La Pierre de Lune/II/Seconde narration/1

La bibliothèque libre.
Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome IIp. 41-52).
Seconde période. Seconde narration


CHAPITRE I


Mon aimable amie, miss Clack, ayant déposé la plume, je la reprends à mon tour pour deux raisons.

En premier lieu, je suis en position d’éclaircir certains points fort intéressants, qui sont restés jusqu’à présent dans l’obscurité. Miss Verinder avait ses raisons particulières pour rompre son engagement de mariage, et j’étais l’auteur de sa résolution. M. Godfrey Ablewhite avait aussi ses motifs privés pour renoncer à ses droits sur sa charmante cousine, et je découvris ces motifs.

En second lieu, ce fut ma bonne ou ma mauvaise fortune de me trouver mêlé personnellement au mystère du diamant indien. J’eus l’honneur de recevoir à mon bureau la visite d’un personnage oriental, aux manières fort distinguées, qui n’était autre à coup sûr que le chef des trois Indiens. Ajoutez à cela que je rencontrai le lendemain le célèbre voyageur M. Murthwaite, et que j’eus avec lui au sujet de la Pierre de Lune une conversation qui influa grandement sur les événements ultérieurs.

Vous connaissez ainsi mes droits à occuper votre attention dans les pages qui vont suivre. L’histoire véritable de la rupture du mariage vient la première par ordre de date et doit par conséquent être racontée en premier lieu ; mais, pour bien suivre la chaîne des événements, je crois nécessaire, si bizarre que cela vous paraisse, de vous ramener auprès du lit de mon excellent client et ami feu sir John Verinder. Sir John avait sa part — une part assez large peut-être — des faiblesses de l’humanité, celles du moins qui sont les plus innocentes et les plus aimables. J’en mentionnerai une parce qu’elle se rapporte directement au sujet qui nous occupe. Tant qu’il jouissait d’une bonne santé, il éprouvait une répugnance invincible à faire son testament. Lady Verinder usa de son influence pour réveiller en lui le sentiment du devoir qu’il avait à remplir, et j’y joignis mes exhortations. Il admettait la justesse de nos observations, mais en restait là, jusqu’à ce qu’il fût atteint de la maladie qui devait le conduire au tombeau. Alors enfin je fus mandé pour recevoir les instructions de mon client relativement à son testament ; elles furent les plus simples qui m’eussent jamais été données dans le cours de ma carrière d’homme de loi.

Sir John sommeillait lorsque j’entrai ; ma présence le ranima un peu.

« Comment vous portez-vous, monsieur Bruff ? dit-il ; je ne vous retiendrai pas très-longtemps sur le sujet qui vous amène ici ; puis je me rendormirai. »

Il me suivit des yeux avec intérêt pendant que je préparais plume et papier.

« Êtes-vous prêt ? » demanda-t-il.

Je m’inclinai, trempai ma plume et attendis mes instructions.

« Je laisse tout à ma femme ; voilà tout ! » dit-il ; puis il se retourna sur son oreiller et se mit en mesure de se rendormir.

Je fus obligé de le déranger.

« Dois-je entendre, demandai-je, que vous laissez la totalité de vos propriétés de toute nature entièrement à lady Verinder ?

— Oui, dit sir John ; seulement, moi, j’exprime cela en moins de mots ; pourquoi ne faites-vous pas de même et ne me laissez-vous pas dormir ? Tout à ma femme, c’est là mon testament. »

Il avait l’entière disposition de sa fortune qui se composait de biens-fonds et de valeurs mobilières. Dans la grande majorité des cas, je me fusse cru obligé de prier mon client de réfléchir de nouveau, mais dans la circonstance présente, je savais lady Verinder non-seulement digne de la confiance illimitée que son mari plaçait en elle (toutes les honnêtes femmes méritent pareille confiance), mais capable en outre de bien conduire ses affaires, ce qui pour le coup est une rareté qui se voit une fois entre mille. Le testament de sir John fut donc, en moins de dix minutes, rédigé et signé, et sir John put reprendre son somme interrompu.

