La Philosophie de Lamennais/03

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La Philosophie de Lamennais
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 92 (p. 376-411).
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LA
PHILOSOPHIE DE LAMENNAIS

III.[1]
LAMENNAIS MÉTAPHYSICIEN ET ESTHÉTICIEN.

C’est un trait assez remarquable de la philosophie de notre siècle qu’un grand nombre de philosophes, et des premiers, ont eu deux philosophies, plus ou moins différentes l’une de l’autre. Ce trait ne se rencontre pas souvent dans le passé. Ni Descartes, ni Spinoza, ni Malebranche n’ont eu deux doctrines successives. Leibniz a sans doute constamment modifié sa philosophie, mais toujours dans le même sens. Le XVIIIe siècle présente le même spectacle. Ni Condillac, ni Diderot, ni Helvétius n’ont changé de philosophie. Au XIXe siècle, au contraire, le fait est très fréquent. Fichte, le philosophe du moi et de la volonté, a fini par une philosophie mystique, d’un caractère alexandrin. Maine de Biran a traversé les mêmes phases ; et il a passé, comme Fichte, de la philosophie de la volonté au mysticisme chrétien. Schelling a commencé par la philosophie de la nature et a fini aussi par une philosophie néo-chrétienne. V. Cousin a passé du panthéisme allemand au théisme spiritualiste et cartésien. Aug. Comte a eu également ses deux périodes : la période objective et la période subjective ; la première exclusivement scientifique, et la seconde sentimentale et religieuse. Ce fait singulier tient sans doute à la complexité des idées de notre siècle. Dans la première partie de sa carrière, chaque philosophe est frappé d’un point de vue exclusif ; dans la seconde, il cherche à faire la part des élémens qu’il a négligés dans la première. Quelle que soit l’explication du fait, Lamennais nous présente à son tour le même exemple de transformation. Seulement, dans la plupart des cas, le mouvement s’est fait du point de vue philosophique au point de vue religieux. Lamennais, au contraire, s’est transformé en sens inverse. Sans abandonner jamais les idées religieuses, il est passé du point de vue théologique au point de vue philosophique ; de la philosophie militante à la philosophie pure, spéculative, contemplative ; de la polémique à la forme abstraite et théorique. De ses deux ouvrages philosophiques, le premier, l’Essai sur l’indifférence, a fait beaucoup plus de bruit, et, grâce à un paradoxe célèbre, a fondé une école ; le second, l’Esquisse d’une philosophie, a peut-être moins d’originalité, mais plus de grandeur et de majesté ; l’Essai sur l’indifférence est une œuvre de parti ; l’Esquisse est une œuvre de science. Le style de l’Essai est plein de véhémence et de chaleur ; celui de l’Esquisse, d’une largeur et d’une sérénité remarquables. Le premier a creusé une question logique des plus importantes, le critérium de la certitude ; le second embrasse toutes les questions de la philosophie.

On ne peut pas dire, sans doute, que l’Esquisse d’une philosophie présente un système nouveau et original. C’est plutôt une œuvre composite, où beaucoup d’idées d’origine différente se mêlent et quelquefois se contrarient ; mais ces idées sont grandes et intéressantes, et quelques-unes même, neuves alors, anticipent sur la philosophie ultérieure. Le mérite éminent de cette œuvre est surtout d’être à peu près le seul essai de synthèse générale philosophique qu’ait présenté notre siècle. M les écrivains de l’école sensualiste, Cabanis et Broussais, ni ceux de l’école spiritualiste, V. Cousin et Jouffroy, ni les philosophes humanitaires et socialistes, ni ceux de l’école théologique (Lamennais lui-même, dans sa première période), n’avaient essayé, connue les Allemands, de rassembler et d’enchaîner dans une œuvre composée et savamment équilibrée l’ensemble de leurs vues philosophiques sur l’homme, l’univers et Dieu. Une ontologie, une théologie, une cosmologie, une anthropologie, une esthétique, une philosophie des sciences : telles sont les différentes parties de cette œuvre magistrale. Il n’y manque qu’une politique, qui devait former le cinquième volume, et dont il reste quelques fragmens. Une conception aussi vaste d’une pensée large et compréhensive, d’une forme noble et sévère, sans déclamation ni violence, de l’esprit philosophique le plus libre associé aux convictions spiritualistes. les plus hautes, c’est là certainement une des grandes œuvres dont notre siècle aurait le droit de s’honorer ; et l’on peut trouver que la France est bien dédaigneuse de ses propres richesses philosophiques en dédaignant et en oubliant ce grand effort spéculatif dans lequel Lamennais a mis le meilleur de sa pensée et de son âme. Pendant les heures d’amertume douloureuse que lui avaient préparées ses ennemis et ses passions, il se reposait dans les régions sereines de la philosophie pure, espérant sans doute que cette œuvre désintéressée serait la protection de son nom. Analysons cette belle épopée métaphysique dans ses parties les plus générales et les plus intéressantes.


I.

Dans sa seconde philosophie, Lamennais n’abandonne pas complètement les principes de la première. Il continue à soutenir que le critérium définitif du vrai est la raison commune, le consentement universel ; seulement il accorde que c’est à la raison individuelle qu’il appartient de faire avancer la recherche de la vérité. Il rond plus de justice à la philosophie qu’il ne le faisait autrefois. Il voit dans les systèmes de philosophie, non des pensées contradictoires, œuvres de l’anarchie intellectuelle, mais les élémens d’une synthèse qui se forme par une évolution progressive vers un tout qui ne sera jamais complet. Il compare cette évolution de la philosophie à celle de la nature, qui va toujours en s’organisant de plus en plus par une synthèse analogue. Il entrevoit, ou plutôt il décrit à l’avance en termes assez précis, le principe évolutionniste, tel que le développera plus tard M. H. Spencer : « La philosophie, dit Lamennais, s’organise comme l’univers, dans lequel apparaissent d’abord les êtres les plus simples, qui se combinent ensuite dans des êtres plus complexes, et ainsi de proche en proche par une évolution sans fin. » Nous verrons le rôle que joue ce principe d’évolution dans le reste de l’ouvrage, au point que l’on peut dire du système de Lamennais que c’est un évolutionnisme anticipé.

Il y a cependant une différence entre la philosophie et la nature : c’est que la nature ne se trompe pas, tandis que les philosophes se sont souvent égarés. D’où viennent ces erreurs de la philosophie ? Ici, Lamennais emprunte sans le dire, et peut-être sans y penser, l’explication des éclectiques. C’est, dit-il, que chaque philosophe considère les choses d’une manière incomplète et mutilée, et ne voit qu’un côté des choses. Les uns ne rêvent qu’idées pures ; les autres réduisent tout au monde sensible : abstraction de part et d’autre ; point d’idées pures sans élémens sensibles, pas d’esprit pur sans organisme ; d’un autre côté, pour ramener tout à la matière, il faudrait supprimer la pensée. Même exclusivisme dans la méthode et le point de départ. Partir de Dieu ou de l’univers, c’est le panthéisme ; partir de l’homme, c’est le scepticisme. Ici, Lamennais retrouve un instant sa violence d’autrefois pour accabler ce qu’il appelle le psychologisme : « Cette absurde philosophie, dit-il, se résume en une sorte de panthéisme humain qui oblige à considérer dans un même sujet les contradictoires. » C’est imputer d’une manière étrange à la philosophie de Dugald Stewart ou de Jouffroy les conclusions de Hegel.

Pour éviter les contradictions des systèmes exclusifs, il faut accepter comme postulat un principe compréhensif qui contienne déjà les deux élémens du problème, à savoir le fini et l’infini. C’est de cette antinomie primordiale qu’il faut partir : car si l’on part de l’infini, on n’en déduira jamais le fini ; et si on part du fini, on n’en déduira pas davantage l’infini. Il faut poser en principe, comme donnée, la coexistence du fini et de l’infini, de Dieu et du monde, l’impossibilité de prouver l’un par l’autre, et la nécessité de les admettre l’un et l’autre comme des faits. De plus, comme le fini et l’infini ont cela de commun d’être des êtres, il y aura donc un principe qui les contiendra et les embrassera tous deux : c’est la notion de l’être absolu.

La philosophie étant la science de l’être, et à la fois du fini et de l’infini, est donc en réalité la science du tout. Elle comprend Dieu, l’univers et l’homme. Elle est « un système de conceptions dans lequel les phénomènes liés entre eux viennent pour ainsi dire se classer d’eux-mêmes sous nos yeux. » — « Elle est, dit-il encore, la science des généralités ou de ce qu’il y a de commun dans les diverses branches de la connaissance humaine. « Ainsi, Lamennais, en même temps qu’il pressentait l’évolutionnisme, comprenait aussi, comme le positivisme, que la philosophie doit être la synthèse de toutes les sciences ; seulement il s’élevait au-dessus du positivisme, en rattachant cette synthèse à une métaphysique. Sans doute l’idée de faire de la philosophie la synthèse de toutes les sciences n’était pas une idée nouvelle. C’était bien l’idée antique, l’idée de Descartes, de Leibniz ; c’était enfin de la philosophie allemande moderne. Mais en France, cette idée avait été abandonnée d’abord par l’école de Condillac, et ensuite par l’école spiritualiste. M Cousin, ni Jouffroy, ni Maine de Biran n’avaient présenté la philosophie comme une synthèse universelle. V. Cousin, le plus synthétique de tous, s’était borné à une ontologie spéculative assez vague, et avait laissé entièrement de côté la nature et l’univers. L’école théologique, dont Lamennais lui-même avait été un des chefs, n’était autre chose qu’une théologie exotérique, et elle n’avait fait aucun effort pour embrasser l’homme et l’univers dans ses formules. Enfin, le nom même de l’école humanitaire et socialiste indique dans quel ordre d’études cette école s’était renfermée. Cet abandon universel du monde objectif, de la nature, explique le succès du positivisme. Il s’empara de ce bonum vacans. Le système d’Auguste Comte a donc l’avantage d’être une synthèse ; seulement c’est la synthèse des sciences plutôt que celle de la nature et des choses : c’est une logique supérieure plutôt qu’une cosmologie. De plus, c’est une synthèse sans principe : c’est une résultante, une préface générale des sciences, ou plutôt la réunion de toutes les préfaces. Lamennais, au contraire, a essayé, comme la philosophie allemande, de constituer une vraie synthèse philosophique comprenant la philosophie de la nature, la philosophie de l’esprit, la philosophie de l’absolu, cette dernière étant le principe des deux autres.

De cette manière de concevoir la science naît la méthode de l’auteur. Cette méthode est synthétique. Comme la philosophie de saint Thomas, elle va de la cause à l’effet, de Dieu à l’univers et à l’homme ; rien n’était plus opposé à la méthode philosophique moderne. Depuis Locke et Condillac, c’était de l’esprit humain que l’on partait ; et même on s’y renfermait. L’école française avait suivi la même méthode. Cette méthode avait ses avantages, et, au point de vue rigoureusement scientifique, peut-être était-elle préférable. Mais elle avait le défaut de laisser dans l’ombre l’unité des choses. Le besoin de synthèse auquel Lamennais essaie de répondre dans son système avait pour conséquence la méthode objective et déductive. C’est celle qu’indique notre philosophe. Elle consiste « à descendre des idées les plus générales à celles qui le sont moins, à suivre les principes originairement posés dans les différentes séries de conséquences où ils vont se ramifiant, comme les phénomènes dont ils représentent les causes. » Lamennais empruntait cette méthode à ses souvenirs de théologien, la philosophie théologique ou scolastique ayant toujours été une méthode déductive. Mais il la rajeunissait en l’enrichissant et en l’imprégnant de l’esprit moderne. En réalité, il partait d’une hypothèse à laquelle il faisait ensuite subir l’épreuve d’une sorte de confrontation avec tous les phénomènes de la nature.

