociai les éléments de ceux que j’avais composés, et je les mis à part.

Il s’agit maintenant de procéder à quelques préparatifs secondaires mais indispensables.

D’un geste maladroit, je heurte la gargoulette où nous gardons notre eau potable : elle tombe et se brise. Je jure, Émile tressaute, Diego m’injurie.

— Ne te fâche pas, je la remplacerai, la gargoulette…

En effet, j’achète, le lendemain, quatre cruches en terre, longues, de belle ampleur et de haute encolure : elles sont exactement semblables. Je les apporte au laboratoire, sous prétexte qu’elles serviront ; les prétextes les plus ineptes sont ordinairement les meilleurs : ils satisfont la majorité, et, parfois, l’unanimité. Mais Émile, dit La Ballade, est par essence, un esprit mécontent, qui doit critiquer tout : il blâme la forme de mes vases, qui manquent d’assise, et dont l’équilibre est peu stable.

— Émile, ton reproche est fort juste, mais j’avais une raison pour les choisir ainsi faits.

— Laquelle ?

— Avant huit jours d’ici, tu la sauras, je te le promets.

En effet, il me faut maintenant attendre quelque peu, attendre une absence de Blasquez, ou la provoquer si elle tarde trop : car j’ai besoin d’être seul avec mon assassin pendant une bonne heure. J’attendrai. Cette patience est même un plaisir : je m’en délecte, et, tandis que nous causons, que nous rions, je guigne mes trois bombes sur leur planchette, et mes trois cruches dans leur coin : je dis bien « mes trois cruches », puisque nous avions utilisé la quatrième, qui était pleine d’eau.

J’attends deux jours. Il faudrait en finir, pourtant ? Encore deux jours… Enfin, Blasquez nous annonce qu’il est convoqué à une réunion catalaniste, pour le lendemain.

Demain ! Demain ! Ah ! la folle nuit d’insomnie que j’ai faite avec ce mot-là ! L’exquise nuit de certitude ! Et quelle adorable journée, ensuite, avec toutes ces heures qui tournaient au cadran, et que je regardais tourner, en les décomptant par demies et par quarts : lorsqu’elles tintaient au clocher de la cathédrale, j’avais l’obsession d’entendre, dans leur musique prolongée, un rire de Barbara et de Catalina, qui chantonnaient : « C’est pour ce soir… » Mon idée me grisait comme un vin : j’exhibais sans contrainte une gaieté d’estudiantina, et le majestueux Émile, en riant malgré lui, sentenciait, non sans dédain :

— Quel gosse !

Le souper fut verveux. Au dessert, Diego nous quitte : l’heure est venue.

— Au laboratoire, Émile, veux-tu ?

J’emmène ma proie qui, naturellement, par légitime orgueil, marche en avant : j’ai raflé, sur la table, un jambon, un pain, un couteau. Je tâte mes poches : je n’oublie rien ?

Le dos va devant moi, le dernier soir d’un dos ! Il est prétentieux, oui, vraiment, et comique, d’aller ainsi, bêtement, sans défiance, et de montrer la route ! Derrière lui, j’ai des envies de gambader.

Nous arrivons. Nous y sommes, au laboratoire ! J’ôte ma veste, dont les poches pleines se renflent à l’excès. Il demande :

— Tu as donc chaud ?

— Oui, j’ai chaud.

On s’assied ; je lui tends mon tabac qu’il accepte ; il bourre sa pipe, il l’allume ; je note qu’il replace ses allumettes dans le gousset gauche de son gilet. Il fume : c’est commencé !

— D’un goût bizarre, ton tabac…

— Je le parfume moi-même, avec une préparation dont j’ai le secret : c’est le tabac de la Vendetta.

Il hausse les épaules : jamais La Ballade ne se résignera à me prendre au sérieux.

Il continue à fumer. Je l’observe. Pour l’occuper, je parle des revanches sociales, du prolétariat qui souffre, de la fraternité humaine, des humbles que nous émancipons : et puisque le monde s’obstine à nous refuser justice, tous les moyens sont légitimes, même l’action directe, pour en arriver à nos fins… Il fume toujours.

— Nous frappons à la porte de l’avenir !

— Vous frappez fort, mon cher Émile, et j’ai un scrupule, moi : quand tu lances une bombe dans la rue, comme tu fis à Barcelone, tu écrabouilles de pauvres diables qui sont nos frères, des femmes, des enfants…

— Tant pis pour eux ! Je t’ai déjà dit que je m’en désintéresse.

— Je veux que tu me le redises.

— L’individu ne compte pas ; les principes seuls existent.

— L’individu est innocent…

— Il n’y a pas d’innocents ! La société est solidaire de ses exactions, comme notre révolte l’est de ses actes ! Ceux qui se soumettent font cause commune avec ceux qui oppriment, par cela même qu’ils se soumettent : ils sont coupables, et plus que les autres, à mes yeux, parce qu’ils sont les transfuges, traîtres à la cause de l’humanité !

