La Pierre de Lune/II/Troisième narration/04

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Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome IIp. 90-104).
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Seconde période. Troisième narration


CHAPITRE IV


Je ne saurais décrire les sensations que j’éprouvais ; je crois que le choc fut si violent qu’il suspendit un instant toutes mes facultés. Je ne savais certainement pas ce que je faisais quand Betteredge me rejoignit, car il me dit qu’il m’avait trouvé riant, qu’il m’avait demandé pourquoi, et que je lui avais mis la robe de nuit dans les mains en lui disant de résoudre l’énigme lui-même.

Je n’ai pas le plus léger souvenir de ce qui se passa entre nous ; la première chose que je me rappelle ensuite est la plantation de pins. Betteredge se dirigea avec moi vers la maison et m’assura que nous saurions regarder la question en face, quand nous aurions pris un verre de grog. La scène change ensuite et nous sommes dans le petit parloir de Betteredge ; j’ai oublié ma résolution de ne pas entrer dans la maison de Rachel ; je savoure avec délices la fraîcheur et la tranquillité de la chambre ; je bois le grog, ce qui est contre toutes mes habitudes à cette heure de la journée. En tout autre cas, ce breuvage inusité, que mon vieil ami a préparé avec de l’eau presque glacée, ne réussirait qu’à m’alourdir ; mais dans l’état où je me trouve, il donne du ton à mes nerfs. Je commence à « regarder la question en face, » comme Betteredge me l’a prédit, et Betteredge, de son côté, ne me le cède pas sous ce rapport.

Ma conduite, dans cette occasion, paraîtra, je le crains, fort étrange, pour ne pas dire plus. Placé dans une situation presque sans exemple, quel est mon premier mouvement ? Est-ce que je me retire à l’écart pour analyser dans la solitude le fait monstrueux que je ne puis comprendre et que pourtant l’évidence me force à admettre ? Est ce que je songe à retourner sur l’heure à Londres afin de consulter les gens les plus compétents et de soulever une enquête immédiate ? Non. J’accepte l’abri d’une maison où je m’étais juré de ne jamais rentrer, et je me mets à boire un mélange de brandy et d’eau, en compagnie d’un vieux serviteur, à dix heures du matin. Pouvait-on s’attendre à cette conduite de la part d’un homme aussi cruellement atteint que je l’étais ? Je n’ai à cela qu’une réponse à faire, c’est que j’éprouvais un soulagement inexprimable à voir la bonne vieille figure de Betteredge et que son grog m’aida, mieux que toute autre chose, à sortir de l’état de prostration physique et morale où j’étais tombé. Voilà ma seule excuse ; du reste, je ne puis qu’admirer la dignité imperturbable et le constant respect de la logique, qui distinguent sans doute mes lecteurs et lectrices dans toutes les circonstances de leur vie, depuis le berceau jusqu’à la tombe.

« Maintenant, monsieur Franklin, une chose est en tout cas certaine, dit Betteredge en jetant la robe de nuit sur la table placée entre nous et en parlant comme il l’eût fait d’une créature vivante ; elle ment, pour commencer. »

Ce point de vue consolant n’était pas celui qui se présentait à mon esprit.

« J’ai aussi peu conscience d’avoir pris le diamant que vous-même, lui dis-je ; mais voici un témoin accablant contre moi ! La tache sur le vêtement et ma marque personnelle sont bien des réalités. »

Betteredge souleva mon verre et le plaça d’une façon persuasive dans ma main.

« Des réalités ? reprit-il, prenez encore un peu de grog, monsieur Franklin, et vous n’aurez plus la faiblesse de croire aux réalités, monsieur, poursuivit-il à voix plus basse. Voici ma manière de déchiffrer cette énigme : nous avons à faire à une lâche calomnie, il faut que vous et moi en découvrions l’origine. N’y avait-il rien autre chose dans la boîte lorsque vous y mîtes la main ? »

La question me rappela immédiatement la lettre que j’avais dans ma poche, je la sortis et l’ouvris. Elle contenait plusieurs pages d’une écriture très-fine ; je cherchai impatiemment la signature, qui portait : « Rosanna Spearman. »

Comme je lisais ce nom, un souvenir soudain traversa mon cerveau, et je conçus un soupçon nouveau.

