La Pierre de Lune/I/10

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Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome Ip. 75-88).
Première période


CHAPITRE X


Tout le reste de la compagnie suivit de près les Ablewhite, et le nombre des convives fut bientôt complet. Je vous assure que la table présentait un fort beau coup d’œil, lorsque les vingt-quatre personnes ayant pris leurs places, le recteur de Frizinghall, avec une éloquence rare, se leva et dit les grâces.

Peu vous importe de connaître le nom de tous les invités que vous ne retrouverez plus dans cette histoire, à l’exception pourtant de deux d’entre eux. Ces deux personnages étaient assis près de miss Rachel, qui, comme reine du jour, était le centre de toutes les attentions ; elle attirait encore plus les regards que de coutume, car elle portait sur elle, à la grande contrariété de milady, son merveilleux présent, la Pierre de Lune.

Lorsqu’elle reçut ce diamant, il était sans aucune monture ; mais M. Franklin, ce génie universel, avait trouvé moyen avec un peu de fil de laiton argenté de le fixer en broche sur sa toilette blanche. Chacun s’extasiait comme de raison sur la dimension et la beauté de ce bijou. Mais les deux seules personnes qui dirent là-dessus autre chose que des lieux communs furent les deux invités dont j’ai parlé, et qui étaient assis à la droite et à la gauche de miss Rachel.

À gauche était M. Candy, le docteur de Frizinghall, bon petit homme, serviable, agréable, mais auquel on pouvait reprocher de trop faire durer ses plaisanteries, qu’elles fussent placées bien ou mal à propos, et aussi de causer à tort et à travers avec les étrangers sans tâter préalablement son terrain.

En société, il ne cessait de commettre des bévues, et à son insu semait les querelles parmi les gens. Dans l’exercice de sa profession, il montrait beaucoup plus de prudence, et, bien que, suivant ses ennemis, l’instinct suppléât chez lui au talent, il lui arrivait souvent de réussir là où échouaient des médecins plus savants et plus circonspects.

Ce qu’il dit du diamant avait, comme toujours, l’apparence d’une plaisanterie ou d’une mystification. Il supplia miss Rachel de lui laisser, dans l’intérêt de la science, emporter la pierre et de lui permettre de la brûler. « Nous la chaufferons d’abord, miss Rachel, à tel degré ; puis nous l’exposerons à un courant d’air, ainsi nous ferons évaporer le diamant et nous vous épargnerons toute anxiété future pour la conservation de ce précieux bijou ! » Milady, qui écoutait avec une figure soucieuse, semblait désirer que le docteur parlât sérieusement, et que miss Rachel eût su faire à la science l’héroïque sacrifice de son diamant.

L’autre invité placé à la droite de miss Rachel était le célèbre voyageur dans l’Inde, M. Murthwaite, qui avait au péril de ses jours, et sous un déguisement, pénétré là où aucun autre Européen n’avait encore osé mettre les pieds.

Il était long, maigre, basané et silencieux. L’expression fatiguée de sa physionomie, un regard attentif et fixe le distinguaient tout d’abord. Le bruit courait qu’il était déjà las de la vie méthodique et uniforme de nos contrées, et qu’il songeait à reprendre ses dangereuses pérégrinations vers l’Orient. À l’exception de ce qu’il dit à miss Rachel sur son diamant, je doute qu’il ait prononcé six paroles ou qu’on lui ait vu boire un verre de vin pendant toute la durée du dîner. La Pierre de Lune eut seule le don de réveiller son intérêt. Sa renommée était venue jusqu’à lui lors d’un de ses séjours dans la patrie de ce diamant. Après avoir considéré le joyau si longuement que miss Rachel commençait à se sentir embarrassée, il lui dit de son ton froid et impassible : « Si jamais vous alliez dans l’Inde, miss Verinder, je ne vous engage pas à y montrer le présent de votre oncle ; un diamant chez les Hindous fait souvent partie intégrante de leur religion. Il est telle cité sacrée de ma connaissance, et dans cette cité tel temple où, si vous vous présentiez avec l’ornement que vous portez là, votre existence ne serait pas assurée pendant cinq minutes. » Miss Rachel, se sachant en sûreté en Europe, fut charmée d’entendre parler des dangers qu’elle pourrait courir dans l’Inde. Les deux sauteuses l’étaient encore plus ; elles laissèrent tomber avec fracas leurs fourchettes et leurs couteaux, et s’exclamèrent : « Oh ! combien c’est intéressant ! » Milady s’agitait sur sa chaise et changea le sujet de la conversation.

