La Pierre de Lune/Épilogue

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Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome IIp. 262-268).


ÉPILOGUE

LE DIAMANT RETROUVÉ


I

RAPPORT DE L’AGENT EMPLOYÉ PAR LE SERGENT CUFF (1849).


Le 27 juin dernier, je reçus du sergent Cuff l’ordre de suivre trois hommes, soupçonnés de meurtre, et paraissant être des Indiens. Le matin même, on les avait vus sur le quai de la Tour au moment où ils s’embarquaient à bord du paquebot en partance pour Rotterdam.

Je quittai Londres par un bateau à vapeur d’une autre compagnie, qui partait le matin du jeudi 28. Arrivé à Rotterdam, je parvins à joindre le commandant du paquebot de la veille. Il m’apprit qu’en effet les Indiens avaient été ses passagers, mais seulement jusqu’à Gravesend. Une fois là, l’un d’eux avait demandé à quelle heure on serait à Calais ; sur la réponse qui lui fut faite que le bateau était à la destination de Rotterdam, l’orateur de la bande manifesta sa surprise et sa contrariété de l’erreur que lui et ses compagnons avaient commise. Ils étaient prêts à faire le sacrifice du prix entier de leurs places, si seulement le capitaine consentait à les débarquer tout de suite. Prenant compassion de leur qualité d’étrangers, et n’ayant aucune raison pour les détenir, le capitaine demanda une chaloupe et les trois Indiens quittèrent le bord.

Cette manœuvre avait été évidemment préméditée, dans le but de faire perdre leur trace : aussi revins-je sur-le-champ en Angleterre. Je quittai le paquebot à Gravesend et j’y découvris que les Indiens étaient retournés à Londres ; là je suivis leur piste jusqu’à Plymouth, où l’on m’informa qu’ils avaient fait voile, deux jours auparavant, sur le Bewley Castle, vaisseau de la Compagnie des Indes qui allait droit à Bombay.

En recevant cette nouvelle, le sergent Cuff s’arrangea de façon à en instruire sur l’heure les autorités de Bombay, afin que le vaisseau pût être, dès son entrée dans le port, visité par la police. Cette précaution prise, ma participation à l’affaire était terminée, et je n’ai rien appris depuis.


II

RAPPORT FAIT PAR LE CAPITAINE (1849).


Le sergent Cuff m’a demandé de consigner par écrit divers faits concernant trois hommes, soupçonnés d’être des Hindous, et qui prirent passage, l’été dernier, sur le navire le Bewley Castle, frété à destination directe de Bombay et placé sous mon commandement. Ces Hindous nous rejoignirent à Plymouth ; tant que dura la traversée, je n’entendis faire aucune plainte sur leur compte. Ils avaient la cabine de l’avant du bateau, et j’eus moi-même peu d’occasions de les remarquer.

Pendant la dernière partie de notre voyage, nous eûmes la mauvaise chance de rencontrer une accalmie pendant trois jours et trois nuits, dans les parages de la côte indienne. Je n’ai pas le journal du bord sous les yeux, et je ne pourrais préciser le degré de latitude et celui de longitude où nous nous trouvions. Quant à notre position, je sais que les courants nous poussaient plutôt vers la terre, et que lorsque le vent s’éleva, nous gagnâmes en vingt-quatre heures le port de Bombay.

Toute personne ayant navigué sait que la discipline d’un vaisseau se relâche toujours un peu pendant un calme plat. Quelques gentlemen parmi nos passagers firent descendre les chaloupes et s’amusèrent soit à ramer, soit à nager, lorsque la fraîcheur des soirées leur permit ce délassement. Les bateaux eussent dû ensuite être amarrés solidement à leurs places accoutumées ; au lieu de cela, on se borna à les suspendre le long des flancs du navire. Énervés par la chaleur et par l’ennui de se voir ainsi arrêtés, les officiers et les hommes d’équipage prenaient leur besogne peu à cœur.

Pendant la troisième nuit les hommes de veille ne virent ni n’entendirent rien d’insolite ; mais lorsque le jour parut, on constata l’absence de la plus petite des chaloupes, puis on découvrit aussi l’absence des trois Hindous.

Ces hommes avaient, selon toute apparence, volé le bateau pendant l’obscurité de la nuit ; nous étions si près de terre qu’il devenait parfaitement inutile d’envoyer à leur poursuite ; car j’étais certain que, même en faisant la part de la fatigue et de l’inexpérience des rameurs, ils avaient dû aborder dès le point du jour.

