La Pierre de Lune/I/23

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Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome Ip. 209-221).


CHAPITRE XXIII


J’avais fait tenir prête la chaise à poney pour le cas où M. Franklin persisterait à nous quitter cette nuit ; la vue de ses bagages, qui le précédaient lui-même, m’apprit qu’il avait su pour une fois prendre, puis tenir une résolution.

« Vous êtes donc bien décidé, monsieur ? lui dis-je, quand je le rencontrai dans le hall ; pourquoi ne pas laisser à miss Rachel le bénéfice de quelques jours de plus ? pourquoi ne pas attendre ici ? »

M. Franklin avait dépouillé tout vernis artificiel au moment de nous dire adieu.

Au lieu de me répondre, il mit entre mes mains la lettre que milady m’avait adressée pour lui ; elle ne contenait en grande partie qu’une répétition de ce que me disait la mienne ; mais quelques lignes relatives à miss Rachel la terminaient ; si elles n’éclaircissaient rien de plus, elles expliquaient au moins la persistance de M. Franklin dans sa détermination.

« Vous serez surpris, je n’en doute pas, disait sa tante, que je permette à ma fille de me tenir ainsi dans l’ignorance. Un diamant d’une valeur de vingt mille livres a été perdu, et j’ai lieu de supposer que le secret de sa disparition n’en est pas un pour Rachel, mais que l’obligation de se taire lui a été mystérieusement imposée par une ou plusieurs personnes à moi inconnues, et dans un but que je ne puis même deviner. Peut-on concevoir que je me laisse ainsi mystifier ? Oui, si l’on tient compte de l’état actuel de Rachel. Elle est en proie à une agitation nerveuse qui fait peine à voir, et je n’ose aborder le sujet de la Pierre de Lune avant que le temps ait eu le pouvoir de la calmer ; pour atteindre ce but, je n’ai pas hésité à renvoyer l’officier de police ; son habileté reconnue a été impuissante à pénétrer le mystère qui nous enveloppe ; un étranger ne peut plus rien pour nous, sa présence ajoute à mes souffrances morales, et Rachel est prise vertige à la seule mention de son nom.

« Mes projets sont fixés ; je compte en ce moment mener Rachel à Londres afin d’essayer ce que pourra sur elle un changement complet d’air et de vie, et aussi pour y consulter un médecin expérimenté. Puis-je espérer le plaisir de vous revoir en ville ? Mon cher Franklin, vous devez, de votre côté, imiter ma patience et attendre, comme je le fais, une occasion plus propice. Dans la triste situation d’esprit où elle se trouve, Rachel regarde encore comme une offense inouïe le concours précieux que vous nous avez prêté dans l’enquête du diamant. Involontairement, dans cette obscure affaire, vos démarches ont ajouté à ses anxiétés, car peu s’en est fallu, grâce à vous, que son secret ne fût découvert.

« Je ne saurais trouver une excuse pour la persistance malveillante avec laquelle elle s’ingénie à vous rendre responsable de circonstances qu’aucun de nous ne pouvait prévoir ; tout ce que je vous répète ici, c’est qu’il faut la plaindre ; on ne peut la raisonner, et il m’en coûte de le dire, pour un certain temps il est préférable que Rachel ne vous voie pas ; mon dernier conseil sera celui-ci : donnez-lui le temps de se remettre. »

Je rendis la lettre à M. Franklin ; j’étais sincèrement affligé, car je voyais la mesure de son affection pour sa cousine ; et les nouvelles que lui donnait lady Verinder l’avaient atteint au cœur.

« Vous connaissez le proverbe, monsieur, fut tout ce que je pus lui dire : « quand les choses vont par trop mal, il faut alors qu’elles s’améliorent, et certes, monsieur Franklin, elles ne peuvent guère aller plus mal que maintenant ! »

M. Franklin plia sa lettre et parut peu réconforté par le conseil que je me permettais de lui donner.

« Lorsque j’arrivai ici avec cet abominable diamant, dit-il, on eût trouvé peu d’intérieurs plus heureux que celui-ci ci. Regardez-le actuellement ! dispersé, désuni ; l’air même qu’on respire dans cette maison semble empoisonné par le soupçon et le mystère ! Vous souvient-il de cette matinée aux Sables-Tremblants, lorsque nous causâmes de oncle Herncastle et de son don à Rachel ? La Pierre de Lune a bien servi la vengeance du colonel, et par des moyens qu’il ne prévoyait guère ! »

Là-dessus il me serra la main et se dirigea vers la voiture.