« Un instant ! m’écriai-je ; Rosanna avait été donnée à ma tante par une maison de correction ; Rosanna Spearman avait été une voleuse ?

— Ceci, on ne peut le nier, monsieur Franklin. Mais qu’en résulte-t-il ?

— Qu’en résulte-t-il ? Comment pouvons-nous savoir si ce n’est pas elle qui a volé le diamant ? N’a-t-elle pas pu tacher volontairement ma robe de nuit avec de la peinture…

Betteredge posa sa main sur mon bras et m’arrêta avant que j’eusse pu poursuivre :

« Vous prouverez votre innocence, monsieur Franklin, ceci ne peut faire l’ombre d’un doute ; mais j’espère que ce ne sera pas de cette façon ; lisez d’abord la lettre : par respect pour la mémoire de cette pauvre fille, voyons d’abord la lettre. »

Je fus frappé du sérieux avec lequel il me parlait, et le ressentis presque comme un reproche.

« Vous vous formerez une opinion d’après sa lettre, dis-je ; je vais vous la lire. »

Je commençai par les lignes suivantes :

« Monsieur, j’ai un aveu à vous faire ; une confession qui renferme bien des souffrances peut parfois être contenue en quelques lignes ; la mienne se composera de trois mots : je vous aime. »

Le papier me tomba des mains ; je regardai Betteredge.

« Au nom du ciel, dis-je, que signifie cela ? »

Il parut craindre de répondre à ma question.

« Vous et Lucy la Boiteuse avez été seuls ensemble ce matin ; ne vous a-t-elle rien dit sur Rosanna Spearman ?

— Elle ne l’a même pas nommée.

— Veuillez reprendre la lettre, monsieur Franklin. Je vous le dis franchement, je n’ai pas le cœur de vous affliger après tout ce que vous avez déjà eu à supporter. Laissez la parler pour elle-même, monsieur, et continuez votre grog. Croyez-moi, dans votre intérêt, achevez votre grog. »

Je repris la lecture de la lettre :

« Il serait honteux à moi de venir vous faire cet aveu si, lorsque vous le lirez, j’étais encore en vie ; je serai morte et disparue quand vous trouverez ma lettre, et c’est là ce qui m’inspire de la hardiesse. Il ne restera pas même de moi une tombe pour rappeler mon souvenir ; je puis donc dire la vérité, sachant que les Sables m’attendent pour me recevoir, lorsque mon triste récit sera achevé.

« De plus, vous trouverez votre robe de nuit dans la cachette, avec sa tache de peinture sur elle ; vous aurez le désir de savoir comment il se fait qu’elle ait été mise là par moi, et pourquoi je ne vous en ai pas instruit de mon vivant. Je ne puis vous donner qu’une seule raison. J’ai fait toutes ces choses étranges parce que je vous aimais.

« Je ne vous ennuierai pas en vous racontant la vie que je menais avant votre arrivée chez milady. Lady Verinder me prit dans un refuge, et je sortais de prison ; j’y avais été mise parce que je volais : j’étais devenue une voleuse parce que ma mère descendait, elle, dans la rue, alors que j’étais une toute petite fille. Ma mère était tombée si bas parce que le gentleman qui était mon père l’avait abandonnée. Il est inutile de s’étendre sur une histoire tellement banale ; on en trouve tous les jours de pareilles dans les journaux.

« Lady Verinder et aussi M. Betteredge furent bien bons pour moi ; ces deux personnes, ainsi que la Directrice du refuge, sont les seules créatures bonnes et honnêtes que j’aie jamais connues dans ma vie. J’eusse pu me maintenir, non avec bonheur, mais enfin me maintenir dans ma place sans votre arrivée dans la maison. Je ne vous blâme pas, monsieur ; ce fut ma faute, et bien ma faute.

« Vous souvenez-vous du matin où vous êtes arrivé par les Sables près de M. Betteredge ? Vous m’apparûtes comme le prince des contes de fées, comme un amoureux dans un songe, et vous réalisiez ce que j’avais pu rêver de plus parfait parmi les créatures humaines. Une révélation de la vie heureuse que je devais toujours ignorer surgit devant moi dès que je vous vis. Ah ! ne riez pas de ma folie, si vous le pouvez ! Que ne donnerais-je pas pour vous faire comprendre combien elle était sérieuse pour moi !

