La Pierre de Lune/II/Première narration/4

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Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome Ip. 258-267).
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Seconde période. Première narration


CHAPITRE IV


La signature du testament prit beaucoup moins de temps que je ne l’avais supposé ; je trouvai qu’on y apportait une hâte indécente. Samuel, le valet de pied, servit de second témoin, et la plume fut placée entre les mains de ma tante. J’avais grande envie de dire quelques mots appropriés à cette solennelle circonstance. Mais les manières de M. Bruff me convainquirent qu’il était plus sage de me contenir tant qu’il serait là. En moins de deux minutes tout fut terminé, et Samuel redescendit sans avoir eu le bénéfice de la petite allocution que j’aurais pu faire.

M. Bruff plia le testament, et regarda de mon côté, s’étonnant sans doute que je ne le laissasse pas seul avec ma tante ; mais j’avais ma mission charitable à remplir, et mon sac de précieux traités reposait sur mes genoux. Autant eût valu essayer de remuer la cathédrale de Saint-Paul qu’entreprendre de m’éloigner de la chambre. Il avait un mérite, dû à son éducation mondaine, mais que je ne nie pourtant pas, il voyait tout de suite l’état des choses. Je parus lui faire la même impression qu’au cocher du cab ; lui aussi murmura une expression profane, mais il se retira en toute hâte, et me laissa maîtresse du terrain.

Dès que nous fûmes seules, ma tante s’étendit sur le canapé, puis revint avec quelque embarras sur le sujet de son testament.

« J’espère, ma chère Drusilla, me dit-elle, que vous ne vous croyez pas oubliée ; je compte vous remettre personnellement mon petit legs. »

Je vis là une occasion unique et la saisis sur l’heure. J’ouvris mon sac, et je pris la publication qui se trouvait sur le dessus ; c’était une des premières éditions (la vingt-cinquième seulement) du célèbre livre anonyme qu’on croit pouvoir attribuer à l’incomparable miss Bellows, et qui est intitulé : Le serpent dans la maison. Comme les lecteurs mondains ignorent peut-être le plan de ce livre, je leur dirai qu’il a pour but de nous montrer comment l’esprit du mal nous guette dans toutes les actions en apparence les plus innocentes de notre vie quotidienne. Les chapitres les mieux appropriés aux besoins des femmes sont : « Satan dans votre brosse ; Satan derrière la glace ; Satan sous la table à thé ; Satan à la fenêtre » et beaucoup d’autres aussi heureusement choisis.

« Veuillez prêter quelque attention à ce précieux livre, ma bonne tante, et vous m’aurez donné tout ce que je puis désirer le plus. »

En parlant ainsi, je lui tendis le livre tout ouvert à un passage d’une éloquence brûlante que j’avais souligné et qui avait pour sujet : « Satan sous les coussins de votre canapé. »

La pauvre lady Verinder, paresseusement étendue sur son sofa, donna un coup d’œil au livre et me le rendit d’un air plus embarrassé que jamais.

« J’ai peur, Drusilla, dit-elle, qu’il me faille attendre d’être mieux pour lire cela. Le docteur… »

Du moment où elle nommait le docteur, je compris ce qui allait suivre ; que de fois dans mon expérience des malades n’avais-je pas vu des membres du corps médical, trop connu pour son impiété, s’opposer à ma mission auprès de ceux de mes semblables qui étaient sur le point de périr, sous le misérable prétexte que le malade avait besoin de repos, et que l’émotion qu’ils redoutaient le plus pour lui était celle que pouvaient causer miss Clack et ses livres !

Je voyais de nouveau le matérialisme aveugle, cherchant à la dérobée à m’enlever le seul droit de propriété que ma pauvreté pût revendiquer, le droit de la propriété spirituelle sur l’âme de ma tante.

