La Philosophie de Goethe/01

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La Philosophie de Goethe
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 59 (p. 846-880).
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LA
PHILOSOPHIE DE GOETHE

I.
HISTOIRE DE SON ESPRIT. — GOETHE ET SPINOSA.

I. Œuvres de Goethe, traduction nouvelle par M. Jacques Porchat, 10 vol. in-8o. — II. Œuvres scientifiques de Goethe, analysées et appréciées par M. Ernest Faivre. — III. Œuvres d’Histoire naturelle de Goethe, traduites et annotées par M. Ch. Martins. — IV. Conversations de Goethe pendant les dernières années de sa vie, recueillies par Eckermann, traduites par M. Émile Délerot. — V. Correspondance entre Goethe et Schiller, traduction de Mme de Carlowitz, annotée et accompagnée d’études historiques et littéraires par M. Saint-René Taillandier, 1863.

À mesure que l’on pénètre plus profondément dans l’étude de Goethe, on devient de plus en plus sensible à certaines impressions philosophiques qui, d’abord flottantes et vagues, se précisent à la fin et se déterminent. Nous nous garderons bien d’essayer de réduire ces impressions sous la loi d’une déduction rigoureuse. On chercherait inutilement dans les vues de Goethe quelque chose qui ressemblât à un système organisé, et lui-même nous détourne d’une tentative aussi vaine en se montrant à toute occasion ironique ou révolté contre la prétention dogmatique ; mais peut-on nier qu’il y ait chez lui un ensemble d’idées générales et de tendances d’esprit, un tempérament intellectuel qui, développé par la plus haute culture esthétique et scientifique, constitue, sinon une doctrine positive, du moins une nature philosophique des plus originales et des plus rares ?

Si chaque philosophie, comme Goethe le prétend, est une forme différente de la vie, une façon particulière de la comprendre et de s’y poser, comment n’aurait-il pas la sienne ? Il est trop évident que l’auteur de Faust doit avoir sa manière toute personnelle de concevoir la vie, les lois qui en règlent la manifestation et le cours varié, l’emploi frivole ou sublime que chacun peut faire de ce don purement gratuit, si accidentel et si promptement retiré, les rapports qui unissent cette fragile apparition à l’universalité des choses, le mystère primordial d’où elle est sortie un jour, où un autre jour elle va se perdre, les puissances secrètes qui se laissent à peine entrevoir sous ce flot mobile de créations successives tour à tour disparues, ce jeu ironique de l’éternelle illusion ou ce travail inexplicable de l’existence absolue s’épuisant à remplir l’infini du temps de ses œuvres éphémères que cet infini dévore à mesure qu’elle les achève et les produit.

La nature, voilà le nom sous lequel Goethe désigne ces énergies éternellement créatrices. Il n’accepte pas comme point de départ de sa pensée la distinction des êtres, la réalité de l’âme et celle de Dieu mises à part de la réalité du monde. Il n’arrive pas non plus à les distinguer dans ses conclusions. Il veut que le philosophe se tienne en communication perpétuelle avec ce monde visible qui s’étend et se développe sous ses yeux, sous ses mains, et qui est le centre de l’activité universelle, l’unique foyer de l’être et de la vie. Par l’ensemble de ces idées générales, Goethe se rencontre avec certaines tendances qui sollicitent vivement les esprits en France et en Allemagne, et qui sont comme une tentation irrésistible de la raison contemporaine. La philosophie de la nature est en effet celle que l’on opposé avec le plus d’ardeur et de succès à la métaphysique spiritualiste. Elle présente d’ailleurs des nuances fort distinctes, soit qu’elle se développe sous la forme de l’inspiration alexandrine chez Schelling, soit que, comme chez Hegel, elle se déduise sous les formules nouvelles d’une sorte d’algèbre. C’est elle encore que l’on rencontre dans le positivisme scientifique, et il est impossible de la méconnaître dans les émotions panthéistiques de la littérature et de la poésie du XIXe siècle.

Cette même philosophie se produit dans Goethe, mais avec une indépendance de vues, une liberté d’allures et une aisance qui en accroissent singulièrement le prestige et la force. C’est l’esprit le plus affranchi de formules dans lequel le naturalisme se soit révélé à notre siècle. Les penseurs tels que Goethe ont un grand avantage sur les philosophes de profession : ils ne sont pas liés à un système. Le dogmatisme peut être en certains cas une force : il est bien souvent un poids très lourd à porter, un embarras pour la marche et le libre développement de la pensée. Un philosophe est tenu de disposer ses idées par ordre, de manière qu’elles s’enchaînent et se soutiennent. Il faut que, dans cette longue série de d’éductions, aucune ne soit placée au hasard, que chacune présente le même degré de force. Le système, ainsi lié dans toutes ses parties, se suspend à un petit nombre de principes qu’il faut choisir aussi solides, aussi inébranlables que possible. Que de difficultés pour établir ces premiers principes et pour y ramener logiquement la multitude toujours croissante des faits et des idées ! Que de périls de toute sorte ! Que de surprises possibles, que d’occasions pour les adversaires de saisir la partie faible de cette longue déduction, et d’en rompre la trame artificielle et fragile ! Au contraire un écrivain, un poète qui a le goût de la philosophie sans être pourtant philosophe, qui connaît tous les systèmes sans se lier à aucun, et qui réserve la pleine indépendance de sa pensée tout en suivant les pentes secrètes de son esprit, de quelle force il dispose ! Quel attrait supérieur il offre à cette multitude d’esprits qui goûtent le plaisir facile des vues et des conceptions dispersées plus que la fatigue des longs efforts. Rien de plus aimable et de plus charmant en effet que de voir avec quel art il a su s’assimiler les idées qui lui plaisent, même dans les systèmes dont il rejette la pesante construction. Il ne voit dans chaque découverte de la science qu’une conception nouvelle sur l’ensemble des choses ou sur une série de phénomènes, un aspect inattendu de la réalité, dont il jouit sans souci d’aucune sorte. Il n’a pas, comme d’autres, à s’inquiéter de savoir si ces découvertes sont conformes au reste du système et comment elles peuvent y prendre leur place. Il s’avance heureux et confiant, enrichissant son esprit, transportant sur tous les points sa noble curiosité, que rien n’arrête ou n’embarrasse dans ses excursions à travers l’inconnu. Il a une philosophie pourtant, mais une philosophie irresponsable, pour ainsi dire, puisqu’elle décline toute autorité, insaisissable à la dialectique par la légèreté même de sa démarche et par sa souple liberté.

À tant d’avantages, dont il use sans scrupule, Goethe en ajoute un autre qui est d’un prix infini pour la propagation et la diffusion de ses idées. La diversité même de ses œuvres, la fécondité merveilleuse et variée de son théâtre, de ses romans, de ses poèmes, lui offrent des moyens incomparables d’action et d’influence. Les expositions philosophiques ne s’étendent pas au-delà d’un cercle très restreint d’esprits voués à des études spéciales et difficiles. Les œuvres littéraires et poétiques pénètrent partout. Elles produisent quelque chose d’analogue à ce que les naturalistes appellent la fécondation à distance ; elles transportent et répandent dans l’air une multitude invisible de germes, une poussière féconde d’idées qui va exciter la vie intellectuelle dans des zones lointaines et ignorées où nul philosophe n’aurait pu atteindre.

La philosophie de Goethe dans ses libres inspirations nous révèle un des aspects les plus curieux de l’histoire des idées au XIXe siècle. L’étude en est singulièrement facilitée aujourd’hui. Il y a eu dans ces derniers temps une recrudescence sensible dans la gloire de Goethe et comme une émulation de travaux importans autour de ce grand nom. Les biographies étendues et les commentaires qui abondent de plus en plus en Allemagne, l’histoire ample et copieuse de sa vie et de ses ouvrages, publiée à Londres en 1855 par Lewes, les traductions, les études[1] qui se multiplient en France, les documens de tout genre qui s’y rattachent, tels que conversations, correspondances, les expositions lumineuses que des savans distingués ont consacrées à la partie scientifique de cette œuvre si vaste, tant d’informations exactes et variées mises à notre disposition dans ces derniers temps nous donnent quelque confiance dans le résultat des recherches que nous avons entreprises. On ne peut jamais dire, quand il s’agit d’un écrivain de cet ordre, qu’il ne reste aucune ombre sur sa pensée. Cependant nous n’avons pas désespéré de faire pénétrer la lumière, aussi loin que cela peut être utile et même désirable, sur les sources diverses et le développement de cette philosophie, et nous estimons qu’il y a dans l’œuvre de Goethe une manifestation de pensée assez haute, assez puissante, pour mériter d’être étudiée de près et à part et de prendre sa place à côté des grands systèmes que l’Allemagne a vus se produire depuis soixante ans.


I

Essayons de saisir dans ses origines la philosophie de Goethe. Ses mémoires, ses conversations et ses correspondances nous permettent de rechercher quelles influences il a rencontrées, de quel côté s’est portée d’abord sa vive curiosité, quelles affinités il a ressenties ou quelles antipathies pour les doctrines les plus célèbres. Peut-être alors pourrons-nous résoudre avec quelque assurance cette question si importante pour l’histoire de son esprit : dans quelle mesure ses conceptions sur l’ensemble des choses sont-elles originales ? d’où lui est venue l’impulsion première de sa pensée ? Si l’on excepte un nom, un seul, il semble bien que Goethe doive peu de chose aux philosophes de profession. Il les connaît, il les juge même en quelques traits décisifs ; mais on sent qu’ils n’ont eu qu’une action très indirecte sur le développement de sa pensée. La philosophie pure, abstraite, séparée de l’étude de la nature, lui a toujours paru aussi obscure que peu fructueuse. Il considère comme une des circonstances les plus heureuses de sa vie un des plus précieux avantages obtenus par sa volonté, « de s’être toujours maintenu libre en face de la philosophie. » Son point d’appui le plus solide, dit-il, a été la simple raison de l’homme sensé. C’est là une condition de vérité aussi bien qu’une règle d’art. « Tout art, toute science, qui restent indépendans de la philosophie et ne se développent que par les forces naturelles de l’homme, arrivent toujours à de meilleurs résultats. » Il lui arriva souvent, par la suite, de faire de sérieux reproches à Schiller pour avoir compromis, sous le joug de Kant, la divine spontanéité de sa nature.

D’ailleurs peut-il y avoir une science, surtout une philosophie, apprise à l’école d’un autre ? Pour avoir quelque valeur, une philosophie doit être l’expression même et le sentiment général de notre vie. « Stoïcien, platonicien, épicurien, chacun doit à sa manière régler son compte avec l’univers, disait-il à Falk ; c’est pour résoudre ce problème que nous sommes nés, et personne, quelle que soit l’école à laquelle il se rattache, ne peut s’y soustraire. Chaque philosophie n’est rien autre chose qu’une forme différente de la vie. Pouvons-nous entrer dans cette forme ? pouvons-nous, avec notre nature, avec nos facultés, la remplir exactement ? Voilà ce qu’il s’agit de chercher. Il faut faire des expériences sur nous-mêmes ; toute idée que nous absorbons est comme une nourriture que nous devons examiner avec le plus grand soin ; autrement nous anéantissons la philosophie, ou la philosophie nous anéantit… Il faut d’abord nous maintenir en harmonie parfaite avec notre nature, et nous pourrons alors, sinon faire taire, du moins adoucir toutes les dissonances extérieures qui nous entourent[2]. »

D’après ces principes, il est clair que chaque homme qui pense est un éclectique-né. « Cet éclectisme ne se confond pas avec cette nullité intellectuelle qu’une absence complète de tout penchant propre et intime fait agir comme les oiseaux que l’on voit formant leur nid de tout ce que le hasard leur présente. Une construction fabriquée ainsi de débris déjà morts ne peut jamais se lier, à un ensemble vivant. » Mais s’il ne peut pas y avoir de philosophie éclectique, en revanche il y a beaucoup de philosophes éclectiques, et chacun l’est plus ou moins. « L’éclectique est celui qui choisit dans ce qui l’entoure, dans ce qui se passe autour de lui, tout ce qui est en harmonie avec sa propre nature, pour se l’approprier ; j’entends par là qu’il doit s’assimiler tout ce qui, soit dans la théorie, soit dans la pratique, peut servir à son progrès et à son développement. Deux éclectiques pourraient donc être deux adversaires, s’ils étaient nés avec des dispositions différentes, car, chacun de son côté, ils prendraient dans la tradition philosophique ce qui leur conviendrait. Que l’on jette les yeux autour de soi, on verra que tout homme au fond agit ainsi, et voilà comment on ne s’explique jamais pourquoi on ne parvient pas à convertir autrui. »

En parlant ainsi, Goethe se souvenait évidemment de lui-même. Tous ces traits conviennent à son histoire. Il a pratiqué, toute sa vie, cet éclectisme supérieur, qui n’est que la forme philosophique d’une libre et universelle curiosité. Il a traversé les systèmes pour les connaître, sans s’y arrêter, prenant à chacun d’eux ce qui était d’accord avec le tempérament de son esprit, les réduisant souvent à une seule pensée, qu’il s’assimilait, rejetant toute idée qui aurait été une dissonance, disposant de toutes les philosophies sans être dominé par aucune, et les mettant en harmonie par un sûr instinct avec sa manière d’être et de sentir.