À mesure que le dîner s’avançait, je sentis qu’il n’aurait pas le même succès que celui des réunions précédentes.

En pensant depuis à cette soirée, je suis tenté de croire que le maudit diamant avait jeté un sort sur toute la compagnie. Je ne laissais jamais les convives manquer de vin, et comme je pouvais tout me permettre, lorsque je remarquais qu’un mets était peu goûté, j’adressais, en guise d’encouragement, à la personne près de laquelle je me trouvais, quelques petits mots tels que : « Prenez-en, le plat est vraiment fort bon ; » ou encore : « Essayez, je suis sûr que cela vous fera du bien. » Neuf fois sur dix on suivait l’avis de ce vieil original de Betteredge, pour lui être agréable, disait-on, mais cela n’arrangeait rien ; le silence s’établissait, et on sentait un malaise régner sur tous les invités. Lorsqu’ils parlaient, il semblait qu’ils eussent juré de le faire maladroitement et hors de propos. M. Candy, par exemple, dit plus de choses malencontreuses que je ne lui en avais jamais entendu prononcer. Vous en aurez ici un échantillon qui vous fera comprendre le sentiment de dépit que j’éprouvais, étant donné mon vif désir de voir notre festin se passer le mieux du monde.

Une des dames présentes était l’honorable Mrs Threadgall, veuve du défunt professeur de ce nom. En parlant de son mari, la bonne dame omettait toujours de parler de son décès.

Elle croyait, je le pense, que toute créature sensée devait en être instruite. Pendant un des temps d’arrêt de la conversation, quelqu’un mit sur le tapis le déplaisant sujet de l’anatomie ; aussitôt la bonne Mrs Threadgall entama le chapitre de son mari, toujours comme s’il s’agissait d’un être vivant, et elle représenta l’anatomie comme le passe-temps favori du professeur dans ses moments de loisir.

Pour notre malheur, M. Candy, assis en face d’elle et ignorant absolument ce qui concernait feu le professeur, l’entendit. Il était le plus poli des hommes ; aussi saisit-il tout de suite l’occasion de venir en aide aux goûts anatomiques de M. Threadgall.

« On vient d’acquérir à l’École de chirurgie des squelettes curieux, dit-il d’une voix claire et enjouée ; je les recommande particulièrement à l’intérêt du professeur, madame ; lorsqu’il aura une heure de loisir, cette visite en vaut la peine. »

Vous auriez entendu une mouche voler ; les invités, par respect pour la mémoire du professeur, restèrent sans voix. Je me trouvais derrière Mrs Threadgall, occupé à lui servir du champagne. Elle baissa la tête, et dit d’une voix très-basse :

« Mon mari bien-aimé n’est plus de ce monde. »

L’infortuné M. Candy, qui ne saisissait aucun mot et qui était à cent lieues de la vérité, continua sur un ton plus élevé et avec un redoublement de politesse :

« Le professeur pourrait ignorer, dit-il, que la carte d’un des membres de l’École le fera admettre chaque jour, sauf le dimanche, de dix heures à quatre. »

La tête de Mrs Threadgall s’abaissa sur sa pèlerine, et elle reprit d’une voix encore plus sourde :

« Mon époux bien-aimé n’est plus. »

Je fis des signes à M. Candy ; miss Rachel lui toucha le coude, milady lui jetait des regards irrités ; peine perdue ! son aménité ne connaissait plus de bornes :

« Je serais charmé, ajouta-t-il, d’envoyer ma carte personnelle au professeur ; voudriez-vous me faire l’honneur de me donner son adresse ?

— Son adresse actuelle, monsieur, c’est la tombe, » fulmina Mrs Threadgall, à bout de patience, et parlant avec une exaspération qui fit résonner tous nos cristaux. « Le professeur est mort depuis dix ans !