« Le docteur me dit, continua cette pauvre créature égarée, que je suis moins bien ce soir. Il m’a défendu de voir des étrangers, et il désire, si je lis, que je ne fasse que des lectures faciles ou amusantes. « Abstenez-vous, lady Verinder, de tout ce qui pourrait fatiguer votre tête ou activer votre pouls. » Telles ont été ses dernières paroles, Drusilla, lorsqu’il m’a quittée tout à l’heure. »

Il ne me restait qu’à céder pour le moment. Toute tentative pour démontrer la supériorité de mon ministère sur celui des médecins n’eût servi qu’à pousser le docteur à profiter de la faiblesse humaine pour menacer sa malade, en cas de désobéissance, de lui retirer ses soins. Il existe heureusement plus d’un moyen de faire le bien, et peu de personnes sont plus versées que moi dans l’art de semer le bon grain.

« Vous pourrez vous sentir plus forte dans une heure ou deux, chère ; ou demain matin peut-être vous éveillerez-vous sentant que quelque chose vous manque, et alors ce modeste volume se trouvera à votre portée. Vous me permettrez de vous laisser ce livre, n’est-il pas vrai ? Le docteur ne saurait s’y opposer. »

Je le glissai sous les coussins, visible à moitié, près de son mouchoir et de son flacon ; de cette façon, chaque fois que sa main chercherait un de ces objets, elle toucherait le livre, et tôt ou tard le livre la toucherait. Cette précaution prise, je pensai à me retirer.

« Je vais vous quitter, chère tante ; reposez-vous bien, et je viendrai demain. »

En disant cela, je regardai par hasard du côté de la fenêtre qui était remplie de fleurs dans des jardinières. Lady Verinder avait la passion de ces trésors périssables et se levait souvent pour aller les voir ou les respirer. Une nouvelle idée traversa mon esprit.

« Puis-je prendre une fleur ? » dis-je, et je me dirigeai vers la fenêtre.

Au lieu de cueillir une fleur, j’en ajoutai une, en ce sens que je plaçai un autre livre de ma collection entre les roses et les géraniums pour y attendre ma tante. Une heureuse inspiration me vint ensuite :

« Pourquoi ne pas faire de même pour elle, pauvre âme, partout où elle entrera ? »

Je lui fis donc mes adieux aussitôt ; et traversant l’antichambre, je me glissai vers la bibliothèque. Samuel qui venait m’ouvrir supposa que j’étais sortie et redescendit. Je remarquai sur la table deux de ces livres amusants recommandés par l’impie docteur. Je les couvris à l’instant de deux de mes précieuses brochures ; dans le parloir du déjeuner se trouvait le serin favori de ma tante ; elle avait l’habitude de lui donner à manger elle-même, et le séneçon l’attendait placé sur une table sous la cage ; sur-le-champ je mis un livre au milieu du séneçon. Dans le salon j’eus l’occasion de loger plus convenablement le précieux contenu de mon sac. Les morceaux de musique que ma tante aimait le plus étaient amoncelés sur le piano. Je glissai deux de mes brochures au milieu des partitions. J’en déposai une autre dans le salon du fond sous une broderie inachevée et que je savais être l’ouvrage de lady Verinder. Une petite pièce ouvrait sur le second salon et n’en était séparée que par des portières ; le vieil éventail de ma tante se voyait sur la cheminée ; j’ouvris mon neuvième volume à un endroit tout à fait bien choisi, et j’y posai l’éventail en guise de signet.

Je me demandai ensuite si je risquerais de monter à l’étage des chambres à coucher, et de me faire peut-être insulter par la personne aux rubans extravagants, si elle me surprenait dans ces parages. Mais qu’était-ce que cela pour une chrétienne ! Je montai, préparée à tout. Tout y était silencieux et solitaire : les domestiques prenaient sans doute le thé à ce moment-là. La chambre de ma tante était sur le devant, et l’on y voyait, suspendue au mur en face du lit, la miniature de mon excellent oncle feu sir John ; il semblait me sourire et me dire :

« Drusilla, déposez encore un livre. »

Des tables entouraient le lit, couvertes d’objets que ma tante, qui dormait mal, croyait lui être nécessaires. Je plaçai un livre sous la boîte à allumettes et un autre sous une boîte de pastilles de chocolat ; ainsi, qu’elle eût besoin de lumière ou d’une nourriture légère, elle rencontrerait sous ses yeux ou sous sa main une pieuse lecture dont l’éloquence muette lui dirait :

« Essayez de moi, essayez de moi. »

