La Pierre de Lune/II/Première narration/2

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Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome Ip. 235-247).
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Seconde période. Première narration


CHAPITRE II


M. Godfrey suivit de près l’annonce de son nom faite par le domestique ; il agit ainsi du reste en toute chose, il arrive toujours juste à temps !

Il ne marchait pas sur les talons du domestique, ce qui nous eût désagréablement surpris ; il n’était pas assez éloigné pour donner l’ennui d’une porte ouverte et d’un arrêt dans la conversation. C’est dans la stricte observation des devoirs de la vie journalière que se montre le parfait chrétien ; cet excellent homme était vraiment complet.

« Allez prévenir miss Verinder, dit ma tante au domestique, que M. Ablewhite est ici. »

Nous demandâmes toutes deux à M. Godfrey s’il se sentait un peu remis, et si sa santé ne souffrait pas trop de la terrible secousse qu’il venait de subir ; avec son tact exquis, il trouva moyen de nous répondre simultanément ; il adressa ses paroles à lady Verinder, et à moi son aimable sourire.

« Comment ai-je pu mériter tant d’intérêt, s’écria-t-il affectueusement, ma bonne tante, ma chère miss Clack ! J’ai été simplement victime d’une méprise. On s’est borné à me bander les yeux, à m’étrangler et à me jeter sur un méchant tapis qui recouvrait mal un plancher fort dur. Jugez combien j’eusse pu être plus maltraité ! j’aurais pu être volé ou bien assassiné. En fin de compte, qu’ai-je perdu ? Rien que ma force nerveuse, valeur que la loi ne reconnaît pas. Donc, à proprement parler, je n’ai rien perdu du tout. S’il m’avait été loisible d’agir à mon gré, je me serais tu sur cette aventure ; j’ai horreur du bruit et de la publicité. Mais M. Luker a crié, lui, son accident sur les toits, et il en est résulté naturellement que le mien a été rendu public à son tour. J’appartiens aux journaux jusqu’à ce que l’aimable lecteur se lasse de moi. Je suis bien dégoûté de l’importance que les reporters me donnent : puisse-t-il bientôt en être de même des autres ! Mais comment va notre chère Rachel ? se plaît-elle toujours à Londres ? Combien je suis aise de l’apprendre ! Miss Clack, je réclame toute votre indulgence ; je suis bien en retard vis-à-vis du comité et de mes chères coopératrices ; mais j’espère m’occuper la semaine prochaine de la Société des petits vêtements. Avez-vous eu du succès à la réunion de lundi ? Le Conseil avait-il bon espoir pour notre avenir ? et nos pantalons ? sont-ils en bonne voie ? »

Son sourire angélique rendait ses excuses irrésistibles, et l’ampleur de la voix ajoutait un charme extrême à l’intéressante question pratique dont il m’entretenait. À la vérité, nous n’allions que trop bien ; quant aux pantalons, nous en étions littéralement accablés. J’allais le lui dire lorsque, la porte s’ouvrant, nous fûmes dérangés par l’invasion de l’élément mondain, personnifié dans miss Verinder.

Elle s’avança vers M. Godfrey avec une précipitation indécente chez une femme. Ses cheveux étaient dans un désordre choquant et une rougeur excessive empourprait son visage.

« Je suis charmée de vous voir, Godfrey, dit-elle en s’adressant à lui, je regrette de le dire, sur ce ton de familiarité qu’un jeune homme prend vis-à-vis d’un camarade. J’aurais souhaité que vous eussiez M. Luker avec vous ; car vous êtes, vous et lui (tant que la curiosité actuelle durera), les deux lions de Londres. Il est déplacé, même inconvenant de vous dire cela ; un esprit admirablement ordonné comme celui de miss Clack frémit en m’entendant ; n’y prenez pas garde, et dites-moi bien vite toute l’histoire de Northumberland-Street. Je sais que les gazettes ont supprimé quelques détails. »

Notre cher M. Godfrey lui-même avait sa part, part bien faible, j’en conviens, mais enfin il l’avait, dans notre triste héritage d’Adam !

J’avoue que cela me fit peine de le voir tenir la main de Rachel entre les deux siennes, la serrer et la poser sur le côté gauche de son gilet ; il semblait ainsi donner raison à sa malheureuse liberté de langage et à l’impertinente allusion qu’elle m’avait décochée.