Je le suivis ; il était triste de lui voir quitter ainsi la vieille demeure où les années les plus heureuses de sa vie s’étaient écoulées. Pénélope, toute bouleversée des événements qui se succédaient, vint lui dire adieu en pleurant. M. Franklin l’embrassa, et je lui fis signe qu’il avait mon assentiment. Les autres servantes de la maison se montraient, dans tous les coins, car il était un de ces hommes qui ont le don d’être aimés de toutes les femmes. J’arrêtai la chaise au dernier moment pour le prier de nous donner de ses nouvelles par une lettre ; il ne paraissait pas m’entendre, et promenait ses regards tout autour de lui comme pour dire un dernier « au revoir » à la maison et aux alentours.

« Faites-nous savoir où vous irez, monsieur, » répétai-je, m’appuyant sur la voiture et tâchant de pénétrer ainsi un peu ses projets.

M. Franklin enfonça brusquement son chapeau sur ses yeux.

« Où j’irai, dit-il comme un écho ; j’irai au diable ! »

Le poney fit un bond comme s’il avait horreur de ce langage peu chrétien.

« Dieu vous bénisse, monsieur, partout où vous serez, » fut tout ce que j’eus le temps de dire avant qu’il disparût.

Un aimable garçon, malgré ses défauts et ses excentricités, un aimable gentleman ! il nous laissa un grand vide en quittant la maison de milady !

Tout nous sembla triste et désert lorsque la nuit vint clore cette longue soirée d’été.

Je ne soutins mon moral qu’à l’aide de ma pipe et de Robinson Crusoé ; les femmes, à l’exception de Pénélope, passèrent leur soirée à discuter le suicide de Rosanna ; elles étaient toutes entêtées à maintenir qu’elle avait volé le joyau, et que la crainte d’être découverte l’avait poussée à se détruire. Naturellement, ma fille garda dans son for intérieur l’opinion qu’elle s’était formée. Chose bizarre, la version de Pénélope et la justification de miss Rachel étaient contredites par les mêmes faits. Si l’on admettait le point de vue romanesque de ma fille, on ne pouvait s’expliquer ni le voyage secret de Rosanna à Frizinghall, ni l’affaire des vêtements. Mais il n’y avait pas moyen de raisonner avec elle ; les objections glissaient sur son esprit comme des gouttes de pluie sur un manteau imperméable ; la vérité est que ma fille a hérité de mon heureuse disposition à me mettre au-dessus du raisonnement ; toutefois il faut convenir qu’en cela elle m’a fort dépassé !

Le lendemain, qui était un dimanche, la voiture fermée revint de chez M. Ablewhite. Le cocher rapportait un message pour moi, et des ordres par écrit à remettre à la femme de chambre et à Pénélope.

Le message était pour me prévenir que milady emmenait miss Rachel à sa maison de Londres le lendemain lundi ; elle envoyait aux femmes la liste des effets nécessaires à emporter et l’heure à laquelle elles retrouveraient leurs maîtresses en ville ; plusieurs autres domestiques devaient suivre. Milady avait rencontré chez miss Rachel une telle répugnance à rentrer dans la maison après tout ce qui s’y était passé, qu’elle avait pris le parti d’aller directement de Frizinghall à Londres ; quant à moi, je devais rester à la campagne jusqu’à nouvel ordre, et m’occuper de divers travaux tant au dehors qu’à l’intérieur ; les domestiques restant avec moi se nourriraient eux de leur côté.

Tout cela ne me rappelait que trop ce que M. Franklin me disait de notre intérieur dispersé, et servit à ramener ma pensée vers lui ; plus j’y songeais, plus je me sentais inquiet de ses projets. Aussi finis-je par écrire au valet de chambre de son père, M. Jeffco, que j’avais connu autrefois, pour le prier de me faire savoir ce que M. Franklin comptait faire en arrivant à Londres.