— Qui souffre.

— Qui souffre !

— Et que tu aimes… Dépêche-toi de l’aimer, parce que le temps presse. Tu vas laisser éteindre ta pipe…

— Il me dégoûte, ton tabac.

— Il faut que je te l’avoue, pour que tu me rassures : je ne suis pas poltron, mais j’ai peur des remords. On n’en a pas ?

— Mais non !

— Tu n’as jamais vu de spectres, de pauvres créatures éventrées ou décapitées, qui reviennent la nuit, pour te demander raison de leur martyre ?

— Quelle blague !

— Je me rappelle une petite fille que j’ai vue à Barcelone, par terre ; elle avait, autour du cou, les intestins d’un cheval et, toute morte qu’elle était, elle crispait ses petits poings à la robe de sa maman, qui n’avait plus de tête. Tu ne les a pas remarquées, toi ?

— M’en fiche.

— Tu es bien sûr que jamais elles ne reviendront, bien sûr ?

— Tu me rases, avec tes balivernes… Qu’est-ce que j’ai donc, moi ?

Il se lève. Je le guette. Il marche à travers la salle, avec des pieds de plomb.

— Émile, tu es pâle, assieds-toi.

Je le prends sous le bras, et je l’entraîne vers la couchette ; à peine l’ai-je poussé, qu’il tombe assis : ses yeux sont vagues. Je l’ai.

— Étends-toi…

Je soulève ses jambes : elles sont lourdes, molles. Le voilà allongé sur le lit de camp.

— C’est peut-être bien mon tabac… de la Vendetta… qui te barbouille ? Ça va passer.

Je ramène et croise ses deux mains sur son ventre : il laisse faire. Je vais tranquillement prendre ma corde ; je ligotte ses poignets, ses chevilles.

— Voilà le saucisson paré, pour devenir chair à saucisses… Et maintenant, tu vas les voir, les spectres !

De crainte que Blasquez ne survienne à l’improviste, je ferme la porte, d’un double tour de clef.

Le narcotique est préparé pour produire un engourdissement de quelques minutes : Émile se réveille peu à peu.

Il me regarde aller et venir par la salle. Il travaille à se souvenir : il se rappelle que je l’ai poussé, ligoté, et peut-être endormi : pourquoi ? Il bouge et tente de se soulever, d’un coup de reins : il n’en a pas encore la force.

Cependant, par prudence, je pose, sur le haut de sa poitrine, deux larges feuilles de plomb : il cherche mes yeux, il voudrait comprendre mon idée. Mais c’est moi qui lis distinctement la sienne : il commence à penser ; sans doute, il croit à quelqu’une de ces farces qui m’amusent et l’offusquent, mais il n’ose rien dire, par crainte de se tromper : je connais ce fiérot, son outrecuidance et l’appréhension qu’il a du ridicule ; je lui souris, tandis que tranquillement je replie vers ses épaules la couverture de plomb : j’ai l’air d’une maman qui borde son petit. Je te dorlote, mignon ?

Sans plus bouger, il me suit des yeux : il me voit prendre sur le rayon les trois bombes que j’ai moi-même confectionnées naguère, et les tubes que je garnis d’acide, que je fixe à leur place ; la besogne est délicate et longue : je m’y adonne avec une méticuleuse prudence ; j’ai le temps.

Si je ne m’abuse, il doit avoir reconquis sa tête ? Systématiquement je m’abstiens de regarder vers le lit : je travaille comme un homme qui est seul dans sa chambre ; mais si peu que je semble m’occuper du camarade, je ne cesse pas de le surveiller : il est toujours immobile ; j’entends, par intervalles, les ahans de sa respiration gênée par le plomb qui pèse sur ses côtes.

Maintenant, il me voit prendre et transporter des cruches. Il s’intéresse ; il est rentré en pleine possession de ses esprits : je le sens. Je sens aussi qu’il rage : une plaisanterie dont il est la victime offense sa dignité, surtout quand elle émane d’un personnage sans conséquence, comme moi : il médite de m’en châtier, plus tard, et cette pensée me fait sourire de nouveau.

Aussi ai-je une figure aimable quand je m’approche de lui, en éployant une serviette, et je dis en manière d’excuse :

— Deux minutes…

Je pose le linge sur son visage. Mais puisque j’ai parlé, il daigne parler à son tour et, sous son voile, il crie avec courroux :

— Enlève ça !

— Deux minutes seulement.

— Ces gamineries ont trop duré ! Enlève ça !