« Ma bien chère Rachel, dit-il de cette voix qui nous pénétrait lorsqu’il parlait de l’avenir des pantalons, les journaux vous ont tout appris et mille fois mieux que je ne saurais le faire moi-même.

— Godfrey trouve, observa ma tante, que nous donnons tous trop d’importance à l’affaire ; il me disait qu’il préférait n’en plus parler.

— Pourquoi donc ? »

Elle fit cette question avec une vivacité extrême dans la physionomie, et ses yeux se levèrent soudainement sur M. Godfrey. De son côté, il la couvrit d’un regard rempli d’une indulgence si déplacée et si peu méritée, que je crus devoir intervenir.

« Rachel, ma chérie, objectai-je avec douceur, le vrai courage et la grandeur d’âme sont toujours modestes.

— Vous êtes un excellent garçon à votre manière, Godfrey, reprit-elle sans m’accorder, veuillez le remarquer, la moindre attention, et en s’adressant toujours à son cousin avec la familiarité d’un camarade ; mais je suis sûre que vous ne possédez ni un courage exceptionnel ni tant de grandeur, et j’ai des raisons de croire que, si jamais vous avez eu la modestie en partage, vos admiratrices se seront chargées depuis nombre d’années de vous délivrer de cette rare vertu. Vous avez quelque motif particulier pour vous taire sur l’aventure de Northumberland-Street, et moi, je désire la connaître dans ses détails.

— Ma raison est la plus simple de toutes à comprendre, répondit son cousin, dont la patience envers elle ne se démentait pas ; je suis fatigué de parler de cela.

— Vous êtes fatigué d’en parler ? Mon cher Godfrey, je vais vous faire une observation.

— Laquelle ?

— Vous vivez beaucoup trop dans la compagnie des femmes, et vous y avez pris deux bien mauvaises habitudes. Vous y avez appris à débiter gravement des niaiseries et à faire des contes pour le seul plaisir d’en faire. Vous ne pouvez être franc et net avec vos adoratrices, mais j’entends que vous le soyez avec moi. Allons, asseyez-vous, j’ai une foule de questions sérieuses à vous poser, et j’espère que vous y répondrez sérieusement. »

Elle eut l’aplomb d’emmener M. Godfrey jusqu’à une chaise, près de la fenêtre, où il avait la lumière en pleine figure. Je déplore qu’on m’ait forcée à relater cette conduite et ce langage. Mais enserrée comme je le suis entre l’obligation pécuniaire vis-à-vis de M. Franklin et mon respect pour la vérité, que puis-je faire ? je regardai ma tante. Elle restait immobile, et ne paraissait pas vouloir intervenir ; je ne l’avais jamais vue dans cette sorte de torpeur ; c’était peut-être une réaction naturelle à la suite de la période d’agitation qu’elle venait de traverser. En tout cas, ce symptôme n’était guère rassurant à l’âge de lady Verinder et avec son exubérance de formes.

Pendant ce temps, Rachel s’était établie dans l’embrasure de la fenêtre avec notre aimable, mais trop patient ami. Elle commença la série de questions dont elle l’avait menacé, sans faire plus d’attention à sa mère et à moi que si nous n’avions pas été dans la pièce. »

« La police a-t-elle découvert quelque chose, Godfrey ?

— Rien au monde.

— Il est certain, n’est-ce pas, que les trois hommes qui vous ont tendu ce piège sont les mêmes que ceux qui ont surpris M. Luker ?

— Humainement parlant, chère Rachel, il ne peut y avoir aucun doute.

— Et l’on n’a retrouvé aucune trace de ces gens ?

— Aucune.

— On croit généralement, n’est-il pas vrai, que ces hommes sont les trois Indiens que nous avons vus chez nous à la campagne ?

— Beaucoup de personnes le pensent.

— Et vous ?

— Ma chère Rachel, ils m’ont aveuglé avant que je pusse reconnaître leurs figures ; je ne sais rien de plus que le public. Comment voulez-vous que je me forme une opinion ? »

Vous voyez par cette dernière réponse que même la douceur angélique de M. Godfrey commençait à se lasser de cette persécution intolérable ; je ne me permettrais pas de décider si la curiosité indomptable de miss Verinder, ou son appréhension dont elle n’était pas maîtresse, lui dictait ses questions ; je noterai seulement qu’à la première tentative faite par M. Godfrey pour se lever, elle le saisit par les épaules et le força à se rasseoir !