Il y eut cependant une influence philosophique plus marquée que les autres dans le développement de son esprit, et qui persista, sans éclipse, jusque dans la pleine et vigoureuse maturité de son génie : ce fut l’influence de Spinoza. C’est le seul philosophe dont il ait consenti à reconnaître l’empire. Encore nous verrons bien que si le spinozisme entre comme élément dans l’essence subtile et complexe de sa pensée, c’est un spinozisme très libre et singulièrement transformé.

Ce fut un des grands événemens de la vie de Goethe que son initiation à la philosophie de l’Éthique ; mais jusque-là son humeur libre, sa fantasque indépendance, sa curiosité passionnée, l’avaient attiré dans de singulières aventures d’esprit. Il avait erré de tous les côtés dans sa propre pensée et dans celle des autres, sans rencontrer nulle part de point fixe et de direction. C’est vers sa dix-huitième année, pendant qu’il étudiait à l’université de Leipzig, que se révéla à lui-même l’éveil de sa raison sur les questions de philosophie religieuse. L’ennui de la rhétorique pédantesque, de la philosophie aride, que l’on enseignait dans l’université sous la discipline intellectuelle des Gottsched et des Gellert, le peu de goût qu’il ressentait pour la pauvre et timide littérature classique qui florissait alors en Allemagne avant le Laocoon, celle des Besser, des Canitz, des Hagedorn, — le travail intérieur d’un esprit qui sentait s’éveiller en lui des forces inconnues et qui ne savait encore comment les apaiser en les employant, cette agitation, cette première flamme inquiète d’une âme qui se dévore sans alimens, ces distractions cherchées dans la débauche, une grave maladie qui survint, — voilà sous quelles impressions le jeune étudiant de Leipzig avait essayé de résoudre les grands problèmes par sa propre énergie, et sans rien accepter des traditions d’école. On enseignait pourtant à cette époque, dans les universités allemandes, une grande philosophie, celle de Leibnitz, mais systématisée, régularisée à l’excès, réduite en formules par Wolf, encore appauvrie et desséchée par ses disciples. Comment, sous ce fatras d’une sorte de scolastique renaissante, le jeune étudiant aurait-il pu sentir les divines harmonies, l’âme de cette philosophie dont il devait plus tard transporter quelques conceptions dans sa pensée, et qui même lui fournit dans une occasion mémorable, le jour des funérailles de Wieland, la matière d’une de ses plus belles inspirations philosophiques, d’un dialogue vraiment digne de Platon par l’émotion et par la grandeur des idées ? Il faut voir de quel l’on il juge dans ses mémoires cette philosophie d’école qu’il n’apprit que pour la mépriser. Il y a là quelques traits qui rappellent un passage célèbre du Discours de la Méthode, et je dirais presque qu’on y retrouve l’accent de Descartes. « Dans la logique, il me semblait bizarre que ces grandes opérations de l’esprit que j’avais exécutées dès mon jeune âge avec la plus grande facilité, il me fallût les mettre en pièces, les isoler et presque les détruire, pour en découvrir le véritable usage. Sur l’être, sur le monde, sur Dieu, je croyais en savoir autant que le maître lui-même. » Il s’enhardit à penser tout seul, et le spectacle d’une sorte de renaissance du sens commun dans l’Allemagne protestante l’y encouragea. « La philosophie de l’école, qui en tout temps a le mérite d’exposer, sous des rubriques déterminées, dans un ordre arbitraire et selon des principes reçus, tout ce qui peut être l’objet de la curiosité humaine, s’était souvent rendue comme étrangère, fastidieuse, et enfin inutile à la foule par l’obscurité et l’apparente frivolité du fond, par l’emploi inopportun d’une méthode respectable en elle-même et par son application trop vaste à un grand nombre d’objets. Bien des hommes se persuadèrent que la nature leur avait donné autant de bon sens et de jugement qu’ils pouvaient en avoir besoin pour se faire des choses une idée claire, au point de pouvoir s’en démêler eux-mêmes et contribuer à leur progrès et à celui des autres sans s’inquiéter péniblement de l’universel, ni rechercher comment s’enchaînent les objets les plus éloignés qui ne nous intéressent guère. On essaya ses forces, on ouvrit les yeux, on regarda devant soi… Chacun se crut autorisé à philosopher et même à se considérer un peu comme un philosophe. La philosophie était donc un sens commun plus ou moins sain, plus ou moins exercé, qui se hasardait à généraliser et à prononcer sur les expériences intérieures. Un discernement clair des choses et une modération d’humeur qui permettaient de chercher le vrai dans la route moyenne entre les opinions extrêmes et dans l’équité envers chacune d’elles assurèrent aux écrits et aux discours de ce genre la confiance et l’autorité. Il se trouva de la sorte des philosophes dans toutes les facultés, même dans toutes les classes et dans tous les métiers[3]. »

Il y eut ainsi, vers 1758 ou 1760, une révolution pacifique en Allemagne ; la philosophie se sécularisa. Elle avait été pendant une assez longue période confisquée par les professeurs : elle sortit des écoles et se répandit dans le monde. Le mouvement se communiqua dès lors à la théologie, l’ébranla dans ses bases consacrées, et l’on vit commencer en Allemagne ce grand travail d’interprétation et d’exégèse qui devait aboutir à la pure et simple religion naturelle, plus ou moins surchargée de symbolisme, plus ou moins enthousiaste et mystique, selon les gradations infinies des caractères et des sentimens. Goethe lui-même participa dans sa mesure à ce mouvement théologique, et il nous raconte dans ses mémoires comment la lecture d’un livre aujourd’hui oublié, — Histoire de l’Église et des Hérésies, par Arnold, — l’amenait à concevoir, par une suite de méditations bizarrement ingénieuses, tout un système de métaphysique religieuse. Il nous en a laissé une esquisse, non sans montrer quelque prédilection pour cette rêverie de sa première jeunesse. Le néo-platonisme, les doctrines hermétiques et cabalistiques s’y mêlent avec quelques idées bibliques. Le trait essentiel est une explication panthéistique de la création et de la rédemption par une séparation qui se produit dans l’essence primitivement simple de la Divinité et par un mouvement contraire qui ramène le monde à son origine. C’est la double loi de « l’émanation » et du « retour » empruntée aux Alexandrins et transportée sans grands frais d’imagination dans le dogme chrétien. Ce projet de religion composite n’a d’importance que par le caractère de curiosité éclectique qui s’y annonce et par la conception fondamentale de l’unité absolue qui s’y marque avec force.

Les premiers pas de Goethe dans la libre recherche de la vérité furent très incertains ; sa voie s’embrouilla plus d’une fois et s’obscurcit devant lui. Dans l’intervalle qui sépare son séjour à Leipzig de celui qu’il fit à Strasbourg, pendant toute la durée d’une maladie assez longue qui le retint dans la maison de son père, fort attristée par l’humeur morose et la manie pédagogique du vieux jurisconsulte, nous le voyons livré tout entier à des études et à des expériences d’alchimie avec cette curiosité vive qui n’est pas la crédulité vulgaire, qui est bien plutôt la forme active d’un grand ennui, l’impatience de l’inconnu, le désir de ne rien ignorer, plus fort chez lui que la crainte d’être dupe. Il y avait alors à Francfort toute une petite société mystique de personnes pieuses qui cherchaient leur salut dans des voies bizarres. Goethe nous donne dans ses mémoires une piquante peinture de ce groupe. On y voit figurer, à côté de sa mère, cette aimable demoiselle de Klettenberg dont le souvenir a inspiré au poète de belles pages dans Wilhelm Meister, un chirurgien piétiste, un médecin aux allures mystiques, au regard malin, à la parole caressante, un peu sorcier. Ce médecin était en possession d’un remède souverain, d’une sorte de pierre philosophale de la santé universelle, d’un sel admirable qu’on ne devait employer que dans les cas les plus dangereux, et dont il n’était question qu’entre les fidèles, quoique personne encore ne l’eût vu et n’en eût ressenti les effets. Par un enchaînement de causes physiques et de causes morales, la recette ne pouvait agir que sur les dévots de la petite église ; elle ne pouvait se transmettre que sous certaines conditions d’initiation. Pour la produire et la mettre en usage, il fallait pénétrer plus ou moins dans le grand œuvre, dans les mystères de la nature. « Ce n’était pas quelque chose d’isolé, c’était quelque chose d’universel, et qui pouvait même être produit sous diverses formes et diverses figures. » Goethe devint l’heureux sujet, annoncé sans doute par les astres, sur lequel la grande expérience fut tentée. Une crise dans son mal étant survenue, il crut qu’il allait mourir. Tous les remèdes étaient sans effet. « Dans cette extrémité, ma mère conjura avec les plus vives instances le docteur, fort perplexe, d’employer son remède universel. Après une longue résistance, il courut chez lui, la nuit étant déjà fort avancée, et en rapporta un petit verre d’un sel cristallisé qu’on fit dissoudre dans l’eau et qui fut avalé par le patient. Cela avait un goût alcalin prononcé. Aussitôt après, je me sentis soulagé, et dès lors mon mal parut tourner à la guérison. Je ne puis dire combien cet événement augmenta notre confiance dans le médecin et fortifia notre désir d’acquérir un pareil trésor. » Assistons-nous ici à quelque scène de médecine cabalistique égarée en plein XVIIIe siècle, ou bien à la naissance de la médecine homœopathique ? La petite fiole du docteur contient-elle quelque substance préparée avec des formules d’incantation ou quelque dose infinitésimale d’un aconit merveilleux ?

Quoi qu’il en soit, voilà Goethe guéri et engagé dans la pieuse confrérie. Le voilà même admis aux honneurs, choisi par Mlle de Klettenberg pour étudier avec elle l’Opus Mago-Cabbalisticum de Welling, pour chercher avec elle le secret de l’auteur, un instant entrevu et disparaissant tout à coup dans ces alternatives de lumière et d’obscurité qui désespéraient les deux amis. Bientôt cet ouvrage ne leur suffit pas. Ils remontent aux sources. Paracelse, Basile, Valentin, van Helmont, Starckey et les autres y passent tour à tour ; mais toutes les prédilections de Goethe furent pour l’Aurea catena Homeri, « dans laquelle la nature est présentée, bien que d’une manière peut-être fantastique, dans un bel enchaînement. » Durant un long hiver, sa mère et Mlle de Klettenberg passèrent toutes leurs soirées avec lui à déchiffrer ces grimoires et d’autres semblables. Goethe nous assure que ce furent des soirées charmantes. Bientôt cependant on voulut appliquer toute cette science, et les expériences commencèrent. On chercha, d’après les formules de Welling et sous la direction du fameux docteur, à décomposer le fer, qui devait receler les vertus les plus salutaires, et à volatiliser des alcalis qui devaient, en s’évaporant, s’unir avec les substances éthérées et produire enfin le sel aérien ! La maison de Mlle de Klettenberg devint une véritable officine d’alchimie à faire envie au docteur Faust. Ce ne furent partout que fourneau à vent, cornues de grande et moyenne grandeur, bains de sable, ballons transformés en capsules, récipiens de toute forme pour recueillir les sels moyens et la liqueur des cailloux (liquor silicum). Le résultat le plus clair de toutes ces opérations qui se faisaient la nuit et dans le plus grand secret, ce ne fut ni le sel aérien, ni la terre vierge, ni la pierre philosophale ; ce fut d’habituer Goethe aux expériences, et de lui faire acquérir des connaissances utiles en fixant son attention sur les diverses cristallisations qui pouvaient se présenter dans le cours de ces bizarres travaux. Il apprit à distinguer et à classer les formes extérieures de plusieurs substances naturelles, et passa bientôt, par une transition insensible, de l’Opus-Mago-Cabbalisticum au Compendium de chimie de Boerhave. Sa passion scientifique s’éveilla ainsi, et son instruction positive commença au milieu des ingrédiens ridicules du macroscome et du microscome. Tout son temps n’avait pas été perdu.