Je ne réponds pas, car ma tâche exige à présent plus d’attention que jamais : il s’agit d’enfourner les trois bombes dans les trois vases, et la moindre inadvertance causerait une catastrophe… Voilà qui est fait. Mon anarchiste respire avec une difficulté croissante ; il souffle, mais ne souffle mot : assurément, il se tient pour déshonoré, sous son linge sale, mais il se tient, quoiqu’il rage de plus en plus ; il patiente. Je suis ravi : je dispose en un beau désordre, au milieu du laboratoire, les trois cruches où sont mes bombes, et celle qui contient l’eau. De-ci, de-là, je disperse sur le sol nos chaises, nos escabeaux, le balai, une canne, un pavé qui nous sert de presse, le mortier, des courroies, menus obstacles. C’est fort bien, la chose est prête.

Je retourne vers mon homme, et je le débarrasse de son voile : tout de suite, je constate son regard féroce. Il me foudroie de son indignation.

— As-tu fini, toi ?

— J’ai fini, en effet.

— Tu deviens fou ! Détache-moi !

— Ne t’agite pas inutilement : on te déliera tout à l’heure, et tes cris n’avanceraient rien.

Encore une fois, il se résigne : mais comme ma vue excite sa colère, il tourne la tête de côté, pour ne plus me voir. Je poursuis :

— Émile, mon ami, souviens-toi : je t’ai promis une histoire ; je te l’ai promise à Barcelone, il y a dix mois, le jour de l’attentat ; de l’attentat, je dis bien ! Tu venais de lancer une bombe, du haut d’une fenêtre, et, sous prétexte d’assassiner un roi, tu avais éventré trente-cinq créatures : ma femme et ma fille en étaient.

— Assez de blagues, je te dis !

— Des blagues ? Je ne ris plus. C’est de joie que je riais, depuis tantôt, depuis hier, depuis Genève, parce que je te tiens, et qu’elles vont être vengées ! Rappelle-toi, bourreau ! Pour comprendre où tu es, et ce qui t’arrive, et ce qui va l’arriver, rapproche tes souvenirs, confronte les faits. Comment je t’ai découvert ? Par un trait de génie que m’inspirait la haine. Pourquoi je t’ai sauvé ? Pour te réserver à ma propre vengeance. Un anarchiste, moi ? Tu l’as cru, imbécile, nigaud, ma dupe, prétentieux phraseur qui réformais le monde, qui me méprisais, pendant que je jouais avec ta carcasse et ta tête, du bout de la patte !

Droit au chevet du lit, je l’observe, en parlant, mais il ne montre qu’un profil perdu ; je vois ses sourcils qui se froncent, dans un effort d’attention : il cherche à démêler, dans mes propos, la part de vérité à laquelle il doit croire ; l’anxiété commence.

— Tu l’as eue, cependant, ta minute d’intelligence ! Une lueur, et tu as flairé ma haine, au moment où je t’arrachais des doigts le portrait de tes deux victimes : rappelle-toi ! Alors, tu as douté, presque compris, tu t’es sauvé, et c’était sage ; mais tu avais affaire à plus malin que toi ; je t’ai donné la chasse, je t’ai repris, je t’ai ! Et maintenant, regarde-les, les douces figures de celles qui ne sont plus, mais qui sont ici tout de même, pour te juger, pour te punir ! Je t’annonçais des spectres ? Regarde !

Je tends sur lui le petit cadre, qu’il reconnaît du coin de l’œil, mais il se détourne davantage, avec une affectation de dédain, et il hausse une épaule.

— En face ! Regarde-les ! Demande pardon, à genoux !

Sa mine m’a exaspéré : je ne me possède plus. J’arrache de lui les lames de plomb, et, d’une force décuplée, je l’empoigne par le torse, je le tire à bas du lit, je l’agenouille à terre. Il crie :

— Lâche !

À cinq doigts de sa face, je dresse le portrait des martyres :

— À genoux, devant leur relique !

Il ne doute plus ; il a compris tout. Cependant, son angoisse, dans un suprême espoir, tourne encore vers moi des yeux qui interrogent.

— Pas à moi, à elles ! Parle-leur, à elles, implore-les, implore ton pardon ! Des spectres et des juges, c’est elles, et je ne suis que ton geôlier ! Vois-tu qu’elles sourient au vent de ton haleine ? Ton dernier souffle monte vers elles, et ce qui fait une buée sur la glace du reliquaire, c’est ton dernier soupir que je leur offre !

Il ne me regarde plus : l’espoir s’en va de lui. Pour occuper ses yeux, il contemple le cadre : mais il ne le voit pas ; il pense à lui, il se sent perdu.

— Les innocents qui tombent sur ton passage, les femmes et les enfants que tu assassines, — tu l’as dit — « ne t’intéressent aucunement » ; tu l’as redit, chaque fois que j’ai voulu l’entendre, pour attiser ma haine. Répète-le encore, devant elles, si tu oses !

Il bande son courage, et dans un grand effort d’orgueil, avec un calme feint, il scande :

— Aucunement.

