La Philosophie des sciences et le problème religieux/Les Mathématiques

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LES MATHÉMATIQUES


L’Arithmétique et l’Algèbre sont les branches les plus pures de la Mathématique. L’Analyse Infinitésimale use de notions si complexes, de méthodes résultant d’une si longue élaboration, que l’étude philosophique en est impossible à quiconque n’a point vécu dans le sanctuaire.

Je n’en parlerai guère. Aussi bien l’une des premières propositions de l’Arithmétique, rapidement étudiée, suffira à montrer un aspect très important de la méthode mathématique (1).

Prenons l’addition.

L’on a :

.

Si l’on remplace respectivement les nombres 2 et 3 par des nombres quelconques, l’on vérifiera que leur somme est indépendante de l’ordre dans lequel ils sont écrits.

Mais vérifier n’est pas démontrer, car « il n’y a de science que du général (1) » et pour vérifier il faut choisir deux nombres particuliers.

Soient donc deux nombres entiers quelconques, a et b. Nous voulons démontrer le théorème :

.

M. Poincaré a prouvé péremptoirement qu’il n’est qu’une démonstration valable, celle-ci :

L’on part de l’identité :

(1) .

L’on vérifie par des raisonnements analytiques que si l’on a

(2) ,
cela reste vrai lorsque a est remplacé par le nombre entier suivant (a + 1).

Alors l’on peut dire :

Puisque l’égalité (2) a lieu pour a = 1, [d’après l’identité (1)] elle a lieu encore pour a = 2.

Puisqu’elle a lieu pour a = 2 [d’après ce qui précède], elle a lieu pour a = 3… et ainsi indéfiniment.

Donc l’égalité (2) a lieu quel que soit (a). Poursuivons et partons de :

(2) .

L’on vérifie analytiquement que si l’on a :

 ;
ceci restera vrai lorsque b est remplacé par l’entier suivant (b + 1).

Donc de (2) l’on déduit :

(3) .

De (3) l’on déduit :

(4)
et ainsi indéfiniment.

Donc :

,

quels que soient les entiers a et b et cela est démontré par une série de raisonnements disposés « en cascade ». — C’est ce que l’on appelle une démonstration par récurrence.

Nous devons conclure, avec M. Poincaré, que le raisonnement par récurrence est l’un des fondements de la mathématique.

Son caractère essentiel est de condenser une infinité de syllogismes et d’être irréductible au principe de contradiction.

Et c’est par là même qu’il est fécond. Là, et là seulement, se trouve l’explication de ce fait que la science mathématique progresse, conquiert, — est souverainement créatrice, bien loin de se réduire à une immense tautologie.

Le principe de contradiction ne suffirait donc absolument pas à fonder la science mathématique. Le mathématicien fait usage d’une sorte d’induction, induction, d’ailleurs, qui entraîne la certitude, car elle n’est que « l’affirmation de la puissance de l’esprit qui se sait capable de concevoir la répétition indéfinie d’un même acte dès que cet acte est une fois possible (1) ».

Nous avons ainsi, dès l’abord, rencontré l’infini. « Après tout nombre entier il en existe un autre (2) » ; — voilà l’infini de l’Arithmétique, l’infini dénombrable.

L’Analyse introduit les notions très subtiles de continu, d’infiniment petit, d’infini non dénombrable ou transfini (3) avec l’opération fondamentale de « passage à la limite ».

Ce n’est point ici le lieu d’insister sur la méthode ; il nous suffit d’avoir noté, avec M. Henry Poincaré, l’importance fondamentale du raisonnement par récurrence dans la Mathématique pure.

Au premier rang, après l’Arithmétique, l’Algèbre et l’Analyse vient la Géométrie, science mathématique, non expérimentale, car elle n’a demandé à l’expérience que l’occasion, le prétexte de se constituer.

Il serait intéressant d’exposer l’équivalence (4) de la géométrie euclidienne et des géométries non euclidiennes. Il faudrait avouer que, dans la Géométrie ordinaire, il est des postulats plus ou moins implicitement admis dont le dénombrement commence à peine à être fait (5).

Il est difficile de démêler quelles sont les habitudes d’esprit ancrées dans la race, le sentiment esthétique, le désir plus ou moins conscient de simplicité et de commodité qui ont présidé au développement de la Géométrie.

La discussion philosophique serait ici très ardue. Disons simplement qu’ici, bien plus encore, le principe de contradiction eut été absolument impuissant à constituer la science.

Taine, dans son livre « De l’Intelligence », a bien tenté de donner une démonstration de certains postulats de la Géométrie. S’il a échoué, c’est que la science dont il s’inspirait, la science de la première moitié du xixe siècle, procédait d’un rationalisme un peu étroit et naïf.



Nous devons donc affirmer avec Kant et contre Leibniz que la méthode mathématique n’est nullement « une promotion particulière de la logique générale (6) », puisque l’on découvre, dans les éléments mêmes, « un mode de raisonnement qui est autre que la déduction logique. Il consiste à généraliser avec force démonstrative le résultat d’une démonstration particulière (7) ».

Index bibliographique

(1) Henry Poincaré, la Science et l’Hypothèse, Paris, Flammarion.
(2) Jules Tannery, Introduction à la théorie des fonctions, Paris, Hermann.
(3) Émile Borel, Revue philosophique, année 1899, Paris, Alcan.
(4) H. Poincaré, Revue de métaphysique et Revue générale des sciences, Paris, Colin. Russel, Les principes de la géométrie, Paris, Gauthier-Villars.
(5) David Hilbert, Les principes de la géométrie, Paris, Gauthier-Villars.
(6) et (7) É. Boutroux, De l’idée de loi naturelle, Paris, Alcan.
Voir encore : L. Couturat, De l’infini Mathématique, Paris, Alcan.
— Ch. de Freycinet, Essai de Philosophie des sciences, Paris, Gauthier-Villars.
— R. d’Adhémar, L’œuvre mathématique du xixe siècle, Paris, Hermann, et Revue des Deux-Mondes, 15 janvier 1900 « Art et Science ».