Oh ! de grâce ! ne dites pas que ces manières sont immodestes ! n’insinuez pas qu’une terreur folle et coupable pouvait seule expliquer une conduite pareille ! mes amis en Dieu, nous ne devons juger personne ! Non, non, ne jugeons pas !

Elle poursuivit ses questions, sans vergogne. Ceux qui ont étudié la Bible à fond songeront peut-être, comme moi, aux enfants aveugles du démon, qui continuaient sans honte leurs orgies à la veille du déluge…

« Parlez-moi un peu de M. Luker, Godfrey.

— J’aurai de nouveau le regret de ne pouvoir vous renseigner, Rachel. Nul ne connaît moins M. Luker que moi.

— Vous ne l’aviez jamais vu avant de vous rencontrer ensemble à la banque ?

— Jamais.

— L’avez-vous revu depuis ?

— Oui. Nous avons été interrogés ensemble, puis séparément, afin de répondre à la police.

— On a dépouillé M. Luker d’un reçu qu’il tenait de ses banquiers, n’est-ce pas ? Que portait ce reçu ?

— C’était celui d’une pierre de grande valeur qu’il avait mise en dépôt à la banque.

— C’est ce que racontent les journaux. Cela peut satisfaire le commun des lecteurs. Mais pour moi, cela ne me suffit point. Le reçu du banquier devait spécifier de quelle nature était cette pierre précieuse.

— Le reçu, m’a-t-on dit, chère Rachel, ne mentionnait aucun détail. Une pierre de valeur, déposée par M. Luker, cachetée de son cachet et ne devant être remise qu’au seul M. Luker. Tels étaient les termes de cet écrit, et je ne sais rien de plus. »

Elle attendit un instant après cela, puis regarda sa mère et soupira ; enfin, fixant de nouveau son regard sur M. Godfrey, elle reprit :

« Il paraît que nos affaires particulières ont occupé les journaux ?

— C’est vrai, et je le regrette.

— De plus, les propos des oisifs et des indifférents tendent à établir une corrélation entre ce qui a eu lieu dans le Yorkshire et les récents événements de Londres.

— Je crains que la curiosité publique ne prenne en effet cette direction.

— Les personnes qui disent que les trois inconnus qui vous ont assailli ne sont autres que les trois Indiens, ajoutent aussi que la pierre précieuse… »

Ici elle s’arrêta tout d’un coup ; elle était devenue de plus en plus pâle depuis un instant. La couleur foncée de ses cheveux rendait cette pâleur plus frappante par le contraste, et si effrayante à voir, que nous crûmes tous qu’elle allait s’évanouir au moment où elle suspendit sa question. Le cher M. Godfrey tenta de nouveau de se lever ; ma tante pria sa fille de ne plus parler, et moi je suivis ma tante avec l’offre modeste d’un flacon de sels. Aucun de nous n’eut la moindre influence sur cette nature rebelle.

« Godfrey, restez où vous êtes ; maman, il n’y a aucune raison pour vous effrayer ainsi. Clack, vous mourez d’envie d’entendre la fin de l’histoire, et je ne m’évanouirai pas, rien que pour vous être agréable. »

Ce sont là les paroles textuelles qu’elle prononça, et que je consignai dans mon journal aussitôt que je fus rentrée. Mais pourtant ne jugeons pas ; âmes chrétiennes, ne condamnez point.

Elle se retourna encore vers M. Godfrey avec une obstination pénible à voir, revint au même point où elle s’était arrêtée, et acheva ainsi sa question :

« Je vous entretenais il y a un instant des on-dit de certaines personnes. Répondez-moi franchement, Godfrey. Ces mêmes gens insinuent-ils que le joyau de M. Luker n’est autre que la Pierre de Lune ? »

Lorsque le nom du diamant vint à être prononcé, je vis mon estimable ami changer de couleur ; il rougit et perdit cette exquise aménité qui est un de ses plus grands charmes. Une noble indignation dicta sa réplique.