La soirée du dimanche fut, s’il est possible, encore plus lourde à passer que celle du samedi. Nous la terminâmes de la façon louable dont des milliers de personnes l’achèvent dans nos Îles-Britanniques, c’est-à-dire que nous sanctifiâmes le jour du repos en nous endormant d’ennui sur nos chaises.

Comment le reste de la maison passa la journée du lundi, je n’en sais rien, mais je reçus pour mon compte une rude secousse. La première des prédictions du sergent se réalisa, et j’entendis parler des Yolland ce jour-là.

J’avais embarqué Pénélope et la femme de chambre avec les bagages pour le chemin de fer, et je piétinais dans les jardins, lorsque je m’entendis appeler par mon nom.

En me retournant, je me trouvai face à face avec Lucy la Boiteuse, la fille du pêcheur.

Si on avait pu oublier sa claudication et son extrême maigreur (qui me paraît un terrible inconvénient chez une femme), cette fille possédait quelques avantages extérieurs pour des yeux masculins. Une figure brune et intelligente, la voix claire et belle, et une superbe chevelure châtain complétaient un ensemble qui n’était pas sans mérite ; quant au caractère, par exemple, il pouvait compter pour une forte part dans le côté défectueux de sa personne !

« Eh bien, ma chère, lui dis-je, que me voulez-vous ?

— Où est l’homme que vous nommez Franklin Blake ? » demanda Lucy. Cette question fut accompagnée d’un regard méchant qu’elle me lança, tout en s’appuyant sur sa béquille.

« Vous vous exprimez peu respectueusement sur le compte d’un gentleman, lui dis-je ; si c’est du neveu de milady que vous parlez, vous voudrez bien l’appeler M. Franklin Blake. »

Elle se rapprocha d’un pas, et me regarda comme si elle eût voulu me dévorer.

« Monsieur Franklin Blake ? répéta-t-elle en me parodiant ; le meurtrier Blake serait plutôt son vrai nom. »

Mon expérience de feu Mrs Betteredge vint ici à mon aide ; lorsqu’une femme cherche à vous faire perdre patience, tournez la position et tâchez de l’exaspérer ; elles sont en général préparées à vous voir vous défendre, mais non à être attaquées. Pour arriver à ce résultat, un mot peut suffire. Je me bornai donc à regarder gracieusement Lucy la Boiteuse, et je lui dis seulement :

« Ah bah ! »

Son aimable caractère prit feu sur l’heure. Elle s’établit sur sa bonne jambe, saisit son bâton, et en frappa la terre à plusieurs reprises avec fureur.

« C’est un meurtrier, un meurtrier ! Il a causé la mort de Rosanna Spearman ! »

Et elle proférait ces cris de sa voix la plus aiguë.

Quelques ouvriers qui travaillaient dans le jardin, non loin de nous, levèrent la tête ; mais à la vue de Lucy, ils surent à quoi s’en tenir de sa part, et reprirent leur ouvrage.

« Il est la cause de la mort de Rosanna ? répétai-je. Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

— Que vous importe ? quel homme se souciait d’elle ? Ah ! si elle les avait seulement tous jugés comme je le fais, elle serait encore en vie !

— Elle m’a toujours jugé son ami, pauvre fille, repris-je, et dans la mesure de mes moyens je n’ai cessé de lui montrer de l’affection. »

Je prononçai ces paroles d’un ton aussi conciliant que possible, car la vérité est que je n’avais plus le cœur d’irriter cette fille par une réplique piquante. Je n’avais remarqué d’abord que son mauvais caractère ; je vis maintenant qu’elle était malheureuse, et le chagrin dans les classes inférieures rend souvent insolent. Ma réponse toucha notre boiteuse ; elle haussa la tête et l’appuya sur le haut de sa béquille.