La première antithèse fondamentale, avons-nous dit, est la synthèse du fini et de l’infini ; et le fini et l’infini ayant une notion commune, celle de l’être, c’est de cette notion commune, la notion d’être, qu’il faut partir. Cette idée d’être est à la fois la plus claire et la plus obscure de l’esprit humain. « L’être est à la fois ce qu’on voit et ce par quoi l’on voit ; » ce que l’on voit, car tout est être : ce par quoi l’on voit, car, pour percevoir un être, il faut avoir l’idée d’être. Lamennais tranche ainsi d’un coup le grand problème de savoir si toute connaissance commence pur des faits ou par des idées ; si le cogito de Descartes est un simple fait ou la conséquence implicite d’un principe. Mais en même temps que l’idée d’être est la plus claire de toutes, elle est aussi la plus obscure ; car étant simple, elle ne peut être ramenée à des élémens, et elle ne donne la notion d’aucun être en particulier ; et d’ailleurs, l’être n’ayant aucunes limites, elle ne peut être comprise par aucune raison finie. Elle est le terme et le moyen de la vision ; mais, en tant que substance, elle ne contient rien de distinct en elle-même ; on ne peut la saisir que dans ses propriétés. Si l’être est à la fois le suprême intelligible et le suprême incompréhensible, tout ce qui est est à la fois intelligible et incompréhensible, et la pleine compréhension est une entreprise impossible et insensée. Il faut donc à la fois chercher à connaître sans prétendre à tout comprendre.

Cette conception fondamentale qui consiste à partir de l’idée d’être en général, de l’être absolu, a beaucoup d’analogie avec celle qui sert de point de départ à un illustre philosophe italien, peu connu en France, l’abbé de Rosmini[2]. Il est vraisemblable que, dans le cours de son voyage à Rome, Lamennais y a vu Rosmini, comme il vit plus tard Schelling à Munich ; et sans doute il causa philosophie avec l’un comme avec l’autre. L’influence de Schelling est sensible dans sa doctrine et dans son œuvre, comme nous allons bientôt le voir ; celle de Rosmini nous paraît également manifeste dans le choix de son principe.

En passant de l’idée d’être à l’idée de Dieu, nous passons, suivant Lamennais, du même au même : car Dieu n’est autre chose que l’être. Donc inutile et impossible de démontrer Dieu. Comment démontrer l’être sans le supposer ? Cette notion ne s’appuie que sur elle-même ; « on ne peut la déduire de rien, et quand on croit remonter vers elle, elle est encore le point d’où l’on part. » Mais si on ne peut démontrer Dieu, on ne peut le nier. Car comment nier l’idée d’être ? Il n’y a pas d’athée. Le véritable athée serait celui qui dirait : « Il n’existe rien. » Cependant, il ne faut pas confondre la notion de Dieu et la notion d’être : « Dieu est l’être infini considéré, soit dans ses rapports avec les êtres finis, soit dans ce que sa propre essence renferme à la fois de nécessaire et de distinct. » C’est là une vue personnelle de Lamennais, analogue à celle qui était également et dans le même temps émise par Schelling dans sa dernière philosophie, et peut-être même y eut-il là quelque chose de commun : car, ainsi que nous venons de le dire, Lamennais a vu Schelling en passant à Munich en 1832, comme nous l’apprenons par une de ses lettres récemment publiées : « Schelling, écrit-il à M. de Vitrolles, a extrêmement modifié ses premiers principes, ou plutôt il les a totalement changés. Il reconnaît maintenant l’impossibilité de philosopher si l’on ne prend la tradition pour base. J’ai eu avec lui plusieurs conversations fort intéressantes pendant mon séjour à Munich. Nous nous sommes trouvés d’accord sur les fondemens de la méthode philosophique. C’est un homme droit, d’une grande perspicacité, et sans contredit le premier génie de l’Allemagne. » (Septembre 1833.) On comprend cet accord momentané de Schelling et de Lamennais. L’un revenait au christianisme ; l’autre s’en éloignait. Ils se rencontrèrent en route à moitié chemin. Ce qui est certain, c’est que, pour Lamennais comme pour Schelling, Dieu n’est pas la plus haute des idées. Cette idée la plus haute est l’idée de l’être. Dieu, c’est l’être en tant que créateur, en tant que personne. Il est l’être par sa substance ; il est Dieu par ses attributs. L’être n’est pas l’indéterminé ; rien n’existe qui ne soit déterminé. L’être a donc des propriétés, et c’est à ce titre seul que nous pouvons le saisir, c’est à ce titre qu’il devient Dieu pour nous.

Quelles sont ces propriétés distinctes « qui font de Dieu un véritable Dieu, en tant qu’il est avec elles, » selon l’expression de Platon, qui peut être rappelée ici ? Elles sont au nombre de trois, et il est impossible de ne pas reconnaître ici dans la philosophie de Lamennais la trace de ses croyances théologiques. Son ouvrage est le développement de la doctrine de la Trinité. Fidèle à la méthode déductive, Lamennais essaie de déduire de l’idée de l’être les trois propriétés fondamentales qui le constituent et le déterminent. S’il eût mieux connu l’histoire de la philosophie, il eût su que cette tentative avait été souvent essayée et qu’elle avait toujours échoué. De l’être, on ne peut déduire que l’être. L’être est, disait Parménide, mais pas plus. Encore est-ce une question de savoir si de la notion d’être on peut tirer l’affirmation de l’existence de fait, de telle sorte que, pour savoir que l’être est ou existe, il faut encore sortir de l’être. Mais quant à tirer de là des propriétés déterminées, c’est ce qui paraît absolument impossible. À la rigueur, on peut dire que la notion d’être enveloppe celle de puissance : car, pour être, il faut pouvoir être ; encore faut-il savoir d’où vient l’idée de puissance, et la plupart des philosophes modernes sont d’accord pour tirer cette idée de la conscience. Admettons cependant, si l’on veut, que l’idée d’être soit identique à celle de puissance, et que si l’une est posée, l’autre le soit également. Mais pour ce qui est de la seconde propriété, l’intelligence, il semble absolument impossible de la déduire a priori. Spinoza lui-même, malgré l’intrépidité de sa logique, a été obligé de prendre pour axiome cette proposition : l’homme penne, pour conclure qu’il y a une pensée divine. Lamennais croit au contraire pouvoir affirmer a priori que l’être suppose non-seulement une force, mais encore une forme ; car l’être indéterminé n’est rien, et, s’il était sans forme, il ne serait pas. Soit encore ; mais de là à l’affirmation d’une intelligence, il y a encore un abîme. Lamennais le franchit il l’aide de cette proposition, que l’être déterminé, c’est-à-dire ayant une forme, est par là même intelligible ; or on ne peut être intelligible que pour une intelligence ; et Dieu étant le seul être il faut qu’il soit lui-même cette intelligence, autrement il ne pourrait pas être appelé intelligible. Mais peut-on voir dans ce raisonnement autre chose qu’une pétition de principe ? Sans doute, s’il n’y a pas d’intelligence, il n’y a pas d’intelligible. Mais est-il nécessaire que l’être soit intelligible, si par hypothèse il n’y a pas d’intelligence ? Il serait forme et voilà tout. Même faute de raisonnement pour la troisième propriété ; il faut, dit Lamennais, un principe d’union pour lier entre elles les deux premières propriétés. Soit encore ; admettons cela a priori. Mais qui vous a appris que ce principe d’union est l’amour, et que savez-vous de l’amour, si ce n’est par la conscience qui découvre en nous-mêmes cette faculté ?

Lamennais, après avoir posé ces trois propriétés, et être parti de l’un-triple, fait un pas important en transformant cette triade en trinité. C’est ici que se fait sentir l’influence théologique et chrétienne, et il est permis de penser que la première partie de son ouvrage appartient encore à la période de sa vie croyante et catholique. Cette triplicité devient une trinité, par cette affirmation que les trois attributs de l’être ne sont pas seulement des propriétés ou des attributs, ce sont des personnes : « Car, dit-il, ces propriétés, étant individuellement distinctes, sont des personnes. » Mais cette raison est-elle suffisante ? Les trois attributs ne sont-ils pas distincts en l’homme aussi bien qu’en Dieu, et peut-on dire cependant que nos trois facultés sont trois personnes ? D’un autre côté, y a-t-il quelque raison de croire que ces attributs sont en Dieu plus distincts qu’en nous-mêmes ? et, au contraire, tous les théologiens ne sont-ils pas d’accord pour déclarer avec Aristote que Dieu est acte pur, et que, par conséquent, la distinction des attributs est on lui logique et non pas réelle. Qu’est-ce que nous appelons une personne ? C’est un moi donc de conscience et de liberté. Or chaque personne divine, chaque attribut divin a-t-il son moi, sa conscience propre ? Qu’on le soutienne théologiquement. on le comprend : c’est un mystère. Mais transformer en trois moi les trois attributs abstraits de la force, de la forme et de l’union de ces deux tenues, n’est-ce pas confondre la philosophie et la théologie ? Lamennais ne craint pas cette confusion ; au contraire, il la recherche ; il aime à employer le langage théologique. La Puissance, c’est le Père ; l’Intelligence, c’est le Fils ; l’Amour, c’est l’Esprit. Le père engendre et n’est pas engendré ; le fils est conçu et engendré. L’esprit procède de l’un et de l’autre. Tel est du moins le langage employé dans le premier volume de l’Esquisse, qui est de 1840 ; mais le quatrième, qui est de 1846, contient en conclusion une note rectificative qui ramène la doctrine de la trinité à une signification exclusivement philosophique, et qui en fait disparaître tout ce qui rappelait le mystère chrétien. « Dieu est un, disait-il alors ; Dieu est personnel et intelligent. La personnalité étant le mode essentiel de Dieu, tout ce que Dieu renferme de distinct et de divers subsiste nécessairement sous ce même mode ; en d’autres termes, la personnalité une de l’être un se spécifie dans chacune de ses propriétés… Le mot de personne appliqué au Père, au Fils, à l’Esprit, exprime seulement que chacune des propriétés participe à sa personnalité. On devine le changement radical indiqué par ces explications. Autre chose est un Dieu qui est une personne et un Dieu qui est trois personnes. C’est dans la triple personnalité qu’est le mystère. Lamennais l’acceptait encore au début de son livre ; il l’abandonne à la fin : « Telle est, dit-il, exactement notre pensée sur cette partie de la science de Dieu. »

Un autre point important, mais assez obscur, de la science de Dieu dans la théorie de Lamennais, c’est qu’il y a, suivant lui, en Dieu, outre l’unité de l’être, « un principe de distinction » qui fait que les trois propriétés sont distinctes les unes des autres. C’était revenir à l’une des idées fondamentales de la philosophie de Platon, à savoir que tout être, et aussi bien Dieu que les autres êtres, se compose de deux principes : le même et l’autre, τὸ αὐτό. Ce principe d’altérité, en vertu duquel une chose est autre qu’une autre, est également désigné, dans le Sophiste, sous le nom de non-être, τὸ ἕτερον. Platon soutient, contre l’école de Parménide, que le non-être existe même en Dieu et dans les idées divines : car chacune d’elles n’est ce qu’elle est qu’à la condition de ne pas être ce que sont les autres. Sans ce principe de distinction, on s’abîme dans l’unité absolue, dans l’indiscernable. Si nous ne connaissions qu’une seule lumière, nous ne verrions rien ; si nous ne percevions qu’un seul son, nous n’entendrions rien.

Mais entrons dans une nouvelle phase de recherches, et de la théorie de Dieu passons à la théorie de la création. Lamennais suppose, sans l’examiner ni la démontrer, la théorie platonicienne des idées, des exemplaires divins. Il croit que par cela même que l’on a prouvé que Dieu est intelligent, on a prouvé qu’il possède en lui toutes les idées des choses, c’est-à-dire que le monde existe d’avance dans son intelligence sous forme idéale. Cela posé, Lamennais dit qu’il y a trois théories sur l’origine du monde ; et il les repousse toutes les trois : 1° le panthéisme ; 2° le dualisme ; 3° la création ex nihilo.