— Ah ! ciel ! » fit M. Candy.

À l’exception des misses Ablewhite qui éclatèrent de rire, un tel froid tomba sur les invités qu’on aurait dit qu’ils allaient suivre le professeur vers le tombeau !

Voilà pour M. Candy. Tous les autres furent aussi agaçants chacun dans son genre. Lorsque ces gens auraient dû parler, ils se taisaient, ou, s’ils parlaient, ils ne pouvaient s’entendre. M. Godfrey lui-même, si éloquent en public, ne daigna pas faire montre de sa faconde dans cette occasion privée.

Était-il maussade ou mal à l’aise depuis son aventure du jardin ? Je ne sais. Il réserva ses paroles pour sa voisine, une des parentes de la maison. Elle faisait partie des comités de bienfaisance féminine ; c’était une personne pleine de piété, avec une charpente osseuse et une forte inclination pour le vin de champagne, qu’elle aimait sec et pris à larges doses. Me trouvant près d’elle, je puis assurer que les assistants perdirent fort à ne pas profiter de cette sérieuse conversation.

Je ne pus, occupé que j’étais à découper le mouton et à déboucher le vin, entendre tout ce qu’ils dirent à propos de leurs charités ; lorsque mon attention leur fut rendue, il n’était plus question des femmes en couche et des âmes à racheter ; ils dissertaient sur les sujets les plus élevés. « La religion, disait M. Godfrey, est l’amour, et l’amour signifie la religion. La terre pourrait être un paradis un peu matérialisé ; le ciel serait la vie terrestre renouvelée et idéalisée. On voit certainement sur la terre quelques individus bien réprouvés, mais comme compensation destinée aux âmes pures, toutes les femmes dans le ciel formeront un comité de paix et d’union, où les hommes ne seront que des anges chargés de les servir. » Admirable ! incomparable ! Quel malheur que M. Godfrey n’ait pas fait part au reste de la table de ces éloquentes théories !

Mais enfin M. Franklin, me direz-vous, pouvait secouer toute cette torpeur et rendre le dîner agréable ? Il n’en fit rien ; il était plein d’animation et d’esprit, Pénélope l’ayant, je soupçonne, instruit de l’insuccès de M. Godfrey ; mais il avait beau parler, il tombait toujours sur un sujet fâcheux, ou s’adressait tout de travers ; bref, il ne réussissait qu’à piquer les uns et à abasourdir les autres. Ce mélange d’éducation étrangère, de français, d’allemand, d’italien, se manifesta à cette table hospitalière sous la forme la plus incompréhensible. Que penserez-vous par exemple de ses paradoxes sur le goût qu’une femme mariée peut entretenir pour un autre homme, sans offenser son mari ? Il proposait cette thèse avec une légèreté toute française, à une vieille fille, tante du vicaire de Frizinghall ! Ou bien encore, entraîné par les rêveries allemandes, il répondait au plus grand propriétaire du pays, autorité reconnue dans la question de l’élevage des bestiaux, que l’expérience, à proprement parler, ne comptait pour rien, et que la meilleure manière d’avoir un taureau parfait, c’était d’en créer le type dans sa tête et de le réaliser.

Que direz-vous encore de la réponse qu’il fit à notre député au parlement ? Au moment du fromage et de la salade, celui-ci s’échauffait à propos des progrès de la démocratie en Angleterre, et il finit par s’écrier : « Une fois que nous aurons perdu nos anciens privilèges, que nous restera-t-il, monsieur Blake, je vous prie ? » M. Franklin, entraîné par la tendance italienne, s’avisa de lui répondre :

« Il nous restera trois choses, monsieur : l’amour, la musique et la salade. »

Non-seulement il stupéfia la compagnie par ces étranges sorties, mais, qui plus est, quand l’éducation anglaise reprit le dessus, il tomba sur le sujet de la médecine, et tourna si crûment les docteurs en ridicule, que le bon M. Candy en suffoquait de colère.