« Je l’aimais, dit-elle doucement, et elle a passé une vie misérable. Monsieur Betteredge, de vilaines gens l’avaient d’abord maltraitée, puis menée à mal, et rien n’avait pu gâter son aimable caractère ; c’était celui d’un ange. Elle eût pu être heureuse avec moi. J’avais formé le projet d’aller nous établir à Londres, et d’y vivre du produit de notre aiguille, en restant unies comme deux sœurs. Cet homme est survenu, qui a tout gâté ! Il l’avait ensorcelée ; ne me dites pas qu’il n’y était pour rien et qu’il l’ignorait. Il eût dû la deviner et prendre pitié d’elle. « Je ne puis vivre sans lui, Lucy, et jamais il ne me donne seulement un regard ; » voilà ce qu’elle me disait. Cet homme a été cruel, très-cruel. J’avais beau lui répéter : « Aucun homme ne vaut le chagrin que vous vous faites. » Elle répondait : « Il y en a de dignes qu’on meure pour eux, et il est de ceux-là ! » J’avais quelques épargnes ; mes arrangements étaient pris avec mes parents, je voulais l’emmener pour faire cesser les humiliations qu’elle endurait ici. Nous aurions loué un petit logement à Londres et nous aurions vécu ensemble comme deux sœurs. Elle écrivait bien, et vous savez, monsieur, qu’elle avait reçu une bonne éducation, et qu’elle était adroite pour la couture. Moi aussi, j’ai été bien élevée, je n’écris pas mal, et quoique je manie l’aiguille moins adroitement qu’elle, nous nous serions tirées d’affaire. Hélas ! que m’a-t-on remis ce matin ? Une lettre d’elle me disant qu’elle s’est lassée du poids de la vie ; cette lettre m’apporte son éternel adieu ! Où est-il ? s’écria de nouveau Lucy, la figure enflammée à travers ses larmes. Où est-il, ce gentleman dont je ne dois parler qu’avec respect ? Ah ! monsieur Betteredge, le jour n’est pas éloigné où les pauvres se lèveront contre les riches ! Je prie Dieu qu’ils commencent leur œuvre de justice par lui, oui, par lui ! »

J’avais encore là un frappant exemple de ces personnes très-chrétiennes qui oublient absolument leurs principes chrétiens dès que les circonstances en rendent l’application trop difficile ! Le pasteur lui-même, et ce n’est pas peu dire ! n’eût pu sermonner cette fille dans l’état où elle était. Tout ce que je me hasardai à faire fut de la ramener à son sujet, dans l’espoir que je recueillerais de sa bouche quelque renseignement intéressant.

« Enfin que désirez-vous de M. Franklin Blake ? dis-je.

— Je veux le voir.

— Est-ce pour quelque chose de particulier ?

— J’ai une lettre à lui remettre.

— De Rosanna Spearman ?

— Oui.

— Que vous avez reçue dans la vôtre ?

— Oui. »

Le mystère allait-il enfin s’éclaircir ? Tout ce que je brûlais de découvrir venait-il s’offrir à moi par le fait du hasard ? Ce n’était pas impunément que j’avais vécu en contact avec le sergent Cuff. Certains symptômes me permirent de constater chez moi un nouvel accès de la fièvre de délation.

« Vous ne pouvez voir M. Franklin, lui dis-je.

— Il le faut, je veux le voir.

— Il est parti pour Londres la nuit dernière. »

Lucy me regarda entre les deux yeux, et vit que je lui disais la vérité. Sans un mot de plus, elle tourna du côté de Cobb’s Hole.

« Arrêtez lui dis-je ; j’attends demain des nouvelles de M. Franklin Blake. Remettez-moi cette lettre, et je la lui ferai parvenir aussitôt par la poste. »

Lucy s’affermit sur sa béquille, et me regarda par-dessus l’épaule.

« Je dois la lui remettre en mains propres, et ne la confierai à nul autre.

— Dois-je lui écrire et lui répéter ce que vous venez de dire ?

— Dites-lui que je le hais, et vous ne répéterez que la vérité.

— C’est bon, c’est bon ; mais la lettre ?

— S’il veut sa lettre, il faudra qu’il revienne ici, et qu’il me la demande, à moi personnellement. »

Sur ces mots, elle partit pour Cobb’s Hole. La fièvre de découverte m’ôta toute dignité ; je la suivis et j’essayai de la faire parler ; tout fut inutile ; j’avais le malheur d’appartenir au sexe qu’elle détestait, et cette boiteuse était ravie de me vexer. Dans le courant de la journée, je m’adressai à Mrs Yolland ; la bonne femme ne sut que pleurer, puis me recommander d’user des consolations de la bouteille hollandaise.

Je trouvai le pêcheur sur la berge, mais il répondit « que c’était une méchante affaire, » et continua à raccommoder ses filets. Il ne me resta donc que la chance d’écrire dès que je le pourrais à M. Franklin Blake.