« Je rentrai à la maison, j’écrivis votre nom et le mien dans ma boîte à ouvrage, avec un lacs d’amour au-dessous. Alors le diable, ou plutôt quelque bon ange me souffla : « Va te regarder dans la glace. » Le miroir me dit… mais peu importe ; je fus trop sotte pour accepter l’avertissement. Je continuai à devenir de plus en plus éprise de vous, comme si j’étais une dame de votre rang ou une belle créature sur laquelle vos yeux se reposeraient. J’essayai, Dieu sait combien de fois, d’obtenir un regard de vous. Si vous aviez pu deviner les larmes de douleur que me faisait verser toutes les nuits votre dédain, vous m’eussiez peut-être plainte, et l’aumône d’un de vos regards m’eût aidée à vivre.

« Vos yeux n’auraient du reste pas été fort tendres si vous aviez su combien je haïssais miss Rachel. Je crois que je découvris votre amour pour elle avant que vous en eussiez conscience vous-même. Elle avait l’habitude de vous donner des roses à mettre à votre boutonnière. Ah ! monsieur Franklin, vous portiez mes roses plus souvent que ni elle ni vous ne vous en doutiez ! La seule petite satisfaction que j’avais à cette époque était de substituer ma rose à la sienne dans votre verre d’eau, puis de jeter celle de miss Verinder.

« Si elle avait été aussi jolie que vous la trouviez, j’aurais mieux supporté votre inclination ; mais non, je l’aurais encore plus détestée. Supposez que miss Rachel soit mise comme une servante privée de toute parure ! Je ne sais à quoi sert que j’écrive cela ! On ne peut nier qu’elle ait une vilaine taille ; elle est trop maigre. Mais qui peut dire ce qui plaît aux hommes ? Les jeunes ladies peuvent se permettre mille manières qui nous feraient perdre notre place ; ceci n’est pas mon affaire, et je ne puis espérer que vous lirez ma lettre si je continue ainsi. Pourtant il est enrageant d’entendre vanter la beauté de miss Rachel lorsqu’on sait que c’est à sa toilette et à son assurance qu’elle doit sa réputation.

« Tâchez de ne pas perdre patience, monsieur ; je vais arriver aussi vite que je le pourrai au moment qui ne peut manquer de vous intéresser, c’est-à-dire à celui de la perte du diamant. Mais j’ai une chose sur le cœur dont il faut que je vous parle d’abord.

« Ma vie n’était pas lourde à supporter à l’époque où je volais. Ce ne fut que lorsqu’au refuge on m’eut appris à sentir ma dégradation, et que j’essayai de bien faire, que les jours devinrent longs et monotones. La pensée de l’avenir m’assaillit. Tous les honnêtes gens, même ceux qui me témoignaient de la bonté, devinrent un reproche vivant pour moi. Quoi que je fisse, où que j’allasse, avec quelques personnes que je vécusse, le sentiment pénible de mon isolement me suivait. Mon devoir était, je le sentais, de me lier avec mes camarades dans ma nouvelle place, et pourtant je ne pus jamais me rapprocher d’elles. Elles paraissaient, ou plutôt je me le figurais, soupçonner quel était mon passé ; je ne regrette pas, loin de là, les efforts faits pour me réformer ; mais néanmoins, mon Dieu ! que la vie était devenue sombre ! Vous l’aviez traversée comme un rayon de soleil, et vous aussi, vous veniez à me manquer. Je fus assez folle pour vous aimer, et je ne pouvais même attirer votre attention ! Il y avait bien des peines, bien des amertumes dans mon existence.

« J’arrive maintenant à ce que je voulais vous dire. Dans ces jours de tristesse, j’allai deux ou trois fois à ma place favorite, la berge située au-dessus des Sables-Tremblants. Je me disais à moi-même : « Tout finira ici, lorsque je ne pourrai plus supporter la vie ; je pense que tout finira ici. » Il faut que vous compreniez, monsieur, que ce lieu exerçait une sorte de fascination sur moi dès avant votre arrivée ; j’avais toujours eu le pressentiment que les Sables seraient pour quelque chose dans ma destinée. Mais je n’y avais jamais songé comme au moyen de me débarrasser de l’existence jusqu’au temps dont je vous entretiens ici. Alors je pensai que là était le lieu qui terminerait toutes mes peines et me cacherait ensuite à jamais.