Le point de départ de la dispute fut l’aveu fait, je ne sais à quel propos, par M. Franklin, qu’il dormait très-mal depuis un certain temps. M. Candy lui dit sur-le-champ que ses nerfs étaient en désarroi et qu’il devrait se soigner en conséquence.

M. Franklin lui rétorqua qu’un traitement médical et une promenade à tâtons dans les ténèbres, c’était à ses yeux exactement la même chose. M. Candy, piqué au jeu, lui répliqua que, puisqu’il passait ses nuits à s’agiter dans l’obscurité, il n’y avait que la médecine qui pût remédier à son aveuglement.

M. Franklin répondit qu’il avait souvent entendu parler d’aveugles ayant la prétention de conduire d’autres aveugles et qu’il voyait le proverbe se réaliser ici. Ils continuèrent à se taquiner ainsi jusqu’à ce que s’échauffant mutuellement, M. Candy, le premier perdit tout sang-froid au service de la défense de ses collègues, et milady dut intervenir pour arrêter net la suite de la discussion ; mais cet acte d’autorité rendu nécessaire acheva de refroidir la gaieté des convives. Vainement, on essaya plusieurs fois de reprendre la conversation ; elle ne cessa de languir et finit par tomber si bien, que ce fut un soulagement pour tout le monde lorsque milady donna le signal de se lever de table et laissa les hommes dégustant leur vin et voués peut-être aussi à la fatalité que le diable sous la forme de ce maudit diamant avait jetée sur eux tous.

Je venais de placer les bouteilles devant M. Ablewhite, qui représentait le maître de la maison, lorsqu’on entendit venir de la terrasse des sons qui à l’instant même me firent oublier tout décorum. M. Franklin et moi nous nous regardâmes ; le son était celui du tambourin des Indiens. Aussi vrai que j’existe, nous étions de nouveau aux prises avec les jongleurs, et cela, dès l’entrée de la Pierre de Lune dans notre maison !

Ils tournaient le coin de la terrasse, lorsque, les apercevant j’allai les rejoindre afin de les renvoyer. Mais, pour mon malheur, les deux sauteuses m’avaient devancé. Elles s’élancèrent sur la terrasse comme des fusées endiablées pour voir les tours exécutés par les Indiens. Tous les autres invités les suivirent, d’abord les dames, puis les messieurs. Avant que vous eussiez pu dire : « Dieu nous bénisse ! », les coquins faisaient leurs salamalecs, et les misses Ablewhite caressaient l’intéressant petit garçon.

M. Franklin se plaça près de miss Rachel, et moi je me tins derrière elle. Si nos soupçons étaient bien fondés, il était effrayant de la voir là, ignorante du danger réel qu’elle courait, et étalant devant ces Indiens le diamant posé au milieu de son corsage ! Je ne saurais vous dire quels tours ils firent, car j’avais la tête perdue. Au dépit que me causait l’insuccès du dîner se joignait l’ennui de voir ces drôles arriver juste à point nommé pour contempler de leurs yeux le bijou dont ils poursuivaient la possession : cela suffisait pour m’enlever toute présence d’esprit. Je me souviens pourtant de la soudaine apparition de M. Murthwaite, le voyageur oriental. Tournant autour du cercle des assistants, il arriva sans bruit derrière les jongleurs, et leur adressa inopinément la parole dans l’idiome de leur pays.

Il les aurait piqués avec la pointe d’un poignard, que les Indiens ne se seraient pas redressés plus vivement, avec l’agilité de tigres surpris, en entendant sortir ce langage de sa bouche.

Une minute après, ils le saluaient de leurs courbettes les plus humbles.

Après quelques phrases échangées dans cette langue inconnue, M. Murthwaite s’éloigna aussi tranquillement qu’il s’était approché. L’Indien chef qui servait d’interprète, se tournant alors vers le public, s’inclina devant milady en l’informant que le spectacle était clos. J’avais remarqué que la figure basanée de cet homme était devenue d’une teinte presque cendrée depuis que M. Murthwaite lui avait parlé.