Je vous laisse à penser si j’attendis avec impatience la poste du jeudi matin ; elle m’apporta deux lettres. L’une, de Pénélope, que j’eus à peine la patience de lire, m’annonçait que milady et miss Rachel étaient arrivées à Londres en bonne santé. L’autre, de M. Jeffco, m’informait que son jeune maître avait déjà quitté l’Angleterre.

M. Franklin, une fois à Londres, avait, paraît-il, été droit à la demeure de son père ; il arriva assez mal à propos. M. Blake père était absorbé par les affaires de la chambre des Communes, et la visite de son fils le surprit au milieu de ce passe-temps favori que l’on appelle en termes parlementaires « la lecture d’un bill. »

M. Jeffco fit entrer M. Franklin dans le cabinet de son père.

« Mon cher Franklin, pourquoi venez-vous me déranger ainsi ? Il y a donc quelque chose qui va mal ?

— Oui, et cela concerne Rachel ; j’éprouve une sérieuse inquiétude à son sujet.

— J’en suis désolé, mais il m’est impossible de vous entendre en ce moment.

— Quand pourrez-vous m’écouter ?

— Mon cher garçon, je ne veux point vous tromper. Je ne serai libre de mon temps qu’à la fin de la session, pas avant ; bonne nuit.

— Bonne nuit, mon père, merci. »

Telle fut leur conversation ; et M. Jeffco me l’écrivit textuellement. Celle qui eut lieu en dehors de la bibliothèque fut plus courte encore.

« Jeffco, voyez à quelle heure part le train correspondant à la marée de demain matin.

— À six heures quarante, monsieur.

— Qu’on m’éveille à cinq heures.

— Vous repartez pour l’étranger, monsieur ?

— Je pars, Jeffco, pour tel lieu où le chemin de fer voudra me conduire.

— Faut-il prévenir monsieur votre père ?

— Vous le lui direz à la fin de la session ! »

Le lendemain matin, M. Franklin était reparti pour l’étranger ; le pays dans lequel il se rendait, personne, à commencer par lui, ne pouvait le deviner. Nous pouvions aussi bien apprendre qu’il était en Europe, en Asie, ou dans toute autre partie du monde ; les chances en faveur de chacune d’elles étaient égales, d’après M. Jeffco.

Ces nouvelles m’interdirent l’espoir de faire d’autres découvertes, puisqu’elles rendaient impossible la rencontre de Lucy la Boiteuse et de M. Franklin. Un seul point restait acquis : Pénélope ne s’était pas trompée en prétendant qu’un amour malheureux avait poussé sa compagne au suicide. Quant à la lettre que Rosanna avait laissée pour M. Franklin, contenait-elle la confession qui avait paru plus d’une fois sur le point de s’échapper des lèvres de la pauvre fille, cela demeurait un secret impénétrable pour le moment. Cet écrit pouvait n’être qu’un adieu, confidence suprême de l’étrange passion que notre housemaid éprouvait pour une personne placée au-dessus d’elle. C’était peut-être aussi un aveu où l’on eût trouvé l’explication de la conduite mystérieuse de Rosanna depuis la disparition du diamant jusqu’au jour où elle était allée chercher la mort aux Sables-Tremblants.

La lettre avait été mise cachetée entre les mains de Lucy, et cachetée elle resterait pour chacun de nous, même pour les parents de cette fille. Nous savions qu’elle avait été la confidente de Rosanna ; j’essayai donc de la faire parler, mais mes efforts et ceux de bien d’autres échouèrent devant son obstination.

Tantôt l’un, tantôt l’autre des domestiques, poussé par la conviction que Rosanna avait volé le diamant et l’avait caché, fouilla et refouilla tous les recoins des rochers vers lesquels on l’avait vue se diriger, mais leurs recherches restèrent vaines. Les marées montèrent et descendirent, l’été suivit son cours et l’automne vint, mais les sables qui avaient reçu la pauvre enfant gardèrent fidèlement son secret.

Les deux lettres que je reçus, celle concernant M. Franklin et celle qui m’annonçait l’arrivée de milady et de miss Rachel à Londres, m’étaient parvenues le mardi ; rien ne survint le mercredi, mais le jeudi m’apporta une seconde lettre de ma fille.