Le panthéisme consiste, suivant Lamennais, à confondre le monde réel avec le monde idéal qui réside dans l’intelligence de Dieu. Le monde, dans ce système, n’est qu’un spectacle que Dieu se donne à lui-même : « Système monstrueux, dit l’auteur, destructif de toute croyance et de tout devoir. » C’est là une exécution un peu sommaire du panthéisme. Le dualisme n’est pas plus satisfaisant. En admettant une matière coéternelle à Dieu, il détruit l’idée même de Dieu, car il en retranche la toute-puissance et l’unité ; et il transporte au monde une partie des attributs divins, à savoir l’immensité et l’infinité. Enfin, le créationisme, ou doctrine de la création ex nihilo, admet la création des substances ; mais c’est dire que l’on peut ajou ter de l’être à l’être de Dieu. Lamennais ajoute que le créationisme conduit au panthéisme, mais son argumentation sur ce point est obscure, et serait facilement rétorquée contre sa propre hypothèse.

Il n’est pas facile de trouver une solution nouvelle en dehors des trois hypothèses précédentes. Lamennais l’a cependant essayé. La solution qu’il propose est celle-ci : c’est que Dieu crée le monde de sa propre substance. Il prend en quelque sorte le trop-plein de son être pour en faire la substance des êtres finis. Ainsi la substance incréée devient la substance créée, et les êtres finis existent de deux manières : d’une manière idéale dans l’entendement de Dieu ; d’une manière actuelle et réelle en dehors de Dieu. C’est ainsi, dit Lamennais, qu’il faut comprendre ces vieilles traditions orientales, suivant lesquelles la création a été un anéantissement et un sacrifice de la divinité. Cette doctrine de Lamennais, peu connue ou oubliée, a été reprise de nos jours par M. Ravaisson dans son Rapport sur la philosophie du XIXe siècle. On peut se demander en quoi cette doctrine se distingue du panthéisme, que Lamennais a appelé un système monstrueux. On a généralement considéré l’unité de substance comme le trait essentiel et caractéristique du panthéisme. Em. Saisset, dans son travail sur le panthéisme, le caractérisait justement en ces termes : « la consubstantialité du fini et de l’infini. » Or, dans le système de Lamennais, il n’est pas douteux que Dieu et le monde sont consubstantiels. Il nie cependant qu’il soit panthéiste pour cela : car il admet que les êtres finis, quoique composés de la substance divine, ont cependant une existence actuelle distincte de la substance idéale qu’ils ont en Dieu ; et Dieu lui-même n’est diminué en rien dans son être en en produisant d’autres en dehors de lui. On reconnaît dans ces idées de vieilles traditions gnostiques et alexandrines, et peut-être aussi quelque souvenir des entretiens de Schelling à Munich,

Une autre théorie originale de Lamennais, après celle de la création, c’est la théorie de la matière, dans laquelle se retrouve encore quelque vestige de la philosophie antique, soit platonicienne, soit néo-platonicienne. Suivant Lamennais, la matière n’existe pas à titre d’être distinct, de substance, et elle est cependant quelque chose de réel ; c’est à la fois une négation et une réalité. La matière, c’est la limite : c’est le principe de distinction que nous avons reconnu en Dieu, en tant que ce principe se réalise en dehors de Dieu. Tout être fini, par cela seul qu’il est fini, est matériel. Il n’y a pas d’esprit pur, parce qu’il n’y a pas, en dehors de Dieu, d’esprit infini. Il faut distinguer la matière et les corps. Dans les corps, tout ce qui est réel, positif, est substance, participe à l’être de Dieu, et par là est esprit. Car l’être est esprit et n’est qu’esprit ; mais ce réel du corps étant limité, soit dans l’espace, soit dans le temps, soit dans la puissance, et en général dans toutes ses propriétés, ce réel, dis-je, considéré dans sa limite, est matériel. En ce sens, Lamennais ne craint pas de dire que les âmes sont matérielles. Leibniz l’affirmerait aussi dans le même sens, car il disait que, lors même que Dieu n’eût créé que des anges et de bons anges, il y aurait eu du mal dans le monde, parce que la distinction et la limitation des créatures les eussent assujetties à la matière, et par conséquent au mal ; et lorsque Leibniz affirme aussi qu’il y a en Dieu une matière idéale, et que c’est là qu’est la source originale du mal, il l’entend encore de la même manière.

En résumé, l’univers se ramène à deux principes : la substance et la limite. Dieu et la matière. Lamennais fait remarquer que c’est le fond des cosmogonies antiques, qui reconnaissaient deux élémens : le principe actif et le principe passif, mâle et femelle. L’univers est un tout qui procède de ce mélange. Qu’est-ce maintenant que l’univers par rapport à Dieu ? C’est la manifestation progressive de Dieu, la réalisation extérieure de tout ce qui est dans son intelligence. Sans entrer encore dans le problème du mal, qu’il abordera plus tard, il se place tout d’abord entre les optimistes et les anti-optimistes[3]. Les premiers disaient que Dieu ne peut créer que le plus parfait ; les seconds, que, en dehors de Dieu, il n’y a pas un parfait absolu. Les premiers imposent à Dieu le choix dicté par la sagesse ; les seconds n’admettent aucune limite à la liberté, même la limite du bien. Suivant Lamennais, cette discussion n’a pas d’objet. Il n’y a pas plusieurs mondes possibles ; il n’y en a qu’un, celui qui est, lequel est la réalisation progressive de tout ce qui est en Dieu. Il n’est pas actuellement le plus parfait, puisqu’il se perfectionne sans cesse ; il tend à la perfection sans jamais y atteindre. Le jour où il l’atteindrait, il cesserait d’être monde et deviendrait Dieu : « L’univers n’est et ne peut être qu’une manifestation de Dieu ; et voilà pourquoi l’antiquité se le représentait comme un temple dans lequel, avant l’introduction du mal, tout être est un rayon de sa gloire, toute voix un hymne à sa louange. Cœli enarrant gloriam Dei. Il est comme une grande et éternelle incarnation du Dieu créateur… Il a mis dans chaque être quelque chose de tout ce qu’il est, et les plus parfaits portent en eux la visible empreinte de cette parenté divine : Ipsius et genus sumus ; sortie de lui, la création aspire à retourner vers lui… Elle se dilate au sein de son immensité par un progrès sans fin… Il l’attire à lui en s’épandant sur elle ; il la pénètre, il la féconde, il se prodigue à elle pour accomplir une union toujours plus intime et qui ne sera jamais consommée. Autant qu’il est donné à notre intelligence d’embrasser l’œuvre du Très-Haut, voilà l’univers ; et la grandeur de la pensée est d’entrevoir ces merveilles qui fatiguent et désespèrent la parole, impuissante à les exprimer[4]. »

L’univers étant la manifestation de Dieu, on doit y retrouver les trois propriétés divines, les trois primordialités, comme disait Campanella, savoir : une force qui le maintienne ; des formes qui en distinguent les parties avec un ordre qui les tient en équilibre ; enfin, un principe d’union qui les associe et les enchaîne, le tout lié à une substance qui est le fond de leur être, et une limite qui les termine en les circonscrivant.

Quelle idée maintenant devons-nous nous faire de la vie de l’univers ? Cette idée est celle du développement, ou, comme nous dirions aujourd’hui, et Lamennais emploie souvent lui-même cette expression, « de l’évolution. » L’univers a dû commencer par l’état le plus simple. Toutes les traditions rappellent l’idée d’un chaos primitif, d’un œuf divin. La science à son tour, par la théorie des nébuleuses[5], semble bien nous faire entendre que l’univers a commencé par un étal de dispersion absolue. A priori d’ailleurs, les propriétés divines ont dû se manifester dans leur ordre logique. La première des trois est la puissance ou la force ; car avant d’avoir telle ou telle forme, il faut être, et pour cela il faut une puissance. L’univers, en conséquence, a commencé par être une masse fluide, où les propriétés fondamentales ne se manifestaient que par les phénomènes les plus généraux, à savoir : le mouvement, la lumière et la chaleur. La force, dans son état absolu, donne l’immensité divine ; mais, jointe à la limite, elle donne l’étendue. Il n’y a que deux notions positives et concrètes : l’immensité et l’étendue. L’espace géométrique est une abstraction. Lamennais essaie, à la manière allemande, de construire a priori les trois dimensions. D’abord la force rayonne en tous sens : c’est la ligne droite, la longueur ; puis ce rayonnement est circonscrit par une forme qui donne la surface ; de la surface et de la ligne nait le solide. Ainsi se manifeste la force dans l’univers. Comment se manifeste l’intelligence ou la forme ? C’est par les trois degrés ou espèces d’êtres qui seront plus tard mieux définis et qui sont : les êtres inorganiques, les êtres organisés ou vivans, et enfin les êtres intelligens. Dans la première classe, la forme est à l’état irrégulier ou diffus ; dans la seconde, elle est déterminée ; dans la troisième, elle est concentrée. Enfin le principe de l’amour se manifeste également dans ces trois espèces d’êtres par une unité de plus en plus intime : 1° par la simple juxtaposition dans l’espace ; 2° par l’unité individuelle ; 3° par l’unité intellectuelle et sociale.

Si l’on revient sur cet ordre graduel et ascendant des êtres pour les étudier plus en détail, on trouve d’abord les êtres inorganiques. Ils sont dits inorganiques parce qu’ils sont 4estitués de cette sorte d’organisation qui accompagne la vie et l’individualité ; mais, ayant une forme, ils ne peuvent être complètement dépouillés de toute organisation. Ils ont leurs formes diverses, qui sont contenues en puissance dans la forme primitive, laquelle, avons-nous dit, est celle d’une masse fluide résultant de la combinaison des trois fluides primitifs (électrique, calorique et lumineux) ; or, en tant que ces formes sont contenues dans cette matière universelle, elles peuvent être appelées des germes. Que ces germes s’assimilent dans des proportions différentes les élémens primitifs du fluide universel, et ces fluides passent alors de l’état libre à l’état latent, c’est-à-dire que de fluides ils deviennent des corps. À mesure que la forme se développe, on voit ainsi apparaître graduellement, par des combinaisons de plus en plus complexes, l’innombrable variété des êtres inorganiques. La force partout répandue les réalise individuellement par une évolution régulière de la forme générale, « de même que cette autre force appelée attention réalise individuellement les idées particulières contenues dans la forme générale d’une idée. » Chaque germe a une jouissance d’affinité qui attire à lui les élémens extérieurs qu’il s’assimile, et par là montre quelque analogie avec la vie ; mais il ne se les assimile qu’extérieurement et par juxtaposition, de telle sorte que leur existence ne constitue pas une individualité véritable. On remarquera que cette assimilation ne peut avoir lieu sans emprunter à d’autres combinaisons les élémens qui les composent, de telle sorte que, dans le premier état des corps, la production implique la destruction, et que ces deux formes de mouvemens sont essentiellement liées l’une à l’autre. Tel étant le mode général de développement des êtres inorganiques, ces êtres se distinguent par trois qualités primordiales, qui sont : l’impénétrabilité, la pesanteur et la figure ; la première, expression de la force arrêtée par la limite ; la seconde, expression du principe d’union, et la troisième, expression de la forme.

En passant des êtres inorganiques aux êtres organisés, Lamennais invoque un principe qui était déjà dans Aristote, et qu’il a retrouvé, soit par lui-même, soit par ses souvenirs de philosophie thomiste : c’est que, tout en s’élevant à un plus haut degré de perfection, les êtres ne se détachent pas de la série inférieure, et qu’ils conservent les formes précédentes enveloppées dans les formes supérieures, ultérieurement acquises. Ainsi, les êtres vivans, par leur matière, par leur rapport à l’étendue, continuent à subir les lois des êtres inorganiques, et sont soumis connue eux aux trois qualités précédentes : impénétrabilité, pesanteur et figure. Mais ils s’en distinguent par un caractère tout à fait nouveau : l’individualité. Dans les êtres inorganiques, ce qui domine, c’est la limite : la forme s’y présente d’une manière indéfinie, c’est-à-dire sous forme d’accroissement extérieur. Dans les êtres organisés apparaît l’unité vitale. La forme n’y est plus extérieure, mais intérieure ; l’être croît non plus par juxtaposition, mais par intussusception. Enfin le mode de production est différent ; et sans s’engager dans la question des générations spontanées, il faut admettre que la forme préexiste ; et, à ce titre, c’est un véritable germe. À la vérité, Lamennais a employé déjà le même terme pour expliquer la formation des minéraux : mais il ne s’agissait là que de formes spécifiques ; ici, il s’agit de formes individuelles.

