La Pierre de Lune/I/13

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Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome Ip. 122-128).
Première période


CHAPITRE XIII


Je trouvai milady dans son petit salon. Elle eut l’air très-contrarié lorsque je lui transmis la demande du sergent.

« Est-il indispensable que je le voie ? demanda-t-elle ; ne pourriez-vous me suppléer, Gabriel ? »

J’étais fort en peine de la comprendre, et ma figure exprimait, je crois, ma surprise.

Milady fut assez bonne pour s’ouvrir à moi. « Je crains que mes nerfs ne soient un peu malades, me dit-elle. Il y a quelque chose dans cet officier de police qui m’éloigne ; j’ai comme un pressentiment qu’il apporte le malheur avec lui dans cette maison. C’est absurde, je ne me reconnais pas moi-même dans cette frayeur pusillanime, mais enfin… cela est. »

Je ne trouvai rien à lui répondre ; car plus je voyais le sergent, plus il me plaisait.

Milady se remit un peu, après s’être ainsi épanchée, car elle était, comme je l’ai déjà dit, douée d’infiniment de courage moral.

« Si je dois subir sa présence, il faut me décider, dit-elle. Mais je ne puis supporter l’idée de le voir en tête-à-tête. Amenez-le-moi, Gabriel, puis restez ici avec nous. »

C’était le premier accès de faiblesse que j’eusse vu chez ma maîtresse, depuis son enfance. Je retournai au boudoir ; M. Franklin alla au jardin rejoindre M. Godfrey, qui allait bientôt nous quitter. Nous nous dirigeâmes, le sergent et moi, vers le petit salon de milady. Ma maîtresse, je le déclare, pâlit en apercevant le sergent ! Elle sut pourtant se maîtriser et lui demanda s’il avait quelque objection à ce que je restasse présent. Elle eut la bonté d’ajouter que j’étais son fidèle conseil plus encore que son vieux serviteur, et que dans nos questions d’intérieur surtout il y avait toujours avantage à me consulter.

Le sergent répondit poliment qu’il se regardait comme honoré par ma présence, d’autant plus qu’ayant à parler à milady de nos domestiques en général, il avait déjà eu l’occasion de profiter de mon expérience à leur sujet. Milady nous désigna deux chaises et la conférence s’établit.

« Je me suis déjà formé une opinion sur l’affaire, dit le sergent Cuff, et je prie milady de me permettre de la garder pour moi, quant à présent. Je ne m’occupe en ce moment que de ce que j’ai découvert dans le boudoir de miss Verinder, et de ce qu’avec votre autorisation je compte faire maintenant. ».

Il détailla alors l’importance de la tache faite sur la porte, et indiqua les conclusions qu’il en tirait ; c’était, sous une forme plus respectueuse, le langage qu’il avait tenu à l’inspecteur Seegrave. « Une chose est certaine, ajouta-t-il. Le diamant a disparu du tiroir où il était enfermé. Un autre fait est également avéré. Les traces du dommage causé à la peinture doivent se retrouver sur un vêtement appartenant à quelqu’un de la maison. Il faut que nous découvrions cet objet de toilette avant de procéder à d’autres recherches.

— Et cette découverte, observa ma maîtresse, entraînera, je le présume, celle du voleur ?

— Je demande pardon à milady, mais je n’ai point dit que le diamant fût volé. Je dis seulement qu’à cette heure le diamant manque, et que la découverte du vêtement taché de peinture peut nous le faire retrouver. »

Lady Verinder me regarda. « Comprenez-vous ceci ? me dit-elle.

— Le sergent Cuff, lui, le comprend, milady, répondis-je.

— Comment comptez-vous arriver à la découverte de ce vêtement ? demanda ma maîtresse à M. Cuff, mes serviteurs, éprouvés par de longues années de service, ont, je m’en sens honteuse pour eux, déjà subi la vexation des perquisitions dans leurs chambres, dans tous leurs effets. Je ne saurais permettre qu’ils soient soumis de nouveau à la même humiliation. (C’était là une bonne maîtresse, n’est-ce pas ? Sur dix mille femmes, on n’aurait pas trouvé sa pareille !)

— Voilà le point délicat que je voulais poser à milady, reprit le sergent. L’officier de police précédent a fait un mal infini à nos recherches, en laissant voir aux domestiques qu’on les soupçonnait. Si je les traitais ainsi une seconde fois, ils pourraient, les femmes surtout, me susciter mille embarras. Et pourtant, il faut que leurs effets soient visités, pour la raison toute simple, que la première recherche ne tendait qu’à trouver le diamant, et que la seconde s’appliquera à trouver le vêtement taché. Je partage entièrement votre désir de ménager les sentiments de vos gens, mais je n’en suis pas moins convaincu qu’il faut que leur garde-robe soit visitée. »

Cela ressemblait fort à une impasse ! Milady en jugea ainsi, d’accord avec moi.