Lady Verinder justifia de tout point la confiance que son mari lui avait témoignée ; dans les premiers temps de son veuvage, elle m’appela auprès d’elle et fit son testament. Elle envisagea sa position avec un tel bon sens que je n’eus aucun besoin de la conseiller, et ma responsabilité se borna à traduire ses instructions en langue juridique. Quinze jours après le décès de sir John, l’avenir de sa fille était sauvegardé de la façon la plus affectueuse et la plus sage.

Le testament reposa dans mon coffre-fort pendant un nombre d’années que je ne supputerai pas ; ce ne fut que vers l’été de 1848 que j’eus l’occasion de l’y reprendre, et cela dans de tristes circonstances.

À cette époque, les docteurs prononcèrent sur l’état de lady Verinder une sentence qui était un véritable arrêt de mort ; je fus la première personne qu’elle instruisit de sa situation, et elle se montra désireuse de revoir son testament avec moi.

On ne pouvait y rien ajouter de mieux pour sa fille ; mais depuis tant d’années, ses intentions relatives à divers legs s’étaient quelque peu modifiées, et il devint nécessaire d’introduire dans l’acte plusieurs codicilles. Tous ces points arrêtés entre nous, j’obtins de lady Verinder la permission d’en former un second testament, afin d’éviter quelques confusions et répétitions qui défiguraient le premier document et ne s’accordaient pas avec mon sentiment professionnel sur la netteté d’un acte public.

Miss Clack a parlé de la signature de ce second testament, auquel elle servit de témoin.

En ce qui concernait les intérêts pécuniaires de Rachel Verinder, ce testament était la reproduction textuelle du premier. Les seuls changements apportés furent dans le choix du tuteur et dans quelques clauses relatives à ce choix, rédigées sous mon inspiration. Après la mort de lady Verinder, le testament fut placé entre les mains de mon procureur pour être prouvé, selon le terme légal usité en pareil cas.

Environ trois semaines après, je reçus un premier avertissement qu’il se passait sous main quelque chose d’insolite. J’entrais par hasard chez mon ami le procureur, et je remarquai qu’il me reçut avec un intérêt plus vif que coutume.

« J’ai du nouveau à vous apprendre, me dit-il. Que pensez-vous que j’aie su ce matin aux Doctor’s-Commons ? On a demandé le testament de lady Verinder, et il a déjà été examiné. »

C’était en effet une singulière nouvelle ! Il n’y avait rien au monde qui pût être contesté dans le testament, et je ne m’imaginais pas qui pouvait avoir un intérêt à l’examiner. (Je ferai remarquer, pour l’édification de ceux qui l’ignoreraient, que la loi permet à quiconque le demande de prendre communication des testaments aux Doctor’s-Commons, moyennant une rétribution d’un shilling.)

« Avez-vous su qui a fait cette demande ? dis-je.

— Oui ; le clerc n’a pas hésité à m’en instruire. C’est M. Smalley, de la maison Skipp et Smalley, qui a fait la demande. Le testament n’a pas encore été copié sur les grands registres, il ne restait donc d’autre alternative que de se départir de l’usage habituel et de lui laisser voir le document original. Il l’a parcouru attentivement, puis a pris des notes sur son agenda. Avez-vous quelque idée de ses intentions ? »

Je fis un signe négatif.

« Je viendrai à bout de le découvrir, répondis-je, avant vingt-quatre heures d’ici. »

Sur ce, je retournai à mes bureaux. Si toute autre maison d’avoué avait été mêlée à cette affaire, j’eusse rencontré des difficultés dans mes recherches. Mais je savais par quel bout tenir Skipp et Smalley, ce qui rendait ma ligne de conduite plus aisée à suivre. Mon premier clerc, digne et habile homme, était frère de M. Smalley. De là, entre ces messieurs et moi, des rapports indirects dont ils bénéficiaient. Skipp et Smalley ramassaient depuis plusieurs années les miettes qui tombaient de ma table ; en d’autres termes, je leur renvoyais toutes les causes dont, pour des raisons diverses, il ne me convenait pas de me charger.

Ils avaient donc tout intérêt à conserver mon patronage. Je comptais les en faire souvenir dans la présente occasion.