— Bravo ! Mais tu ne me trompes pas, avec les mômeries d’héroïsme. Je connais le fond de ton âme et ta couardise secrète ; je l’ai vue, à Barcelone, la peur qui te cassait les jambes ; c’est elle qui t’a livré à moi, en t’empêchant de fuir, et c’est avec elle que je vais t’enfermer ici !

— Je n’ai peur de rien.

— Devant la galerie, mais tout seul ? Quand tu halèteras pendant des nuits et des jours qui seront des nuits, tout seul dans les ténèbres avec la mort sans phrase et sans témoin, tu ne cabotineras plus et tu ne seras plus que toi-même, un misérable pleutre qui grelotte et claque des dents !

Humilié d’être à genoux devant mes pieds, il tente de se redresser, mais je l’abats :

— À terre, en attendant que tu rentres sous terre ! Reste à genoux !

— Lâche, qui insultes un homme sans défense !

— Oui bien, et tu dis vrai, et je n’en rougis pas, et ce rôle est celui qui me convient, pour te traiter comme tu traitais les autres, toi qui professes le métier d’égorger sans remords des êtres sans défense ! Ce que tu délibérais de faire et de refaire, je te le fais, et sans plus de scrupules que tu n’en as, et sans honte, je te le jure ! La mort que tu leur donnais, tu l’auras, et la même, mais avec un avertissement qui t’aidera, bandit, à méditer sur leur sort, en te forçant à trembler pour le tien !

— Je ne comprends pas et je me moque de comprendre.

— Tu mens ! Tu veux savoir, et c’est déjà la peur qui te talonne du besoin de savoir. Sache donc ! Là, sur le sol, tu vois ces quatre vases si bien pareils : dans l’un d’eux, il y a de l’eau, dans les trois autres, j’ai mis les bombes, les trois bombes préparées pour toi, avec ton aide. Je vais t’enfermer sans lumière, et quand tu auras soif, tu t’en iras dans l’ombre, à tâtons, pour choisir. Mais prends garde de te tromper ! Prends garde d’effleurer en passant une seule de ces cruches, dont l’équilibre est si peu stable que tu as raillé ma sottise, quand je les ai choisies et apportées. Prends garde aussi de trébucher, parmi les escabeaux ou les autres obstacles que je sème sur ton chemin : les bombes sont à renversement, comme vous dites, et si l’une d’elles chavirait, ah ! pauvre ami, quelle aventure !

Il louche vers les cruches. Son orgueil l’abandonne. Il s’affale, peu à peu, puis tout d’un coup, sur ses talons. Il regarde la porte.

— Non ! non ! Blasquez ne viendra pas, tu ne sortiras plus, et tu es dans ta tombe. Regarde-la une dernière fois, pendant qu’il y fait clair. Tu ne verras plus la clarté. Mais tes victimes, ces deux-ci, qui sont des mortes, savent voir tout, dans les ténèbres, et je les accroche au mur, pour qu’elles jouissent de ta peur, jusqu’à ce que ta soif les fasse jouir de ta mort.

Un clou est là ; avant d’y suspendre le cadre, je baise pieusement la double image et les larmes me viennent aux paupières : toute ma colère est tombée.

— Douces chéries, je me sépare de vos portraits, mais vous êtes mieux peintes dans mon cœur ; et cette plume bleue, souvenir de votre dernière fête, je vous la rends aussi ; je n’ai plus rien à vous offrir, puisque je vous ai déjà sacrifié ma vie et celle de vos meurtriers ; il ne me restait de vous que ces reliques, et je les donne de bon cœur pour que vous soyez mieux présentes…

Je suspends le cadre et la plume.

— Barbara, Catalina, adieu…

Mais leur assassin a profité du répit, et, lorsque je me tourne, il est debout dans ses liens, pareil à une momie rigide.

— Pensais-tu t’évader, niais ? Assis !

Du bout d’un doigt je le pousse, et il tombe de flanc sur le grabat.