Il ne restait plus qu’un seul livre au fond de mon sac, et une seule pièce à explorer. C’était la salle de bain, sur laquelle ouvrait la chambre à coucher. Je m’y hasardai, et la sainte voix intérieure qui ne trompe jamais me cria :

« Vous l’aurez suivie partout, Drusilla ; qu’elle vous rencontre encore ici, et votre œuvre sera achevée. »

Je remarquai une robe de chambre jetée sur la chaise ; elle avait une poche, et dans cette poche je mis mon dernier livre. Les paroles seraient impuissantes à rendre l’exquise satisfaction que me fit goûter le sentiment du devoir accompli, quand je me fus glissée furtivement hors de la maison et que je me retrouvai dans la rue, mon sac vide à la main ! Oh ! mes amis mondains, vous qui poursuivez le fantôme du plaisir, à travers les dangers de la dissipation, qu’il est aisé d’être heureux, si vous voulez être bons !

Lorsque je pliai mes vêtements pour la nuit, et que je réfléchis sur les vraies richesses que je venais de semer d’une main si prodigue du haut en bas de la demeure de mon opulente parente, je vous assure que je me sentis aussi légère que si j’étais revenue aux jours de mon enfance. J’avais le cœur si gai que je chantai un verset de l’Hymne du soir ; mon ravissement était tel que je m’endormis avant de pouvoir finir le second : je vous le dis, la satisfaction de l’enfance, une enfant ! Ainsi se passa cette heureuse nuit. En me levant le lendemain matin, combien je me sentis pleine de jeunesse ! Je pourrais ajouter : combien j’avais l’air jeune ! si j’étais capable de m’arrêter sur ce qui concerne mon corps périssable ; mais je ne commettrai pas cette énormité, je n’ajouterai rien. Vers l’heure du luncheon, je mis mon chapeau pour me rendre à Montagu-Square. Je choisis ce moment parce que c’était celui où j’étais le plus certaine de trouver ma tante, et nullement parce qu’il me permettait de satisfaire ma sensualité. Pendant que je m’apprêtais, la servante du logement que j’occupais entra et me dit :

« Le domestique de lady Verinder désire voir miss Clack. »

Je vivais à cette époque à un rez-de-chaussée ; et le parloir de la façade me servait de petit salon, bien petit, bien bas de plafond, très-pauvrement meublé, mais si propre, et si bien rangé ! J’allai dans le passage voir ce que désirait le messager de lady Verinder. Elle m’envoyait le valet de pied Samuel. Ce jeune homme avait des manières polies et obligeantes, une figure fraîche et des yeux dont l’expression laissait voir qu’il eût été apte à recevoir une pieuse instruction. Je m’étais toujours senti de l’intérêt pour l’âme de Samuel et je désirais essayer sur lui l’effet de quelques paroles sérieuses ; Je profitai de l’occasion pour l’engager à entrer dans mon salon. Il entra, un gros paquet sous le bras ; lorsqu’il le déposa, il parut effrayé :

« Les compliments de milady, miss ; on m’a chargé de vous dire que vous trouveriez une lettre dans l’intérieur du paquet. »

Une fois sa commission faite, je fus surprise de voir ce jeune homme disposé à s’enfuir au plus vite.

Je le retins et je lui fis quelques questions amicales : Pourrais-je voir ma tante, si j’allais chez elle ? Non, elle était sortie en voiture, avec miss Rachel, et M. Ablewhite les accompagnait. Sachant combien le labeur charitable de M. Godfrey souffrait de ses retards, je déplorai qu’il allât se promener comme un oisif. J’arrêtai Samuel près de la porte et lui adressai encore quelques questions empreintes de bienveillance ; miss Rachel devait aller le soir au bal et M. Ablewhite l’accompagnerait, après avoir pris le café à Montagu-Square. On annonçait un concert très-couru pour le lendemain ; Samuel avait l’ordre de prendre des places pour une nombreuse compagnie, y compris un billet pour M. G. Ablewhite.

« Tous les billets risquent d’être pris, miss, dit l’innocent jeune homme, si je ne me hâte pas d’y courir. »

Il sortit précipitamment, me laissant en proie à une foule de pensées inquiètes.