Dès mon retour, je racontai à mon clerc ce qui se passait, et l’envoyai chez son frère, avec « les compliments de M. Bruff, qui serait bien aise de savoir pourquoi MM. Skipp et Smalley ont trouvé nécessaire d’examiner le testament de lady Verinder. »

Ce message amena M. Smalley chez moi ; il convint qu’il avait agi d’après les instructions d’un client, puis il me demanda si ce ne serait pas de sa part une violation du secret professionnel que d’en dire davantage. Nous eûmes une discussion serrée à ce sujet ; au fond, il avait raison et j’étais dans mon tort. Mais la vérité est que j’avais mes soupçons, que je me sentais en colère, et que j’insistai pour en savoir plus long. J’allai plus loin, je refusai même de recevoir de plus amples informations à titre confidentiel, et entendis maintenir mon droit d’en user à ma discrétion ; je fis encore pis, car je profitai de la position où ils étaient vis-à-vis de moi pour exercer sur eux une pression que rien ne peut justifier.

« Choisissez, monsieur, dis-je à M. Smalley, entre le risque de perdre la pratique de votre client, ou bien de ne plus avoir la mienne. »

Je conviens que mes procédés sont indéfendables ; je commettais, ni plus ni moins, un acte de tyrannie ; mais comme tant d’autres tyrans, j’arrivai à mes fins ; M. Smalley fit son choix sans hésiter une seconde. Il sourit et se résigna à me livrer le nom de son client : « M. Godfrey Ablewhite. » C’en était assez pour moi, je n’en demandais pas davantage.

L’intelligence de ce qui va suivre n’étant possible qu’à la condition de connaître certaines clauses du testament de lady Verinder, il convient d’en instruire le lecteur.

Je dirai donc en peu de mots que Rachel Verinder n’était qu’usufruitière de la fortune laissée par sa mère. Le bon sens de cette dernière, joint à mon expérience, en avait décidé ainsi, afin de dégager la jeune fille de toute responsabilité, et pour empêcher qu’elle ne devînt dans l’avenir la victime de quelque coureur de dot. Ni elle ni son futur mari ne pouvaient emprunter un liard sur les propriétés, de quelque nature qu’elles fussent, mobilières et immobilières ; ils auraient de beaux revenus, la jouissance de la maison de Londres et de celle du Yorkshire, mais rien de plus.

Lorsque j’eus appris ce que je voulais savoir, je fus fort embarrassé pour agir.

Depuis huit jours à peine, j’avais été informé des projets d’union de miss Verinder, et cette nouvelle m’avait causé une surprise mêlée de tristesse. Mon amitié et mon estime pour elle m’avaient fait éprouver un chagrin sérieux en la voyant tomber aux mains de M. Godfrey Ablewhite. Eh quoi ! maintenant, cet homme, que j’avais toujours considéré comme un mielleux hypocrite, justifiait la pire opinion que je pusse concevoir de lui et dévoilait le but intéressé de son mariage ! Quand ce serait vrai, me direz-vous, cela ne se voit-il pas tous les jours ? Je vous l’accorde, mon cher lecteur. Mais prendriez-vous la chose aussi légèrement, s’il s’agissait, laissez-moi le supposer, de votre fille ou de votre sœur ?

La première considération à examiner pour moi fut celle de savoir si M. Godfrey Ablewhite tiendrait son engagement, en apprenant ce que son avoué avait découvert pour lui.

Cela dépendait entièrement de sa position pécuniaire, qui m’était inconnue. S’il ne se trouvait pas dans une situation tout à fait désespérée, miss Verinder avec son revenu seul était encore un fort beau parti pour lui. Si, au contraire, il avait absolument besoin de réaliser une somme importante dans un délai donné, alors le testament de lady Verinder atteignait son but et préservait sa fille de devenir la femme d’un gredin pareil.

Cette dernière possibilité admise, il était inutile d’affliger miss Rachel dès les premiers temps de son deuil, en lui apprenant une triste vérité. Mais si ma première prévision venait à se vérifier, je risquais par mon silence de laisser s’accomplir un mariage qui pouvait faire le malheur de toute sa vie.

Dans le doute, je me rendis à l’hôtel où demeuraient Mrs Ablewhite et miss Verinder. Ces dames m’apprirent qu’elles partaient le lendemain pour Brighton et qu’un obstacle imprévu empêchait M. Godfrey de les accompagner ; je résolus aussitôt de prendre sa place. Tant que je n’avais fait que penser à Rachel Verinder, j’avais pu hésiter ; mais quand je me trouvai en sa présence, mon parti fut pris sur-le-champ, et je me décidai, quoi qu’il pût en résulter, à dire la vérité.