Nous n’avons pas craint d’insister sur cet épisode étrange de la jeunesse de Goethe, parce que nous surprenons là, sous sa première forme, la plus naïve, un instinct qui persista toute sa vie et qui entraînait son imagination, sinon sa raison, vers les sciences plus ou moins occultes. Il participa ainsi à l’une des tentations de son siècle, et paya de la même rançon l’affranchissement absolu de sa pensée. On a noté depuis longtemps ce trait de toutes les époques sceptiques, le goût du merveilleux. Les croyances superstitieuses semblent être la dernière foi des siècles incrédules. L’Ane d’or d’Apulée est d’un âge où l’on ne croyait plus aux dieux. Voltaire et Diderot n’étaient pas morts que déjà depuis plusieurs années Mesmer, Cagliostro, Saint-Martin, étaient nés. À Paris même, dans la pleine lumière de la civilisation moderne, à deux pas des laboratoires où se développe la science positive, la raison publique est-elle garantie contre toutes les illusions ? Ne sommes-nous pas tous les jours témoins de ces entraînemens de la curiosité publique, qui se prête avec tant de complaisance aux formes nouvelles de la théurgie du XIXe siècle ? On dirait que la population qui s’estime elle-même la plus spirituelle du monde, qui en est à coup sûr la plus sceptique, laisse parfois son bon sens aller à la dérive ou s’entraîner lui-même dans un vertige. Si la foi positive a baissé parmi nous, ne semble-t-il pas que ce soit au profit d’une sorte de folie mystique ?

Goethe ressentit toujours un certain attrait pour ce côté nocturne de la science et de la nature. Longtemps après les rêveries cabalistiques de sa dix-neuvième année, quand il écrivait son Traité des Couleurs, voyez de quel ton indulgent il parle de Paracelse et de ses successeurs, comme il plaide en leur faveur les circonstances atténuantes et développe avec complaisance ce qu’on pourrait appeler la philosophie de l’alchimie ! « Si l’on considère, dit-il, l’alchimie en général, on reconnaît que son point de départ est le même que celui des autres superstitions ; c’est un mélange de faux et de vrai, un bond par lequel nous nous élançons de l’idée à la réalité, une fausse application du sentiment, une promesse menteuse qui flatte nos illusions et nos souhaits. Si l’on regarde comme les plus hautes aspirations de la raison les trois idées si intimement liées l’une à l’autre de Dieu, de la vertu et de l’immortalité, on trouvera trois idées terrestres qui leur correspondent, l’or, la santé, la longévité. L’or est aussi puissant sur la terre que Dieu l’est dans l’univers ; la santé et la vertu sont étroitement unies : aussi désirons-nous un esprit sain dans un corps sain ; la longévité correspond à l’immortalité. S’il est noble de développer en soi ces trois hautes idées et de les cultiver pour l’éternité, il sera également désirable d’acquérir la puissance sur les idées terrestres qui leur correspondent… Or ces trois élémens de la plus parfaite félicité dont nous puissions jouir ici-bas paraissent si étroitement unis, qu’il semble tout naturel de les réaliser par un seul moyen[4]. » Il ne méprise pas la magie naturelle, et à l’occasion de Jean-Baptiste Porta il montre qu’il y a une certaine grandeur dans cette illusion qui, sous une forme ou sous une autre, vient tenter l’esprit humain. « La magie naturelle espère, dit-il, par l’emploi des moyens actifs, excéder les limites du pouvoir ordinaire de l’homme et atteindre à des effets qui dépassent la réalité. Et pourquoi désespérer du succès d’une telle entreprise ? Les changemens et les métamorphoses se passent devant nos yeux sans que nous puissions les comprendre. Il en est de même d’une foule d’autres phénomènes que nous découvrons et que nous remarquons chaque jour, ou qui peuvent se prévoir, se conjecturer… Qu’on songe à la puissance de la volonté, de l’intention, du désir, de la prière ! Combien se croisent à l’infini les sympathies, les antipathies, les idiosyncrasies !… Chez tous les peuples et dans tous les temps, nous trouvons une impulsion générale vers la magie. » L’observation qui termine cette apologie étrange ne manque pas de profondeur. L’activité de notre esprit, son ambition de s’emparer par des moyens extraordinaires des puissances de la nature, sont d’autant plus marquées que le cercle de ses connaissances positives est plus étroit. À mesure que par sa puissance d’intuition bien dirigée il a étendu le cercle de ces connaissances, l’homme possède un plus grand nombre d’élémens naturels, de forces élémentaires, qui, rattachées entre elles par les liens de l’esprit, produisent enfin un art digne de son attention. — N’est-ce pas encore de la magie naturelle dans le vrai sens du mot que cet empire sur la nature conquis par la science, exercé par l’esprit souverain et roi ?

Dans ces divers jugemens, prononcés par Goethe à quarante années de distance, nous retrouvons l’impression persistante et le souvenir indulgent des magiques expériences, conduites par Mlle de Klettenberg, qui passionnèrent un instant son imagination de jeune homme. L’année suivante, à l’université de Strasbourg, où il acheva ses études de droit et gagna ses diplômes, il se livra avec ferveur à l’étude des sciences naturelles, en même temps qu’il s’initiait, sous la direction de Herder, très jeune encore et déjà célèbre, à l’étude des idées littéraires dans leurs rapports avec les mœurs et à la philosophie de l’art. Il relut avec lui la Bible, Homère, Shakspeare ; il apprit à interpréter le langage symbolique de l’art allemand au moyen âge ; il remonta aux origines des civilisations ; il commença à distinguer la poésie artificielle de la poésie naturelle, celle qui n’est que le résultat des règles et des conventions de celle qui jaillit du cœur de l’homme touché par la réalité, sollicité par la vie. Toute cette période de la vie de Goethe, qui suivit son départ de Strasbourg, est presque exclusivement consacrée à l’art. Sa philosophie d’illuminé fut quelque peu éclipsée et obscurcie par la splendeur de la nature vivante, qui fit irruption dans son âme et de là jaillit au dehors en magnifiques inspirations. C’est l’heure décisive du poète et de l’artiste, c’est le printemps de son génies c’est ce divin moment où tout éclôt à la fois dans cette âme, la poésie et l’amour, où s’ébauchent dans sa pensée les premières scènes de Faust, où s’achève le grand drame de l’Allemagne au moyen âge, Goetz de Berlichingen, où les Souffrances du Jeune Werther vont éclater au grand jour, où tant de merveilleux petits poèmes et de Lieder d’une naïveté pleine d’art prennent leur volée à travers la patrie émue, et se répandent d’échos en échos comme la voix enchantée de la jeunesse et de l’Allemagne nouvelle.

Et pourtant le brillant poète n’était pas encore entièrement sorti des régions ténébreuses où l’avait entraîné sa « chimie mystique. » L’obsession, la possession, si l’on veut, durait encore, se renouvelait sous différentes formes. Il avait à traverser une dernière épreuve avant de s’affranchir : je veux parler de sa rencontre avec Lavater et des aventures intellectuelles où il fut entraîné pendant quelque temps dans cette singulière compagnie.

Le plus curieux portrait que l’on puisse tracer de ce doux rêveur, légèrement fou, une des singularités du XVIIIe siècle, quelque peu homme de génie, au demeurant excellent homme, c’est Goethe qui nous en fournit les élémens. À diverses époques de sa vie, dit-il, il fut conduit à méditer sur cette nature, une des meilleures avec lesquelles il eût vécu dans la plus complète intimité, et il écrivit à plusieurs reprises les réflexions qu’elle lui avait inspirées. Il nous donne une raison touchante pour nous expliquer cette insistance. L’opposition de leurs tendances, manifestée après une assez longue intimité, les ayant rendus peu à peu étrangers l’un à l’autre, il ne voulut pas cependant laisser déchoir dans son esprit l’idée de cette belle âme, et, pour en conserver la vive et digne empreinte, il aimait à se la représenter devant les yeux. C’est ainsi que furent écrites, sans liaison entre elles, à d’assez longs intervalles, les pages très intéressantes et très animées où apparaît Lavater. Nous emprunterons à ces divers portraits, dispersés à travers les mémoires et les entretiens, quelques-uns des traits les plus saillans qui, en nous révélant l’aimable et bizarre modèle, nous révèlent quelque chose aussi du peintre et des impressions diverses qu’il en reçut. C’est surtout cela que nous y avons cherché.

Peu de gens, nous dit Goethe, ont pris plus sérieusement à cœur de se manifester aux autres, et c’est par là essentiellement que Lavater fut instituteur. Cependant, quoique ses efforts eussent aussi pour objet le perfectionnement intellectuel et moral des autres, ce n’était pas le dernier terme auquel il tendait. Son occupation principale était la réalisation de la personne du Christ : de là cet empressement presque fou à faire dessiner, copier, imiter l’une après l’autre des images du Christ, dont aucune à la fin ne pouvait naturellement le satisfaire. Comme il acceptait Jésus-Christ à la lettre, tel que l’Écriture le donne, cette idée lui servait à tel point de supplément pour sa propre existence qu’il incarna idéalement l’Homme-Dieu à sa propre humanité, jusqu’à ce qu’il les eût réellement confondus en un seul être, qu’il se fût unifié avec lui ou qu’il s’imaginât être réellement le Christ. — Il était arrivé à cette conviction, qu’on peut faire des miracles aujourd’hui tout aussi bien qu’au temps où le Christ en faisait, et il en fit. Comme il réussit quelquefois à obtenir instantanément, par la ferveur presque véhémente de ses prières, l’issue favorable d’accidens très menaçans, les objections de la froide raison ne purent jamais ébranler sa foi en sa propre puissance. Pénétré du sentiment de la grande valeur de l’humanité régénérée par Jésus-Christ et destinée à une heureuse éternité, mais connaissant aussi les besoins divers de l’esprit et du cœur, sentant lui-même s’étendre à l’infini ce désir auquel nous convie en quelque sorte sensiblement le ciel étoile, il esquissa ses Perspectives sur l’éternité, qui durent sembler fort étranges à la plupart de ses contemporains ; mais tous ces efforts, ces désirs, ces entreprises, pesèrent moins dans la balance de l’opinion que le génie physiognomonique dont la nature l’avait doué. Grâce à l’idée pure de l’humanité qu’il portait en lui, à la vivacité et à la délicatesse d’observation qu’il exerça d’abord par instinct, d’une manière superficielle et accidentelle, puis avec réflexion, d’une façon méditée et réglée, Lavater était au plus haut degré en mesure d’apercevoir, de connaître, de distinguer et même d’exprimer les traits caractéristiques des individus. Tous les talens qui reposent sur une disposition naturelle décidée nous semblent avoir quelque chose de magique, parce que nous ne pouvons subordonner à une idée ni ce talent, ni ses effets. Et véritablement la pénétration de Lavater à l’égard des individus passait toute idée ; on s’étonnait à l’entendre parler confidentiellement de tel ou tel : c’était même une chose redoutable de vivre auprès d’un homme qui voyait clairement les limites dans lesquelles il avait plu à la nature de vous enfermer… Il se plaisait à étendre son influence dans une vaste sphère ; il ne se trouvait bien que dans la communauté, au milieu d’une société nombreuse qu’il savait intéresser et instruire avec ce rare talent et ses dons de physionomiste. Ce juste discernement des personnes et des esprits apercevait tout d’abord les dispositions morales de chacun. Il n’en profitait que pour leur perfectionnement. Si un aveu sincère, une question loyale, venaient se joindre à sa divination merveilleuse, il trouvait dans le riche trésor de son expérience intérieure et extérieure une réponse appropriée à chacun et de nature à satisfaire. Avait-il affaire à la présomption et à la vanité, il savait s’y prendre avec beaucoup de calme et d’adresse, car, en paraissant esquiver une discussion compromettante, il présentait tout à coup, comme un bouclier de diamant, une grande vue, une grande idée à laquelle l’adversaire ignorant n’avait pu penser de sa vie, et il savait toutefois tempérer si agréablement la lumière qui en jaillissait, que ces hommes se sentaient instruits et convaincus, du moins en sa présence. Chez plusieurs peut-être, l’impression s’est continuée, car les hommes vains peuvent être bons aussi : il ne s’agit que de détacher par une douce influence la dure écorce qui enveloppe le noyau fécond. — Ce qui lui causait la peine la plus vive, c’était la présence de ces personnes que leur laideur devait marquer irrévocablement comme les ennemis décidés de sa doctrine sur la signification des physionomies. Elles employaient avec une malveillance passionnée et un scepticisme mesquin assez de bon sens, de talent et d’esprit à combattre une doctrine qui semblait offensante pour leurs personnes, car il ne s’en trouvait guère qui, avec la grandeur d’âme de Socrate, eussent présenté justement leur enveloppe de satyre comme le témoignage honorable d’une moralité acquise en dépit de la nature. La dureté, l’obstination de ces adversaires, le faisaient frémir : il leur opposait une résistance passionnée ; sa pensée s’allumait : c’était comme le feu qui, dans la forge, saisit les minerais réfractaires et les embrase[5].