Arrivé à Bombay, j’y appris pour la première fois la cause de l’empressement de mes passagers à saisir la première occasion de quitter le vaisseau. Je ne pus que présenter aux autorités le même exposé des faits que je donne ici. Les magistrats me blâmèrent d’avoir permis ce relâchement dans la discipline du navire, et je leur en offris mes excuses ainsi qu’aux possesseurs du bâtiment. Depuis lors, je n’ai eu aucune nouvelle des trois Hindous, et il ne me reste rien à ajouter ici.


III

EXTRAIT D’UNE LETTRE DE M. MURTHWAITE ADRESSÉE À M. BRUFF (1850).


Avez-vous conservé quelque souvenir, mon cher monsieur, d’une sorte de sauvage, avec qui vous eûtes occasion de dîner en ville, à Londres, pendant l’automne de 1848 ? Permettez-moi en ce cas de vous rappeler que cet individu se nommait Murthwaite, et que vous et lui eûtes une longue conversation ensemble après le dîner. Il s’agissait dans cet entretien d’un diamant indien, nommé la Pierre de Lune, et nous parlâmes d’une conspiration ourdie en vue de s’emparer du joyau.

Depuis ce temps, j’ai erré à travers l’Asie centrale, puis je suis revenu sur le théâtre de mainte de mes aventures passées, dans le nord et dans le nord-ouest de l’Inde. Je me trouvais, il y a environ quinze jours, dans une certaine province bien peu connue en Europe et qu’on appelle le Kattiawar.

Il m’arriva là une aventure, à laquelle, tout incroyable que cela peut paraître, vous êtes personnellement mêlé ou intéressé.

Dans les régions sauvages du Kattiawar, et vous saurez jusqu’à quel point elles méritent ce nom, lorsque je vous aurai dit, que les laboureurs eux-mêmes ne vont aux champs qu’armés jusqu’aux dents, la population est fanatiquement dévouée à la religion hindoue, à l’ancien culte de Brahma et de Vichnou. Les rares familles mahométanes, disséminées dans les villages de l’intérieur, redoutent de manger aucune espèce de viande, car un mahométan soupçonné seulement d’avoir tué une vache, animal sacré, serait mis en pièces sans merci, par ses pieux voisins les Hindous. Ce qui contribue à augmenter le fanatisme religieux de cette contrée, c’est que la province du Kattiawar possède deux des lieux de pèlerinage les plus vénérés de l’Inde. L’un d’eux est Dwarka, où naquit le dieu Krishna ; l’autre est la cité sacrée de Somnauth, qui fut saccagée et détruite au onzième siècle par Mahmoud de Ghizni, le conquérant mahométan.

Me trouvant pour la seconde fois dans ces régions romanesques, je résolus de ne pas les quitter sans jeter encore un coup d’œil sur les magnifiques ruines de Somnauth. Quand je formai ce projet, j’étais à environ trois jours de marche à pied de la cité sainte.

Je n’étais pas depuis longtemps sur la route de Somnauth lorsque je remarquai que d’autres personnes par groupes de deux ou de trois individus semblaient prendre la même direction que moi.

Je me fis passer pour un Hindou bouddhiste d’une province éloignée, qui allait en pèlerinage ; il est inutile de dire que mon costume répondait au rôle que je me donnais. Ajoutez-y que je parle la langue du pays aussi bien que la mienne, que je suis assez maigre et assez basané pour tromper sur mon origine européenne, et vous comprendrez que je me joignis aisément à mes compagnons de route, non comme un des leurs, mais comme venant d’une autre partie de l’Inde.

Le second jour de route, le nombre des Hindous avait augmenté par centaines, et le troisième des milliers de voyageurs s’acheminaient tous vers la cité de Somnauth.

Un léger service que je fus à même de rendre à un des pèlerins me mit en rapport avec des brahmines de haute caste. J’appris d’eux que cette multitude se rendait à une grande cérémonie religieuse qui devait avoir lieu sur une montagne à peu de distance de Somnauth. La solennité était en l’honneur du Dieu de la Lune, et serait célébrée de nuit.

La foule rendait notre marche plus difficile à mesure que nous approchions du lieu de la cérémonie, et la lune était levée depuis longtemps lorsque nous arrivâmes à la montagne. Mes amis hindous possédaient quelques privilèges spéciaux qui leur permettaient d’approcher de la châsse ; ils m’offrirent gracieusement de les accompagner. Arrivés au lieu où elle était placée, un rideau, suspendu à deux arbres admirables, nous dérobait sa vue ; en avant de ces arbres s’étendait une sorte de plate-forme naturelle sur laquelle nous attendîmes, mes amis hindous et moi.