Les sauteuses, on ne peut plus désappointées, lancèrent un Oh ! formidable contre M. Murthwaite, devenu ainsi un trouble-fête. Mais l’Indien mit avec un air d’humilité la main sur sa poitrine, et répéta que ses jongleries étaient terminées. Le petit garçon fit la quête dans son chapeau. Les dames rentrèrent au salon, et les messieurs regagnèrent la salle à manger, à l’exception de M. Franklin et de M. Murthwaite. Le valet de pied et moi, nous nous chargeâmes de voir si les Indiens étaient bien et dûment hors du parc.

Comme je revenais par le taillis, je sentis l’odeur du tabac, et je trouvai se promenant sous les arbres, M. Franklin et M. Murthwaite, ce dernier un cigare de Manille aux lèvres. M. Franklin me fit signe de les rejoindre.

« Voici, dit-il en me présentant au célèbre voyageur, notre vieil ami et serviteur, Gabriel Betteredge, dont je vous entretenais tout à l’heure. Veuillez prendre la peine de lui répéter ce que vous venez de me dire. »

M. Murthwaite quitta son cigare, et s’appuyant avec son air fatigué contre le tronc d’un arbre :

« Monsieur Betteredge, me dit-il, ces trois Indiens ne sont pas plus des jongleurs que vous et moi. »

C’était là une nouvelle surprise ! Je demandai naturellement si M. Murthwaite avait déjà rencontré ces Indiens précédemment.

« Jamais, répondit-il, mais on ne peut me tromper sur les vrais jongleurs indiens ; toute la représentation de ce soir n’en était qu’une mauvaise imitation. Il faudrait que ma longue expérience fût bien en défaut pour ne pas dire que ces hommes sont des brahmines de castes supérieures. Je leur ai reproché de s’être déguisés, et malgré l’empire habituel des Indiens sur eux-mêmes, vous avez pu voir que le coup a porté juste. Il y a pourtant dans leur conduite un mystère que je ne m’explique pas. Ils ont doublement sacrifié leur caste, d’abord en passant la mer, puis en se déguisant ainsi. Dans le pays qu’ils habitent, ce sacrifice est effrayant à faire. Il faut qu’il y ait un motif des plus importants au fond de cette détermination, ainsi qu’une justification évidente qui leur permette de recouvrer un jour leur caste lorsqu’ils rentreront dans leur pays natal. »

J’étais muet de surprise. M. Murthwaite reprit son cigare. M. Franklin, après une sorte de petite consultation intérieure entre ses diverses tendances, rompit le silence en ces termes :

« J’éprouve quelque hésitation, monsieur Murthwaite, à vous importuner d’affaires de famille, dont vous n’avez que faire et sur lesquelles j’eusse préféré me taire. Mais après votre appréciation des jongleurs, je me sens forcé, dans l’intérêt de lady Verinder et de sa fille, de vous donner tous les détails qui peuvent éclairer cette mystérieuse affaire. Je vous parlerai sous le sceau du secret, vous me permettrez de vous le rappeler ? »

Après ce préambule nécessaire, il raconta au voyageur tout ce qu’il m’avait dit aux Sables-Tremblants. L’impassible M. Murthwaite lui-même fut si frappé du récit qu’il laissa s’éteindre son cigare.

« Maintenant, fit M. Franklin lorsqu’il eut achevé, qu’en conclut votre expérience ?

— Mon expérience, dit le voyageur, répond que votre existence, monsieur Franklin Blake, a échappé à de plus grands dangers que la mienne, et ce n’est pas peu dire. »

Ce fut au tour de M. Franklin d’être étonné.

« La situation est-elle vraiment aussi sérieuse que cela ? demanda-t-il…

— Telle est mon opinion, dit M. Murthwaite. Je ne puis plus douter, d’après tous les détails que vous m’avez donnés, que la réintégration de la Pierre de Lune sur le front de l’idole indienne ne soit le mobile et l’explication du sacrifice de caste auquel j’ai fait allusion. Ces gens guetteront l’occasion avec la patience de la race féline, et ils en useront avec la férocité des tigres. Comment vous avez pu leur échapper, répéta l’éminent orientaliste en rallumant son cigare et en regardant attentivement M. Franklin, je ne saurais encore le comprendre. Quoi ! vous aviez le diamant sur vous dans les rues de Londres, vous l’avez transporté ici, et vous êtes encore en vie ! Cherchons à pénétrer les causes de ce miracle ! C’est en plein jour, je pense, que vous avez retiré le joyau de la banque de Londres ?