Nous avions convoqué ce soir-là une réunion spéciale de la Société de transformation des vêtements, dans le but d’obtenir l’avis et l’aide de M. Godfrey. Au lieu de soutenir notre association réellement débordée par un flot de pantalons, il s’arrangeait pour passer sa soirée à Montagu-Square, et pour la terminer par un bal ! L’après-midi du lendemain appartenait à la séance du festival de la Société des Dames britanniques pour la répression des amoureux du dimanche ; au lieu d’y assister, lui, l’âme et la vie de cette institution militante, il préférait aller à un concert en compagnie d’une société de mondains ! Je cherchais l’explication de tout cela ; hélas ! cela signifiait que notre héros chrétien se montrait sous un nouvel aspect, et qu’il allait représenter une des erreurs trop communes dans ces temps de tiédeur moderne !

Je reviens au récit de la journée ; en me retrouvant seule dans ma chambre, mon attention fut attirée par le paquet qui avait paru si fort intimider le jeune valet de pied. Ma tante m’aurait-elle envoyé le legs qu’elle m’avait promis ? M’aurait-elle constituée héritière de vieux vêtements démodés, de cuillers d’argent bosselées, de bijouterie mise au rebut, ou d’autres objets de ce genre ? J’étais préparée à tout accepter sans en être blessée ; j’ouvris donc le paquet, et qu’y trouvai-je ? Les douze précieuses publications que j’avais semées la veille dans la maison de Montagu-Square et qu’on me renvoyait sur l’ordre du médecin ! Je m’expliquai alors l’embarras de Samuel chargé de cette triste commission et le désir qu’il éprouvait d’en être quitte au plus tôt. Quant à la lettre de ma tante, elle se bornait, pauvre âme, à me dire qu’elle n’osait contrevenir aux ordonnances médicales.

Que restait-il à faire ? Avec mes principes et mon mode, d’éducation, je ne pouvais hésiter un instant.

Le vrai chrétien qui se sent soutenu par sa conscience, une fois engagé dans une carrière de dévouement, ne cède jamais. Ni influence privée ni intérêt public ne nous font la moindre impression, en regard de la mission que nous avons assumée ; des malheurs peuvent résulter de cette mission, des émeutes, des guerres même en être la conséquence ; mais nous poursuivons notre œuvre, entièrement indifférents à toutes les considérations humaines qui peuvent diriger le monde en dehors de nous. Nous sommes au-dessus de la raison, nous bravons le ridicule ; nous ne voyons, ne sentons, n’entendons qu’avec nos yeux, nos cœurs, nos oreilles, jamais avec ceux de l’humanité. Glorieux privilège ! Et comment l’acquiert-on ? Ah, mes amis, épargnez-vous une question inutile ; nous sommes le seul troupeau qui y parvienne, car nous sommes les seuls élus qui ne peuvent jamais se tromper.

Dans le cas de cette pauvre brebis égarée, la voie que devait suivre ma pieuse persévérance se présentait nettement devant moi.

La préparation par le clergé avait échoué contre les répugnances personnelles de lady Verinder, la préparation par les lectures avait rencontré un obstacle dans l’obstination de l’impie docteur ! Ainsi soit-il ! Ce qui restait maintenant à tenter était la préparation par… les petits papiers. En d’autres termes, les livres eux-mêmes ayant été refusés, des extraits choisis de ces mêmes livres, copiés par différentes mains et adressés sous forme de lettres à ma tante, seraient les uns envoyés par la poste, les autres disséminés dans la maison selon le plan suivi hier par moi.

Le déguisement épistolaire les ferait recevoir sans défiance : ces missives seraient ouvertes, et sans doute lues. J’en écrivis quelques-unes moi-même : « Chère tante, puis-je attirer votre attention sur quelques lignes ? etc. » — « Chère tante, la nuit dernière je lisais, et je tombai sur l’admirable passage suivant, etc., etc. » D’autres lettres furent écrites pour moi par mes dignes sœurs et compagnes de labeur de la Société des petits vêtements : « Veuillez excuser, madame, l’intérêt que vous porte une humble, mais sincère amie. » — « Chère madame, permettrez-vous à une personne sérieuse de venir vous offrir quelques paroles de consolation ? » En multipliant ces appels polis et affectueux, nous ramenions l’attention sur tous les passages importants de mes précieux livres, et notre procédé échappait à la surveillance du docteur matérialiste. Avant que les ombres de la nuit fussent tombées, je possédais une douzaine de lettres d’un effet saisissant, toutes appropriées aux besoins spirituels de ma tante. J’en expédiai aussitôt six par la poste, et j’en gardai six autres dans ma poche pour les distribuer moi-même le lendemain.