Elle m’apprenait qu’un célèbre docteur de la capitale, consulté au sujet de miss Rachel, avait gagné sa guinée en déclarant qu’elle avait besoin de distractions. On arrangeait donc pour elle une série de plaisirs tels qu’expositions d’horticulture, spectacles, bals, et à la grande surprise de milady, miss Rachel s’y prêtait avec empressement : M. Godfrey était venu les voir, il était toujours aussi aimable pour sa cousine, malgré la façon décourageante dont ses intentions matrimoniales avaient été accueillies le jour anniversaire de la naissance de miss Rachel.

Pénélope était désolée de la gracieuse réception qui lui avait été faite, et de l’autorisation donnée par sa jeune maîtresse d’ajouter son nom à la liste des Dames de charité patronnées par M. Godfrey. Elle me disait aussi que lady Verinder paraissait triste, et avait de longs entretiens avec son avoué. Suivaient quelques réflexions sur une parente pauvre, une certaine miss Clack, dont je vous ai déjà parlé comme étant la voisine de table de M. Godfrey le soir du grand dîner, et comme goûtant fort le vin de Champagne sec.

Pénélope se demandait comment miss Clack n’avait pas encore apparu, mais il ne pouvait se passer longtemps sans qu’elle s’accrochât à milady, comme c’était sa coutume ; ma fille continuait à bavarder ainsi, à la manière des femmes qui n’ont rien de plus à cœur que de se dauber l’une l’autre. Je ne vous aurais pas fait part de ces commérages insignifiants si je n’étais informé que vous êtes destinés à lire la prose de miss Clack à la suite de la mienne. En ce cas, faites-moi la grâce de ne pas croire un mot de ce qu’elle vous dira, si elle vous parle de votre serviteur.

Le vendredi s’écoula sans incident, sauf qu’un des chiens donna des signes de maladie. Je lui administrai une dose de sirop de nerprun et je le mis au régime d’une soupe aux légumes jusqu’à nouvel ordre ; excusez-moi de vous entretenir de si peu de chose, je ne sais comment j’ai fait, veuillez donc l’oublier. Je n’en ai plus pour longtemps à commettre des écarts de plume qui offensent le goût éclairé du jour. Après tout, cette bête était un brave chien qui méritait d’être bien soigné ; les soins ne lui ont pas manqué.

Le samedi, dernier jour de la semaine, sera aussi celui qui clora ma narration.

La poste du matin m’apporta une surprise sous la forme d’un journal de Londres ; qui avait écrit l’adresse ? Après examen, je la reconnus pour être de la même main qui avait noté sur mon agenda le nom du prêteur sur gages, c’est-à-dire de la main du sergent Cuff. Cette découverte piqua ma curiosité et je parcourais la gazette avec assez d’impatience, quand un rapport de police marqué à l’encre attira mes yeux. Je le transcris ci-dessous ; lisez-le attentivement et vous apprécierez à sa valeur la gracieuseté que le sergent m’avait faite en m’envoyant ce journal :

« Lambeth. Un peu avant la fin de la séance de la cour, M. Septimus Luker, commerçant bien connu en pierres précieuses, camées, gravures sur pierre, etc., vint demander conseil au magistrat présidant la séance. Le plaignant disait avoir été ennuyé pendant toute la journée précédente par les allures de quelques-uns de ces Indiens qui vagabondent dans les rues de Londres. Les gens dont il se plaignait étaient au nombre de trois. Après avoir été renvoyés par la police, ils étaient obstinément revenus, et avaient essayé de pénétrer dans la maison sous le prétexte de demander la charité. Expulsés de la maison, on les avait retrouvés rôdant dans les dépendances. Outre l’ennui qu’ils lui causaient, M. Luker avait des raisons pour craindre qu’un vol ne fût prémédité à ses dépens. Sa collection contient plusieurs joyaux uniques, tant de l’art grec que de provenance orientale. La veille même, il avait été obligé de renvoyer un de ses ouvriers, sculpteur sur ivoire des plus habiles dans son métier, qu’il soupçonnait d’une tentative de vol. Cet homme a été reconnu pour être natif de l’Inde, et M. Luker était persuadé que des intelligences existaient entre lui et les jongleurs. Le but de ceux-ci pouvait être de créer un rassemblement dans la rue et de profiter de la confusion qui en résulterait pour s’introduire dans la maison.