Au bas de la montagne se déroulait le plus magnifique panorama dont la nature et l’homme aient jamais fait les frais. Les plans inclinés des collines se perdaient dans une prairie verdoyante ou trois rivières venaient se rejoindre. D’un côté, les gracieux méandres de ces cours d’eau s’étendaient aussi loin que la vue pouvait atteindre, tantôt visibles, tantôt cachés aux regards par un rideau d’arbres. De l’autre côté, l’Océan dormait immobile dans le calme de la nuit.

Peuplez ce paysage de milliers de créatures humaines, toutes vêtues de blanc, qui gravissent les flancs de la montagne, débordent dans la plaine, et suivent les rives sinueuses des cours d’eau. Enfin éclairez cette halte de pèlerins par les flammes rougeâtres des torches et des lanternes, inondant de leur lumière ces masses innombrables ; ajoutez-y encore dans un ciel sans nuages le pur éclat d’une lune de l’Orient, et vous aurez une faible idée du spectacle sur lequel mes regards s’attachaient du haut de la montagne.

Une musique plaintive, exécutée par des flûtes et des instruments à corde, ramena mon attention vers la châsse voilée. Je me retournai, et je vis trois hommes sur le rocher en forme d’estrade.

Je reconnus aussitôt, parmi eux, l’individu à qui j’avais parlé un soir en Angleterre, lorsqu’il s’introduisit sur la terrasse de la maison de campagne de lady Verinder. Les deux autres Indiens qui se tenaient à ses côtés devaient, sans contredit, avoir été ses compagnons dans l’occasion où je vis celui dont je parle ici.

Un des Hindous, placé près de moi, me fit tressaillir ; il se pencha vers moi, et m’expliqua l’apparition de ces trois figures sur la plate-forme.

Il me dit que ces personnages étaient des brahmines, qui avaient consenti à déchoir de leur caste pour le service du dieu. Le dieu avait ordonné que leur purification s’opérât par un pèlerinage. Cette nuit-là même, ces trois hommes devaient se séparer, et se diriger par trois voies différentes vers les lieux de pèlerinage les plus renommés dans l’Inde. Ils ne se reverraient jamais ; jamais ils ne prendraient de repos pendant la durée de leurs pérégrinations, depuis le jour qui allait marquer leur séparation jusqu’à celui de leur mort.

Tandis qu’il murmurait ces paroles à mon oreille, la musique cessa. Les trois hommes se prosternèrent à terre, devant le rideau qui cachait le sanctuaire. Ils se levèrent, se regardèrent longuement, et s’embrassèrent ; puis ils descendirent séparément dans la foule, qui leur ouvrit passage au milieu du plus profond silence. Je vis la multitude se diviser simultanément, en trois groupes bien distincts, et presque aussitôt cette masse imposante se referma. Les trois pèlerins étaient perdus dans la foule, nous ne devions plus les revoir.

La musique éclata de nouveau, cette fois joyeuse et bruyante. La foule tressaillit et se pressa dans la direction de la châsse.

Le voile se sépara lentement et le sanctuaire apparut aux regards de ses adorateurs.

Élevé sur un trône assis sur l’antilope symbolique, ses quadruples bras s’étendant vers les quatre points du globe, planait au-dessus de nous, le dieu de la Lune, rendu plus imposant et plus terrible par la lumière mystérieuse qui descendait des cieux. — Là, brillait, au milieu du front de la divinité, le célèbre diamant jaune, dont j’avais vu pour la première fois les feux étinceler en Angleterre, alors qu’il ornait le corsage d’une femme !

Oui, après huit siècles d’intervalle, la Pierre de Lune brillait encore une fois dans l’enceinte des murailles sacrées où son histoire avait commencé.

Comment ce joyau est-il revenu dans cette contrée sauvage ? Par quel accident, ou par quel crime, les Indiens sont-ils rentrés en possession de leur Pierre mystique ? Vous avez pu l’apprendre ; moi je l’ignore. Elle vous a été enlevée en Angleterre, et, si je connais bien ce peuple-ci, vous l’avez perdue à jamais…

Ainsi les années passent et se répètent ! ainsi le cycle des temps ramène les mêmes événements. Quelles seront les aventures de la Pierre de Lune dans l’avenir ? Qui le sait ? Qui pourra le dire ?