Tel était le voyageur qui s’annonça un jour à Goethe comme devant faire le voyage du Rhin et passer bientôt à Francfort. Ils étaient, depuis un an environ, entrés en relation l’un avec l’autre à l’occasion de la Lettre du pasteur à ses collègues, une de ces petites compositions de sa première jeunesse que Goethe appelle lui-même sibyllines, et qu’il avait écrite sous l’inspiration un instant acceptée de la théologie malsaine de Hamann, le mage du Nord. Certain passage de cette Lettre, où se trouvaient indiquées des vues sur un christianisme romantique, avait beaucoup frappé Lavater, qui écrivit à l’auteur. Sa correspondance devint bientôt très active avec ce jeune homme, qui pouvait devenir un brillant adepte. Il entreprit de le convertir d’abord au christianisme pratique, expérimental, sans doute pour l’amener ensuite au système physiognomonique, mais il rencontra une résistance inattendue dans la première partie de son programme. — « Mes relations avec la religion chrétienne étaient tout entières d’intelligence et de sentiment, et je n’avais pas la moindre idée de cette parenté physique, de cette identité réelle avec le Christ à laquelle Lavater inclinait. Je trouvai donc fâcheuse la vive importunité avec laquelle il me poursuivait, soutenant qu’on devait être chrétien avec lui, chrétien à sa manière, ou bien qu’on devait le convaincre aussi de la vérité dans laquelle on trouvait son repos. Quand il finit par me présenter ce dilemme rigoureux : ou chrétien ou athée, je lui déclarai nettement que, s’il ne voulait pas me laisser mon christianisme tel que je l’avais nourri jusqu’alors, je pourrais bien me décider pour l’athéisme, d’autant plus que personne ne me semblait savoir exactement ce qu’étaient l’une et l’autre croyance. » La vivacité de cette repartie ne troubla point la bonne harmonie des deux correspondans, qui étaient devenus amis à distance. La foi de Lavater dans sa doctrine, sa douce obstination, ne se décourageaient pas pour si peu de chose. D’ailleurs, religion à part, Goethe prenait un vif intérêt au système de Lavater, et il fut ému comme le public à la nouvelle de la prochaine arrivée de l’homme célèbre dont les idées étaient devenues le sujet de toutes les conversations, le texte de toutes les controverses. « Notre première entrevue fut cordiale, nous nous embrassâmes avec la plus vive affection. Je le trouvai tel que de nombreux portraits me l’avaient déjà fait connaître. Je voyais devant moi, vivant et agissant, un personnage unique, distingué, tel qu’on n’en a point vu et qu’on s’en verra plus. Lui au contraire, il laissa paraître dans le premier moment, par quelques exclamations singulières, qu’il s’était attendu à me voir autrement. Je lui assurai de mon côté, avec mon réalisme naturel et acquis, que, puisqu’il avait plu à Dieu et à la nature de me faire ainsi, nous devions nous en contenter. » Malgré tout, malgré la confiance de Goethe en lui-même et dans sa nature originale, je suppose qu’il eût été flatté de produire une autre impression. Il avoua lui-même plus tard qu’il avait toujours éprouvé auprès de Lavater une certaine angoisse. « En s’emparant de nos qualités par son art de divination, il devenait dans la conversation le maître de nos pensées. »

L’impression que produisit Lavater en Allemagne fut vive. « Son regard doux et profond, sa bouche expressive et gracieuse et jusqu’au naïf dialecte suisse qu’on entendait à travers son haut allemand, bien d’autres choses encore qui le distinguaient, donnaient à tous ceux auxquels il adressait la parole le calme d’esprit le plus agréable ; son attitude même, un peu penchée en avant, qui tenait à la conformation de sa poitrine, contribuait sensiblement à établir une sorte de niveau entre cet homme supérieur et le reste de la compagnie. » La mystique amie de Goethe, Mlle de Klettenberg, ne fut pas la dernière à fêter l’arrivée du pieux personnage. Ces deux folies douces se comprirent aussitôt. Elle quitta son laboratoire, ses fourneaux et l’espoir de la pierre philosophale pour ces plaisirs d’un ordre supérieur, ces voluptés toutes spirituelles de l’extase en commun. Goethe était le confident, mais un confident bien dissipé, un peu mécréant, tantôt frivole, tantôt sceptique. « Les relations mutuelles de mes deux amis, leurs sentimens l’un pour l’autre, m’étaient connus, non-seulement par leurs entretiens, mais aussi par les confidences qu’ils me faisaient tous deux. Je n’étais parfaitement d’accord ni avec l’un ni avec l’autre, car mon Christ avait aussi emprunté à ma manière de sentir sa figure particulière. Et comme ils ne voulaient nullement me passer le mien, je les tourmentais par toute sorte de paradoxes et d’exagérations, et, s’ils me témoignaient de l’impatience, je m’éloignais avec une plaisanterie, quelquefois avec un raisonnement. En matière de croyance, leur disais-je, l’essentiel, c’est de croire : ce que l’on croit est complétement indifférent. La foi est un grand sentiment de sécurité pour le présent et pour l’avenir, qui repose sur la confiance en un être infini, tout-puissant et impénétrable. L’essentiel est que cette foi soit inébranlable. Quant à la manière dont nous nous représentons cet être, elle dépend de nos autres facultés, des circonstances mêmes, et elle est tout à fait indifférente. La foi est un vase saint dans lequel chacun est prêt à sacrifier, autant qu’il est en lui, son sentiment, sa raison, son imagination. La science est tout le contraire : l’essentiel n’est pas le savoir, c’est l’objet, la qualité, l’exactitude et l’étendue du savoir. »

L’action de Lavater fut cependant assez forte pour entraîner Goethe à sa suite dans le voyage pieusement triomphal qu’il accomplit sur les bords du Rhin, à Ems, à Nassau, à Coblentz, à Cologne. Lavater allait bénissant, convertissant, sans oublier de prêcher son petit système, et mêlant si bien les deux prédications qu’il devenait difficile de les distinguer. Chemin faisant, il faisait faire le portrait d’une foule d’hommes diversement célèbres, plus ou moins marquans, qu’il intéressait ainsi personnellement au succès d’un livre dans lequel ils devaient figurer eux-mêmes. Il procédait de même avec les artistes, les pressant tous de lui envoyer des dessins pour son grand ouvrage, demandant de divers côtés des gravures sur cuivre, et en même temps recueillant à mesure ses observations, notant ses expériences, transformant de plus en plus son voyage en une sorte de prospectus en acte de son grand ouvrage. Les villes lui faisaient fête, les châteaux se disputaient l’honneur de sa présence. Quelques nobles dames surtout, telles que Mme de Stein et Mme de La Roche, qui étaient beaucoup mieux disposées que les hommes aux mystères de la spiritualité, faisaient de leur enthousiasme aristocratique la plus efficace réclame au mystique voyageur. Goethe, tout illustre qu’il fût déjà et bien qu’auteur des Souffrances du jeune Werther, n’était guère, comme il le dit plaisamment, que la queue vaporeuse de la grande comète. Il se fatigua de ce rôle et fit des réflexions. Il ne put se dissimuler qu’il y avait dans tout ce qui se passait autour de lui un singulier mélange de spiritualité et de diplomatie candide, que les voies terrestres et mystiques se mêlaient parfois devant la marche incertaine du prophète. Il l’excusait sans doute, il se disait que son célèbre ami avait véritablement des desseins très élevés, et qu’il pouvait bien croire de très bonne foi que la fin justifie les moyens ; mais enfin, en observant de plus en plus Lavater, en lui découvrant librement son opinion, en recevant en retour ses confidences, il arriva à comprendre que l’homme éminent éprouve irrésistiblement le désir de répandre au dehors l’idée divine qui est en lui, qu’ensuite malheureusement il entre en contact avec le monde grossier, et que pour agir sur lui il doit se mettre à sa mesure, que par là il sacrifie une grande partie de sa prééminence, et à la fin s’en dessaisit tout à fait, que le divin, l’éternel s’abaisse et s’incorpore en des vues terrestres, et qu’il est entraîné avec elles dans des destinées passagères. Lavater lui parut digne à la fois de respect et de pitié, car il prévit que le missionnaire de l’idée divine pourrait bien se trouver un jour contraint de sacrifier le supérieur à l’inférieur. Et comme, dans son ardente pensée, toute grande conception prenait la forme esthétique, il conçut l’idée d’un drame dont Mahomet serait le héros, et dans lequel il le représenterait non pas, selon le point de vue étroit et vulgaire de Voltaire, comme un imposteur, mais comme un enthousiaste sincère, ramené du ciel à la terre par la lutte et par la résistance aveugle des hommes, finissant par être un politique après avoir été un saint. Ainsi se consolait-il en transformant sa découverte en théorie philosophique et sa théorie en drame.

De ce moment toutefois le charme était rompu, et Goethe laissa Lavater poursuivre seul ses triomphes. Il le revit deux ans après, en 1775, dans le voyage qu’il fit en Suisse avec les frères Stolberg. La réception fut gaie, cordiale. Il le retrouva tel qu’il l’avait quitté, indulgent, toujours bénissant, édifiant, à moitié ecclésiastique, à moitié éditeur, fort préoccupé des frais matériels dans lesquels la Physiognomonie l’entraînait et des objections qui s’amassaient de tous côtés contre l’ouvrage avant même qu’il eût paru. Goethe l’aida de toutes ses forces, de toute sa science, de tout son esprit pendant son séjour à Zurich ; plus tard, longtemps après la mort de Lavater, il avoua un jour à Eckermann que tout ce que la Physiognomonie contient sur le cerveau des animaux était de lui, et y revenant sur cet épisode de son aventureuse jeunesse, il résumait ses impressions dans ces paroles caractéristiques : « Lavater était un homme tout à fait excellent, mais il obéissait à de fortes illusions, et la vérité stricte n’était pas dans ses goûts ; il trompait et lui-même et les autres. C’est là ce qui amena entre nous une rupture complète. Je l’ai vu pour la dernière fois à Zurich, sans qu’il me vît. J’allai déguisé à la promenade ; je le vis-venir vers moi, je me détournai, il passa devant moi sans me voir. Sa démarche était celle d’une autruche : voilà pourquoi, sur le Blocksberg, il apparaît sous cette forme[6]. » Et voilà comment se termina cette grande amitié mystique : Lavater figurant sous la forme d’une autruche dans la seconde partie du Faust !