— Espérer que tu leur échapperais ? Tu as pu espérer cette chose ? Ah ! pour la peine, laisse-moi jouer un peu avec leur jouet, avant qu’elles le cassent… Ne t’agite pas ainsi, ne saute pas encore ! Dans un quart d’heure, tu te promèneras, mon ami ; je tiens à ce que tu te balades, La Ballade, et j’entends que tu te débarrasses de tes liens, mais, au préalable, je te débarrasserai moi-même, si tu permets, d’une autre superfluité : tu es l’ennemi du superflu, j’imagine ? L’homme n’a droit qu’au nécessaire, et des allumettes ne sont pas indispensables pour entretenir l’obscurité ; je prends les tiennes, mon ami, dans ton gousset, comme tu vois, pour t’épargner la tentation d’illuminer ici et de choisir entre les cruches. En revanche, voici, à portée de ta main, un jambon et du pain : je te soigne ? Je ne tolérerai pas que tu souffres de la faim ; la soif me suffit : elle est pire. On dit que c’est une torture atroce, et qui rend fou : je n’ai rien trouvé de mieux à t’offrir. J’appréhende même qu’avec elle le pain te paraisse trop sec et le jambon trop salé. Bah ! si tu n’y peux plus tenir, tu trouveras de quoi boire dans l’une des quatre cruches, à condition que tu choisisses la bonne, et sans renverser les autres… Il ne te manque plus, à présent, qu’un outil pour couper tes cordes ? Le voici, ouvre ta main, prends-le. Parfait ! Avec ce couteau entre les doigts, parole ! tu as l’air d’un autodafé qui tient son crucifix. Dans l’attitude où te voilà, il ne te sera pas difficile de scier le chanvre à ton poignet : tu y mettras le temps mais j’ai besoin de temps pour m’éloigner, n’est-ce pas ? Tes mains une fois libres, rien ne te sera plus aisé que de délivrer tes jambes, et tu pourras alors te promener à ton aise, au milieu des bombes, en pleine nuit, toi qui es noctambule. Bonne promenade, mon garçon, et pas d’imprudence. Eh ! là donc ! On dirait que tes yeux m’implorent ?… Oui, oui, le voilà humble, avec des yeux tout ronds ! Es-tu naïf au point de croire à ma pitié possible ? Invoque la leur, si tu veux, celle des femmes… Essaie… Pourquoi n’essaierais-tu pas ? Qu’est-ce que tu risques, au point où tu en es ? Demande-leur pardon, un peu !

Timidement, ses regards obliquent vers le portrait. Va-t-il supplier ?… Non. Dans un rehaut de courage, il se crispe et ravale sa prière. Tant mieux ! Je ne le veux pas vil. Qu’il ait peur de la mort, ça me suffit et j’en suis sûr ! Qu’il soit capable de résister à sa faiblesse, cela me plaît, car le supplice durera plus longtemps.

— Avant que je sorte, regarde encore une fois un vivant : c’est le dernier que tu verras !

Ce coup-ci, je ne m’y trompe pas : ses prunelles me supplient. Mais il n’articule pas un mot.

— Adieu, Tantale, l’eau est là ! Meurs de soif et de peur, à côté de l’eau, ou décide-toi au talion, et fais de toi ce que tu fis des autres, bouillie de chair, de sang, de moelle et de cervelle, bifteck haché, mètres d’andouilles et purée d’os, dans les murailles qui s’écroulent !

Je prends la lampe et ma lanterne. Je sors. Je ferme.

Derrière la porte, la voix sourde de mon prisonnier clame désespérément :

— Au secours !

Je m’en vais.

Avec Blasquez, je ne prévoyais qu’une besogne trop facile et sans charme.

— Je l’immobiliserai simplement dans le vestibule du laboratoire, entre deux portes bien fermées : l’imbécile se laissera mener comme un agneau ; je n’ai rien à lui dire, et véritablement je ne le hais même pas : à peine l’ai-je détesté une minute, pendant qu’il se vantait d’avoir fabriqué la bombe, et si j’en avais le droit… Je n’ai pas de droits, je n’ai que des devoirs ! Les tueurs appartiennent aux victimes, et leurs destins au talion.

J’attendis Blasquez, en fumant des cigarettes : il ne rentra que vers une heure du matin. Il rayonnait, et, en me voyant, il s’écria :

— Ça marche ! Bonne soirée ! On en a décidé des choses ! Tout est réglé, pour la bombe de l’Escurial. Mais j’ai une soif ! On a tant parlé, tant fumé… Où est Émile ?

— Au laboratoire.

— À cette heure ?

— Il t’attend, il veut te parler : nous avons eu une dispute.

— Encore !

— Oui.

— J’arrangerai ça. Allons-y.

Il a vraiment trop de candeur, ce nigaud, et c’est comme à plaisir qu’il vous supprime le plaisir.

Je détiens toujours le trousseau des caves, où nous pénétrons. Je fais marcher Blasquez devant moi, sous prétexte de l’éclairer mieux En route, j’ouvre sournoisement ma lanterne et je la souffle ; en même temps que je la cogne au mur.

— Caraco ! J’ai fait un faux pas. Donne tes allumettes, je n’en ai plus.

Il me tend sa boite, que je m’abstiens de lui rendre ; il ne songe même pas à me la réclamer ; le tour est joué.

On repart. Nous arrivons à la porte du vestibule : j’ouvre. Il entre, et, tandis qu’il descend les huit marches, je dis :

— Émile t’expliquera.

Je referme la porte derrière lui. C’est fait.

Je l’entends qui rit : il ne demande qu’à rire. Il m’appelle. Je le devine qui traverse l’antichambre : il appelle Émile. Il frappe à la porte du laboratoire.

— Frappe, mon bonhomme : la mort est derrière.