« Voilà tout ce que j’ai à vous apprendre à mon sujet, à partir du moment où je vous vis pour la première fois jusqu’à celui où l’alarme fut donnée dans la maison par la perte du diamant. Je fus choquée des sottes conjectures que les femmes de la maison émettaient relativement au vol, et, ignorant alors ce que je sus plus tard, je me sentis si irritée contre vous par suite de votre empressement à faire intervenir la police, que je me tins autant que possible en dehors de mes compagnes jusqu’à ce que l’officier de police arriva vers la fin de la journée. M. Seegrave commença, si vous vous en souvenez, par établir une surveillance à la porte de nos chambres, et toutes les femmes coururent après lui pour lui demander ce qui leur valait cette insulte ; je les suivis afin de ne pas me singulariser, car avec un homme comme M. Seegrave mon absence m’eût fait soupçonner tout de suite. Nous le trouvâmes dans la chambre de miss Rachel ; il nous dit qu’il n’avait pas besoin d’un tas de femmes dans la pièce ; puis, montrant sur la porte une partie de la peinture qui était abîmée, il accusa nos jupes d’en être cause et nous renvoya toutes en bas.

« Après être sortie de la chambre, je m’arrêtai sur le palier afin de voir si par hasard la tache de peinture ne se trouvait pas sur ma robe. Pénélope Betteredge (la seule des filles de service avec laquelle je fusse dans des termes d’amitié) vint à passer et remarqua ce que je faisais.

« — Vous n’avez pas besoin de chercher, Rosanna, me dit-elle ; la peinture en question est sèche depuis des heures. Si M. Seegrave ne vous avait pas fait espionner ainsi, je le lui eusse appris ; je ne sais ce que vous pensez de son impertinence ; mais quant à moi, personne ne m’a jamais insultée de la sorte ! »

« Pénélope s’emportait aisément ; je la calmai et la ramenai à ce qu’elle venait de me conter de l’état de la peinture.

« — Comment savez-vous cela ? lui demandai-je.

« — J’ai passé ma matinée d’hier, reprit-elle, avec miss Rachel et M. Franklin, à mélanger les couleurs pendant qu’ils finissaient cette porte. J’ai entendu miss Rachel demander si elle serait sèche le soir de façon qu’on pût la montrer aux invités réunis pour fêter l’anniversaire de sa naissance. M. Franklin fit un signe de tête négatif et dit qu’il lui fallait douze heures pour sécher. Ceci était bien après le luncheon ; ils n’ont terminé qu’à trois heures de l’après-midi. Faites maintenant appel à vos connaissances arithmétiques, Rosanna ; moi, mes calculs établissent que la porte était sèche à trois heures du matin.

« — Quelques-unes de ces dames sont-elles montées la voir dans la soirée ? demandai-je ; il me semble avoir entendu miss Rachel les prier de ne pas s’approcher de la porte.

« — Aucune de ces dames n’a pu enlever cette partie de la peinture ; car j’ai quitté miss Rachel après l’avoir couchée, vers minuit, et la porte était alors en parfait état.

« — Ne devriez-vous pas dire tout cela à M. Seegrave, Pénélope ?

« — Pour tout l’or du monde, je ne dirai pas un mot qui puisse aider M. Seegrave. »

« Elle retourna à ses occupations et moi aux miennes.

« J’étais chargée, monsieur, de faire votre lit et de mettre votre chambre en ordre ; j’y passais l’heure la plus heureuse de ma journée. Je déposais un baiser sur l’oreiller où votre tête avait reposé ; qui que ce soit qui ait fait votre service depuis lors, je le défie d’avoir aussi bien rangé vos effets que moi ; jamais un grain de poussière ne déparait aucun des petits objets qui garnissaient votre nécessaire de toilette ; vous n’y prîtes pas plus garde que vous ne faisiez attention à ma personne ; mais excusez-moi, je m’oublie ; je vais continuer et me hâter.

« Ce même matin, j’allai faire mon ouvrage chez vous, votre robe de nuit était jetée sur le lit, comme lorsque vous l’aviez ôtée ; et qu’y vis-je ? La tache de peinture provenant de la porte de miss Rachel !