II

En même temps et du même coup s’était terminée pour Goethe cette période, remplie d’obscurités et de contradictions, pendant laquelle l’illuminisme et le scepticisme se disputent l’orageux empire de ce grand esprit en voie de formation, et que l’on pourrait appeler d’un mot qui lui est cher, les années d’apprentissage du Jeune Wolfgang à la recherche d’une philosophie. Après quelques tentatives avortées pour s’entendre avec les moraves, dont la doctrine commençait à poindre, Goethe renonça définitivement aux voies mystiques, pour lesquelles il n’était pas fait. Le résultat le plus clair de tous ces efforts contradictoires fut que le vieux fonds du christianisme conservé depuis son enfance se décomposa dans son esprit, et que la dernière barrière était tombée quand il se mit à relire et à méditer Spinoza. Si la poésie, comme il aimait à le dire, fut sa délivrance pour tous les chagrins et les désespoirs de sa jeunesse, le spinozisme fut, à cette heure de sa vie, son affranchissement pour les inquiétudes et les agitations sans but de sa pensée, pour toutes les tentations de cette mobile et fantasque curiosité qui l’égarait dans le chimérique en poursuivant l’inconnu. Après tout, pour ce libre génie, que le christianisme n’avait pu retenir, qui ne connaissait la vraie métaphysique que par des traditions affaiblies d’école, mieux valait cet entretien viril avec un penseur du premier ordre qu’un commerce affadissant avec l’alchimie sentimentale de Mlle de Klettenberg ou la Christologie humanitaire de l’onctueux Lavater. Avec Spinoza, il s’imagina qu’il rentrait enfin dans la pleine possession de lui-même et dans la libre direction de son esprit, selon ses vrais instincts et ses tendances innées. Sa nature crut se reconnaître dans l’inspiration générale de l’Éthique. Ce fut véritablement pour lui un apaisement et une délivrance.

C’est dans un séjour à la campagne, chez Jacobi, que cette claire révélation du spinozisme se fit ou plutôt se confirma dans son esprit. La date de cet événement resta mémorable pour lui, et il la célèbre avec une sorte de solennité dans les annales de sa vie. À diverses reprises déjà, il s’était senti vivement attiré de ce côté. À Strasbourg, Herder lui reprochait d’apprendre tout son latin dans Spinoza ; à Francfort, après avoir cessé pendant assez longtemps de s’occuper « de ces généralités abstruses, » il y fut ramené par la contradiction[7]. Il trouva dans la bibliothèque de son père un petit livre dont l’auteur combattait avec passion Spinoza, et, pour produire plus d’effet, avait placé le portrait du Juif hollandais en regard du titre avec cette inscription : Signum reprobationis in vultu gerens. « Et certes on ne pouvait le nier à cause du portrait, car la gravure était misérable, une vraie caricature. Cela rappelait ces adversaires qui commencent par défigurer celui auquel ils veulent du mal, et qui le combattent ensuite comme un monstre. » L’auteur de ce pamphlet était de cette école pieuse qui, dès la fin du XVIIe siècle, confondit le spinozisme avec l’athéisme pur. À cette école appartenait le doux Malebranche, qui, dans sa correspondance, traite tout simplement Spinoza de misérable athée, sans doute pour décliner, par la violence exagérée de l’expression, tout soupçon de parenté entre l’Ethique et la Recherche de la vérité. Ce méchant petit livre ne fit aucune impression sur Goethe, « parce qu’en général il n’aimait pas les controverses, et qu’il préférait toujours apprendre de l’homme ce qu’il pensait plutôt que d’entendre dire à un autre ce que cet homme aurait dû penser. » La curiosité l’engagea pourtant à lire l’article Spinoza dans le dictionnaire de Bayle.

Il en fut assez mécontent, sans doute parce qu’il ne saisit pas, à une lecture rapide et superficielle, le procédé ironique de Bayle, qui aime à cacher sa vraie pensée sous une affectation de bonhomie et de bavardage. « On commence par déclarer l’homme athée et ses doctrines extrêmement condamnables, puis on avoue qu’il était paisible, méditatif, appliqué à ses études, bon citoyen, ami expansif, tranquille et doux, en sorte qu’on paraissait avoir entièrement oublié la parole de l’Évangile : « vous les reconnaîtrez à leurs fruits. » En effet, comment une vie agréable à Dieu et aux hommes résultera-t-elle de maximes funestes ? Je me rappelais encore très bien le calme et la clarté qui s’étaient répandus en moi, lorsqu’un jour j’avais parcouru les ouvrages laissés par ce penseur original. L’effet était encore parfaitement distinct, mais les détails étaient effacés de ma mémoire. Je m’empressai donc de revenir à ses écrits, auxquels j’avais eu tant d’obligations, et je sentis l’impression du même souffle de paix. Je m’adonnai à cette lecture, et je crus, portant mes regards en moi-même, n’avoir jamais eu une vue si claire du monde. » Dans une autre partie de ses mémoires, faisant allusion aux tentations qui avaient séduit un instant son esprit et l’avaient sollicité dans les sens les plus contradictoires tantôt vers la chimie mystique, tantôt vers les doctrines des frères moraves, dans les intervalles de « ses dissipations, » Goethe exprime avec ravissement le bonheur intellectuel que lui donna la lecture de Spinoza, a Après avoir cherché vainement dans le monde entier un moyen de culture pour ma nature étrange, je finis par rencontrer l’Éthique. Ce que j’ai pu tirer de cet ouvrage, ce que j’ai pu y mettre du mien, je ne saurais en rendre compte ; mais j’y trouvais l’apaisement de mes passions, une grande et libre perspective sur le monde sensible et le monde moral semblait s’ouvrir devant moi. » Telles étaient ses impressions d’esprit, vers la fin de ce fameux voyage avec Lavater (1773), lorsque, fatigué de sa courte folie, mécontent « d’avoir trouvé pour son cœur et pour son âme si peu d’alimens » dans ce voyage qui devait être une initiation, il méditait déjà de quitter son compagnon de route. Il descendait le Rhin alors, et l’élargissement du fleuve invitait son imagination à s’étendre et à se porter au loin. Peu à peu il voyait fuir les rives de sa pensée et la sentait elle-même, apaisée, élargie, descendre avec Spinoza vers cet autre océan, l’infini.

Il arriva ainsi à Pempelfort, dans la famille du célèbre Jacobi, dont il nous a laissé une peinture enchanteresse. On sent à l’émotion de l’écrivain, quand, après tant d’années écoulées, après tant d’événemens qui devaient séparer Goethe et Jacobi, il retrace les jours passés au milieu de cette aimable famille, dans le plus riant séjour, qu’il y eut là quelques-unes de ces heures privilégiées de la jeunesse, de l’amitié, qui ne reviennent plus. Il n’y a vraiment qu’un moment dans la vie pour ces libres effusions, pour cet épanouissement de l’âme, pour cette plénitude de bonheur intellectuel et d’harmonie morale. Il faut pour cela non-seulement une rencontre de circonstances inespérées, la saison propice, un site inspirateur, de longs et doux loisirs, l’atmosphère sympathique d’une société affectueusement empressée, il faut aussi cette liberté absolue d’esprit que l’âge enlève. Plus tard, la vie accentue un peu trop les intelligences et les caractères ; chacun a pris le pli de son idée ou de son habitude morale ; les intelligences peuvent s’harmoniser encore, les âmes ne peuvent plus se fondre. D’ailleurs, la période d’initiation une fois achevée dans l’existence de chacun de nous, où trouver ces ardeurs candides et fraternelles, ces élans en commun vers la vérité à peine entrevue ou encore invisible, cette émulation des nobles curiosités qui cherchent ensemble bien haut, aussi haut qu’elles peuvent monter, cette bonne foi absolue en face de l’inconnu immense ou cette charité de la pensée qui ne croit pas s’appauvrir en partageant le divin trésor ? Heures inspirées, jours remplis des plus poétiques travaux, soirées affectueuses où chacun communique librement ses inspirations du jour, nuits consacrées aux plus graves entretiens et prolongées jusqu’au matin, Goethe a connu vos belles ivresses, et dans quel style ému il en a fixé le souvenir !

« Je trouvais infiniment attrayante et agréable la tendance naturelle de Jacobi à poursuivre l’impénétrable. Ici ne se produisait aucune controverse chrétienne comme avec Lavater. Les pensées que me communiquait Jacobi jaillissaient directement de son cœur, et comme j’étais pénétré, lorsqu’il me révélait avec une confiance absolue les plus intimes aspirations de son âme. Cependant ce singulier mélange de besoins, de passions et d’idées ne pouvait éveiller en moi que des pressentimens de ce qui peut-être s’éclaircirait pour moi dans la suite. Dans la première action et réaction des idées contradictoires qui s’étaient succédé, tout fermentait et bouillonnait en moi. Jacobi, à qui je laissai apercevoir ce chaos, lui qui était naturellement porté à descendre dans les profondeurs, accueillit avec cordialité ma confiance, y répondit et s’efforça de m’initier à ses idées. Lui aussi il éprouvait d’inexprimables besoins spirituels, lui aussi, il refusait de les apaiser par des secours étrangers ; il voulait se former et s’éclairer lui-même. Cette pure parenté intellectuelle que je sentais avec lui était nouvelle pour moi, et m’inspirait un ardent désir de continuer ces échanges d’idées. La nuit, quand nous étions déjà séparés et retirés dans nos chambres, j’allais le visiter encore ; le reflet de la lune tremblait sur le large fleuve, et nous, à la fenêtre, nous nous abandonnions avec délices aux épanchemens mutuels qui jaillissent avec tant d’abondance dans ces heures admirables d’épanouissement… Je jouissais ainsi profondément d’une liaison formée par ce qu’il y a de plus profond dans les âmes. Nous étions animés tous deux par la plus vive espérance d’exercer une action commune. Je le pressai d’exposer vigoureusement, sous une forme quelconque, tout ce qui fermentait dans son esprit ; c’était le moyen dont je m’étais servi pour m’arracher aux troubles qui m’avaient obsédé : j’espérais aussi qu’il trouverait le moyen de son goût. Il ne tarda pas à se mettre à l’ouvrage, et que de choses bonnes et belles et satisfaisantes pour le cœur n’a-t-il pas produites ! Nous nous quittâmes enfin dans le délicieux sentiment d’une éternelle union, bien éloignés de pressentir que nos tendances suivraient une direction opposée, comme il ne parut que trop par la suite[8]. » Je ne sais par quelle affinité bizarre d’idées cette page de Goethe, quand je la relis, me rappelle irrésistiblement celle de M. Jouffroy où le mélancolique penseur raconte par quelle suite d’impressions, dans une triste et longue nuit d’hiver, il se vit dépossédé de son tranquille bonheur, de la foi de son enfance, il sentit « sa première vie, si riante et si pleine, s’éteindre, et derrière lui s’en ouvrir une autre sombre et dépeuplée où désormais il allait vivre seul, seul avec cette fatale pensée qui venait de l’y exiler et qu’il était tenté de maudire. » Je m’empresse de le dire, les impressions que produisent ces deux pages, celle du poète et celle du philosophe, sont des impressions opposées, et ce n’est que par l’opposition même que je puis être tenté de rapprocher ces confidences et les intelligences d’où elles sont sorties ; mais est-ce la première fois que dans l’ordre des sentimens et des idées deux situations contraires s’éclairent l’une par l’autre ?