L’occasion que je cherchais s’offrit le lendemain de mon arrivée, comme je me promenais avec elle.

« Puis-je m’entretenir avec vous, lui dis-je, de votre projet de mariage ?

— Oui, fit-elle avec indifférence, si vous n’avez rien de plus intéressant à me dire.

— Pardonnerez-vous à l’ancien ami et serviteur de votre famille, miss Rachel, si je vous demande jusqu’à quel point votre cœur est engagé dans la réalisation de ce projet ?

— Je me marie en désespoir de cause, monsieur Bruff. Je ne vois dans le mariage qu’une sorte de bonheur plat qui puisse me réconcilier avec la vie. »

Cette réponse empreinte d’amertume semblait trahir l’existence de quelque roman intime.

Mais je poursuivais mon but et me gardai d’entrer dans aucune digression superflue.

« M. Godfrey Ablewhite ne saurait être de votre avis, dis-je. Son cœur à lui est intéressé dans cette union ?

— Il le dit, et je suppose que je dois le croire. Il ne m’épouserait pas, après tout ce que je lui ai avoué, s’il n’avait de l’affection pour moi. »

Pauvre jeune fille ! la pensée qu’un homme pouvait rechercher sa main dans des vues purement égoïstes et mercenaires ne lui était jamais entrée dans la tête.

Ma tâche était décidément plus difficile à remplir que je ne l’avais prévu.

« Avec mes préjugés d’un autre temps, poursuivis je, je trouve étrange…

— Qu’est-ce qui vous semble étrange ? demanda-t-elle.

— De vous entendre parler de votre futur comme si vous n’étiez pas absolument certaine de son attachement. Croyez-vous avoir quelque raison pour concevoir ce doute ? »

Sa pénétration peu commune saisit un changement dans ma voix ou dans mes manières, lorsque je lui fis cette question, et l’avertit que j’avais une intention en causant avec elle. Elle s’arrêta, retira son bras de dessous le mien, et me sonda du regard.

« Monsieur Bruff, dit-elle, vous avez quelque chose à m’apprendre relativement à Godfrey Ablewhite. Parlez ! »

Je la connaissais trop bien pour ne pas lui obéir, et je lui contai tout.

Elle prit mon bras et se remit à marcher. Je sentis sa main se crisper sur mon bras, et je la vis pâlir de plus en plus pendant que je parlais, mais elle ne me dit rien. Lorsque j’eus fini, elle garda encore le silence, sa tête s’inclina, et elle continua à marcher, sans faire attention à moi, oublieuse de tout, et comme perdue et abîmée dans ses propres pensées.

Je me gardai de la troubler, mon expérience à son sujet m’avait appris, dans cette occasion comme dans d’autres, qu’il fallait la laisser prendre son temps. Le premier mouvement des jeunes filles est en général, lorsqu’elles ont appris quelque chose qui les intéresse, de multiplier les questions, puis de courir s’en entretenir avec quelque amie. Rachel, au contraire, dans les mêmes circonstances, commençait par se renfermer en elle-même et par faire ses réflexions à elle toute seule. Cette force de caractère est un rare mérite chez un homme ; chez une femme elle a l’inconvénient grave de la séparer de son sexe et de prêter à des interprétations erronées de la part du grand nombre ; je crois que je partagerais l’opinion générale, sauf à l’égard de Rachel Verinder. Cette indépendance morale constituait à mes yeux une de ses principales qualités ; je jugeais ainsi, en partie sans doute parce que je l’aimais et l’admirais, puis parce que mon opinion au sujet de la situation prise par elle dans l’affaire de la Pierre de Lune, reposait sur la connaissance que j’avais de ce trait distinctif de sa nature. Quelque fortes que fussent les apparences contre elle par rapport au mystère du diamant, quelque choquante que parût être sa connivence présumée avec le voleur inconnu, je me sentais assuré qu’elle n’avait commis aucune action indigne d’elle, sachant qu’elle n’avait dû prendre aucun parti avant de l’avoir sérieusement examiné à elle toute seule.