— En plein jour, en effet, répondit M. Franklin.

— Les rues étaient pleines de monde ?

— Oui.

— Vous vous étiez arrangé naturellement pour arriver chez lady Verinder à une certaine heure ? le pays, est bien désert d’ici à la station. Êtes-vous arrivé exactement ?

— Non, j’ai pris un train partant quatre heures plus tôt que je ne l’avais annoncé.

— Je ne puis que vous féliciter de cette heureuse inspiration ! À quel moment avez-vous porté le diamant à la banque voisine ?

— Une heure après mon arrivée, et trois heures avant que personne comptât sur moi ici.

— Je vous fais de nouveau mon sincère compliment ! Étiez-vous seul quand vous rapportâtes ici le diamant ?

— Non ; le hasard voulut que je fusse accompagné de mes cousins et d’un groom.

— Troisième sujet de félicitations ! Si jamais vous avez la fantaisie de voyager dans des contrées non civilisées, monsieur Blake, faites-le-moi savoir, et je serai heureux de m’associer à vous. Vous êtes un homme né sous une heureuse étoile. »

Ici, j’intervins, car mes idées anglaises ne pouvaient admettre cette manière de voir.

« Vous ne voulez pas nous faire entendre, n’est-ce pas, monsieur, que ces hommes eussent réellement assassiné M. Franklin, s’ils en avaient eu l’occasion, afin de ressaisir le diamant ?

— Fumez-vous, monsieur Betteredge ? me répondit le voyageur.

— Oui, monsieur.

— Avez-vous grand souci des cendres de votre pipe lorsque vous la videz ?

— Non, monsieur.

— Eh bien, dans le pays d’où viennent ces gens-là, la vie d’un homme importe aussi peu qu’à vous les cendres de votre pipe. Si un millier de vies les gênaient dans l’accomplissement de leur œuvre, et qu’ils pussent les sacrifier sans crainte d’être découverts, ils le feraient sans le plus mince scrupule. Le sacrifice de la caste est immense dans l’Inde, celui de la vie humaine n’est regardé que comme un détail insignifiant. »

Je lui représentai qu’en ce cas ce pays n’était qu’un repaire de voleurs et d’assassins ! M. Murthwaite, lui, m’assura que c’était un peuple admirable, et M. Franklin, n’exprimant aucune opinion, s’occupa de nous ramener à la question principale.

« Maintenant qu’ils ont vu miss Verinder, parée de la Pierre de Lune, dit-il, que reste-t-il à faire ?

— Il reste à réaliser la menace de votre oncle. Le colonel Herncastle connaissait parfaitement ces gens-là. Envoyez dès demain le diamant à Amsterdam sous la garde de plusieurs personnes sûres, et faites-le tailler en une demi-douzaine de pierres séparées. Ainsi cessera l’identité de la Pierre de Lune ; son caractère sacré sera détruit, et vous verrez la fin de la conjuration fanatique. »

M. Franklin se tourna vers moi.

« Il n’y a plus, à hésiter, dit-il ; il faut que dès demain je parle à lady Verinder.

— Et pour cette nuit, monsieur ? lui demandai-je. Supposons que les Indiens reviennent ? »

M. Murthwaite me répondit avant que M. Franklin eût pris la parole :

« Les Indiens ne se risqueront pas à revenir cette nuit ; les moyens directs ne sont pas ceux de leur choix, même en admettant l’importance qu’ils attachent à faire réussir une affaire aussi délicate et où ils savent que la moindre erreur peut être fatale à leur entreprise.

— Mais ces coquins peuvent être plus hardis que vous ne le supposez, monsieur, insistai-je.

— En ce cas, répliqua M. Murthwaite, lâchez les chiens. Y en a-t-il de solides à la basse-cour ?

— Deux, monsieur, un mâtin, et un lévrier.