« Je fus si effrayée de cette découverte, que je sortis, le vêtement à la main, et que je courus m’enfermer dans ma chambre ; il me tardait d’être dans un lieu où personne ne viendrait me déranger. Aussitôt que j’eus repris mes esprits, la conversation que j’avais eue avec Pénélope revint à ma mémoire.

« — Voici la preuve, me dis-je, qu’il était dans le boudoir de miss Rachel entre minuit et trois heures du matin ! »

« Je n’ose vous dire en propres termes quel fut mon premier soupçon, lorsque j’eus fait cette observation. Vous vous fâcheriez contre moi et vous déchireriez ma lettre sans la lire.

« Laissons donc cela ; d’ailleurs, après y avoir bien songé, je trouvai peu probable qu’il en fût ainsi par la raison que je vais vous donner. Si vous aviez été auprès de miss Rachel à cette heure-là, du consentement de miss Rachel, et que vous eussiez été assez imprudent pour oublier la peinture de la porte, elle vous l’eût rappelée, et, en tous cas, ne vous eût pas laissé emporter étourdiment un témoignage aussi accablant contre elle ! Toutefois, j’avouerai en même temps que la fausseté de mes soupçons ne m’était pas absolument démontrée ! Veuillez vous rappeler qu’il faut faire dans tout ceci la part de mon aversion pour miss Rachel. En fin de compte, je me décidai à conserver la robe de nuit et à attendre pour voir l’usage que j’en pourrais faire ; notez bien qu’à ce moment-là j’étais à mille lieues de supposer que vous ayez pu voler le diamant. »

J’interrompis ici ma lecture pour la seconde fois.

J’avais lu avec une surprise mêlée de chagrin tout ce qui, dans la confession de cette malheureuse femme, se rapportait à ma personne. Je déplorais la suspicion dont j’avais entaché sa mémoire avant d’avoir ouvert sa lettre. Mais lorsque j’arrivai au passage ci-dessus mentionné, j’avoue que je me sentis plein d’amertume contre Rosanna Spearman.

« Lisez la suite vous-même, dis-je à Betteredge en lui tendant la lettre ; si elle renferme quelque chose que j’aie intérêt à connaître, vous pourrez me le dire.

— Je vous comprends bien, monsieur Franklin, fit-il ; votre irritation est toute naturelle, monsieur. Et, Dieu me pardonne, ajouta-t-il tout bas, son sentiment n’est pas moins naturel chez elle. »

Je copie la suite de la lettre d’après l’original que j’ai là sous les yeux :

« Décidée comme je l’étais à garder la robe et à en tirer parti dans l’avenir au profit de ma tendresse ou de ma vengeance, je devais d’abord songer au moyen de la garder sans crainte d’être découverte.

« Pour cela, mon unique ressource était d’en refaire une autre absolument semblable avant le samedi, jour où la lingère venait ramasser le linge. Je n’osai remettre mon entreprise au lendemain vendredi, de peur qu’il ne survînt quelque accident dans l’intervalle. Je résolus de confectionner ce vêtement le même jour jeudi, où, en m’y prenant bien, je pouvais m’assurer la libre disposition de mon temps. Aussitôt que j’eus serré votre robe de nuit dans mon tiroir, je retournai à votre chambre, moins pour finir d’y ranger (Pénélope l’aurait fait à ma place si je l’en avais priée) qu’afin de savoir si vous n’aviez pas mis accidentellement de la peinture sur vos draps ou sur un objet quelconque.

« J’examinai le tout en détail, et je trouvai en effet quelques traces de couleur sur la doublure intérieure de votre robe de chambre, non de celle de la saison, mais sur une en flanelle, et je supposai qu’ayant senti du froid avec le vêtement léger que je cachais, vous aviez mis celui-ci par dessus l’autre. En tout cas, les taches étaient bien visibles, mais je les effaçai aisément, et, cela fait, il ne restait d’autre preuve contre vous que la robe renfermée dans mon tiroir.

« Je finissais de ranger votre chambre lorsqu’on m’envoya chercher pour être, comme tout le reste de la maison, questionnée par M. Seegrave ; puis on examina nos malles. Enfin survint l’événement le plus étrange pour moi de la journée depuis la découverte de votre robe de chambre : ce fut le second interrogatoire de Pénélope par M. Seegrave.