« Je crois avoir trouvé un moyen de sortir de cette difficulté, dit le sergent, si milady y consent. Je propose de réunir les domestiques et de leur soumettre la question.

— Les femmes vont encore se croire suspectées, l’interrompis-je.

— Non, M. Betteredge, me répondit-il, elles ne jugeront pas ainsi, si je puis leur dire que je vais examiner les effets de tout le monde, même ceux de milady, enfin de toute personne ayant couché ici dans la nuit du mercredi. C’est une pure formalité, ajouta-t-il en jetant un regard de côté à ma maîtresse, mais les domestiques l’accepteront, placés ainsi sur un pied d’égalité avec leurs supérieurs, et au lieu de s’opposer aux recherches, ils se feront un point d’honneur de m’y aider. »

Je convins de la justesse de cette appréciation. Milady, le premier moment de surprise passé, se rangea aussi de cet avis.

« Vous affirmez que l’investigation est nécessaire ? dit-elle.

— C’est le moyen le plus rapide d’atteindre le but que nous nous proposons. »

Milady se leva pour sonner sa femme de chambre. « Vous vous adresserez aux domestiques, dit-elle, avec les clés de mes armoires dans vos mains. » M. Cuff l’arrêta par une question inattendue.

« Ne vaudrait-il pas mieux, lui dit-il, nous assurer d’abord pour cette visite du consentement des dames et des gentlemen habitant la maison ?

— La seule dame de la maison après moi est miss Verinder répondit ma maîtresse avec l’accent de la surprise ; quant aux gentlemen, il n’y a ici que mes deux neveux, M. Blake et M. Ablewhite ; il ne saurait donc y avoir de refus à redouter d’aucun d’eux trois ! »

Ici, je rappelai à milady que M. Godfrey était sur le point de partir. Au même moment, il frappait à la porte pour venir lui faire ses adieux, suivi de M. Blake qui l’accompagnait jusqu’au chemin de fer. Milady les mit au courant de la situation, que M. Godfrey contribua tout de suite à faciliter.

Il appela Samuel par la fenêtre et lui dit de remonter sa malle, dont il remit la clé au sergent Cuff.

« Mes bagages me suivront à Londres, dit-il, lorsque la perquisition sera achevée. » Le sergent reçut la clé, non sans s’excuser, comme il convenait : « Je regrette, monsieur, de vous causer cet ennui, et cela pour une simple formalité, mais l’exemple donné par vous et les autres, sera d’un effet excellent sur l’esprit des domestiques. »

M. Godfrey prit congé de milady dans des termes très-affectueux, et lui laissa pour miss Rachel un message dont le sens m’indiquait clairement qu’il n’acceptait pas le refus comme définitif, et qu’il comptait lui poser une seconde fois la question du mariage.

M. Franklin, avant de nous quitter, prévint le sergent que tous ses effets étaient à sa disposition, et que rien de ce qui lui appartenait n’était sous clé.

Le sergent le remercia. Vous voyez que ses désirs avaient été secondés avec la meilleure volonté du monde par milady et nos deux gentlemen. Il ne restait que miss Rachel qui eût à suivre leur exemple, avant qu’on assemblât les gens pour commencer les recherches.

L’aversion incompréhensible de milady pour le sergent sembla s’accroître lorsque nous nous retrouvâmes tous les trois seuls. « Si je vous envoie les clés de miss Verinder, dit-elle, je suppose que j’aurai fait tout ce que vous me demandez actuellement ?

« Je prie milady de m’excuser, fut la réponse. Avant tout je voudrais, s’il est possible, examiner le livre du blanchissage. Le vêtement taché peut être un article de lingerie. Si la recherche n’aboutit à rien, je veux pouvoir relever tout le linge de la maison, et tous les objets qui ont été envoyés au blanchissage. Si un seul manque à l’appel, il y aura au moins une forte présomption pour que ce soit celui qui est taché de peinture, et pour que le possesseur l’ait fait disparaître exprès hier ou avant-hier.

« L’inspecteur Seegrave, ajouta le sergent en se tournant vers moi a attiré l’attention des femmes sur l’accident de la peinture dès jeudi matin. Il se pourrait que ce fût encore là une de ses nombreuses bévues, monsieur Betteredge. »

Milady me pria de sonner, et de demander le livre du blanchissage. Elle resta avec nous pour le cas où le sergent désirerait lui faire quelque question après l’avoir parcouru.