Entre les végétaux et les animaux, Lamennais n’admet pas de différences fondamentales. Il y a un passage insensible d’un règne à l’autre : ce n’est qu’un plus ou moins grand développement, d’un règne à l’autre, de l’intelligence et de l’amour. En revanche, selon Lamennais, il y a une barrière infranchissable entre l’animal et l’être intelligent, bien qu’il y ait une liaison intime entre ces deux classes d’êtres. Les qualités des êtres organisés, comme celles des êtres inorganiques, sont au nombre de trois : spontanéité, manifestation de la force ; individualité, manifestation de la forme ; vie, manifestation du principe d’union.

Quant aux êtres intelligens supérieurs à l’animal, nous n’en connaissons qu’un, qui est l’homme ; mais il n’est guère vraisemblable qu’il n’y en ait pas d’autres, que cette nouvelle série qui commence avec l’homme ne comprenne qu’une seule espèce d’êtres, tandis que les séries antérieures en ont des millions et des milliards. Mais nous ne savons rien de ces êtres supérieurs, et nous ne pouvons en parler que d’après l’homme. Inutile d’insister sur les caractères généraux des êtres intelligens, puisque l’homme doit être l’objet d’une étude séparée et complète. Disons seulement que l’homme se distingue de l’animal, comme la personnalité se distingue de l’individualité. L’animal est un individu : ce n’est pas une personne. Le caractère de la personnalité, c’est la raison. La raison est la connaissance du vrai. Elle se distingue de la perception, qui existe aussi chez l’animal, et qui a pour objet le réel. Le second caractère de la personnalité, c’est la volonté libre. La personnalité a sa base dans l’individualité, mais elle s’en distingue. L’une a l’unité organique ; l’autre l’unité intellectuelle et morale. De la raison naît la conscience ou l’apparition du Moi. Dans l’animal, il y a conscience ; il n’y a pas de moi. Comme les autres ordres d’êtres, les êtres intelligens ont trois qualités fondamentales : la liberté, qui est le développement le plus élevé de la force ; la parole, développement de l’intelligence et de la forme, et la sociabilité, manifestation de l’amour.

Malgré la diversité des êtres qui le composent, l’univers, en un sens, est un être unique, un organisme dans lequel les natures s’enchaînent harmonieusement. Si l’univers, en effet, était tout entier réalisé, il ne serait, comme l’intelligence divine elle-même, qu’un seul être ; il serait Dieu. De là l’erreur qui tend à confondre Dieu et la nature. On confond la nature idéale telle qu’elle est dans l’intelligence divine avec la nature réelle qui est hors de Dieu ; mais c’est par la limite qu’elles se distinguent. De là vient que la nature n’est pas une d’une unité absolue ; mais elle n’en a pas moins une unité relative, et le progrès de l’univers consiste précisément dans le développement de cette unité. L’unité de l’univers consiste : 1° dans l’unité des substances et dans les lois de communications qui unissent les différens êtres entre eux ; 2° dans la tendance de la création qui s’avance progressivement vers un bat unique, lequel est Dieu. Plus particulièrement l’unité se manifeste, dans l’ordre inorganique, par l’attraction ; dans l’ordre organique, par la génération, et dans l’ordre intellectuel et moral, par la société. Cette unité a ses degrés. Dans l’univers en général, le monde marche de centre eu centre. Tous les corps tendent au centre de la terre. La terre et les autres planètes tournent autour d’un centre, le soleil, qui lui-même paraît marcher vers un centre inconnu. Dans l’ordre de la vie, les degrés de l’unité consistent dans l’enchaînement des formes, chaque être supérieur comprenant en lui les formes inférieures, et l’homme, comme un microcosme, les enveloppant tous en lui-même. Enfin, dans la société, les degrés de l’unité sont marqués par l’enveloppement des différens groupes les uns dans les autres : la famille, les cités, la race, le genre humain.

Telles sont les idées générales qui résument la cosmologie de Lamennais ; mais il revient encore ailleurs et plus amplement sur ces questions : c’est le quatrième volume de l’Esquisse, intitulé la Science, où il reprend, au point de vue de la science, les idées qu’il a exposées d’abord au point de vue philosophique. Il est à propos de rapprocher ce quatrième volume du premier, car il en est le développement naturel et conséquent.


II.

Le quatrième volume de l’Esquisse est remarquable en lui-même, quoique aujourd’hui il ait perdu une grande partie de son intérêt. C’est en effet une philosophie de la nature, et l’on sait quelles sont d’ordinaire les lacunes de ces sortes de constructions. Ces lacunes sont de deux espèces : les premières sont celles qui viennent du temps et des lacunes de la science elle-même. Toutes les philosophies de la nature se font avec les données de la science contemporaine. Cette science change ; et la philosophie bâtie sur ces données évanouies devient inintelligible. C’est ainsi que la philosophie de la nature de Schelling, après un succès éclatant, est tombée de nos jours, même en Allemagne, dans un profond discrédit. Mais, de plus, aux lacunes de la science en elle-même, il faut ajouter les lacunes de la science du philosophe, qui ne sait jamais qu’une très petite partie de la science de son temps, et qui bâtit son système sur des données incomplètes. L’ouvrage de Lamennais présente ces deux espèces de défauts : une science surannée et une connaissance incomplète de cette science même. On devine combien une synthèse, dans ces conditions, doit laissera désirer. Néanmoins, si l’on songe au milieu dans lequel Lamennais avait passé la moitié de sa vie, à l’esprit exclusivement théologique ou politique qui l’anime depuis l’Essai sur l’indifférence jusqu’aux Paroles d’un croyant, si l’on songe qu’il avait atteint sa cinquantième année lorsqu’il entra dans ces nouvelles études, on doit avoir du respect pour le grand effort qu’il a dû faire afin de s’assimiler des connaissances entièrement nouvelles, et cela dans presque tous les ordres de sciences, et pour embrasser dans une vaste synthèse tous les élémens de l’univers. C’est en définitive la seule tentative de ce genre que nous présente la philosophie de notre siècle, et, malgré des lacunes et des conceptions surannées et évidemment erronées, elle nous offre encore nombre de pensées originales et profondes.

Deux idées, avons-nous dit, dominent la philosophie de la nature de Lamennais : l’idée d’évolution et l’idée trinitaire.

L’idée évolutionniste est si bien l’idée fondamentale de l’Esquisse, que Lamennais s’en sert connue de préambule et comme de programme au début de son quatrième volume, qui a pour objet la science. Ainsi le chapitre II est intitulé : Évolution de l’univers et ses rapports avec l’évolution de la science. Maintenant, de quelle évolution s’agit-il ? Est-ce d’une évolution purement matérielle, comme celle des Anglais ? Lamennais, au contraire, essaie de démontrer que la matière en elle-même ne contient aucun principe d’évolution. Suivant lui, la science du fini ou de la matière est absolument vide et aveugle sans la science de l’infini ; la science de l’univers appelle la science de Dieu.

Pour expliquer l’univers, il faut un double principe : un principe d’unité et un principe de diversité. Or la matière ne contient ni l’un ni l’autre. La matière n’est autre chose qu’un je ne sais quoi, fonds premier et inexprimable de toutes choses, et, qui lorsqu’on veut la réduire à quelque notion claire, se ramène à l’étendue pure. Or, l’étendue étant indéfiniment divisible, l’unité répugne à son essence. On doit la considérer comme une multitude indéfinie. Dans sa vraie idée, la matière n’est donc rien de réel ; c’est une négation. Le réel dans les corps n’est pas la matière, c’est la substance. La matière séparée de l’être se réduit donc à la multitude ; et, par conséquent, son concept répugne à l’unité. Elle ne donne pas plus d’ailleurs la variété. En effet, elle est en elle-même essentiellement homogène ; et l’étendue, qui en est la première et plus claire expression, est elle-même entièrement homogène, et ne peut par conséquent produire qu’un seul effet toujours le même. Étant donnée une somme de molécules similaires, toutes doivent agir de la même manière ; et pour que les diversités primitives pussent se produire, il faudrait que l’essence une et nécessaire agît sur elle-même pour se modifier ; mais « une essence qui, sans cesser d’être, cesse d’être elle-même, une essence créatrice d’autres essences exclusives d’elle-même, c’est un amas de contradictions, »

On essaie d’expliquer la diversité dans la matière par le mouvement. Mais le mouvement n’est qu’un déplacement, une translation : ce n’est pas un principe ; il ne peut produire que des arrangemens différens : c’est aussi ce qu’on accorde ; mais cela suffit-il ? D’abord, comment une cause homogène déterminerait-elle des mouvemens indéfiniment divers ? Puis, comment des arrangemens géométriques produiraient-ils des propriétés effectives ? Comment une simple modalité serait-elle une cause ? Comment surtout l’organisation, la spontanéité vivante, la pensée enfin, seraient-elles le produit d’une figure de géométrie ? D’ailleurs l’isomérie, en chimie, nous montre des arrangemens identiques coïncidant avec des propriétés différentes.

Suivant Lamennais, la notion de l’unité dans la variété et de la variété dans l’unité ne peut être tirée que de l’esprit. C’est la conscience du moi qui nous donne le sentiment permanent de l’unité multiple et de la multiplicité une. C’est là une vue à remarquer chez notre auteur, car elle y est rare. Presque jamais il ne fait appel au témoignage de la conscience. Ses vieilles antipathies contre Descartes et contre le psychologisme moderne le portent toujours de préférence vers la philosophie objective plutôt que vers la philosophie du moi. Il est cependant obligé d’y arriver et en définitive de reconnaître que la notion de l’un et de plusieurs, qui est le fond de toute philosophie, vient de la conscience ; que par conséquent le principe de sa doctrine, à savoir la substance et ses propriétés, n’a pas été découvert a priori par une intuition absolue, mais par une application à l’absolu de ce qui est donné dans le moi.

Se refusant à admettre la conception fondamentale de Descartes, que tout ce qui se passe dans les corps s’explique par la matière et le mouvement, Lamennais se trouve ramené, sans le savoir, à la doctrine aristotélique et scolastique des formes substantielles : « Nul être ne diffère d’un autre être que par la détermination, la forme, la nature qui le constitue proprement ce qu’il est. Toute nature, toute forme, toute détermination est absolue en soi ; elle est ou elle n’est pas ; elle ne peut devenir une autre nature, une autre forme ; car elle serait à la fois dans son unité deux choses dissemblables, deux choses qui s’excluent. » Il essaie d’éclaircir son idée par l’exemple des combinaisons en chimie : « La combinaison n’est pas, comme le mélange, un pur rapprochement dans l’espace des molécules étendues des corps ; elle affecte les essences, et dès lors ne peut être conçue que comme l’absorption de certaines formes par une autre forme dont l’unité complexe les implique comme ses élémens nécessaires ; pareille en cela, dans la mesure de sa limitation, à la forme infinie dont l’unité implique toutes les formes finies. » Il emploie également, pour faire comprendre l’enchaînement et l’emboîtement des formes, l’exemple de la géométrie : « Comme les figures géométriques se combinent de telle sorte que les figures plus simples deviennent élémens de figures plus complexes, où, sans être changées, altérées dans leur essence, elles subsistent absorbées par elles et ramenées à leur unité ; ainsi les formes plus simples deviennent les élémens de formes plus complexes, où elles subsistent absorbées par elles et ramenées à leur unité. » Il en est de même des êtres organisés, avec cette différence que « leur unité d’un ordre plus élevé implique dans sa complexité la coexistence de parties dissemblables dépendantes l’une de l’autre, intimement liées l’une à l’autre, ayant chacune ses propriétés, parce que chacune a dans l’être ses fonctions nécessaires, qu’il ne subsiste que par le concours et l’harmonie de ces fonctions diverses, comme ces parties ne subsistent elles-mêmes que par leur mutuel enchaînement dans la forme supérieure qui les ordonne et les dirige. »

Cette théorie des formes essentielles et substantielles a contre elle la théorie des milieux, d’après laquelle, selon Lamarck et plusieurs naturalistes, les formes ne seraient que les résultats des actions extérieures et de milieux environnans. Lamennais combat très fortement la théorie des milieux[6] ; et aujourd’hui même cette critique peut être encore opposée avec avantage aux défenseurs exagérés de cette théorie : 1° Les milieux ne peuvent être cause de la variété ; car ils la supposent : si le milieu, en effet, est cause de la diversité, d’où vient la diversité des milieux ? 2° Cette théorie confond le mode de production avec la cause productrice. De ce qu’un être ne peut naître que dans l’eau, il ne s’ensuit pas qu’il soit produit par l’eau. 3° Il ne devrait y avoir qu’un seul et même type dans chaque milieu ; or dans des milieux identiques, par exemple dans la mer, il y a des myriades de formes différentes, 4° Ce type serait alors quelque chose de passif, tandis qu’il est actif, puisque le germe ne produit qu’un être de la même espèce. 5° L’idée d’un type unique indéfiniment modifiable est la négation de toute espèce de type : ce serait la forme infinie prise en soi ; mais c’est précisément le contraire du système, suivant lequel, au contraire, rien n’est déterminé, et tout est sans forme. 6" Sans doute le milieu agit, comme le prouvent les monstruosités ; mais il ne se crée pas d’espèces nouvelles. Un monstre est toujours renfermé dans les limites de sa classe. 7° Si l’on n’admet pas l’hypothèse de la diversité essentielle des types, le monde matériel ne serait jamais que l’assemblage à jamais identique de molécules similaires. Il en est de même de l’animalité.