« Pénélope revint vers nous exaspérée des procédés de l’inspecteur vis-à-vis d’elle. Il lui avait laissé clairement entendre qu’il la soupçonnait d’être l’auteur du vol. Nous fûmes toutes si étonnées de cette belle invention de l’officier de police, que la première question fut :

« — Mais pourquoi ?

« — Parce que le diamant était dans le boudoir de miss Rachel, et que je suis la dernière personne qui ait quitté cette nuit ladite pièce. »

« Avant qu’elle eût achevé sa réponse, je pensai qu’une autre personne s’était trouvée plus tard encore qu’elle dans le boudoir, et cette personne c’était vous. Toutes mes idées se confondirent dans mon cerveau ; mais au milieu du désordre de mes pensées, quelque chose me disait que les taches de votre vêtement pouvaient avoir une signification bien différente de celle que je leur avais attribuée jusque-là.

« — Si on doit arrêter ses soupçons sur la dernière personne qui a quitté le boudoir, pensais-je, le voleur n’est point Pénélope, mais bien M. Franklin Blake ! »

« S’il s’était agi de tout autre gentleman, ce soupçon ne se serait pas plus tôt formulé à mon esprit que j’en aurais eu honte. Mais la pensée que vous, mon idéal, vous aviez pu descendre à mon niveau, et qu’en me mettant en possession de la preuve accusatrice, je tenais entre mes mains le moyen de vous sauver d’un éternel déshonneur, cette pensée, dis-je, m’ouvrit une telle espérance de gagner vos bonnes grâces que je passai aveuglément du soupçon à la conviction. Je compris que vous vous étiez montré le plus actif de tous dans les démarches et les recherches, afin de mieux nous dérouter, et j’en conclus que la main qui avait volé le joyau était bien décidément la vôtre.

« L’exaltation dans laquelle me jeta cette nouvelle façon d’envisager les choses me fit, je crois, tourner la tête. Je fus dévorée d’un désir insensé de vous voir, de vous mettre à l’épreuve par quelques mots au sujet du diamant, d’attirer, de forcer votre attention ; je me coiffai et m’ajustai de mon mieux ; puis j’allai hardiment vous trouver dans la bibliothèque où vous écriviez.

« Vous aviez oublié une de vos bagues dans votre chambre, et c’était une excuse suffisante pour justifier ma démarche auprès de vous. Mais, oh ! monsieur, si jamais vous avez aimé, vous comprendrez comment tout mon courage s’évanouit lorsque j’entrai dans la pièce et que je me trouvai en votre présence. Et puis vous me regardâtes d’un air si froid, et vos remerciements, quand je vous rendis la bague, furent exprimés avec tant d’indifférence, que je sentis mes genoux fléchir sous moi comme si j’allais tomber. Après m’avoir remerciée, vous vous remîtes à écrire. L’humiliation que j’éprouvai d’être traitée de la sorte fut telle qu’elle me donna la force de reprendre la parole.

« — C’est une étrange affaire, monsieur, dis-je, que celle de ce diamant. »

« Je vous vis lever les yeux, et me répondre :

« — Oui, en effet. »

« Vous étiez poli, je ne puis le nier, mais quelle cruelle distance vous mainteniez entre nous ! Croyant, comme je le faisais, que vous portiez le diamant caché sur vous, votre sang-froid m’exaspéra tellement, que, sous l’impression du moment, je m’enhardis à procéder par allusion directe, et je dis :

« — Ils ne retrouveront jamais le diamant, n’est-ce pas, monsieur ? non, ni la personne qui l’a pris, cela, j’en réponds bien. »

« Je souris, et vous fis un petit signe d’intelligence, comme pour dire :

« — Je sais tout. »

« Cette fois, vous me regardâtes avec quelque intérêt, et je sentis que deux mots de plus échangés entre nous feraient jaillir la vérité. Juste à ce moment, pour mon malheur, M. Betteredge gâta tout en s’approchant de la pièce ; je connaissais son pas, et je savais aussi que ma présence dans la bibliothèque à cette heure de la journée était contraire au règlement établi par lui, sans compter que je m’y trouvais seule avec vous. Je n’eus que le temps de me sauver avant de m’exposer à en recevoir l’ordre.