— Cela suffira. Dans la circonstance présente, monsieur Betteredge, ces animaux ont un grand mérite, celui de n’avoir aucun de vos scrupules consciencieux sur le respect dû à la vie humaine. »

Le murmure du piano arrivait du salon, pendant qu’il me lançait ce trait.

Il jeta son cigare, prit le bras de M. Franklin, et se dirigea vers la maison.

Je les suivis et je remarquai que le ciel se couvrait ; M. Murthwaite fit la même observation, et me dit en me regardant de son air sarcastique : « Les indiens auront besoin de parapluies pour cette nuit, monsieur Betteredge. »

Mes graves inquiétudes pouvaient ne lui paraître qu’une charmante plaisanterie ; mais moi je n’étais pas un voyageur célèbre, habitué à jouer sa vie et à lutter de ruse avec les coquins dans des contrées sauvages. Je rentrai dans ma petite chambre, je m’assis fort perplexe et me demandai avec effroi ce qu’il fallait faire. Dans l’état d’agitation où j’étais, bien d’autres seraient arrivés à se donner un accès de fièvre ; moi je pris un moyen fort différent, j’allumai ma pipe, et j’ouvris Robinson Crusoé.

Je ne lisais pas depuis cinq minutes que je tombai sur le passage suivant, page 161 :

« La crainte du danger est mille fois plus effrayante que le danger lui-même ; quand il s’offre à nos yeux, nous trouvons le poids de l’anxiété bien plus grand que le malheur que nous redoutons. »

L’homme qui, ne croira pas en Robinson Crusoé après cela, sera dépourvu d’intelligence, ou aveuglé par la présomption. Il devient inutile d’argumenter avec lui, et la compassion peut même être réservée pour des gens plus dignes d’intérêt.

J’étais près d’achever ma seconde pipe lorsque encore plein d’admiration pour ce merveilleux livre, je vis entrer Pénélope qui, après avoir servi le thé, était disposée à me faire son rapport sur la soirée du salon.

Elle avait laissé les Ablewhite chantant un duo qui commençait par d’énormes Oh ; elle avait remarqué que milady pour la première fois depuis que nous la connaissions faisait des erreurs au whist ; le voyageur dormait dans un coin. Pendant ce temps, M. Franklin s’égayait aux dépens des œuvres de charité féminines en général ; Pénélope observa que les répliques de M. Godfrey étaient plus aiguisées qu’il ne convenait à ses vertus philanthropiques. Elle vit aussi miss Rachel qui, tout en ayant l’air de montrer des photographies à Mrs Threadgall, échangeait avec M. Franklin des regards parfaitement clairs aux yeux de toute femme de chambre intelligente. Enfin, n’ayant plus vu M. Candy, qui avait disparu mystérieusement et qui était revenu de même, elle le retrouva en conversation avec M. Godfrey. En somme, les choses marchaient mieux que ne pouvait le faire espérer la tristesse du dîner ; pour peu que cela se soutînt encore une heure ainsi, le bonhomme Temps viendrait à notre aide en faisant avancer les voitures, et en nous rendant à tous notre liberté.

Tout s’use en ce monde, et l’influence consolante de Robinson disparut elle-même lorsque Pénélope m’eut quitté. Je me sentis nerveux, je voulus jeter un coup d’œil sur les jardins avant que la pluie tombât. Au lieu du valet de pied, je pris avec moi le lévrier dont le nez m’inspirait plus de confiance que le peu de flair des humains dans la plupart des cas ; lui au moins distinguerait un étranger. Nous parcourûmes les alentours, nous allâmes sur la route, et nous revînmes aussi peu avancés qu’avant, n’ayant pas découvert l’ombre d’un rôdeur. La pluie se mit à tomber dès l’arrivée des voitures ; il pleuvait à flots et sans doute pour toute la nuit. Sauf le pauvre docteur qu’attendait son cabriolet, toute la société était à l’abri dans de bonnes voitures fermées.

Je dis à M. Candy que je craignais qu’il ne se mouillât ; il me répondit qu’arrivé à mon âge, je devrais savoir que la peau d’un médecin est imperméable. Il partit donc par la pluie, riant de sa petite facétie. Ainsi vîmes-nous la fin de notre réunion. Il me reste à raconter l’histoire de la nuit.