Nous avions marché depuis assez longtemps, lorsque Rachel secoua le fardeau de ses préoccupations. Elle me regarda soudain avec une vague réminiscence de son sourire d’autrefois, le plus séduisant sourire de femme que j’aie jamais vu.

« Je dois déjà beaucoup à vos soins, me dit-elle, et je me sens plus que jamais votre obligée. Si vous entendez parler de mon mariage lors de votre retour à Londres, je vous prie de le démentir en mon nom.

— Êtes-vous donc résolue à rompre votre engagement ? demandai-je.

— Pouvez-vous en douter, fit elle avec fierté, après ce que vous venez de m’apprendre !

— Ma chère miss Rachel, vous êtes bien jeune, et vous pouvez rencontrer plus de difficultés que vous ne le prévoyez à sortir de la position actuelle. N’avez-vous pas une amie que vous puissiez consulter ?

— Je n’ai personne, » répondit-elle.

Je fus peiné, bien peiné de l’entendre faire cet aveu. Elle était si jeune et si isolée, et elle supportait si courageusement sa situation ! Dans mon désir de lui être utile, et bien que je me sentisse peu apte à me mêler d’une affaire aussi délicate, je lui fis part des pensées qui me vinrent à l’esprit, telles qu’elles se présentèrent. J’ai eu l’occasion de servir de conseil à un nombre infini de personnes, et dans les circonstances les plus difficiles, mais il ne m’était jamais arrivé de devoir aviser avec une jeune personne au moyen de rompre une promesse de mariage. Je lui suggérai ceci : dire à M. Godfrey Ablewhite, dans une entrevue privée, qu’elle avait connaissance des motifs intéressés dont il s’était inspiré en demandant sa main ; que cette union devenait par suite impossible, et qu’elle lui proposait d’entrer dans ses vues en paraissant rompre d’un commun accord avec elle ; sinon, il la forcerait, en lui faisant opposition, de faire connaître au public les motifs qui la déterminaient. S’il tentait de nier ou d’atténuer les faits, elle n’avait qu’à me l’adresser.

Miss Verinder m’écouta avec attention. Puis elle me remercia gracieusement, tout en me disant qu’elle ne pouvait suivre mon conseil.

« Puis-je vous demander, répondis-je, ce qui vous en empêche ? »

Elle hésita, et enfin me posa à son tour une question :

« Supposez qu’on vous demande d’exprimer votre opinion sur la conduite de M. Godfrey Ablewhite ?

— Oui.

— Comment la qualifieriez-vous ?

— Je dirais que c’est la conduite d’un homme faux et bas.

— Eh bien, monsieur Bruff, j’ai cru en cet homme, et j’ai promis de l’épouser. Comment puis-je après cela lui dire qu’il est bas, qu’il m’a trompée ? Comment puis-je le déshonorer aux yeux du monde ? Je me suis dégradée moi-même en songeant à faire de lui mon époux. Si je lui dis en face ce que vous me conseillez de lui dire, ce sera avouer que j’ai commis une triste erreur, et cela m’est impossible après ce qui s’est passé entre nous. Je ne puis en vérité agir ainsi ! Cette honte ne serait rien pour lui, mais l’humiliation serait insupportable pour moi ! »

Elle me dévoilait là encore une des bizarreries de sa nature ; son horreur de ce qui était bas la rendait sourde à toute autre considération, et elle aimait mieux encourir le risque d’un jugement sévère de la part de ses amis que de se placer en face d’une bassesse dont il lui fallait accepter le contact même momentané ! Jusqu’à ce moment, je n’étais pas entièrement rassuré sur la valeur du conseil que je lui avais donné, mais en la voyant entrer dans cette voie, je ne pus qu’insister fortement auprès d’elle pour la prier de se rendre à mon avis.

Elle secoua la tête et répéta son objection en d’autres termes :

« Il est entré assez avant dans mon intimité pour me demander de devenir sa femme, et je l’ai placé assez haut dans mon estime pour lui donner mon consentement. Je ne puis après cela lui jeter à la figure qu’il est un méprisable personnage !

— Mais, ma chère miss Rachel, objectai-je, vous ne pouvez pas non plus vous dégager sans lui donner quelque raison plausible.

— Je lui répondrai qu’après y avoir mûrement réfléchi, je reste convaincue que, pour chacun de nous, il est préférable d’agir ainsi.

— Rien de plus que cela ?

