La Pierre de Lune/II/Troisième narration/08

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Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome IIp. 138-151).
Seconde période. Troisième narration


CHAPITRE VIII


Je fus surpris le soir même par la visite que me fit M. Bruff.

On remarquait un changement notable chez l’avoué : il ne possédait plus son animation et son assurance habituelles. Pour la première fois depuis que je le connaissais il me serra la main en silence.

« Retournez-vous à Hampstead ? lui demandai-je pour dire quelque chose.

— J’arrive de Hampstead, fut sa réponse ; je sais que vous avez enfin appris toute la vérité ; mais je vous assure bien que si je m’étais douté du prix auquel cette confession serait achetée, j’eusse préféré vous laisser dans l’ignorance.

— Vous avez vu Rachel ?

— Je suis venu ici après l’avoir ramenée à Portland-Place, car il était impossible de la laisser retourner seule en voiture. Je ne puis vous rendre responsable (surtout après vous avoir autorisé à voir Rachel chez moi) de la secousse que lui a causée cette malheureuse entrevue ; mais je dois éviter qu’une pareille impression se reproduise. Elle est jeune, pleine d’énergie ; elle prendra le dessus avec l’aide du temps et du repos ; promettez-moi de ne rien tenter qui trouble de nouveau son esprit, et de ne pas chercher à la revoir, à moins que je ne vous l’aie permis.

— Après tout ce que nous avons souffert tous deux, vous pouvez compter sur moi, lui dis-je.

— J’ai alors votre promesse ?

— Vous l’avez. »

M. Bruff parut respirer ; il ôta son chapeau et rapprocha sa chaise de la mienne.

« C’est chose convenue, dit-il ; maintenant parlons de l’avenir, de votre avenir, j’entends. Voici, selon moi, et en peu de mots, le résultat de l’incroyable explication d’aujourd’hui. En premier lieu, nous sommes certains que Rachel vous a dit toute la vérité, et en toute sincérité. En second lieu, bien que nous sachions qu’il y a là quelque horrible mystère, nous ne pouvons vraiment la blâmer de vous croire coupable, d’après le témoignage de ses propres yeux, d’autant plus que ce témoignage est corroboré par des circonstances qui paraissent accablantes contre vous. »

Ici je plaçai un mot.

« Je ne blâme pas Rachel, dis-je ; je regrette seulement qu’elle n’ait pu prendre sur elle de me parler en temps utile.

— Autant vaudrait regretter que Rachel soit Rachel, repartit M. Bruff, et, fût-elle tout autre qu’elle n’est, quelle jeune fille douée de sentiments délicats, après avoir désiré vous épouser, eût pu se résoudre à vous jeter à la tête une accusation de vol ? En tous cas, le caractère de Rachel ne lui permettait pas d’agir ainsi. Déjà, dans une circonstance fort différente de celle-ci, mais qui lui faisait une position presque analogue à celle qu’elle a prise vis-à-vis de vous, je l’ai vue se conduire de la même façon. D’ailleurs, comme elle me l’a dit elle-même ce soir, pendant que nous revenions ensemble à la ville, lors même qu’elle eût parlé plus tôt, elle n’aurait pas accordé plus de créance à vos dénégations alors qu’elle ne l’a fait aujourd’hui. Il n’y a rien à répondre à cela. Allons, allons, mon cher Franklin ! décidément j’ai mal jugé toute cette affaire, je l’avoue ; mais malgré cela, mon conseil peut encore être bon. Je vous le dis tout franchement, nous perdrons notre temps, et nous nous torturerons l’esprit en pure perte, si nous nous obstinons à remonter à l’origine de cet abominable imbroglio. Laissons une bonne fois de côté les événements qui ont eu lieu l’année dernière à la campagne de lady Verinder, et voyons ce que nous pourrons découvrir dans l’avenir, au lieu de nous acharner à la recherche de ce qui nous a échappé dans le passé.

— Vous oubliez, lui dis-je, que toute cette affaire est dans le passé, au moins pour ce qui me concerne.

— Veuillez répondre à cette question, repartit M. Bruff : le diamant est-il ou n’est-il pas au fond de tous ces soucis ?

— Il y est, bien entendu.