Il parle : l’idée me vient d’écouter ce qu’ils se disent. Je cache ma lanterne dans le retrait du mur et je la tourne, de crainte qu’un filet de lumière ne décèle ma présence. J’applique mon oreille contre l’épais vantail de chêne. Je ne perçois qu’une seule des deux voix, celle de Blasquez ; l’autre m’arrive comme un bourdonnement, à cause des deux portes qu’elle doit traverser.

— Enfermé ?

— …

— Quelle blague !

… Émile raconte longuement : le ronron monte vers moi. Diego a du mal à comprendre.

— Un traître ! Jarguina ?

Émile explique. De temps en temps, des exclamations d’incrédulité, puis d’étonnement me dénoncent les progrès de la compréhension dans l’esprit de Blasquez. Mais La Ballade, décidément, parle trop : il crie même ; il se fâche : sans nul doute, c’est contre Blasquez à présent, qu’il pérore et qu’il récrimine, Blasquez et sa sottise, qui m’a aidé, guidé, qui est cause de tout !

L’autre se tait. La scène devient banale ; elle m’ennuie : je n’apprendrai rien ; rien d’intéressant ne se produira cette nuit. C’est l’acte des parlotes : on ne souffre pas encore. Allons dormir. Mais la place est bonne, et j’y reviendrai demain.

Je remonte ; je me couche.

C’est étrange, et je ne l’aurais pas prévu : je ne ressens aucune fièvre, nul énervement ; je suis très calme, et comme soulagé, ou détendu, peut-être par la notion du labeur terminé, par la conscience du devoir accompli ? Je n’ai plus rien à faire, en somme, qu’à surveiller, patienter, enregistrer les heures, imaginer ce qu’elles engendrent sous terre, et je n’ai nulle hâte de les presser, au contraire : plus le dénouement tardera, mieux il vaudra. À l’heure actuelle, ils ne sont encore que dans la première phase de leur anxiété. Je me trompe : La Ballade entre déjà dans la seconde ; après ma sortie, il pouvait escompter le secours de Blasquez, mais, depuis une trentaine de minutes, cet espoir-là est aboli. Après la colère, prostration. La période des vrais tourments ne s’inaugurera guère qu’avec le jour. Dormons. J’invoque Barbara et Catalina : je les vois ; elles sourient ; je leur parle ; elles sont satisfaites. Je m’endors…

Dès le lever du soleil, j’étais debout. Tout de suite, j’ai regardé ma montre.

— La Ballade a déjà sept heures de prison ; Blasquez, quatre. C’est encore bien peu.

Je dis à la vieille servante de préparer dorénavant les repas pour moi seul :

— Votre maître est parti en voyage cette nuit, avec son ami de France.

Elle est accoutumée à ces disparitions brusques, et, d’ailleurs, indifférente à tout.

Je descends au jardin. Vous pensez bien que j’ai, de longue date, repéré l’endroit sous lequel le laboratoire se cache. J’y vais. Je suis sur eux. Je marche sur eux. Je tape le sol, de mon pied, pour me délecter de ma domination. Je me couche, j’appuie ma tempe à la terre, inculte depuis des années.

J’écoute. Aucun bruit.

— S’ils sautaient, juste à ce moment, et moi avec eux ?

Pourquoi pas, et que m’importe ? Ai-je besoin de vivre ? La tâche est finie, et l’existence aussi ! Je n’ai plus de but, plus de désirs : mes jours futurs seront monotones et chargés d’ennui, une mort m’en délivrerait ! Je ne veux plus de l’avenir.

— Saute donc, misérable !

Je martèle le sol à coups de poing. La rage me crispe. Puis, je m’apaise. La sagesse me revient. Je ne demande plus qu’ils sautent, mais au contraire que leur supplice se prolonge tout aujourd’hui, mardi, et demain encore, n’est-ce pas ? Après-demain, aussi, mon Dieu, si c’est possible, et encore après…

Mais, par compensation de mon affolement refréné, une soudaine envie me prend, d’aller savoir, plus près d’eux, et d’écouter leur agonie. Je redescend aux caves.

Me voici à la porte du vestibule ; je me suis approché à pas de loup, avec ma lanterne aveuglée.

J’écoute : rien. J’attends : rien. Ils dorment, peut-être ? J’attends encore. Le silence persiste. Sûrement ils dorment ! Cette hypothèse m’irrite ; même, je n’oserais pas nier que mon amour-propre d’auteur n’en fût quelque peu offensé : je condamne des gens à l’angoisse, et ils dorment !

— Je vous réveillerai, moi, de la bonne manière ! Dans votre sommeil, vive Dieu ! je vais mettre la suée d’un cauchemar !

J’arme mon revolver et je tire au plafond.