Tout ici diffère : la nature extérieure et les âmes ; mais que d’enseignemens dans ce contraste même ! Quelle tristesse dans la confidence de Jouffroy, quelle teinte lugubre dans ses idées ! Tout conspire à jeter sur cette scène un air de désolation : cette soirée de décembre, cette chambre étroite et nue où retentissaient longtemps après l’heure du sommeil les pas du promeneur solitaire, cette lune, à demi voilée par les nuages, qui en éclairait par intervalles les froids carreaux, les heures glacées de la nuit qui s’écoulaient sans qu’il s’en aperçût pendant qu’il suivait sa pensée descendant de couche en couche vers le fond de sa conscience et dissipant l’une après l’autre les dernières illusions, le rêveur tout seul, en proie à l’angoisse, écoutant au fond de lui-même ce grand écroulement du passé, son anxiété presque désespérée en face de l’inconnu qui commence pour lui. Ici au contraire comme tout est brillant, lumineux, rempli de sérénité ! Comme tout respire la confiance et l’espoir ! Cette belle nuit d’été, ce reflet de la lune qui tremble sur le large fleuve, le Rhin paisible, étalé au loin à travers la campagne, la calme magnificence de cette nature qui se repose, ces deux amis appuyés l’un sur l’autre près de cette fenêtre ouverte, s’abandonnant à la délicieuse extase des grands entretiens, se confiant leurs vastes espérances, s’excitant à une action commune, et s’emparant déjà en pensée de l’avenir qu’ils comptent dominer, toute cette scène n’est-elle pas en harmonie avec cette tranquillité superbe qui sera bientôt le caractère même du génie de Goethe ? Nous le voyons ici, à ce moment de sa vie où le chaos de ses idées se débrouille, où, pacifié dans ses troubles intérieurs, réconcilié avec ses instincts, il sent tressaillir en lui des facultés presque infinies que jusqu’au dernier jour d’une longue vie la plus heureuse fécondité ne devait pas tarir. Dans l’écroulement de ses croyances passées, ni angoisses ni désespoir ; au contraire, une sécurité complète qui se fait en lui en face du problème des choses, fondée non sur l’espoir de le résoudre, mais sur une confiance absolue en soi, sur une foi dans son génie assez forte pour se dispenser de tout point d’appui extérieur, sur l’orgueil presque olympien de la pensée, qui se console de ne pas remplir toute la sphère des idées, ni celle de l’art, par la certitude qu’aucune pensée mortelle ne la remplira. Encore une fois, ce n’est pas là un rapprochement factice que nous avons cherché, c’est un pur contraste de sensations qui nous poursuit. Il y a ainsi de ces associations singulières d’impressions qui s’imposent à vous, que connaissent bien tous ceux qui ont passé leur vie dans les livres, et dont on ne se délivre un jour qu’en les exprimant.

Quel était le sujet habituel de ces entretiens de Pempelfort dont on nous a transmis l’immortel souvenir ? C’était, nous le savons, la doctrine de Spinoza. Plus avancé que lui dans la méditation philosophique et même dans l’étude de Spinoza, Jacobi cherchait à diriger, à éclairer les efforts de son jeune ami vers son affranchissement définitif. Ici cependant se pose naturellement une question qui nous a souvent arrêté dans l’étude de Goethe : par quelles affinités électives Goethe s’est-il senti attiré de ce côté ? Comment a-t-il pu devenir spinoziste ? Lui-même a bien aperçu cette singulière antinomie de sa destinée philosophique, et il a essayé de la résoudre en quelques mots. « On ne peut méconnaître, dit-il, qu’en cette circonstance encore la plus intime union résulta des contrastes… Le calme de Spinoza, qui apaisait tout, contrastait avec mon élan, qui remuait tout ; sa méthode mathématique était l’opposé de mon caractère et de mon exposition poétique, et c’était précisément cette méthode régulière, jugée impropre aux matières morales, qui faisait de moi son disciple passionné, son admirateur le plus prononcé. L’esprit et le cœur, l’intelligence et le sentiment, se recherchèrent avec une sorte de sympathie nécessaire, et par elle s’accomplit l’union des êtres les plus différens. » Cette explication jetée en passant est incomplète et superficielle. Goethe s’approche de plus près de ce que je crois être sur ce point la vérité psychologique, lorsqu’il dit ailleurs « qu’il n’a pas eu la présomption de croire entendre parfaitement un homme qui, disciple de Descartes, s’est élevé par une culture mathématique et rabbinique à une hauteur de pensée où l’on voit, jusqu’à nos jours, le terme de tous les efforts de la spéculation, » et surtout lorsqu’il ajoute « qu’il n’aurait pas voulu signer tous les écrits de Spinoza et les avouer littéralement, ayant trop bien reconnu qu’aucune personne n’en comprend une autre, et que la même conversation, la même lecture, éveillent chez différentes personnes différens ordres d’idées. » Voilà le vrai ; mais la pensée de Goethe n’est qu’indiquée. Elle mérite d’être approfondie et développée. La question en vaut la peine. Il semble que le penseur idéaliste de Rotterdam, le géomètre de l’absolu, aurait eu quelque peine à se reconnaître dans ce libre disciple, amoureux de la lumière et-de la forme, affranchi de toute formule, ennemi de la métaphysique. Au fond du spinozisme de Goethe, n’y aurait-il pas quelque malentendu ?

Ouvrez l’Éthique en sortant de la lecture de Faust. Quel contraste ! Il semble que nous soyons portés tout d’un coup aux antipodes de la pensée humaine. L’ironie, la critique, un scepticisme hautain, dominent chez Goethe, quand il se rencontre face à face avec l’énigme des choses. Il veut se venger de ne la pouvoir résoudre en humiliant l’ambition des métaphysiciens qui prennent à cœur de la poursuivre. Or je doute que depuis Parménide il y ait eu un esprit chez lequel cette ambition se soit déclarée avec plus d’audace et de force que chez Spinoza. Rien n’égale l’impassible sécurité de sa marche sur les sommets qui semblaient inaccessibles. Cette puissance de dogmatisme, cette superbe d’une pensée qui semble détruire la difficulté en la niant, cette incroyable ténacité de l’idée, qui reste fidèle et constante à elle-même à travers tous les problèmes et qui réalise l’unité dans le système comme l’unité se réalise dans le monde, cette hauteur et cette universalité d’affirmation, auraient dû irriter Goethe. D’où vient qu’il ne se révolte pas contre le joug sous lequel on prétend réduire son ironique fantaisie ? De plus ce dogmatisme si net, si impérieux de Spinoza ne se développe pas avec la belle ingénuité du Discours de la Méthode racontant dans un discours uni et familier l’histoire de l’esprit de Descartes ; il se démontre à la façon de la géométrie, more geometrico, comme le dit fièrement Spinoza. Il s’impose comme un enchaînement de vérités mathématiques, liées de telle sorte entre elles qu’une raison bien faite semble mise en demeure de refuser son assentiment à la première proposition ou de le donner à toutes, tant est serrée fortement cette trame d’axiomes, de définitions, de propositions, de corollaires, de postulats. Le dogmatisme absolu de Spinoza ne s’est pas contenté à moins : il lui a fallu inventer une forme d’exposition absolue comme lui. Cette méthode géométrique d’exposition n’est elle-même que l’expression rigoureuse, l’équivalent exact de la méthode de construction intérieure suivie par Spinoza, la méthode à priori prenant pour point de départ une idée pure, pour instrument la déduction, pour objet et pour terme l’universalité des choses à expliquer par le raisonnement ; mais tout cela n’est que l’enveloppe du système. Que dirons-nous de la doctrine elle-même, et comment comprendre que l’abstraction à sa plus haute puissance ait pu séduire l’esprit de Goethe, si passionnément épris de la vie ? C’est ici surtout que notre étonnement redouble.

Ainsi tout dans Spinoza semblait devoir être antipathique au génie de Goethe : l’esprit dogmatique, la méthode d’exposition, le système. Quoi de plus contraire que les affirmations et les formules de l’Éthique à la passion de Goethe pour la liberté illimitée en fait d’idées, à l’orgueil qu’il eut toujours de se maintenir indépendant en face de toute philosophie, à cette habitude d’ironie à l’égard des systèmes qui, jouets de la même illusion, se prétendent tous successivement en possession de la vérité absolue et ne cessent pas, depuis que l’homme pense, d’errer dans le cercle d’une contradiction éternelle ? Quoi de plus opposé que la pesante et pédantesque méthode des théorèmes à cet instinct esthétique, développé dès l’origine par le commerce des plus belles intelligences de tous les siècles et de tous les pays, formé par la plus délicate culture, le pur hellénisme, avivé et fécondé par l’étude approfondie de Shakspeare, exercé pendant tout le cours d’une longue vie par les amitiés les plus littéraires et les plus poétiques, depuis Herder et Jacobi jusqu’à Wieland et Schiller, et consacré enfin dans le plus intime sanctuaire du génie, transformé en une religion, la dernière qui subsiste dans ce libre esprit, la religion de l’art ? Enfin y a-t-il rien qui semble différer plus que l’idéalisme de l’Éthique de ce que l’Allemagne a nommé le réalisme de Goethe, du sentiment énergique qu’il a eu de la réalité et des conditions expérimentales propres à la bien connaître dans la variété de ses manifestations et dans l’harmonie de ses lois ?

Je crois trouver une explication de cette apparente antinomie dans ce fait, que le spinozisme a reçu différentes interprétations selon les temps et selon la disposition générale des esprits. Il n’y a sans doute qu’une seule manière, qui soit la vraie, d’interpréter une doctrine aussi fortement conçue que celle de Spinoza ; mais il y a plusieurs façons de la comprendre approximativement, et l’on voit tous les jours des esprits très différens entre eux s’alimenter à la même source d’idées. Évidemment, pour ceux d’entre nos contemporains qui ont suivi de près l’histoire des systèmes et les progrès de la critique, le doute n’est pas possible. Spinoza se rattache à cette chaîne de penseurs idéalistes dont le premier anneau est Parménide. Le vrai spinozisme est l’acosmisme, la négation de la réalité du monde, de la nature, l’affirmation de l’unique et universelle substance. Cette substance elle-même, si on la considère de près, qu’est-elle sinon un pur abstrait, la substance absolument indéterminée, un être de raison, un idéal sans vie, et, comme on l’a dit, un rien mystique, un absolu néant ? Et le monde, la nature-naturée opposée à la nature-naturante, que sont-ils sinon une déduction purement dialectique d’attributs et de modes ? Dialectique, abstraction, voilà bien tous les caractères communs à l’idéalisme, et nulle part ils ne sont plus fortement marqués que dans le système de Spinoza. Il faut reconnaître cependant que ce système n’a pas toujours été compris et interprété dans ce sens ; ou plutôt il faut distinguer, pour se rendre compte des fortunes diverses de l’Éthique, l’esprit de la doctrine et la doctrine elle-même, le système est bien tel que nous venons de le définir, et nous lui donnons son vrai nom en disant qu’il est l’expression la plus rigoureuse de l’idéalisme dans les temps modernes ; mais l’esprit du spinozisme est infirment plus libre, plus large, plus capable de s’accommoder à la diversité infinie des intelligences, plus facile aussi à saisir dans la généralité des idées qui le résument et le traduisent pour tous ceux qui ne font pas de l’étude de la philosophie une étude de précision. Voici quelques-unes de ces idées qui constituent une sorte de spinozisme à l’usage des profanes. C’est, par exemple, ce principe qu’il faut bien se garder de rien déterminer en Dieu, que déterminer Dieu, ce serait le limiter et le détruire, qu’il faut l’adorer comme l’Ineffable sans ajouter un mot à ce nom qui est le vrai. Ou bien encore ce sont ces maximes : que l’infini est le tout, qu’il n’y a rien hors de la substance, que l’être infini est tout l’être, qu’il est cela même en dehors duquel il n’y a rien, qu’il n’y a d’autre absolu que l’universalité des choses, que la substance est unique et qu’il y a contradiction et scandale pour la raison à essayer de concevoir la pluralité des substances, — que Dieu et le monde sont un seul et même objet conçu sous deux aspects différens, ici dans l’unité de son essence intelligible, là dans la multiplicité de ses déterminations, Dieu n’étant que le monde vu du côté des idées, le monde n’étant que Dieu vu du côté de la réalité, — que la nature n’est ainsi que la vie divine, le développement nécessaire, la manifestation de Dieu. Enfin ce sont ces axiomes du déterminisme absolu, à savoir que l’ordre qui règne dans le monde est l’harmonie nécessaire résultant des actions et des réactions des phénomènes entre eux, que tout ce qui est doit être et a sa raison d’être, qu’il n’y a pas plus de place pour la liberté, la noble chimère des métaphysiciens, que pour le hasard, la triste idole des épicuriens, que la contingence est une pure illusion aussi bien dans le monde de la conscience que dans le monde des sens, les deux mondes n’en formant qu’un seul, régi par une loi unique, qu’ainsi la vraie piété consiste à adorer Dieu, dans le monde et la vraie sagesse à se résigner à l’ordre universel, lequel, n’ayant rien d’arbitraire, n’humilie personne, à subir la loi des choses qui n’admet pas de résistances, écrase les obstacles chimériques de l’orgueil rebelle sans, même les connaître, et demande comme seul culte raisonnable à la moralité de l’homme de savoir se soumettre à la divine fatalité.