« On le dit, en effet, répondit-il. Il y a même des gens qui n’hésitent point à accuser M. Luker d’avoir commis un mensonge pour servir ses intérêts privés. Il a juré mille et mille fois que, jusqu’à cette tentative de violence, il n’avait jamais même entendu parler de la Pierre de Lune. Mais ces odieux diffamateurs répondent, quoique sans donner l’ombre d’une preuve : « Il a ses raisons pour mentir, et nous ne croirions même pas à son serment. C’est honteux, honteux ! »

Pendant qu’il parlait, Rachel le regardait d’une façon étrange que je ne saurais définir. Lorsqu’il eut achevé, elle dit :

« M. Luker n’étant même pas une connaissance pour vous, Godfrey, vous prenez sa cause bien vivement ! »

Mon digne ami lui fit une des réponses les plus évangéliques qu’il m’ait jamais été donné d’entendre :

« J’espère, Rachel, que je prends vivement la cause de tous les opprimés. »

Le ton dont il fit cette réponse eût attendri un rocher ; mais, hélas ! qu’est-ce que la dureté de la pierre, comparée à la sécheresse d’un cœur que la grâce n’a pas régénéré ? Rien ! Elle ricana, oui, je rougis de le répéter, elle lui rit au nez.

« Gardez vos nobles sentiments pour vos comités de dames, mon cher Godfrey. Je suis certaine que la calomnie qui attaque M. Luker ne vous aura pas épargné. »

Ces mots tirèrent enfin ma tante de sa torpeur.

« Ma chère Rachel, fit-elle, vous n’avez aucun droit de parler ainsi.

— Je ne veux de mal à personne, maman ; j’ai même une bonne intention. Accordez-moi un moment de patience, vous le verrez. »

Elle leva sur M. Godfrey des yeux où se lisait une sorte de pitié soudaine, et poussa l’oubli de toute retenue jusqu’à lui prendre la main :

« Je suis sûre d’avoir trouvé la vraie raison de votre répugnance à parler de cette affaire devant ma mère et moi. Un hasard malheureux a réuni votre nom et celui de M. Luker ; vous m’avez appris ce que les mauvaises langues disent de lui, apprenez-moi ce qu’elles racontent de vous. »

Toujours prêt à rendre le bien pour le mal, le bon M. Godfrey essaya jusqu’au dernier moment de lui épargner le coup.

« Ne me le demandez pas, dit-il ; il vaut mieux l’oublier, Rachel ; c’est préférable.

— Et moi, je veux l’entendre, cria-t-elle avec violence.

— Répondez-lui, Godfrey, fit ma tante ; rien ne peut lui faire plus de mal que votre silence. »

Les beaux yeux de son neveu se remplirent de larmes ; il lui jeta un dernier regard suppliant, puis prononça ces fatales paroles :

« Puisque vous le voulez absolument, Rachel, la médisance publique va jusqu’à dire que la Pierre de Lune est en gage chez M. Luker, et que c’est moi qui l’ai engagée. »

Elle sauta sur ses pieds en poussant un cri ; puis regarda alternativement M. Godfrey et sa mère avec une agitation si frénétique que je crus vraiment qu’elle était devenue folle.

« Ne me parlez pas, ne m’approchez pas, » criait-elle, tandis qu’elle s’éloignait de chacun de nous comme l’eût fait une bête pourchassée, et se réfugiait dans un coin de la pièce. « C’est ma faute ! il faut que je répare le mal. Je me suis sacrifiée, j’en avais le droit ; mais je ne puis laisser souffrir un innocent et détruire sa réputation pour la satisfaction de garder mon secret. Mon Dieu, mon Dieu, c’est trop affreux, je ne puis plus le supporter ! »

Ma tante se souleva à moitié, et retomba sur sa chaise. Elle m’appela d’une voix faible et me désigna une petite fiole qui se trouvait dans sa boîte à ouvrage.

« Vite, murmura-t-elle, six gouttes dans de l’eau ; que Rachel ne voie rien. »

En toute autre occasion, cela m’eût paru bien étrange ; mais le temps n’était pas aux réflexions ; je ne songeai qu’à lui donner cette drogue. M. Godfrey m’aida sans s’en douter à cacher ce qui se passait à Rachel, en lui parlant à l’autre bout de la pièce.

« Vraiment, en conscience, vous exagérez ! l’entendis-je lui dire ; ma réputation est trop bien assise pour être à la merci d’une misérable calomnie sans lendemain. Dans huit jours on aura cessé d’y songer ; n’en parlons donc plus. »

Tant de grandeur d’âme la laissa insensible ; sa folie ne fit que s’accroître.

« Il le faut, je veux arrêter tout cela, dit-elle. Maman ! écoutez-moi. Miss Clack, entendez ce que j’ai à dire ! Je connais la main qui a pris la Pierre de Lune. Je sais, et elle appuya extrêmement sur ce mot, je sais que Godfrey Ablewhite est innocent ! Menez-moi devant le magistrat, et j’en ferai le serment. »

Ma tante me serra la main et me dit à l’oreille :

« Placez-vous entre Rachel et moi, qu’elle ne puisse me voir. »

J’aperçus sur son visage une teinte bleuâtre qui m’effraya ; elle vit que j’étais saisie.