Lamennais conclut cette solide discussion par l’appréciation des doctrines de Geoffroy Saint-Hilaire : « Préoccupé de l’unité, dit-il, et comme absorbé dans cette grande et magnifique vue des choses, il a trop oublié que la variété n’est pas moins réelle, qu’elle est enveloppée dans l’unité même, qui sans cela, n’étant que l’identité absolue, éternelle, exclurait, hors d’un premier fait nécessaire, absolu, correspondant à la notion indéterminée de l’être rigoureusement simple, toute cause, tout effet, toute pensée et tout phénomène. « Lamennais a décrit l’idée de l’unité de composition comme une notion abstraite, « image idéale de l’unité du règne conçue isolément en soi, » mais non pas comme expression réelle des faits zoologiques. L’hypothèse d’un seul type animal conduit à une hypothèse plus générale, « selon laquelle l’univers ne serait plus qu’un seul être dont la série des êtres divers marquerait les degrés successifs de développement. » Mais de ce principe absolument simple, pris à l’origine, comment faire sortir la diversité des êtres ? car ce que l’on appelle « l’action des agens extérieurs » n’est autre chose qu’un paralogisme : n’est-ce pas alléguer la variété pour « expliquer la variété ? ». En conséquence, Lamennais se rattache à l’hypothèse de Cuvier et d’Agassiz, suivant laquelle l’unité de composition n’est que l’expression de l’unité abstraite qui domine le règne animal. Tout ce qu’il y a de vrai dans cette théorie, disait Cuvier, « c’est que tous les animaux sont des animaux. » On voit comment Lamennais entend l’idée d’évolution. D’une part, ce n’est pas une simple évolution matérielle ; d’autre part, ce n’est pas le sacrifice absolu de la diversité à l’unité. Le monde se développe, mais il se développe suivant un plan ; l’unité règne dans l’univers, mais elle se concilie avec la diversité des êtres.

Le second principe de la cosmologie lamennaisienne est le principe trinitaire. Après avoir établi a priori qu’il y a trois principes métaphysiques, il conclut qu’il doit y avoir dans la nature trois agens physiques représentant ces principes. Or la science nous apprend l’existence de trois fluides fondamentaux : le fluide lumineux, le fluide calorique et le fluide électrique, le galvanique et le magnétique se ramenant au fluide électrique. Ces trois fluides ne sont pas trois substances : ce sont les trois propriétés de la substance. Cette substance en soi à son plus bas degré est l’éther. Les trois fluides sont les propriétés de l’éther. Ce ne sont pas non plus les modes de la substance. Ils sont moins que substance et plus que modes, de même que les trois propriétés primordiales ne sont pas trois substances, mais ne sont pas non plus les modes de la substance divine. Lamennais admet donc l’irréductibilité des trois fluides primitifs. On voit qu’il est en opposition avec les idées qui ont prévalu depuis et qui tendent à considérer les trois agens comme trois modes du mouvement ne se distinguant que par la diversité des sensations qu’ils produisent. « Ce qui fait croire à leur unité, dit-il, c’est leur inséparabilité ; mais leur différence est essentielle et non pas accidentelle. »

Maintenant, étant donné qu’il y a d’un côté trois propriétés de l’être, la force, la forme et l’union des deux, et de l’autre côté trois agens physiques, la lumière, la chaleur et l’électricité, qui nous assure que ces trois agens correspondent aux trois principes ? Lamennais reconnaît que l’on ne peut le démontrer. Mais la théorie donnant d’un côté trois principes, et l’expérience donnant de l’autre trois agens, n’y a-t-il pas là une correspondance remarquable ? Si ce ne sont pas ces trois là, où seraient-ils ? Et ces agens eux-mêmes, au nombre de trois, à quoi répondraient-ils, si ce n’est aux trois principes ? L’identité est donc vraisemblable et n’est pas contredite par les faits. Cependant Lamennais, quoi qu’il en dise, est obligé de faire une assez grande violence aux faits pour identifier les agens et les principes.

Il lui faut d’abord un principe de force. Lequel choisira-t-il ? Ce pourrait être tout aussi bien la chaleur que l’électricité ; car l’une comme l’autre manifeste une force motrice. Il choisit l’électricité, par la raison que cet agent ne se manifeste à nous que par le mouvement : c’est donc l’électricité qui sera le principe de la force. Il en résulte évidemment que tous les mouvemens à l’origine ont dû être produits par l’électricité. Mais on ne voit rien de semblable. Toute la mécanique en général, et la mécanique céleste en particulier, n’a nul besoin de l’électricité. On ne voit donc pas comment le principe de la force résiderait exclusivement dans l’électricité.

Si nous passons à la lumière, on comprend aisément qu’on en fasse le principe de la forme : car elle est ce qui rend les formes visibles, les révèle et les fait apparaître. Mais Lamennais va plus loin ; la lumière n’est pas seulement pour lui ce qui rend la forme visible, la révélatrice des formes, elle en est encore le principe constitutif et générateur ; elle est la semence des formes. Mais comment la lumière serait-elle le principe de la forme tangible ? Comment serait-elle le principe de la forme pour l’aveugle-né ? C’est donc arbitrairement que l’on rapproche la lumière de la forme ; ou la lumière devient, tout autre chose que ce que nous appelons de ce nom. Enfin, Lamennais, par une autre simplification étrange, assimile la lumière et le son : « Entendre, c’est voir. » Lamennais s’appuie, pour le prouver, sur l’analogie des lois qui régissent le son et la lumière. Mais la même analogie, pour ne pas dire la même identité, se rencontre entre les lois de la lumière et celles de la chaleur ; et cependant Lamennais considère ces deux agens connue irréductibles l’un à l’autre ; pourquoi donc trouve-t-il plus facile d’assimiler la lumière et le son ? — Enfin, c’est encore arbitrairement que Lamennais identifie la chaleur et l’attraction, l’une qui rapproche, l’autre qui sépare, l’une qui tend à la condensation, l’autre à la raréfaction. Mais Lamennais nie que la chaleur soit une force répulsive ; il n’y en a pas de ce genre ; elle est une forme expansive ; or l’expansion et la dilatation sont la manifestation et le développement de la force ; mais alors la chaleur serait un principe de force et non d’union. Lamennais le rapproche de la vie, et c’est par là qu’il essaie de justifier son hypothèse. Au fond, ce sont des idées littéraires qui l’ont conduit à rapprocher la chaleur de l’amour, et par là d’en faire le principe d’union. Quoi qu’il en soit, l’expansion n’est pas moins contraire à l’attraction que la répulsion : et ce n’est pas expliquer cette opposition que dire que l’attraction et la chaleur sont les mêmes forces, considérées l’une dans la limite, l’autre substantiellement ; et enfin que l’attraction est soumise à des lois numériques, car la chaleur l’est également. Ce sont là des conceptions aussi vagues qu’arbitraires, très peu d’accord avec les données de la science.

Une dernière question, qui se rattache plus à la métaphysique et à la théologie qu’à la cosmologie, c’est la question du mal. Lamennais croit nécessaire de la traiter avant d’entrer dans la science de l’homme. On ne peut s’expliquer la nature humaine, si l’on ne comprend pas d’abord la nature du mal ; car il n’y a de véritable mal que dans les êtres intelligens et libres, et nous ne connaissons d’êtres intelligens et libres que l’homme. Ici, Lamennais essaie de lutter avec Pascal dans la peinture du mystère de la nature humaine et de ses contradictions radicales. Il est loin sans doute d’égaler son modèle, mais il se montre encore vraiment éloquent : « L’homme n’est pas ce qu’il devrait être. Triste assemblage de tous les contrastes, il offre sans doute d’importantes traces de grandeur, mais d’une grandeur obscurcie, caduque, inachevée. Roi de la terre, il en change la surface ; il dompte ses forces aveugles par la force supérieure qui réside en lui, et sa débile existence est le jouet de tout ce qui l’environne. Sa pensée va saisir dans les abîmes les plus reculés de la nature inorganique les premiers élémens de la forme, et s’élève jusqu’à la forme infinie et éternelle ; et puis tout d’un coup on voit cette intelligence se perdre dans un atome. Son amour aspire à un bien immense ; il veut être heureux. Il souffre, il gémit, il craint ; l’ennui, le dégoût, l’angoisse, sont devenus le fond de sa vie, et la plainte sa voix naturelle. Effrayant mystère, et qui l’expliquera ?.. Le mal est dans le monde. » L’homme est donc un être incompréhensible. C’est en lui que le mal se présente sous la forme la plus aiguë, sous la triple forme de la maladie, de l’erreur et du péché.

Malgré cette énergique peinture du mal, Lamennais est absolument optimiste. Comme saint Augustin, comme Leibniz, il croit que le mal n’est pas une réalité, mais une conséquence de la limite, un moindre être, une négation. Le mal physique en particulier n’est rien de réel. Il n’y a de vrai mal que le mal moral, qui vient de la liberté de la créature. La vraie cause du mal moral est la lutte qui s’établit entre la loi d’unité qui porte l’être vers Dieu comme vers sa source, et la loi d’individualité qui le détache de Dieu et le ramène à lui-même. C’est par la loi d’individualité que les êtres qui en Dieu n’étaient séparés que par une distinction purement idéale se séparent les uns des autres, hors de Dieu, par une limite réelle. L’individualité est la condition de l’être fini ; mais alors, si c’est l’individualité qui est la source du mal, et si c’est cependant la loi de l’être fini, la création porte donc le mal avec elle-même, en tant que création ; dès lors, la responsabilité remonte jusqu’à Dieu lui-même qui a créé. Aussi Lamennais est-il embarrassé entre son optimisme, et ses vieilles rancunes contre l’individualité, qu’il avait toujours combattue comme source de tout mal. Mais il résout le problème en disant que ce n’est pas l’individualité qui est le mal, mais le renversement des termes, en vertu duquel la loi d’unité est sacrifiée à celle d’individualité. L’individu est et doit être ; mais il doit se subordonner à l’unité comme à son centre. C’est la loi du Bien. Renverser les termes, sacrifier l’unité à l’individualité, par exemple préférer le moi à la famille, la famille à la patrie, la patrie à l’humanité, l’humanité à Dieu, c’est la loi du mal. Le mal, c’est l’égoïsme, c’est en même temps le matérialisme, car l’individualité est constituée par la limite, et la limite, c’est la matière.