Le livre fut apporté par Rosanna Spearman. Cette fille était venue le matin au déjeuner, pâle et défaite à faire pitié, mais assez remise de son indisposition pour pouvoir reprendre son travail. Le sergent examina attentivement notre housemaid, sa figure lorsqu’elle entra, et son épaule à sa sortie.

« Avez-vous encore besoin de moi ? » demanda milady, plus impatiente que jamais d’être délivrée de la société du sergent.

Le célèbre Cuff ouvrit le livre, en comprit l’arrangement en un instant, et le referma.

« J’oserai vous importuner, milady, d’une dernière question. La jeune femme qui nous a apporté ce livre est-elle à votre service depuis aussi longtemps que les autres domestiques ?

— Pourquoi me le demandez-vous ? dit milady.

— Parce que la dernière fois que je la vis, répondit le sergent, elle était en prison pour vol. »

Après cela, il ne nous restait qu’à lui dire la vérité. Ma maîtresse insista fortement sur la bonne conduite de Rosanna depuis son entrée à notre service, et sur l’excellente opinion qu’en avait la directrice du refuge.

« Vous ne la soupçonnez pas, j’espère ? dit très-sérieusement lady Verinder, en achevant son récit.

— J’ai déjà eu l’honneur de dire à milady que jusqu’à présent je ne soupçonnais du vol aucune personne de la maison. »

Après cette réponse, milady se leva pour monter demander ses clés à miss Rachel.

Le sergent me devança pour lui ouvrir la porte, et la salua profondément. Je vis milady frissonner en passant près de lui. Nous attendîmes, et attendîmes encore : pas de clés. M. Cuff ne fit aucune réflexion. Il tourna son mélancolique visage vers la fenêtre, mit ses longues mains dans ses poches, et sifflota à mi-voix la Dernière Rose d’Été.

Samuel entra enfin, mais au lieu des clés, il m’apportait un bout de papier.

Je cherchai mes lunettes, et cela tout de travers, car je sentais les yeux du sergent braqués sur moi. Le papier contenait deux ou trois lignes écrites au crayon par milady.

Elle me faisait savoir que miss Rachel avait refusé net de laisser visiter sa garde-robe. Interrogée sur les motifs de ce nouveau caprice, elle s’était mise à sangloter.

Sa mère ayant insisté de nouveau, elle avait répondu :

« Je ne veux pas, parce que je ne veux pas. Je ne céderai qu’à la force si vous m’y contraignez. »

Je compris que milady se souciât peu de communiquer elle-même cette réponse de sa fille au sergent Cuff. Si je n’avais dépassé l’époque de la jeunesse, je crois vraiment que j’eusse eu la faiblesse de rougir au moment de m’adresser à lui.

« Y a-t-il là quelque nouvelle des clés de miss Verinder ? demanda-t-il.

— Miss Rachel refuse de laisser visiter ses effets.

— Ah ! » fit le sergent.

Il n’était pas tout à fait aussi maître de sa voix que de sa physionomie. Lorsqu’il dit « Ah ! » il prononça ce mot du ton d’un homme qui entend annoncer un fait auquel il s’attendait. Il m’effraya et me mit en colère ; pourquoi, je ne pourrais le dire, mais il en fut ainsi.

« Faut-il renoncer à l’investigation ? dis-je.

— Oui, répondit le sergent, elle doit être abandonnée, parce que votre jeune dame refuse d’agir comme tout le reste de la maison. Nous devons examiner tous les effets ou n’en examiner aucun. Renvoyez la malle de M. Ablewhite par le premier train, et veuillez rendre le livre du blanchissage avec mes remercîments à la personne qui nous l’a apporté ici. »

Il posa le registre sur la table, et sortant un canif de sa poche, se mit à se gratter les ongles.

« Vous ne paraissez pas très-surpris, lui dis-je.

— Non, répondit le sergent, je suis peu surpris. »

Je cherchai à en tirer une explication.

« Pourquoi miss Rachel met-elle donc une entrave à votre action ? dis-je ; son intérêt ne serait-il pas de nous aider ?

— Attendez un peu, monsieur Betteredge, attendez donc. »

Des esprits plus sagaces que le mien eussent saisi son intention. Peut-être aussi eût-elle été comprise d’une personne moins attachée à miss Rachel que je ne l’étais. L’aversion de milady pour le sergent (comme j’y ai pensé plus tard) aurait dû m’avertir qu’elle voyait son but comme s’il se reflétait dans un miroir. Moi, je ne découvris rien encore et je l’avoue à ma honte.

« Qu’allons-nous faire ? » demandai-je.

Le sergent acheva la toilette de l’ongle sur lequel il opérait, le considéra un instant avec un mélancolique intérêt, puis rentra son canif dans sa poche.

« Venez au jardin, dit-il, et faisons une petite visite aux rosiers. »