Voilà le spinozisme dans son inspiration générale, le spinozisme exotérique. C’est l’esprit du système, moins le système. Tel nous l’avons vu renaître parmi nous. Le spinozisme contemporain, celui qui tend à prévaloir dans les esprits, est un naturalisme plus ou moins scientifique, plus ou moins poétique, selon la diversité des intelligences, bien plutôt que la sévère doctrine du Juif hollandais. En Allemagne, au temps de Goethe, on vit s’accomplir le même phénomène, la renaissance du spinozisme, mais transformé. Comme les formules sont incommodes par leur rigueur même, comme la déduction est pénible à suivre et les abstractions difficiles à saisir, on abandonna les théorèmes et les abstractions. La substance indéterminée de Spinoza ne se concevait guère ; on la transforma en une puissance plus sensible et plus saisissable à l’esprit, la nature. Ce fut quelque chose comme la métamorphose accomplie par ce Mélissus, un disciple infidèle de Parménide, que raille Aristote au premier livre de la Métaphysique, et qui, dénaturant la pensée du maître, changea l’unité selon la raison, l’unité abstraite et idéale du pur éléatisme, qu’il ne pouvait comprendre, en unité concrète et matérielle, l’unité selon la matière (τό έν χατά λόγον, τό έν χατά τήν ύλην). C’est un peu là l’histoire de cette brillante et tumultueuse résurrection du spinozisme au-delà du Rhin avant l’heure des grandes épopées métaphysiques de Schelling et de Hegel, qui vinrent changer le cours des choses et porter sur d’autres formules, sinon sur d’autres idées, la passion des esprits.

Il semble que Lessing, initiateur puissant dans la critique d’art, promoteur de la littérature originale qui éclata tout d’un coup dans l’Allemagne et l’affranchit de l’imitation française, fut en même temps le révélateur de ce spinozisme transformé. Il eut vers 1770 des conversations célèbres avec Jacobi, dans lesquelles il ouvrit le fond de son âme. « Εν χαί πάν, l’unité et le tout, le tout dans l’unité, je ne sais pas autre chose, » répétait-il sans cesse dans ces intimes entretiens. Ce qui ravissait son esprit dans les vues de Spinoza telles qu’il les comprenait et les expliquait à Jacobi, c’était la subordination de toutes choses au principe unique et souverain, la soumission nécessaire et moralement sainte, quand elle est acceptée, de l’individualité humaine à l’universel, à l’infini. Lorsque, après la mort de Lessing, Jacobi raconta en 1781, dans de brillantes lettres, ses dialogues spinozistes avec l’auteur du Laocoon, ce fut le signal d’une polémique fameuse qui agita dans ses profondeurs l’âme de l’Allemagne. La doctrine générale, le nom même de Spinoza, sauf pour quelques rares érudits ou penseurs, étaient tombés dans le plus profond oubli. « La sensation, dit Paulus, l’éditeur allemand de Spinoza, fut semblable à celle qu’eût produite l’apparition d’un monstre africain à peine connu de nous. » On se rappelle la pieuse colère, l’indignation, les protestations de Mendelssohn contre cette indiscrétion de Jacobi, dont il révoquait en doute le témoignage, l’accusant en face de l’Allemagne de profaner la mémoire de Lessing ; mais le coup était porté, il retentit au loin dans les âmes, et il y eut dès ce moment en Allemagne toute une famille, continuellement accrue, d’intelligences qui se rattachaient à Spinoza par Lessing, unies dans une foi commune à une sorte de naturalisme mystique où se perdaient de plus en plus les traits originaux du système. C’est de cette famille philosophique que sortait Schleiermacher, ce savant platonicien, ce pieux panthéiste, qui employa une admirable vie d’étude à vouloir réconcilier l’Éthique et le Phédon[9]. « Ce qui m’a le plus frappé dans M. Schleiermacher, dit M. Cousin dans ses Souvenirs d’Allemagne, c’est ce qu’on m’avait aussi le plus vanté en lui, la prodigieuse subtilité de son esprit. On ne peut pas être plus habile, plus délié, et pousser plus loin une idée… Platon et Spinoza sont les deux hommes de M. Schleiermacher : il va de l’un à l’autre. Il me vanta beaucoup le système de Spinoza. Je faisais mille objections. « Eh bien ! alors prenez Platon au lieu de Spinoza ; admettez que la matière n’est pas un attribut de Dieu, mais une substance à part et indépendante. — Êtes-vous bien sûr que la matière soit étendue ? » Et il m’insinuait que le moi pourrait bien être aussi étendu que le non-moi, ou le non-moi aussi spirituel que le moi, la nouvelle physique réduisant tous les corps à des gaz, ce qui est déjà un peu subtil, et le moi étant aussi bien dans l’espace que le non-moi dans le temps. Nous nous sommes enfoncés dans la question de la création. « Il est aisé, a-t-il dit, de s’élever à Dieu, mais très difficile d’en descendre. Là on ne peut marcher régulièrement ; il faut sauter de l’infini dans le fini. » — « L’esprit et la matière, une fois unis, sont immortels ; le corps ne périt pas plus que l’esprit ; rien ne périt et ne peut périr. » — Schleiermacher est un des types les plus brillans dans lesquels on puisse étudier cette singulière renaissance du spinozisme. Orateur religieux, il ne croyait pas faire tort à l’orthodoxie, très librement interprétée, en adressant cette apostrophe célèbre à ses auditeurs dans le temple évangélique : « Venez sacrifier avec moi une boucle de cheveux aux mânes du saint et méconnu Spinoza ! Le sublime esprit du monde le pénétra, l’infini fut son commencement et sa fin, l’universel son unique et éternel amour ; vivant dans une sainte innocence et dans une humilité profonde, il se mira dans le monde éternel, et il en était lui-même le miroir fidèle : il était rempli de religion et plein de l’Esprit saint ; c’est pour cela qu’il est seul, placé à une hauteur où personne encore n’a su atteindre, maître en son art, mais élevé bien haut au-dessus du monde profane, sans disciples et sans droit de cité. » C’est un vrai dithyrambe : l’apothéose commence ; mais qu’on ne perde pas de vue que cet enthousiasme s’exprime en termes très vagues et qu’il laisse à l’orateur toute sa liberté à l’égard du système. L’esprit du monde, l’Esprit saint, voilà des mots qui font un singulier contraste avec la terminologie sévère de Spinoza. C’est du panthéisme mystique ; il y en a assurément, et beaucoup, dans l’Éthique ; mais il garde chez Spinoza son empreinte particulière, qui est ici un peu effacée. Le dieu de Spinoza, expliqué par Lessing et Schleiermacher, n’est plus la substance unique, ce qui est en soi et conçu par soi, antérieur logiquement aux attributs qui forment son essence. Il ne diffère plus de ce dieu-nature de Novalis qui s’agite sourdement dans les eaux et les vents, sommeille dans les plantes, s’éveille dans l’animal, pense dans l’homme et remplit l’univers d’une activité qui jamais ne se repose et ne s’épuise.

Tel fut le malentendu de l’Allemagne à l’égard de Spinoza. Elle se crut spinoziste quand elle n’était que panthéiste. Le malentendu de Goethe fut précisément celui de son temps et de son pays. Ce qui le ravit dans Spinoza, c’est l’idée vague de la vie divine dans la nature. Nulle part, ni dans les annales de sa vie, ni dans sa correspondance si active et si variée, ni dans ses entretiens intimes avec Falk, Eckermann et les autres, on ne trouve la moindre allusion au système si original et si particulier de Spinoza, à cette distinction de la substance considérée à part des attributs et des modes, à cette déduction du monde, qui se développe non pas organiquement, mais géométriquement, non à la façon d’un animal ou d’une plante, mais à la manière d’un théorème. Les idées que Goethe lui emprunte sont beaucoup plus libres et plus flottantes ; elles se réduisent à un aperçu très général. « Ce grand être que nous nommons la Divinité ne se manifeste pas seulement dans l’homme, il se manifeste aussi dans une riche et puissante nature et dans les immenses événemens du monde ; une image de lui formée à l’aide des seules qualités de l’homme ne peut donc suffire, et l’observateur rencontrera bientôt des lacunes et des contradictions qui le conduiront au doute, même au désespoir, s’il n’est pas assez médiocre pour se laisser calmer par une défaite spécieuse, ou s’il n’est pas assez grand pour parvenir à un point de vue plus élevé. — Ce point de vue, ajoute Eckermann, Goethe de bonne heure le trouva dans Spinoza, et il se plaît à reconnaître combien les aperçus de ce grand penseur répondaient aux besoins de sa jeunesse. Il se retrouvait en lui, et c’est en lui qu’il pouvait apercevoir la meilleure confirmation de lui-même[10]. »

Ce qui l’attire surtout vers l’Ethique, c’est l’impression morale qu’il y recueille. « Ma confiance en Spinoza reposait sur l’effet paisible qu’il produisait en moi… Le calme de Spinoza apaisait tout en moi… Je sentais en le lisant comme un souffle de paix. » Il se dégage en effet de la doctrine spinoziste des conseils de résignation fière, une sorte de stoïcisme qui n’est ni sans austérité ni sans grandeur. Goethe était particulièrement sensible à cette influence du système ; il s’efforce de montrer à diverses reprises que Spinoza seul a donné à l’homme les véritables raisons du renoncement viril, qui est la grande loi de la vie, que lui seul a donné une théorie philosophique du désintéressement. Les aperçus qu’il développe à cette occasion méritent d’être recueillis à travers les pages nombreuses où ils sont dispersés. Nous les résumons : — Notre vie physique et sociale, dit-il, nos mœurs, nos habitudes, tout, même les événemens accidentels, nous appelle au renoncement. Il est beaucoup de choses qui nous appartiennent de la manière la plus intime et que nous ne devons pas produire au dehors ; celles du dehors dont nous avons besoin pour le complément de notre existence nous sont refusées ; un grand nombre au contraire nous sont imposées, quoique étrangères et importunes. On nous dépouille de ce que nous avons acquis péniblement, de ce qu’on nous a dispensé avec bienveillance, et avant que nous soyons bien éclairés là-dessus, nous nous trouvons contraints de renoncer, d’abord en détail, puis complètement, à notre personnalité. Ajoutez qu’il est passé en coutume qu’on n’estime pas celui qui en témoigne sa mauvaise humeur. Au contraire, plus le calice est amer, plus on doit montrer un visage serein, afin que le spectateur tranquille ne soit pas blessé par quelque grimace. — Or, pour accomplir cette tâche difficile du renoncement, c’est une détestable ressource que la légèreté. C’est grâce à elle que l’homme est capable, à chaque moment, de renoncer à une chose, pourvu qu’un moment après il en puisse saisir une nouvelle, et c’est ainsi qu’à notre insu nous réparons sans cesse toute notre vie à mesure qu’elle s’écroule, mettant une passion à la place d’une autre, essayant tout successivement, occupations, inclinations, fantaisies, marottes, pour nous écrier à la fin que tout est vanité, et tenter de nous consoler avec cette maxime fausse et même blasphématoire. — Il n’y a que peu d’hommes qui sachent se préparer virilement à supporter cette impression de la vie : ce sont ceux qui, pour se dérober à toutes les résignations partielles, se résignent absolument une bonne fois. Ces hommes, à l’exemple de Spinoza, se pénètrent de la pensée de ce qui est éternel, nécessaire, légitime ; ils cherchent à se former des idées qui soient indestructibles, qui, loin d’être abolies par la considération des choses passagères, en soient au contraire confirmées[11].