Un double cri d’horreur se rue du fond de la terre, un beuglement fou et bestial de bœufs égorgés, et j’en ai moi-même le frisson, tant ces deux épouvantes hurlent sinistrement. Ils ont cru qu’ils sautaient ! La stridence de leur appel déchire les échos de la détonation, qui se répercutent de cave en cave, dans les ténèbres.

Ils ont bien eu peur. Maintenant ils se taisent. Ils s’étonnent de vivre ; ils tâchent de comprendre ; ils n’osent bouger : je les vois très distinctement. Comme ils sont blêmes, avec des lèvres qui remuent…

Blasquez est debout ; il marche : je l’entends. Il marmonne, à mi-voix, des mots, tout seul. Il gravit les degrés de l’escalier. Il appelle :

— Au secours ! À l’aide !

Il est de l’autre côté de la porte, et il la frappe du poing. Je méjugeais de ce garçon ; tout imbécile qu’il soit, il devine pourtant qu’une présence étrangère a causé le vacarme.

— Ouvrez ! Au secours !

Je ne réponds pas. Je retiens mon haleine.

— Il y a quelqu’un ! Ouvrez ! Jarguina, c’est toi ?… Réponds !… Je vois une lueur sous la porte… Tu es là, Enrique ? Je te dis que tu es là !… Ouvre !

— Non.

— Je savais bien que tu étais là ! Ouvre !

— Non.

— C’était une farce… Émile m’a raconté. Ouvre !

— Non.

Je reprends ma lanterne, et je m’éloigne. Il écoute mon pas. Il crie mon nom d’une voix lamentable, qui me trouble.

Barbara, Catalina, pardonnez-moi : j’ai eu pitié de celui-ci, pendant une seconde, et, presque, j’ai failli vous trahir ! Est-ce qu’ils ont eu pitié de vous ? Je me croyais plus fort. Je ferai sagement de ne plus redescendre.

Au grand air, je respire ; la lumière me lave. Le ciel est pur ; des oiseaux volent dans le jardin : il me semble que je remonte de l’enfer. Dans un arbre, juste au-dessus du laboratoire, une mésange s’égosille. Il est huit heures du matin. Pas plus ? Le temps est long : ils n’ont pas encore très soif, mais l’excitation nerveuse, après mon coup de revolver, leur procurera la fièvre. Je ne veux plus penser à ce Blasquez : il me gêne. Pour que l’âme des trépassées me réconforte, je prie…

Je ferai du jardin mon quartier général, jusqu’à la fin. Et pourquoi n’y dormirais-je pas, la nuit ? Les nuits de Gérone sont belles en septembre. C’est dit : je ne quitterai pas.

Je me promène sur eux, autour d’eux : à force de passer, je trace des sentiers dans la friche.

Souvent, je consulte ma montre, et parfois aussi je m’hypnotise dans la contemplation des aiguilles qui évoluent, si lentement. À vrai dire, c’est monotone, et je m’ennuierais, sans la ressource de me dire que cette lenteur, fastidieuse pour moi, est infernale pour les emmurés.

Midi approche : c’est la quatorzième heure d’Émile, la onzième de Blasquez.

— Allons manger.

Après un repas sommaire, je rejoins mon poste. Par une fortune providentielle, j’ai trouvé dans la bibliothèque un ouvrage traduit du russe : un jeune aventurier y raconte les affres d’une mission au désert pendant trois jours de soif. Je lirai cela sous mon arbre. L’imagination n’est pas une faculté purement spontanée ; elle demande qu’on l’aide, et elle y gagne. C’est pourquoi j’emporte aussi — ne riez pas — des raisins, une poignée de gros sel, un verre de cristal, une énorme gargoulette d’où l’eau fraîche suinte sous la flanelle mouillée…

Tout le jour, je lis sous mon arbre, je lis la soif, je la relis ; pour exciter la mienne et mieux jouir de la leur, je fume en suçant du sel. Ah ! la magique beauté, alors, d’un verre où l’eau est froide, et qui s’irise quand on le lève vers le ciel, et qui frileusement se ternit peu à peu de vapeurs condensées ! Les rubis et les topazes du vin, ou les opales de l’absinthe n’ont pas, pour un ivrogne, les splendeurs de ce diamant potable, et quand le flot se rue en torrent dans ma gorge, c’est de la vie que je bois, — leur vie, leur sang, et je dessèche leurs artères en inondant les miennes !

Le jour s’écoule. Le soir vient. Jusqu’ici, leur soif n’est qu’un tourment ; un supplice, pas encore…

La nuit descend : les étoiles brillent, comme des âmes heureuses ; Barbara et Catalina observent de là-haut. Je ne souperai pas ce soir, pour déguster la faim.

La nuit tourne : voici la vingt-quatrième heure. Je me couche dans l’herbe sèche, sur Eux. Je dors dans ma cape ; ils veillent, sans doute ? Je dors bien. Pourtant, je m’éveille deux fois. Une dernière, et c’est l’aube.