Après cette explication générale du mal moral, Lamennais met en présence deux solutions du problème : la doctrine de la chute et la doctrine du progrès. Il est très sévère pour la doctrine de la chute, c’est-à-dire pour la doctrine chrétienne, dont il avait été si longtemps le violent et implacable apologiste. Il l’explique de cette manière. L’homme se voit dans son type, dans son modèle divin ; il a le sentiment de la perfection idéale de ce modèle ; d’où il conclut que l’homme a dû être créé conformément à ce modèle ; et ne trouvant pas, à beaucoup près, cette perfection sur la terre, il s’est dit que l’homme était déchu, et que le mal était la punition d’une faute antérieure, d’un crime originaire. Cette théorie est inadmissible. Elle repose sur l’hypothèse d’un état primitif de perfection impossible et manifestement opposé à la loi fondamentale de l’univers, qui est la loi de progression. En outre, la transmission héréditaire du péché renferme une contradiction absolue. Quelle est la source du mal ? C’est la volonté, l’art propre du moi dans un être individuel. Or la volonté est essentiellement incommunicable. Comment donc le péché pourrait-il se transmettre par l’hérédité ? On allègue la transmission héréditaire des maladies ; mais c’est une transmission toute physique ; tandis que dans la doctrine théologique, c’est le péché même, la volonté viciée, qui se transmet d’individu en individu. L’identification de la race humaine tout entière avec le premier homme prouve bien que l’on a confondu l’homme réel avec l’homme type, c’est-à-dire avec l’idée divine qui contient tous les hommes dans son unité. On considère comme le signal de la chute l’apparition dans l’homme de la science du bien et du mal, qui est au contraire le progrès le plus précieux et le plus magnifique. Car, s’il est vrai que cette science rend possible la chute de l’homme et la violation de ses lois qui est le péché, en revanche elle l’affranchit de la fatalité et lui ouvre l’entrée de l’ordre supérieur. Ce n’est pas là une déchéance. La vraie déchéance, c’est la création : c’est pour tous les êtres la réalisation dans l’espace et dans le temps de leur type idéal ; mais cette déchéance est inhérente à l’existence même. Lamennais ne dit pas, mais il suppose, que cette déchéance est compensée par le fait même de l’existence actuelle. Autrement, pourquoi Dieu aurait-il créé ? Pourquoi aurait-il imposé aux êtres qui jouissent dans son entendement d’une perfection idéale l’imperfection nécessaire de l’existence réelle ?

À la doctrine de la chute Lamennais oppose celle du progrès. La création est soumise à une loi de progression continue ; en effet, a quelque degré de perfection relative que vous la supposiez arrêtée, elle ne correspondrait plus à la conception que Dieu s’est proposée en créant, à savoir la manifestation de l’infini. Toute progression implique le passage d’un état inférieur à l’état supérieur, suivant un ordre régulier. Qu’est-ce que l’homme, par exemple, considère comme individu ? C’est d’abord un point vivant, un atome liquide qui peu à peu se dilate, se coagule et s’organise, un germe dont révolution produit ce tout complexe si merveilleux que l’on appelle le corps humain. Les facultés se développent suivant la même loi, depuis l’obscure conscience de lui jusqu’à l’entier épanouissement de l’intelligence. Or la loi qui a présidé à l’évolution de l’homme intellectuel a dû présider également à l’évolution de l’humanité. Le genre humain a eu son enfance, c’est-à-dire cette innocence primitive qui a cessé avec l’apparition de la liberté, c’est-à-dire avec le péché. Est-ce là un mal ? Qui oserait le dire ? Qui oserait dire que l’enfant dépourvu de raison est supérieur à l’homme ? Qui ne plaindrait celui qu’un vice d’organisation, un isolement fortuit, condamnerait à vieillir dans une éternelle enfance ? Telle est l’origine du mal moral. Quels en sont les remèdes ? Comme il a combattu l’explication théologique du mal, il combat aussi l’hypothèse théologique d’une réparation surnaturelle, c’est-à-dire la doctrine de la rédemption. Cette hypothèse, et en général l’hypothèse du surnaturel, implique contradiction. Il n’y a que deux sortes de lois : les lois de l’infini et les lois du fini. Mais les unes et les autres, dans leur propre sphère, sont naturelles. Les lois qui régissent la nature de Dieu sont aussi naturelles en Dieu que les lois qui régissent la nature de l’homme sont naturelles en l’homme ; mais introduire dans l’ordre fini les lois qui régissent l’infini (et c’est en cela que consiste essentiellement le surnaturel), c’est la violation de la nature des choses. Appliquer à la solution du problème du mal cette doctrine qui met entre les mains de Dieu le salut des hommes conduit à la prédestination, et engendre soit un fanatisme sombre et lugubre, soit une superstition funeste. Elle détourne l’homme d’une lutte corps à corps contre le mal ; soit dans la nature, soit dans la société. Si cette doctrine dominait seule, sans les résistances que lui oppose la conscience humaine, la terre, par l’inertie des bons, serait transformée en un lieu de misère indicible, d’inénarrable désolation, en une sorte de demeure infernale. C’est donc dans la nature nième que l’homme doit chercher le remède : c’est par l’intelligence et l’amour que nous pouvons lutter contre le mal. « La lumière et l’attrait, voilà la grâce selon la nature. Ainsi la grâce, c’est la nature, et la nature, c’est la grâce. » Par les lois de la nature elle-même, c’est-à-dire par le développement de l’intelligence et de l’amour, le mal tend sans cesse à diminuer dans le monde. Il y aura toujours, et de plus en plus, plus de bien et moins de mal. Si l’on s’y trompe souvent, c’est qu’on considère plutôt les individus que les peuples, et plutôt les peuples que le genre humain tout entier, et aussi parce que l’un des effets du progrès est de rendre moins vif le sentiment des biens que l’on possède que celui des biens qui manquent encore.

On remarquera que Lamennais, qui dans sa vie a sans cesse apporté un esprit d’amertume et de haine qui l’a mis en lutte avec ses semblables de la manière la plus douloureuse pour lui-même, un esprit de pessimisme qui lui fait voir partout des méchans corrompus, se place, au contraire, en philosophie, au point de vue du plus liant optimisme. toutes les misères, toutes les larmes, tous les désordres du monde s’effacent pour lui devant l’idée de l’unité suprême, vers laquelle gravitent tous les êtres, par une ascension continue dont les maux relatifs et provisoires dont nous souffrons sont les degrés. Comment ne s’est-il pas appliqué à lui-même, dans la conduite de sa vie et dans son commerce avec les hommes, la haute placidité dont il fait preuve dans cette page magnifique : « Qu’au lieu de s’abandonner à la tristesse et au découragement, l’homme se réjouisse dans sa destinée, et qu’il bénisse la suprême puissance qui la lui a faite ! Qu’il comprenne que la création n’offre d’autre mal que la limitation sans laquelle son existence serait impossible. Qu’il comprenne que le mal moral, exclusivement propre à l’être individuel, est étranger au tout, que les suites douloureuses de ce mal en préparent le terme ; qu’en vertu de la loi de progression, le bien s’accroît perpétuellement, et perpétuellement aussi le mal s’affaiblit dans l’humanité, du reste à peine naissante. La tâche de chacun est de coopérer à ce progrès, afin de seconder la puissance créatrice dans l’accomplissement de son œuvre, qui, à travers tous les degrés d’êtres, s’approche incessamment du principe de l’être, du terme infini qu’avant tous les temps lui assignèrent la souveraine sagesse et l’éternel amour. »

La question du mal étant l’introduction nécessaire à la science de l’homme, la méthode vendrait que l’on passât à cette science, qui occupe dans l’Esquisse la presque totalité du second volume. Nous devons dire qu’à nos yeux cette seconde partie est loin d’être aussi intéressante que la première. La raison en est dans le dédain et dans l’aversion que Lamennais a toujours professés pour les études psychologiques. Il en résulte, quand il parle de l’homme, et surtout de l’homme intellectuel et moral, un vague qui n’est pas loin de la banalité. Nous craindrions aussi de fatiguer le lecteur en prolongeant trop l’analyse et l’exposition de ces notions abstraites. Faisons remarquer seulement que, dans son anthropologie, Lamennais reste fidèle à son essai de synthèse, et ne sépare jamais l’homme physique de l’homme moral. De là sur l’organisation, sur la maladie, sur ce qu’il appelle l’état extra-naturel (le somnambulisme, le magnétisme), des vues qui ne manquent pas d’intérêt, mais qui cependant ne sont pas assez originales pour nous arrêter ; il suffit d’y renvoyer le lecteur. Passons à une autre partie de l’ouvrage, qui en est le brillant et heureux complément ; nous voulons parler de l’esthétique.


III.

L’esthétique est une des parties de l’Esquisse qui ont obtenu le plus de succès, plus peut-être pour la beauté du style et les passages brillans que l’on en peut extraire que pour l’originalité et le fond même des pensées. Dans son ensemble, l’esthétique de Lamennais est idéaliste et platonicienne, comme celle de V. Cousin dans le Vrai, le Beau et le Bien. Comme celle-ci aussi, c’est une esthétique littéraire, plus intéressante par la forme que par l’analyse scientifique. Enfin, les doctrines fondamentales sont les mêmes de part et d’autre. Au point de vue de l’esthétique théorique, c’est-à-dire des principes du beau en général, peut-être le livre de Cousin l’emporte-t-il sur celui de Lamennais. Celui-ci ne s’occupe ni de l’idée du beau au point de vive psychologique, ni du beau dans la nature. Mais pour l’esthétique appliquée, Lamennais reprend l’avantage. Il a peut-être sur les arts plus d’idées originales, et il entre dans un plus grand détail. Souvent cependant son esthétique se confond avec une histoire de l’art.

L’art humain est une imitation de l’art divin, et il se rattache à Dieu par son origine religieuse. C’est de l’idée religieuse que Lamennais fait sortir tous les arts : telle est l’idée mère de son esthétique. De même que le beau réel est Dieu manifesté dans la nature qui lui sert de sanctuaire et de temple, de même le beau dans les arts a son origine dans le temple humain, c’est-à-dire dans la demeure que l’homme a élevée à Dieu. Semblable à la création dont il est l’image, le temple est l’expression de la divinité. Comme la création, il émane de Dieu, et tend à s’étendre, à se dilater pour ainsi dire, afin d’exprimer par la variété l’unité infinie. Le temple, en même temps qu’il représente Dieu, représente aussi l’homme et l’idée que l’homme se fait de Dieu. Le temple doit donc varier selon les diverses conceptions philosophiques et religieuses. Ainsi le temple indien est panthéistique ; le temple égyptien est plein de l’idée de la mort ; le temple chrétien surtout est l’expression de l’idée chrétienne. Lamennais développe cette pensée dans une page d’une merveilleuse poésie : « Symbole de la divine architectonique, le temple chrétien exprime par ses fortes ombres et la tristesse de ses demi-jours la défaillance de l’univers obscurci par la chute. Une douleur mystérieuse vous saisit au seuil de cette sombre enceinte, où la crainte, l’espérance, la vie, la mort, exhalés de toutes parts, forment par leur mélange indéfinissable une sorte d’atmosphère silencieuse qui calme, assoupit les sens, et à travers laquelle se révèle, enveloppé d’une lueur vague, le monde invisible. Une secrète puissance vous attire vers le point où convergent les longues nefs, là où réside voilé le Dieu rédempteur… Dans ses axes croisés, il offre l’image de l’instrument du saint universel ; au-dessus, celle de l’arche, unique asile, aux jours du déluge, des espérances du genre humain. Les courbures ogivales, les flèches qui de partout s’élancent, le mouvement d’ascension de chaque partie du temple et du temple entier, expriment aux yeux l’aspiration naturelle, éternelle de la créature vers Dieu. »

L’architecture est donc le premier des arts et la base de tous les autres. Elle répond, dans la création au monde inorganique. Ses lois sont des lois mathématiques ; au point de vue de l’utilité, l’architecture dépend des lois de la pesanteur et de la résistance des corps ; et au point de vue esthétique, elle dépend des lois géométriques de la forme et des relations harmoniques des lignes. L’architecture rappelle encore l’unité de la nature. Mais dans la nature, l’unité est immense, infinie, indéterminée. Dans l’art, au contraire, l’unité doit être immédiatement aperçue. De là le caractère de symétrie qu’affectent les œuvres architecturales. Mais cette unité est un peu factice. En agrandissant les proportions et eu dissimulant l’unité abstraite sous la variété des détails, elle imite, autant qu’il est en elle, l’unité variée de la nature.