« En réponse à une question du magistrat, M. Luker déclare n’avoir à fournir que des présomptions morales quant à l’intention de vol, mais il ajoute que les importunités des Indiens et leurs tentatives pour pénétrer chez lui sont des faits positifs. Le magistrat répond que si les Indiens reviennent à la charge, M. Luker a le droit de les traduire devant la cour qui leur appliquera les peines portées par la loi. Quant aux valeurs dont la garde inquiète le plaignant, c’est à lui de veiller de son mieux à leur sûreté ; il serait peut-être prudent de sa part de s’entendre avec la police, dont l’expérience lui suggérerait quelques moyens de précaution, à prendre ; M. Luker remercie Sa Grâce et se retire. »

Un ancien dont j’ai oublié le nom recommande à ses semblables « de considérer en toutes choses la fin. » En me plaçant à ce point de vue, je serais bien embarrassé de mettre une conclusion au bout des pages que je viens d’écrire, si le simple énoncé des faits ne me dispensait de ce soin. Nous avons passé ensemble de surprise en surprise dans cette affaire de la Pierre de Lune, et nous finissons par quelque chose de plus inattendu que tout le reste, savoir, l’accomplissement des trois prédictions du sergent Cuff moins d’une semaine après qu’il me les eut faites.

J’avais entendu parler le lundi des Yolland, ensuite des trois Indiens, enfin le journal m’entretenait du prêteur sur gages, et remarquez encore que, pendant ce temps, miss Rachel était à Londres ; vous voyez que je déduis rigoureusement les faits, même lorsqu’ils sont contraires à mes désirs. Si vous désertez ma cause pour prendre le parti du sergent, si de toutes ces coïncidences vous concluez que miss Rachel s’entend avec M. Luker, et que la Pierre de Lune est en gage chez ce dernier, je ne pourrai vraiment vous donner tort. Je vous ai amenés à ce point de ma narration à travers une parfaite obscurité, et je regrette d’être obligé de vous abandonner ici avec mes meilleurs compliments en vous laissant dans cette même obscurité.

Qu’est-ce qui m’y oblige ? me dira-t-on, et pourquoi ne pas conduire vos lecteurs qui vous ont accompagné jusqu’ici, vers les régions lumineuses qui se sont ouvertes à vous-même depuis lors ?

Je répondrai que j’agis en vertu d’ordres reçus, et que ces mêmes ordres m’ont été donnés dans l’intérêt de la vérité ; il m’est défendu de poursuivre ma narration au delà de ce que j’avais appris par moi-même à l’époque où je termine mon récit ; je ne dois donc pas vous instruire de ce que d’autres personnes m’ont appris, et je me borne à transcrire ici mes souvenirs personnels, les nouveaux narrateurs étant chargés à leur tour de vous mettre au courant de première main. Dans cette histoire de la Pierre de Lune, il s’agit avant tout de vous présenter la déposition de témoins oculaires. Je m’imagine voir un membre de la famille, lisant ces pages dans cinquante ans d’ici. Dieu ! combien il se sentira flatté de ne rien apprendre par ouï-dire et d’être traité sous ce rapport absolument comme un juge sur son banc !

Nous nous séparons donc, au moins dans le présent, après avoir voyagé longtemps ensemble, et je l’espère avec un sentiment de bienveillance mutuelle. C’est maintenant à Londres que ce diable de diamant indien fait des siennes ; il faut donc que vous l’y suiviez et que vous me laissiez dans la solitude de la campagne.

Veuillez excuser les défauts de mon récit : celui d’abord de vous avoir trop souvent parlé de moi, puis, je le crains, de m’être montré trop familier. Je n’ai jamais eu que de bonnes intentions, et, comme je viens justement de finir mon dîner, je bois avec respect à votre santé et à votre bonheur un verre de l’ale fabriquée chez milady. Puissiez-vous trouver dans ces pages le souvenir que Robinson Crusoé conserva de son séjour dans l’île déserte : « quelque chose qui vous y ait plu et qui fasse pencher la balance de vos sentiments en ma faveur, dans l’appréciation que vous ferez de mes mérites et de mes défauts. »