« J’étais contrariée, désappointée, mais je conservais néanmoins de l’espoir, car la glace était rompue entre nous, et je me promis qu’une autre fois je m’arrangerais de façon que M. Betteredge ne vînt pas me surprendre.

« Lorsque je retournai au hall des domestiques, la cloche de notre dîner sonnait. Déjà cette heure-là ! et rien de ce qu’il fallait pour refaire le vêtement n’était même acheté ! Il ne me restait qu’une chance de m’en tirer : c’était de me dire malade ; je pus ainsi m’assurer la libre disposition de mon temps jusqu’à l’heure du thé. Il est inutile de vous rappeler ici ce que je faisais pendant qu’on me croyait alitée dans ma chambre, et à quoi je passai ma nuit, après avoir feint d’être plus souffrante au moment du thé. À défaut d’autre découverte, le sergent Cuff a su découvrir cela, et je devine comment. Bien que j’eusse mon voile baissé, je fus reconnue dans la boutique du marchand de toile à Frizinghall. Il y avait une glace devant moi au comptoir ; pendant que je choisissais mes achats, je vis dans cette glace qu’un des commis faisait remarquer à son camarade mon épaule contrefaite. La nuit, tandis que je m’étais enfermée à clé dans ma chambre pour vaquer à ma besogne clandestine, j’entendis aussi le chuchotement des femmes de la maison qui m’espionnaient à ma porte.

« Tout cela importe peu ; mais le vendredi dès l’aube, avant que le sergent entrât dans la maison, la nouvelle robe de nuit était faite, lavée, repassée, marquée et pliée dans votre tiroir comme le faisait la lingère ; il n’y avait plus lieu de rien craindre au cas où on examinerait les effets de chacun ; on ne pouvait même s’étonner que la robe de nuit fût neuve, puisque tout votre linge avait été renouvelé à votre retour en Angleterre.

« Le sergent Cuff arriva ensuite, et la conclusion qu’il tira, lui, du dégât fait à la peinture me frappa beaucoup.

« Je vous croyais coupable plus parce que je désirais vous trouver tel que par toute autre raison ; et maintenant le sergent Cuff, quoique par des motifs très-différents, se rencontrait avec moi pour affirmer que le possesseur du vêtementde nuit était le coupable ! Et j’avais entre les mains l’unique pièce de conviction qui existât contre vous ! et aucune créature vivante, pas même vous, ne le savait ! Je n’ose vous dire quels sentiments m’agitaient, au fur et à mesure que ces pensées se présentaient à mon esprit ; si je vous les faisais connaître, vous en viendriez à détester ma mémoire. »

Arrivé là, Betteredge suspendit sa lecture, ôta ses lourdes lunettes, et repoussa à quelque distance de lui la confession de Rosanna Spearman.

« Je ne prévois aucun éclaircissement jusqu’ici, monsieur Franklin, me dit le vieillard ; et vous, monsieur, avez-vous pu vous former une opinion depuis que je lis ?

— Finissons d’abord la lettre, Betteredge ; la fin nous éclairera peut-être ; j’aurai un mot à vous dire après cela.

— Très-bien, monsieur ; je vais laisser reposer mes yeux, puis je reprendrai. Mais en attendant, et sans vouloir vous presser, monsieur Franklin, voyez-vous poindre quelque chose dans ce terrible gâchis ?

— Je vois tout d’abord ma route vers Londres, où je vais consulter M. Bruff ; s’il ne peut m’aider…

— Eh bien, monsieur ?

— Et si le sergent ne veut pas quitter sa retraite de Dorking…

— Il ne la quittera pas, monsieur Franklin !

— Alors, Betteredge, tout ce que je vois pour le moment, c’est que je suis à bout de ressources. Après le sergent et M. Bruff, je ne connais personne qui puisse m’être d’aucune utilité. »

À ces mots, quelqu’un frappa à la porte. Betteredge parut surpris et mécontent de cette interruption.

« Entrez ! » cria-t-il d’un ton d’impatience.