De l’architecture, comme d’une matrice commune, se dégagent, par une sorte de travail organique, les arts divers qu’elle contenait virtuellement. Son développement est semblable à celui de la nature, qui commence aussi par l’architecture, puisqu’elle travaille d’abord à fonder la structure solide du globe ; bientôt elle se couvre de végétaux, puis d’animaux, et enfin l’homme apparaît, avec toutes les splendeurs de l’intelligence. Tel est aussi l’ordre et le plan des différens arts. « Le temple a aussi sa végétation. Ses murs se couvrent de plantes variées ; elles serpentent en guirlandes le long des corniches et des plinthes, s’épanouissent dans les ouvertures laissées à la lumière, se glissent sur les nervures des cintres, embrassent comme la liane des forêts les formes sveltes des pyramides semblables à des pointes de rochers, et montent avec elles dans les airs, tandis que le tronc des colonnettes pressées en faisceaux se couronne de fleurs et de feuillage. La pierre s’anime de plus en plus ; des multitudes d’êtres nouveaux, d’êtres vivans, se produisent au sein de cette magnifique création que l’homme vient compléter et qu’il résume dans sa noble image. »

Tout ce monde de pierres est l’œuvre de la sculpture, qui se lie d’abord à l’architecture, et qui peu à peu s’en dégage. Originairement l’édifice était nu et se composait exclusivement des parois de l’édifice. Peu à peu, certaines parties se séparent ; les colonnes, par exemple, qui soutiennent le toit. La colonne à son tour est d’abord une elle-même ; elle est carrée ; puis elle s’arrondit ; puis elle se termine en moulure ; puis la moulure devient feuillage, bientôt les murs eux-mêmes s’animent et se couvrent de reliefs, Les animaux succèdent aux plantes ; l’homme apparaît, mais sans se séparer tout d’abord de la pierre qui lui sert de soutien. Les formes deviennent peu à peu de plus en plus saillantes ; elles finissent par se séparer de la pierre : elles subsistent alors pour elles-mêmes. La sculpture est née. Elle existe lorsqu’elle est arrivée à la statue.

La sculpture est un art plus complexe et plus profond que l’architecture. Celle-ci n’a que des surfaces et des lignes. La sculpture a quelque chose d’intérieur. Elle représente le monde de la vie, comme l’architecture le monde inorganique ; il faut qu’elle fasse vivre le marbre. Il faut que la poitrine respire, que le sang circule, que les muscles palpitent. La sculpture, comme l’architecture, reflète donc les croyances d’un peuple. Dans une religion panthéiste, elle n’a pas sa place. En dehors de l’infini, il n’y a rien. La sculpture ne peut représenter que des colosses informes, des monstres qui sont les emblèmes de la vie universelle, dans lesquels se combinent les formes de l’animal et de l’homme pour symboliser l’unité de la création. Telle est la sculpture indienne. En Égypte. Lamennais voit dans l’immobilité de la statue l’image de la mort qui domine cette religion. La momie, enveloppée de ses bandelettes, est le premier type de la statue. En Grèce, la statue devient humaine. La beauté divine s’y confond avec la beauté de l’homme, et la beauté idéale et spirituelle avec la beauté physique. L’art chrétien, par son culte de l’idée pure et son dédain de la forme sensible, tend à négliger la sculpture. La sculpture chrétienne sacrifie le corps à la tête, et, dans la tête même, la beauté physique à la beauté morale. Inspirée par l’idée de la chute et de la rédemption qui sont les deux pôles du dogme, elle symbolise l’une et l’autre dans deux sortes de créations dont les unes relèvent de Satan, les autres de Jésus-Christ. Ce sont les deux types correspondant aux deux aspects de la vie. Un autre type original de l’art chrétien, c’est la Vierge.

L’architecture et la sculpture ont pour objet les solides et les reliefs, c’est-à-dire l’étendue réelle à trois dimensions. Mais la nature ne nous offre pas seulement des solides. Elle a une qualité qui est une partie importante de la vie, à savoir la couleur, inséparable sans doute de l’étendue, mais qui n’a besoin que de surfaces pour exister. Si donc le monde réel a sa couleur, le monde idéal créé par l’art, et qui est un second monde parallèle à celui de la nature, doit avoir aussi sa couleur. Ici encore rai)i)ai-ilion et le développement de ce nouvel art se rattachent à la même origine, à l’architecture. Par lui-même, le temple par ses jours, par ses ombres et ses lumières, par le ton même de la pierre, a déjà une certaine couleur. Le vitrail est un commencement de peinture. Certains monumens même, dans l’antiquité et au moyen âge, ont été coloriés. Mais peu à peu la peinture se dégage et se sépare du fond architectural qui la soutenait jusque-là : elle existe pour elle-même. Sans doute, il lui faut toujours une base matérielle, une toile, une planche, une pierre : mais ce n’est qu’une condition. La couleur, au lieu d’être l’accessoire, est devenue le principal.

La différence fondamentale de la sculpture et de la peinture, c’est que l’une travaille sur des solides, l’autre sur des plans. Pour la peinture, la profondeur, la distance, le relief, ne sont que des effets d’optique. De là même naît une question que Lamennais n’examine pas, mais qui méritait d’être posée. Pourquoi la peinture se borne-t-elle à la surface ? Pourquoi, avec l’avantage de la couleur qui lui est propre, ne se donnerait-elle pas en même temps les avantages de la sculpture, qui a pour elle le solide et le relief ? Quelle contradiction y a-t-il entre la couleur et la solidité ? Aucune, puisque l’une et l’autre coexistent dans la nature. Il semble cependant que les trois dimensions affaiblissent plutôt qu’elles n’augmentent l’effet pictural. C’est là un problème que nos naturalistes n’ont pas abordé. Ils veulent que la couleur reproduise matériellement la réalité même : pourquoi ne vont-ils pas plus loin ? Pourquoi se borner à des tableaux, à des plans coloriés ? Pourquoi ne pas aller jusqu’aux solides colorés ? Et, dès lors, pourquoi des figures de cire ne seraient-elles pas de l’art ? Que, dans une certaine mesure (la Minerve de Phidias, par exemple), les Grecs aient fait intervenir des matières différentes pour donner à la statue une sorte de couleur, c’est un essai que nous pouvons difficilement apprécier, parce qu’il est en dehors de nos usages ; mais ce n’a jamais été chez les Grecs une loi : la plupart des statues étaient en marbre non coloré. Dans la Minerve, d’ailleurs, ce n’était que certaines parties colorées, et encore à l’aide de métaux et de pierres précieuses ; enfin, comme il s’agissait d’une statue colossale qui devait être vue de loin, ce pouvait être une nécessité d’optique. Ainsi la peinture en général ne s’est appliquée qu’à des surfaces. Pourquoi en est-il ainsi ? C’est ce que Lamennais ne se demande pas, et c’est aussi une question que l’esthétique en général ne s’est pas posée. La peinture, quoique réduite à la surface, a à sa disposition un champ bien plus étendu que la sculpture et l’architecture. Celles-ci ont sans doute besoin d’un milieu extérieur ; elles ont un certain rapport avec les objets environnans et doivent s’y harmoniser. Mais ce milieu extérieur n’entre pas dans l’art lui-même. On ne place pas un monument au milieu d’un jardin factice en pierre ; on ne met pas une statue dans un cadre de statues faisant tableau. Au contraire, la peinture réunit dans une seule toile les monumens et la nature, les hommes, les animaux et les plantes, le ciel et la terre. D’où vient cette différence ? À la rigueur, la sculpture pourrait en faire autant. Elle pourrait reproduire des scènes, des tableaux variés, des drames. Dans le bas-relief, il y a quelque chose de semblable. Détachez le relief, séparez-le de la pierre et réalisez extérieurement et isolément les différentes parties, vous auriez un tableau en pierre, vous auriez, à ce qu’il semble, l’équivalent de la peinture ; c’est ce qui n’a pas lieu. Sans doute, la sculpture va jusqu’au groupe : elle reproduira un homme à cheval ou Laocoon et le serpent, ou un fleuve avec ses petits enfans qui représentent des rivières ; mais elle ne va pas plus loin. Qui s’y oppose ? Pourquoi, au lieu d’un dieu, ne reproduirait-elle pas un Olympe tout entier ? Sans résoudre ce problème, que nous livrons aux esthéticiens, disons qu’il semble bien en fait qu’il y a dans chaque art une limite qu’il ne peut dépasser sans tomber dans un excès de réalité qui ferait disparaître l’art.

La peinture n’est pas la réalité même. Autrement, dit Lamennais, le daguerréotype serait au-dessus de Raphaël et du Poussin. L’an n’est donc pas la simple imitation de la nature. Il se mêle quelque chose de nous à tout ce que nous voyons. Les grands paysagistes ne voient pas tous la nature de la même manière. Maintenant une question nouvelle se présente. Pour peindre les choses de la nature, les peintres ont à leur disposition deux moyens : le dessin et la couleur. À proprement parler, le dessin lui-même est une couleur ; car, pour distinguer une ligne, il faut qu’elle soit colorée, en noir, en blanc, en rouge, peu importe ; et dans l’art du dessin lui-même, les différens tons, et la différence du noir et du blanc sont en réalité des couleurs. Mais ce n’est qu’un minimum de couleur, une couleur de convention, n’ayant d’autre but que faire distinguer les formes. Au contraire, la couleur proprement dite vaut pour elle-même à titre de couleur. De là ce débat entre les diverses écoles de peinture : lequel de ces deux élémens doit prédominer et avoir le plus de valeur, de la couleur ou du dessin ? Lamennais, comme tous les grands idéalistes, mettait le dessin au-dessus de la couleur. Il voyait dans l’un l’esprit et dans l’autre la matière : l’un a plus de rapport à la pensée, l’autre à la sensation. Plus l’art tend à se spiritualiser, plus il attache d’importance au dessin, et réciproquement. Le coloris doit donc être subordonné au dessin ; autrement l’art s’abaisse. Ce conflit de la couleur et du dessin est éternel. Je ne sais pas si la question est bien posée. Le dessin est un art, et la peinture en est un autre ; l’un est la base de l’autre, mais l’un n’est pas l’autre. Le caractère essentiel et propre de la peinture est la couleur ; tant qu’on s’arrête au dessin, on n’est pas peintre, on est dessinateur ; sans doute, il faut être d’abord dessinateur pour devenir peintre, mais cela ne suffit pas, et cela n’est pas l’essentiel du peintre ; ce n’est qu’une condition. La poésie, par exemple, suppose l’art d’écrire ; et les règles fondamentales (propriété, précision, suite dans les idées, correction, etc.) sont les mêmes pour la prose que pour les vers ; on ne peut être un bon poète sans être un bon écrivain ; mais on peut être un bon écrivain sans être un bon poète. Le caractère essentiel du poète, c’est l’imagination et le rythme. C’est cela seul qui fait le poète ; de même, c’est la couleur qui fait le peintre. Autrement, pourquoi ne pas se borner au dessin tout seul, puisqu’il existe à titre d’art distinct ! « Que n’écrit-il en prose ? »

Pour la peinture, comme pour la sculpture, Lamennais rattache l’origine de l’art à la religion et à ce qu’il api)elle le temple. Il dit peu de chose de la peinture antique, que nous connaissons si peu. Il insiste surtout sur la peinture chrétienne, et sur les deux types fondamentaux de cette peinture, Jésus-Christ et sa mère. Il montre comment au XVIe siècle, la peinture fut une fusion de l’idée chrétienne et de l’art antique. De là la perfection de l’art à cette époque. Il place l’école flamande très au-dessous de l’école italienne.