« Quelques gouttes de cette potion me remettront dans une minute ou deux, » dit-elle, en fermant les yeux et s’arrêtant un peu.

Sur ces entrefaites, j’entendis l’excellent M. Godfrey qui raisonnait toujours sa cousine :

« Il ne faut pas que vous soyez compromise dans une affaire semblable ; votre réputation, chère Rachel, est trop précieuse pour la risquer ainsi ; elle doit conserver toute sa pureté. »

Rachel éclata de rire.

« Ma réputation ! s’écria-t-elle ; mais je suis accusée, Godfrey, aussi bien que vous ! Le plus habile officier de police de l’Angleterre affirme que j’ai volé mon diamant. Demandez-lui son opinion, il vous dira que j’ai mis la Pierre de Lune en gage afin de payer mes dettes secrètes. »

Elle s’arrêta, et courut à travers la chambre se jeter aux pieds de sa mère.

« Oh ! maman, maman ! il faut que je sois folle, n’est-ce pas, pour ne pas avouer la vérité après cela ! »

Elle était trop emportée pour s’apercevoir de l’état de sa mère ; elle se releva presque aussitôt, et revint à M. Godfrey :

« Je ne vous laisserai jamais accuser et déshonorer par ma faute, ni vous ni aucun innocent. Si vous ne voulez pas me conduire chez le magistrat, préparez une déclaration constatant votre innocence et je la signerai. Faites comme je vous le dis, Godfrey, ou je l’enverrai aux journaux, j’irai plutôt la crier dans les rues ! »

Je craindrais d’affirmer que ce langage fût celui du remords : il vaut mieux supposer qu’elle avait une attaque de nerfs. Le trop indulgent M. Godfrey, pour la calmer, prit une feuille de papier et dressa la déclaration. Elle la signa avec une ardeur fiévreuse.

« Montrez-la partout, ne songez pas à moi, je vous en supplie, disait-elle en la lui rendant. Je crains, Godfrey, de ne vous avoir pas rendu justice jusqu’à présent ; vous êtes plus généreux, plus désintéressé, enfin meilleur que je ne le croyais. Venez me voir aussi souvent que vous le pourrez, et j’agirai de mon mieux pour réparer le tort que je vous ai fait. »

Elle lui donna la main. Ô faiblesse de notre nature déchue ! non-seulement M. Godfrey s’oublia jusqu’à lui baiser la main, mais il prit en lui répondant un ton de douceur qui, dans un cas pareil, était bien un compromis avec le péché !

« Je viendrai, ma chérie, dit-il, à la seule condition que nous n’aborderons plus ce triste sujet. »

Jamais, que je sache, notre héros chrétien ne s’était montré si peu à son avantage.

En ce moment, un coup violent retentit à la porte de la rue. Je regardai par la fenêtre, et je vis arrêtés devant la maison le Diable, le Monde et la Chair, sous la forme d’une voiture, d’un valet de pied poudré et de trois femmes les plus éhontées dans leur mise que j’aie jamais rencontrées de ma vie.

Rachel tressaillit, chercha à se remettre et traversa la pièce pour se rapprocher de sa mère.

« On vient me chercher pour l’exposition d’horticulture, dit-elle ; un mot, maman, avant que je sorte ; j’espère ne pas vous avoir fait de peine ? »

Faut-il blâmer ou plaindre l’absence de sens moral qui peut amener une question pareille, après tout ce qui venait de se passer ? mes penchants miséricordieux m’inclinent vers la pitié. Les gouttes avaient réussi à rendre des couleurs à ma pauvre tante.

« Non, non, ma chère enfant, répondit-elle. Allez avec nos amies, et amusez-vous. »

Sa fille l’embrassa ; j’avais quitté la fenêtre, et je me trouvais près de la porte lorsque Rachel passa. Un autre changement avait eu lieu chez elle ; elle était en larmes. Je la regardai avec intérêt et voulus lui dire quelques mots, puisque son endurcissement cédait enfin. Hélas ! ma sympathie reçut un triste accueil.

« Pourquoi me plaignez-vous ? me dit-elle avec amertume ! ne voyez-vous donc pas combien je suis heureuse ? je vais à une charmante exposition, Clack, et j’ai le plus joli chapeau qui existe à Londres ! »

Elle acheva cette sortie dérisoire en m’envoyant un baiser avant de nous quitter.