La porte s’ouvrit, et je vis s’avancer tranquillement vers nous un des hommes les plus extraordinaires qu’il m’ait été donné de rencontrer. À en juger par sa tournure, il était encore jeune ; à voir son visage, on l’eût cru plus âgé que Betteredge. Son teint était bistré, et ses joues tellement creuses que les os se projetaient en avant ; son profil offrait ce beau type régulier si commun chez les vieilles races de l’Orient et si rare parmi nous autres Occidentaux. Le front se présentait haut et droit, mais sillonné de rides innombrables ; cette étrange figure était éclairée par deux yeux plus étranges encore, d’un brun doux, au regard triste, rêveur, profondément enfoncés dans leurs orbites, et dont la séduction était irrésistible quand ils se fixaient sur vous ; du moins ce fut l’effet qu’ils produisirent sur moi. Ajoutez-y une forêt de cheveux bouclés qui, par un singulier caprice de la nature, étaient restés d’un noir de jais sur le sommet de la tête, puis, sans la moindre transition de gris, devenaient du blanc le plus tranché autour des tempes et sur le reste de la tête. La séparation entre les deux nuances n’offrait aucune régularité à l’œil ; à une place, le blanc entrait brusquement dans le noir ; à une autre, les cheveux noirs faisaient irruption sur la partie blanche. Je dévisageai ce personnage avec une curiosité trop naïve pour n’être pas impertinente. En réponse à mon impolitesse involontaire, il tourna vers moi ses yeux pleins de douceur et me fit des excuses auxquelles certainement je n’avais aucun droit.

« Je vous demande pardon, dit-il ; j’ignorais que M. Betteredge fût occupé. »

Il prit une feuille de papier dans sa poche et la tendit à Betteredge.

« C’est la liste pour la semaine prochaine, » ajouta-t-il.

Ses yeux se portèrent de nouveau sur moi, et il quitta la pièce sans bruit.

« Qui est-ce ? demandai-je.

— Le second de M. Candy, répondit Betteredge. À propos, monsieur Franklin, vous serez fâché d’apprendre que le petit docteur ne s’est jamais remis de la maladie qui l’a pris en revenant chez lui après le dîner du jour de naissance. Sa santé est passable, mais la fièvre lui a fait perdre la mémoire, et il ne l’a pas recouvrée depuis. Toute la besogne retombe sur son assistant ; il est vrai qu’à l’exception des pauvres, sa clientèle est bien réduite ; eux, vous le savez, ne peuvent trouver mieux ; eux sont forcés de se contenter de cet homme au teint de bohémien et aux cheveux pie, faute de quoi ils resteraient sans médecin du tout.

— Vous ne paraissez pas l’aimer, Betteredge ?

— Personne ne l’aime, monsieur.

— Pourquoi donc est-il si impopulaire ?

— Mon Dieu, monsieur Franklin, son extérieur d’abord ne prévient pas en sa faveur ; puis on raconte que M. Candy l’a pris avec une réputation douteuse. Nul ne sait qui il est, et on ne lui connaît pas un seul ami ici. Comment voulez-vous qu’on l’aime après cela ?

— C’est tout simplement impossible ! Puis-je demander ce que signifie le papier qu’il vous a remis ?

— C’est la liste des pauvres malades qui ont besoin de vin. Milady faisait toujours faire une distribution régulière de vieux porto et de sherry aux malades nécessiteux, et miss Rachel désire que l’on continue. Que les temps sont changés ! Je me souviens qu’autrefois M. Candy lui-même apportait la liste à ma maîtresse. Aujourd’hui c’est à moi qu’on l’apporte, et c’est l’assistant de M. Candy qui est chargé de ce soin. Si vous le permettez, monsieur, je vais continuer à lire la lettre, poursuivit Betteredge, qui reprit le manuscrit de Rosanna Spearman. Cette lecture n’est pas gaie, je vous l’accorde ; pourtant j’éviterai ainsi de me lamenter sur le passé. »

Il mit ses lunettes et hocha tristement la tête :

« Avouez que nous montrons tous bien du bon sens dans la conduite que nous tenons envers nos mères, lorsqu’elles nous lancent sur le chemin de la vie ; nous semblons tous plus ou moins contrariés de venir au monde, et franchement nous n’avons pas tort. »

L’aide de M. Candy m’avait causé une telle impression qu’elle ne pouvait se dissiper si promptement ; aussi laissai-je passer cette irréfutable boutade du philosophe Betteredge, et revins-je à l’homme aux cheveux pie.

« Comment se nomme-t-il ? dis-je.

— Son nom est aussi laid que sa personne, répondit Betteredge d’un ton bourru : Ezra Jennings. »