La sculpture et la peinture sont des arts plastiques qui représentent des formes et qui parlent à la vue. Il y a d’autres arts qui s’adressent à l’ouïe. Mais comme passage entre ces deux classes d’art, il y a un art intermédiaire que nos sociétés modernes considèrent comme inférieur, mais qui primitivement avait une attache immédiate, soit avec le patriotisme, soit avec la religion, et qui par là avait une dignité égale à celle des autres arts. C’est la danse. Et, en effet, si l’art est la reproduction idéale de la nature, nous ne devons pas seulement reproduire la forme et la couleur, mais encore le mouvement. Les trois premiers arts que nous avons signalés sont des arts immobiles. Dans la danse, au contraire, le mouvement est l’objet propre de l’art. Le mouvement a sa forme, comme les objets eux-mêmes : des danses forment des lignes, des courbes, des enchaînemens variés. Ce sont des formes mobiles toujours changeantes. Mais la danse ne se suffit pas à elle-même ; elle a besoin du secours du chant. Les deux arts qui s’adressent à l’ouïe sont : la musique et la poésie. Les arts plastiques sont plus extérieurs ; les arts auditifs sont plus près de l’âme. C’est un débat entre la peinture et la musique. En un sens, la musique est plus sensuelle que la peinture, parce qu’elle par le moins à l’intelligence ; mais, en revanche, elle pénètre plus ayant dans la sensibilité ; et, en ce sens, elle va plus loin, non-seulement que la peinture, mais que la poésie elle-même. La musique est encore, comme les autres arts, un redoublement de la nature. Car la nature a sa voix ; mais à cette voix collective et générale qui est la voix de la nature, l’homme ajoute des modifications variées à l’infini, dont les unes, les modulations, sont le propre de la musique, et les autres, les articulations, deviennent l’origine de la poésie. Ces deux arts se rattachent au temple comme les précédens. La musique et la poésie sont l’une et l’autre religieuses avant de devenir profanes.

La voix, dans la musique, se décompose en deux espèces : la voix des instrumens, qui correspondent au monde inférieur, et la voix humaine. La voix des instrumens n’est d’abord en quelque sorte que la suite de la reproduction de la grande voix de la nature. C’est d’abord la cloche, et puis l’orgue, dont Lamennais décrit la puissance dans la langue la plus magnifique. Puis les instrumens se séparent et se distinguent, pour se réunir plus tard dans une nouvelle unité, qui imite encore, mais en la surpassant, l’unité de la voix universelle : c’est l’orchestre, admirable concours de tous les instrumens. Enfin, l’instrument des instrumens, parce qu’il est à la fois une voix de la nature et un instrument artificiel, c’est la voix humaine. De même que la peinture a à sa disposition deux moyens d’expression, la forme et la couleur, de même aussi la musique dispose de deux moyens, qui sont la mélodie et l’harmonie. La mélodie correspond à la musique vocale, et l’harmonie à la musique instrumentale. La mélodie instrumentale dérive de la voix, comme l’harmonie vocale dérive des instrumens, Lamennais subordonne l’harmonie à la mélodie, comme il a fait plus haut la couleur au dessin. Cependant, le rapprochement est contestable, car il nous semble que l’harmonie correspondrait plutôt au dessin et la mélodie à la couleur. « La musique, dit Lamennais, est une sorte de plastique de l’ouïe. Elle revêt aussi d’un corps l’idée immatérielle, mais d’un corps aérien, impalpable, insaisissable dans son mouvement continu. Aussi, la musique émeut-elle plus qu’elle n’éclaire. C’est un langage indéterminé, qui nous donne non la claire vision, mais l’aspiration et le pressentiment de l’infini. »

La dernière expression de l’art, c’est la parole ; et, sous certaines conditions de mesure, de rythme et de son, c’est la poésie. Lamennais tient à ce que l’on ne confonde pas la poésie et le vers. qui en est la forme, ou plutôt une des formes, car elle n’est pas la seule. En parlant ainsi, Lamennais était orfèvre. Il sentait bien qu’il était poète ; car quelle plus grande poésie que celle de certaines pages des Paroles d’un croyant ; et cependant elle était hors d’état de faire des vers. Il était donc intéressé à soutenir que le vers n’est pas de l’essence de la poésie. Sans doute, la poésie a besoin de rythme ; mais le rythme n’a pas besoin d’être symétrique comme le vers. Le rythme non symétrique est une sorte de prose, que Lamennais compare au chant grégorien. Quoique dépourvue de mesure rigoureuse, la prose peut avoir ses rythmes qu’elle combine à son gré. Le vers, étant une forme plus artificielle, convient mieux aux personnages qui sont en dehors ou au-dessus des hommes les dieux, les rois, les grands. Évidemment, c’est là une théorie bien exclusive. Sans doute, la prose peut avoir sa poésie ; mais il n’en est pas moins v]-ai que le vers est la forme essentielle de la poésie, et qu’il convient aussi bien aux sentimens humains par exemple dans l’élégie, dans l’ode, dans la fable et la satire qu’à l’expression des sentimens supérieurs à la nature.

La poésie se rattache au temple comme la musique, dont elle est la sœur. On ne peut chanter sans parler. La première poésie est donc la poésie religieuse, l’hymne ; puis vient la poésie philosophique. Bientôt la poésie devient de plus en plus humaine. Elle enfante d’abord l’épopée, qui retient encore en grande partie le caractère religieux primitif ; par le merveilleux, qui en est l’essence, le drame sort de la religion. C’est des fêtes de Bacchus qu’est sortie la tragédie grecque ; c’est de la cathédrale gothique que sont sortis nos mystères, source de la tragédie moderne. La comédie elle-même a eu son origine dans les fêtes des fous ou de l’âne, travestissement ridicule des cérémonies religieuses. Entre ces deux formes de poésie dramatique, Lamennais préfère hautement la tragédie à la comédie. Celle-ci répugne à ses instincts idéalistes. Il fait à ce propos une analyse du rire qui est originale, mais bien dure pour ceux qui rient. « Le rire est la manifestation instinctive du sentiment de l’individualité… Il nait de la joie d’être et d’être soi… Il implique toujours un mouvement vers soi et qui se termine à soi, depuis le rire de l’amère ironie, le rire effrayant du désespoir, le rire de Satan vaincu, jusqu’au rire dégradé de l’idiot et du fou… Allez au fond, vous le trouverez toujours accompagné d’une secrète satisfaction d’amour-propre, de je ne sais quel plaisir malin. Quiconque rit d’un autre se croit en ce moment supérieur à lui. On rit de soi-même, il est vrai ; c’est qu’alors le moi qui découvre le ridicule se sépare de l’être dont il rit et jouit intérieurement d’une sagacité qui l’élève dans sa propre estime… Jamais le rire ne donne à la physionomie un caractère de sympathie et de bienveillance… Il fait grimacer les visages ; il efface la beauté… Qui pourrait se figurer le Christ riant ? » Malgré ce réquisitoire contre le rire, Lamennais est obligé de reconnaître qu’il y a « un sourire de bonté, un sourire de tendresse, comme dans la Vierge Marie souriant à l’Enfant divin. » Mais il ne fait aucune part au rire joyeux et naturel qui vient de l’amour de la vie, et qui n’a rien de malsain. Il conclut de cette analyse que, si la tragédie a son origine dans les instincts sympathiques les plus élevés de notre nature, la comédie a son principe dans l’amour de soi, et que, par là, « sa tendance est opposée à celle d’où résulte le perfectionnement moral. » Voilà qui est bien sévère et qui n’est pas loin du paradoxe de Rousseau contre le théâtre. Il est permis de croire que, dans ce réquisitoire contre la comédie, Lamennais a subi le joug de sa première existence, de cette vie ecclésiastique qui l’avait éloigné du théâtre, et en particulier du théâtre comique. Il était trop tard, lorsqu’il se fut émancipé, pour se donner de nouveaux sentimens et de nouvelles émotions.

La poésie n’est pas ce qu’il y a de plus intellectuel dans l’art. Elle parle encore à l’imagination et au sentiment plus qu’à la raison. Elle ne découvre encore Dieu qu’à travers des symboles. Il faut que l’art se rapproche encore plus du vrai en soi, en exprimant les lois qui constituent l’essence de la divinité et les lois que la divinité impose à l’homme : c’est le dogme et la morale. Maintenant, ces deux grands enseignemens peuvent être exposés de deux manières : soit d’une manière abstraite et théorique : c’est la science ; soit sous une forme qui, tout en contenant plus de vrai rationnel que la poésie, s’adresse cependant encore au sentiment et à l’imagination ; c’est le dernier des arts : c’est l’éloquence. Les vues de Lamennais sur cet art ne contenant rien de particulièrement intéressant, nous nous contenterons de mentionner ici la fin de son esthétique.

En résumé, toute cette esthétique repose sur une idée ingénieuse et vraie. C’est que c’est du temple que tout art est sorti. L’art s’est successivement détaché de la religion. Mais l’art qui reproduit le mouvement de la nature, après s’être comme celle-ci séparé du divin pour vivre de sa vie propre, devrait aussi comme elle être soumis à une loi de retour qui le ramènerait au centre d’unité dont il est sorti. Sorti de la religion, il devrait y rentrer. Aussi Lamennais n’hésite pas à croire qu’il doit y avoir une foi future qui sera l’idéal de l’art dans l’avenir, comme la foi du passé a été son berceau. Il fait souvent allusion à cette foi idéale qui n’existe pas encore : « Espérons, dit-il, que la Providence, par une route ténébreuse, conduit les peuples à une demeure nouvelle ; et que la grande poésie de notre siècle, prêtresse d’une religion que l’on ne saurait nommer, porte en ses mains les symboles d’un Dieu inconnu. » Les destinées de l’art depuis Lamennais ne semblent pas trop d’accord avec ces nobles et belles espérances. Au lieu de se rapprocher de Dieu, l’art s’en est de plus en plus éloigné. Il a cherché ses inspirations soit dans les sombres tristesses du pessimisme, soit dans la peinture saisissante des plus brutales réalités. Nous ne pouvons prévoir l’avenir ; mais nous pensons avec Lamennais que, si l’art ne revient pas aux grandes sources, il périra tout à fait.

Pour terminer, tel est l’ensemble majestueux des conceptions dont se compose cette doctrine que Lamennais a si justement appelée l’esquisse d’une philosophie. On ne peut y méconnaître une grande hauteur de vues, des percées originales, un vaste effort de synthèse. Ce qui lui manque le plus, c’est la science philosophique ; et c’est à la fois pour lui un avantage et un inconvénient. Il retrouve par lui-même, sans le savoir, beaucoup de théories déjà connues, et il leur donne par là son cachet propre. Mais peut-être avec plus de science eût-il pu leur donner plus de développement et de force. Peut-être aussi en eût-il mieux vu les lacunes. Il n’en est pas moins vrai qu’il y a là des idées fortes et fécondes dont il y aura à tenir compte lorsque l’on daignera revenir à ces hautes spéculations qui sont l’honneur de l’esprit humain.


PAUL JANET.

  1. Voyez la Revue du 1er février et du 1er mars.
  2. Nous espérons connaître bientôt avec plus de précision la philosophie de Rosmini. Un professeur de philosophie du collège Stanislas, M. Segond, vient de nous donner le premier volume d’une traduction, dont nous attendons la suite avec impatience.
  3. Il ne s’agit pas des pessimistes, dont on ne parlait pas alors, mais des théologiens (tels que Fénelon et Bossuet) qui repoussaient l’optimisme, comme contraire à la liberté divine.
  4. Esquisse, t. I, liv. III. ch. I.
  5. Cet exemple des nébuleuses, qu’Herbert Spencer emploie si souvent au point que sa théorie a pris le nom en Angleterre d’hypothèse nébulaire, est aussi l’exemple dont se sert le plus souvent Lamennais.
  6. On peut comparer cette discussion à celle d’Aug. Comte, très opposé également à la théorie des milieux. (Cours de philosophie positive, 42e leçon.)