Dès que deux heures sonnèrent, je m’établis sur le champ de bataille ; je trouvai Samuel à la porte de lady Verinder et lui adressai quelques questions tout affectueuses.

Ma tante avait passé une mauvaise nuit, me fut-il répondu ; elle était couchée sur le sofa dans la pièce où on avait lu le testament, et elle cherchait à dormir un peu.

Je dis que j’attendrais dans la bibliothèque le moment de la voir ; la ferveur de mon zèle me fit oublier de demander des nouvelles de Rachel ! La maison était silencieuse, et le concert devait être commencé depuis longtemps ; je pensai donc qu’elle et ses compagnons de plaisir, y compris, hélas ! M. Godfrey, y étaient tous. Je me dévouai à ma bonne œuvre pendant que j’en avais le loisir et l’occasion.

La correspondance de ma tante, augmentée de mes six lettres, était posée sur la table de la bibliothèque ; elle ne s’était évidemment pas sentie assez forte pour décacheter un courrier si volumineux. Cette pile de missives à ouvrir avait de quoi l’effrayer, pour peu que l’accablement où elle se trouvait durât pendant le reste de la journée. Je posai donc une de mes lettres sur la cheminée, bien en vue et ne pouvant manquer ainsi d’attirer sa curiosité. Je jetai la seconde sur le parquet de la petite salle à manger ; le domestique qui y entrerait croirait que ma tante l’avait laissée tomber et ne manquerait pas de la lui remettre ; le grain semé ainsi au premier étage, je courus en haut pour accomplir mes pieux desseins dans les salons.

Comme j’entrais dans la pièce de devant, j’entendis frapper à la porte de la rue un coup mesuré, discret, aussi peu bruyant que possible. Avant que je pusse rentrer dans la bibliothèque où on me croyait, l’actif jeune valet de pied descendait à l’antichambre et répondait au visiteur. Du reste, peu m’importait, car dans l’état de santé de ma tante, on n’admettrait pas, pensai-je, de visites. À mon grand étonnement, celui qui s’était annoncé par ce léger coup de marteau à la porte parut faire exception à la règle. La voix de Samuel répondit à quelques questions que je ne pus entendre : « En haut, si vous voulez bien, monsieur. » Au même moment, j’entendis des pas d’homme qui montaient l’escalier et s’approchaient du salon. Quel pouvait être ce visiteur privilégié ? Presque à l’instant où je me faisais cette question, il me vint à l’esprit que ce ne pouvait être que le docteur.

Pour tout autre visiteur, je n’aurais vu aucun inconvénient à ce qu’on me trouvât dans le salon, car n’était-il pas naturel que, fatiguée d’attendre dans la bibliothèque, je fusse montée pour me distraire un peu ? Mais ma dignité personnelle me défendait de me rencontrer seule avec l’homme qui m’avait si gravement insultée par le renvoi de mes livres. Je me glissai dans la dernière petite pièce que j’ai indiquée comme communiquant par des portières avec le salon du fond, et je les laissai retomber ; je n’avais qu’à attendre là quelques minutes ; il était évident qu’on viendrait bientôt chercher le docteur pour le conduire chez sa malade.

J’attendis, mais bien plus que quelques minutes ; on entendait le visiteur aller et venir d’un pas agité, et se parler à lui-même. Je crus reconnaître cette voix ; me serais-je trompée, et, au lieu du docteur comme je le supposais, quelle personne y avait-il là ? M. Bruff peut-être ? Non, un pressentiment m’avertit que ce n’était pas M. Bruff. Quel que fût ce visiteur, il continuait son monologue ; j’écartai un tant soit peu les rideaux, et j’écoutai.

J’entendis :

« Je m’y déciderai aujourd’hui même. »

Et la voix qui prononçait ces paroles était celle de M. Godfrey Ablewhite.