C’était là le texte habituel de ses longs entretiens spinozistes avec Jacobi, qui avait reçu l’initiation de Lessing et la transmettait fidèlement à Goethe. En nous racontant ce poétique séjour qu’il fit à Pempelfort, dans la maison de son ami, et les délices philosophiques qu’il y goûta, il rappelle l’impression que faisait sur son âme le désintéressement sans bornes qui éclate dans chacune des pensées de Spinoza, et que Jacobi lui faisait admirer. « Cette parole admirable : celui qui aime Dieu parfaitement ne doit pas demander que Dieu l’aime aussi, » avec toutes les prémisses sur lesquelles elle repose, avec toutes les conséquences qui en découlent, remplissait ma pensée. Être désintéressé en tout, et, plus que dans tout le reste, en amour et en amitié, était mon désir suprême, ma devise, ma pratique, en sorte que ce mot hardi qui vient après : si je t’aime, que t’importe ? fut le véritable cri de mon cœur. »

Tels sont, à mon sens, les véritables rapports de Goethe et de Spinoza ; voilà en quoi consiste exactement cette parenté intellectuelle dont on a tant parlé, et dont Goethe lui-même parle à chaque instant. Il faut donc bien s’entendre quand on parle du spinozisme de Goethe. Spinoziste, il le fut en effet par sa prédilection pour l’auteur de l’Ethique, par l’impulsion générale qu’il en reçut pour sa pensée, par le sentiment de délivrance qu’il éprouva quand, après avoir erré à travers tant d’aventures dans le monde intellectuel, il rencontra un maître digne de lui, qui donna à son génie la claire révélation de ses vagues instincts, enfin par quelques aperçus très généraux qu’il transporta de la doctrine générale dans sa pensée et dans sa vie. Spinoziste, il l’est surtout par ses considérations sur la source et le principe de la moralité humaine, par ses réflexions sur la subordination nécessaire de l’individuel à l’universel, de la personnalité humaine, qui est une limite, à l’infini, qui n’en a pas, de l’homme à la nature, qui n’est que Dieu réalisé. Cependant, s’il relève dans une certaine mesure de Spinoza, c’est par l’inspiration plutôt que par le système. Il est de sa famille bien plus que de son école.

Cela ne suffit pas moins pour mettre entre Goethe et Kant, son aîné parmi les fils glorieux de l’Allemagne, tout l’intervalle qui sépare le panthéisme de la religion de la raison pratique, de la doctrine de l’âme spirituelle et responsable, librement soumise à un Dieu, son créateur et son juge. Lui-même avoue qu’il ne se rapprocha de la philosophie de Kant que par l’entremise de Schiller depuis l’heure, une des plus belles de sa vie, où il fit amitié d’âme et de génie avec ce noble disciple du philosophe de Kœnigsberg. Quand on lui demandait, vers la fin de sa vie, quel était à son sens le plus grand des philosophes modernes : « Kant, répondait-il, voilà, sans doute possible, le plus grand. C’est celui dont la doctrine a pénétré le plus profondément dans notre civilisation allemande. » — « Il a aussi agi sur vous, disait-il à Eckermann, sans que vous l’ayez lu. Maintenant vous n’avez plus besoin de le lire, car ce qu’il pouvait vous donner, vous le possédez déjà. Si cependant plus tard vous voulez lire un ouvrage de lui, je vous recommande la Critique du jugement, dans laquelle il a traité supérieurement de la rhétorique, passablement de la poésie, insuffisamment des beaux-arts. » — « Kant ne s’est jamais occupé de moi, bien que ma nature me fît suivre un chemin semblable au sien. » Et, développant quelques analogies bien légères que nous aurons à discuter quand nous exposerons ses travaux scientifiques et la philosophie de la nature qui en résulte, il rappelait qu’il avait écrit sa Métamorphose des Plantes avant de rien connaître de Kant, et que cependant elle était tout à fait dans l’esprit de la doctrine. La distinction du sujet qui perçoit et de l’objet perçu, et cette vue que toute créature existe pour elle-même et non pour notre usage particulier, « tout cela, disait-il, était commun à Kant et à moi, et je fus heureux de me rencontrer avec lui dans ces idées. Plus tard j’ai écrit la Théorie de l’Expérience, ouvrage qu’il faut considérer comme la critique du sujet et de l’objet et comme le moyen de les concilier[12]. » Il louait très volontiers Kant dans les dernières années de sa vie, et sans doute la comparaison du maître avec des disciples d’une originalité aussi compromettante que Fichte ou Hegel, pour lesquels il avait un goût médiocre, rehaussait singulièrement dans son estime le vieux philosophe, qu’il n’avait connu que fort tard. « Kant a, sans contredit, rendu le plus grand service en marquant le point limité jusqu’où l’esprit humain peut s’avancer, et en laissant de côté les problèmes insolubles ; mais il n’a pas fermé le cercle. Après lui, il y aurait encore deux grandes choses à faire. Il faudrait qu’un homme aussi remarquable que lui écrivît la critique des Sens et de l’Entendement humain, et si ces deux livres étaient tous les deux bien faits, la philosophie allemande n’aurait pas beaucoup à désirer. »

Dans une de ses dernières conversations, parcourant la longue carrière d’idées et de travaux qu’il avait remplie, et traitant au point de vue de l’histoire de son esprit la question des influences inévitables que le génie même subit, il résumait sa pensée dans ces mémorables paroles : « On parle toujours d’originalité ; mais qu’entend-on par là ? Dès que nous sommes nés, le monde commence à agir sur nous, et ainsi jusqu’à la fin, et en tout ! Nous ne pouvons nous attribuer que notre énergie, notre force, notre vouloir ! Si je pouvais énumérer toutes les dettes que j’ai contractées envers nos grands prédécesseurs et nos contemporains, ce qui me resterait serait peu de chose. Ce qui est important, c’est l’instant de notre vie où s’exerce sur nous l’influence d’un grand caractère. Lessing, Winckelmann et Kant étaient plus âgés que moi, et il a été de grande conséquence pour moi que les deux premiers agissent sur ma jeunesse et le dernier sur ma vieillesse[13]. »

Cette action de Kant sur la vieillesse de Goethe n’est guère sensible à l’œil le plus exercé, et nous ne pouvons voir dans l’aveu du poète qu’un dernier hommage au culte philosophique de Schiller, le plus regretté des amis qui ne l’accompagnèrent pas dans la sérénité de sa glorieuse vieillesse. Du reste, il semble bien que Schiller lui-même, après avoir fait de grands efforts pour ramener Goethe à la philosophie de son maître, avait renoncé à cette vaine tentative, en sentant de plus en plus, non l’antipathie, mais l’opposition des natures. « Schiller me détournait de l’étude de Kant, disait Goethe à Eckermann ; il prétendait que Kant n’avait rien à me donner[14]. »

Je ne saurais mieux définir ce contraste que par la comparaison des impressions que produisaient sur l’un et sur l’autre, dans un âge avancé, les splendeurs de la nature. « Pendant tout l’hiver de 1802, Kant ne sortit pas une fois. Au printemps, on essaya de lui faire faire quelques promenades en voiture et de le descendre dans son jardin ; mais il le reconnaissait à peine, et il disait qu’il ne savait où il était. Il se sentait mal à l’aise comme dans une île déserte, et redemandait les lieux auxquels il était accoutumé (son cabinet de travail et cette chambre à coucher toujours fermée, d’où le jour et le feu étaient bannis en toute saison). Le printemps ne lui fit presque pas d’impression. Quand le soleil brillait dans le ciel, quand les arbres commençaient à fleurir, et que ses amis lui faisaient remarquer, pour l’égayer, ce réveil de la nature, il disait avec froideur et indifférence : « C’est de même chaque année, et toujours de même[15]. »

Au même âge, voyez quelle vivacité de sensations chez Goethe ! Eckermann écrit le mercredi 11 avril 1827 : « Je suis allé aujourd’hui à une heure chez Goethe, qui m’avait invité à faire une promenade en voiture avant le dîner. Nous avons suivi la route d’Erfurt. Le temps était très beau. De chaque côté de la route, les champs de blé rafraîchissaient le regard par la plus vive verdure. Goethe semblait tout sentir avec la sérénité joyeuse et la jeunesse du printemps nouveau ; mais dans ses paroles respirait la sagesse du vieillard. Il prit la parole ainsi : « Je le dis toujours, et je le répète, le monde ne pourrait pas subsister, s’il n’était pas si simple. Voilà déjà maintenant des milliers d’années que ce pauvre sol est labouré, et ses forces sont toujours les mêmes. Un peu de pluie, un peu de soleil, et le printemps reverdit encore, et ainsi toujours. » C’est presque le mot de Kant : « c’est de même chaque année, et toujours de même ; » mais comme ces deux mots sont dits avec un accent différent ! Quel contraste entre le sentiment de cette vieillesse fatiguée par le travail, décolorée au dehors, abstraite, si je puis le dire, qui s’ennuie de voir que le soleil est toujours la même chose, qui se sent mal à l’aise et s’effraie presque en plein air dans son jardin, et la joyeuse vigueur de cet âge mûr de Goethe, prolongé jusqu’à ses derniers jours, toujours aussi sensible aux impressions de la nature, à la joie du printemps nouveau ! Des deux plus nobles spectacles qui autrefois avaient fait l’admiration de Kant, le ciel étoile au-dessus de sa tête, la loi morale dans sa conscience, un seul plaisait encore à son austère pensée, de plus en plus retirée du monde de la forme et de la couleur et recueillie dans le sanctuaire des idées pures. Kant ne vivait plus que par l’âme. Goethe vit par l’âme et par les sens. Il vit en communication mystérieuse avec la nature dont il a senti si profondément la vie secrète qu’il a tenté de la diviniser. On raconte que régulièrement, au commencement de chaque hiver, ses forces s’en allaient avec le soleil disparaissant, et qu’il passait les semaines qui précèdent le jour le plus court dans un état singulier d’affaissement et de tristesse[16]. Le mois de décembre 1823 avait été particulièrement pour lui une période de grave souffrance ; cet état maladif, se prolongeant, semblait peu à peu l’affecter ; mais le dimanche 21 décembre on avait atteint le jour de l’année le plus court, et l’espérance de voir maintenant chaque semaine les jours augmenter rapidement exerça sur lui l’influence la plus heureuse. « Aujourd’hui nous célébrons la naissance nouvelle du soleil ! » s’écria-t-il joyeusement en voyant à son réveil le fidèle Eckermann entrer chez lui. La bonne humeur, la santé, toute l’activité de son esprit, tout son génie était revenu comme par enchantement. Les influences mauvaises étaient dissipées ; l’hiver et la nuit s’étaient enfuis de son âme ; il se sentait renaître avec le soleil.


E. CARO.

  1. C’est un devoir pour nous de rappeler les remarquables travaux publiés dans la Revue même (livraisons du 1er juin, du 15 août et du 15 octobre 1839) par M. Henri Blaze de Bury, l’un des plus fervens initiés du culte de Goethe.
  2. Conversations de Goethe avec Eckermann, traduites par M. Délerot, 2e vol., p. 323.
  3. Vérité et Poésie, — traduction Porchat, p. 236. Nous suivrons généralement cette traduction, en la modifiant parfois dans quelques expressions ou quelques tours restés obscurs.
  4. Traité des Couleurs. Voyez l’analyse de cet ouvrage et la traduction des passages les plus intéressans dans le livre de M. Faivre, Œuvres scientifiques de Goethe.
  5. Mémoires, troisième et quatrième partie, passim.
  6. Conversations avec Eckermann, traduites par Délerot, t. II, p. 91.
  7. Mémoires, quatrième partie.
  8. Mémoires, troisième partie, liv. XIV.
  9. Il faut lire dans les Fragmens et Souvenirs, p. 139, cette curieuse conversation que M. Cousin eut à Berlin avec M. Schleiermacher en 1817.
  10. Conversations de Goethe, traduction Délerot, t. II, p. 265.
  11. Mémoires, quatrième partie.
  12. Conversations de Goethe, traduction Délerot, t. II, p. 342.
  13. Conversations avec Goethe, tome Ier, p. 216.
  14. Ibid., p. 342.
  15. Fragmens et Souvenirs, par M. Cousin, p. 36. Dernières années de Kant.
  16. Conversations avec Goethe, t. Ier, p. 72.