— Non, rien de plus.

— Avez-vous pesé tout ce qu’il pourra dire de son côté ?

— Il dira ce qu’il lui plaira. »

Je ne pouvais qu’admirer sa fermeté et sa délicatesse, et pourtant je sentais qu’elle se mettait dans son tort ; je la suppliai de considérer sa position ; je lui rappelai qu’elle exposait sa conduite aux plus fâcheuses interprétations.

« Vous ne devez pas, lui dis-je, braver l’opinion publique pour obéir à un sentiment privé.

— Je le ferai, me répondit-elle, et je l’ai déjà prouvé.

— Que voulez-vous dire ?

— Vous avez oublié la Pierre de Lune, monsieur Bruff. N’ai-je pas alors affronté l’opinion publique, pour des raisons qui m’étaient personnelles ? »

Sa réponse me réduisit au silence ; je fus conduit à rechercher, après cet étrange aveu, l’explication de son attitude à l’époque de la perte de son diamant. Plus jeune, j’eusse peut-être réussi à en pénétrer le motif ; je n’y pus parvenir alors.

J’essayai encore d’insister pour la dernière fois, avant la fin de notre promenade : elle resta inébranlable. Mon esprit était étrangement bouleversé lorsque je partis. Elle était obstinée et avait tort ; elle m’intéressait, je lui reconnaissais des qualités admirables, et elle m’inspirait une profonde compassion ! Je lui fis promettre de m’écrire dès qu’elle aurait des nouvelles à donner ; puis je retournai à mes affaires à Londres, le cœur rempli d’inquiétude.

Le soir de mon retour, et avant que je pusse recevoir aucune lettre d’elle, je fus surpris par une visite de M. Ablewhite père, qui venait m’apprendre que son fils avait reçu son congé, et l’avait accepté, ce même jour.

Avec l’opinion personnelle que je m’étais faite sur l’affaire, la seule annonce du résultat de l’entrevue des cousins me suffit pour comprendre le motif de la soumission de M. Godfrey, et cela aussi clairement que s’il me l’eût expliqué lui-même. Il était en quête d’une somme importante et en avait besoin à jour fixe. Les revenus de Rachel, qu’il eût été heureux de trouver en toute autre circonstance, ne pouvaient ici lui venir en aide ; Rachel avait donc pu reprendre sa liberté sans rencontrer de ce côté d’obstacles sérieux. Si on m’accuse de jugement téméraire, je demanderai à mon tour quel autre motif pourrait expliquer la facilité de M. Godfrey à renoncer à un mariage qui l’eût mis dans une position superbe jusqu’à la fin de ses jours.

La suite de mon entrevue avec M. Ablewhite père atténua sensiblement la joie que j’aurais été tenté d’éprouver en voyant l’heureuse issue de l’affaire.

Naturellement il venait me demander si je pourrais lui donner quelque éclaircissement sur la conduite incompréhensible de miss Verinder. Inutile de dire que je me trouvai hors d’état de lui fournir les renseignements qu’il désirait. Ma réponse ne fit qu’accroître la mauvaise humeur dans laquelle l’avait mis sa dernière conversation avec son fils, et sous l’empire de l’irritation M. Ablewhite perdit sa prudence accoutumée. Ses regards et son langage me convainquirent que miss Verinder trouverait en lui un homme exaspéré, lorsqu’il la rejoindrait le jour suivant à Brighton.

Je ne dormis pas de la nuit et passai ce temps à méditer sur ce qu’il convenait de faire. Comment finirent mes réflexions et comment M. Ablewhite se chargea de donner raison à mes craintes, point n’est besoin de vous l’apprendre ; cela, m’a-t-on dit, a déjà été indiqué en son lieu et place par la vertueuse miss Clack. Je dirai donc seulement, afin de compléter ce récit, que miss Verinder trouva enfin, la pauvre enfant, dans ma maison de Hampstead la tranquillité et le repos qui lui étaient si nécessaires. Elle nous fit l’honneur d’un long séjour ; ma femme et mes filles étaient charmées de la posséder au milieu d’elles, et quand les exécuteurs testamentaires eurent désigné un nouveau tuteur, miss Rachel, je suis fier et heureux de le constater, se sépara de ma famille comme on se sépare de vieux amis.