— Trente et une heures !

Ils doivent, là-dessous, geindre furieusement ! Si j’allais écouter ? Je résiste à cette envie, tout le jour, et le mercredi passe. Je bois. La journée se traîne, pareille à celle d’hier : pareille pour moi, mais pour eux ?…

— Quarante-huit heures ! Oh ! comme il a soif, mon tueur de femmes, qui n’ose pas aller boire ! Combien de fois déjà a-t-il risqué un pas, deux pas, et reculé ? Combien de fois par heure ? Combien de fois la tentation, par minute ? À quatre pattes, dans la nuit, le cou tendu, les yeux écarquillés, il s’aventure à tâtons : ses bras lents, comme des tentacules, s’éploient, un peu, si peu, reviennent et retournent, évoluent, et caressent de l’ombre avec leurs mains fébriles.

— S’il trouvait !

Peut-être, il a trouvé, oui, peut-être ?…

— Eh bien ? La mort tardera davantage, et voilà tout ; elle n’en sera que plus vengeresse.

La troisième nuit passe : elle est pourtant interminable. Trente fois, au moins, je me réveille. Et même, ai-je vraiment dormi ? Oh, que c’est long ! Est-ce que je ne m’ennuie pas ? Je crois que je m’ennuie. L’aube n’arrivera donc jamais ? Jamais plus, elle ne reviendra pour ceux qui l’attendent sous terre !

La voici… La nuit est passée. Je me lève mal. Je consulte ma montre, nonchalamment et sans plaisir.

— Cinquante-six heures.

J’ai les nerfs agacés, harassés : rien ne m’intéresse. D’ailleurs, le ciel est chargé de nuages, et l’air lourd. Ils ne savent pas que le soleil vient de se lever, ni qu’ils sont à leur cinquante-septième heure. Au dire des médecins, trois jours de soif rendent un homme fou : les tortures se font si aiguës, qu’on se tuerait, pour en finir !

— Midi… Soixante-deux heures…

Sûrement, un orage se prépare : j’entends la foudre, très loin, du côté des montagnes ; elle est très loin, mais je suis sûr que je l’entends.

J’étouffe. Mes nerfs sont surmenés plus que je ne pensais. Et les leurs, dans le trou ? Car les miens ne sont las, en somme, que d’évoquer la torture des leurs… Il n’éclatera donc pas, cet orage, à la fin, pour qu’on sache ? Eh oui, pour qu’on sache ! Depuis ce matin, il faut bien l’avouer, je ne sais plus. Qu’est-ce qu’il dit là-bas, le tonnerre ? Est-ce à moi qu’il parle, ou bien à eux ? Ils ont déjà terriblement souffert, là-dessous, assez souffert, peut-être, pour que le châtiment suffise…

— Soixante-quatre heures.

Être mort, n’être plus : supplice ? Non. Le supplice, c’est de la voir venir, la mort, et de la sentir qui approche, seconde par seconde : cette angoisse-là, ils l’ont eue, certes, et je me demande : si je les relachâis, à présent, serait-ce lâcheté ou justice ?…

— Ce que j’ai fait est bien !

Mais, ce que je vais faire ? Ce qui va arriver ?

— J’avais le devoir !

Est-ce que j’ai le droit ?

— Cet autre droit de relancer sur le monde un animal nuisible, est-ce que je l’ai ? Ses crimes futurs seront les miens.

Allons donc ! Je n’ai pas pensé au monde, je n’ai pensé qu’à moi, à elles, aux mortes, et il me semble, par instants, qu’elles me dissuadent… Oh, Dieu ! qu’il éclate donc, l’orage !

— Soixante-sept heures.

Tout à coup, l’idée ressuscite, qu’au moment où j’imagine les tourments de la soif, il a trouvé l’eau, et qu’il boit.

— Soixante-huit heures !

Il faut que je sache, que je descende ! Une électricité monte de terre et me crispe. Je veux savoir !

Si j’y vais, et si j’entends geindre, si Blasquez se lamente, et s’il m’implore, le pauvre diable, je ne pourrai plus résister ?

Advienne qu’advienne !

Je m’élance vers la maison

J’arrive au seuil, et déjà j’y pose le pied ; mais le sol ondule sous moi, l’air tonne, les murs oscillent, je tombe à la renverse, et lorsque je rouvre les yeux, je vois tout le jardin qui redescend du ciel, comme les laves d’un volcan.

C’est fait.

L’irrévocable est accompli. Cinq minutes encore et je les délivrais. Ils ne tueront plus. Je les plains, cependant. Surtout, je les envie.

L’orage s’est décidé. La secousse de mon explosion l’a peut-être décidé, l’orage ? Qui sait ? J’ai aidé le ciel : il m’aidera. L’averse tombe sur les ruines. Allons nous livrer à la police.

Je les envie…