Je sens que les mots sont insuffisants pour faire comprendre quelle pitié m’inspirait cette pauvre créature égarée ! Mais les expressions manquent presque autant sous ma plume que l’argent dans ma bourse ! Je dirai pourtant que mon cœur saignait pour elle !

En revenant vers la chaise de ma tante, je vis notre cher M. Godfrey en train de chercher quelque chose dans tous les coins de la chambre. Avant que je pusse lui offrir mes services, il avait trouvé ce qu’il voulait. Il retourna vers nous, la déclaration écrite dans une main et une boîte d’allumettes dans l’autre :

« Chère tante, entrez dans ma petite conspiration ! Chère miss Clack, il s’agit d’une pieuse fraude que votre droiture morale elle-même approuvera. Voulez-vous laisser supposer à Rachel que j’accepte le dévouement généreux qui lui a fait signer ce papier ? Et voulez-vous bien être témoins que je le brûle ici en votre présence ? »

Il mit le feu au papier et le laissa consumer.

« Tous les inconvénients qui peuvent résulter pour moi de cet acte ne sont rien, dit-il, en regard de l’importance qu’il y a à soustraire son nom aux commentaires du public ! Là, nous n’avons plus qu’un inoffensif petit tas de cendres, et notre chère et impétueuse Rachel ne saura jamais ce que nous venons de faire ! Comment vous trouvez-vous, mes excellentes amies ? Pour ma part, je me sens joyeux comme un écolier. »

Son charmant sourire rayonnait ; il tendit les mains à ma tante et à moi. J’étais trop émue par la noblesse de sa conduite pour parler ; je fermai les yeux, et, dans une sorte d’ivresse surnaturelle qui m’enlevait au sentiment de moi-même, je portai sa main à mes lèvres ; il me gronda doucement. Ah ! quelle pure et céleste extase ! J’étais perdue dans mes pensées, et lorsque je rouvris les yeux et que je redescendis sur la terre, il avait disparu ; ma tante restait seule dans la pièce.

J’aimerais à m’arrêter ici et à clore ma narration avec ce récit de la belle conduite de M. Godfrey. Malheureusement il me reste encore beaucoup de choses à raconter, et mes engagements vis-à-vis de M. Blake pèsent sans relâche sur moi. Je n’étais pas au bout des pénibles révélations que je devais entendre ce mardi-là durant ma visite à Montagu-Square.

Quand je me trouvai seule avec lady Verinder, j’amenai, naturellement, la conversation sur sa santé. Je pris un détour pour lui parler du désir étrange qu’elle avait témoigné de cacher son indisposition à sa fille.

La réponse de ma tante me surprit au dernier point.

« Drusilla, dit-elle (si je ne vous ai pas encore appris mon nom de baptême, permettez-moi de vous le faire connaître ici), vous touchez, sans le savoir, à un sujet très-pénible. »

Je me levai sur-le-champ ; la délicatesse voulait qu’après avoir fait mes excuses, je prisse congé. Lady Verinder m’arrêta et insista pour me faire rasseoir.

« Vous avez surpris par hasard un secret que je n’avais confié qu’à ma sœur, Mrs Ablewhite, et à M. Bruff, l’avoué de la famille. Je puis compter sur leur discrétion, et je suis persuadée également de la vôtre quand vous connaîtrez la position. Avez-vous quelque affaire pressante, Drusilla ? Ou votre temps est-il libre cette après-midi ? »

Il est inutile de dire que je me mis à la disposition de ma tante.

« Restez en ce cas une heure avec moi, dit-elle ; j’ai quelque chose à vous dire qui, je le crois, vous affligera à entendre, et j’aurai ensuite un service à vous demander, si vous n’y avez pas d’objection. »

Il est encore superflu d’ajouter que, loin de là, j’étais tout animée du désir de me rendre utile.

« Vous pourrez attendre ici, continua-t-elle, la visite de M. Bruff qui doit venir à cinq heures, et vous nous servirez de témoin, Drusilla, pour la signature de mon testament. »

Son testament ! Je pensai à la fiole qui se trouvait dans sa boîte à ouvrage et à la teinte livide qui s’était répandue sur ses traits. Une sorte d’intuition prophétique illumina mon esprit et me montra une tombe qui n’étais pas encore creusée ; le secret de ma pauvre tante n’en était plus un pour moi.