— Très-bien ; qu’a-t-on fait, croyons-nous, de la Pierre de Lune dès son arrivés à Londres ?

— On l’a mise en gage chez M. Luker.

— Nous savons que ce n’est pas vous qui l’avez engagée, mais savons-nous qui c’est ?

— Non.

— Où croyons-nous que se trouve actuellement la Pierre de Lune ?

— Déposée chez les banquiers de M. Luker.

— Parfaitement. Raisonnez maintenant : nous voici déjà au mois de juin ; vers la fin du mois (je ne puis préciser le jour), une année se sera écoulée depuis la remise de la Pierre à M. Luker ; il y a au moins là une grande chance pour que la personne qui l’a engagée soit prête à la dégager à l’expiration de ce délai. Si elle la reprend, M. Luker doit aux termes des conditions stipulées entre lui et son client, retirer lui-même la Pierre des mains de ses banquiers. Puisqu’il en est ainsi, je propose d’établir une surveillance autour de la banque quand le mois touchera à sa fin ; nous découvrirons de la sorte qui recevra le diamant des mains de M. Luker. Me comprenez-vous maintenant ? »

J’admis, bien qu’un peu à contre-cœur, qu’à tout prendre l’idée était ingénieuse.

« Elle est autant l’idée de M. Murthwaite que la mienne, dit M. Bruff ; elle eût pu ne jamais me venir, sans une conversation que j’eus dernièrement avec lui. Si M. Murthwaite est dans le vrai, les Indiens garderont les abords de la banque vers la fin du mois, et il peut en résulter quelque chose de nouveau. Nous n’aurions pas à nous en préoccuper, si cela ne devait peut-être nous aider à mettre la main sur l’inconnu qui a engagé le diamant. Cet individu, soyez-en certain, est responsable (je ne prétends pas savoir comment !) de la position dans laquelle vous vous trouvez, et seul est en état de vous rendre l’estime de Rachel.

— Je ne puis nier, dis-je, que votre plan ne soit destiné à résoudre la difficulté ; il est nouveau, original et hardi. Mais…

— Mais vous avez une objection à y faire ?

— Oui, mon objection est qu’il me force à attendre.

— Je vous l’accorde ; à mon compte, il faut que vous patientiez environ quinze jours. Est-ce donc si long ?

— C’est un siècle, monsieur Bruff, dans une situation semblable à la mienne. Mon existence est tout simplement insoutenable, tant que je resterai sous le coup de cette affreuse accusation.

— Bien, bien, je le comprends. Mais avez-vous formé un autre projet ?

— J’ai songé à consulter le sergent Cuff.

— Il n’est plus dans la police ; ne comptez donc pas sur son assistance.

— Je sais où le trouver, et je puis essayer.

— Essayez, fit M. Bruff après un instant de réflexion. L’affaire a pris une tournure tellement étrange depuis l’époque où le sergent s’en est mêlé, que vous parviendrez peut-être à réveiller son intérêt pour cette enquête ; essayez et tenez-moi au courant du résultat ; en attendant, continua-t-il après s’être levé, si vous ne réussissez pas dans votre système de recherches d’ici à la fin du mois, suis-je libre, de mon côté, d’essayer autre chose et d’établir une surveillance sur la banque ?

— Certainement, répondis-je, à moins que je ne vous en évite la peine avant la fin du terme que nous nous fixons là. »

M. Bruff se contenta de sourire et prit son chapeau.

« Dites au sergent, reprit-il, que, selon moi, la découverte de la vérité dépend de la découverte de la personne qui a mis le diamant en gage, et faites-moi savoir ce qu’avec son expérience le sergent pense de mon idée. »

Là-dessus nous nous séparâmes.

Dès le lendemain, je partis pour la petite ville de Dorking, que Betteredge m’avait désignée comme le lieu de la retraite du sergent Cuff.

J’appris à l’hôtel où se trouvait le cottage du sergent. On y arrivait par un chemin détourné un peu en dehors de la ville ; la petite maison était située au milieu d’un jardin protégé par un bon mur de brique en arrière et de côté, avec une haie épaisse servant de clôture pour la partie du devant. La porte, formée d’un élégant treillage peint en vert, était fermée ; après avoir sonné, je jetai un coup d’œil à travers les interstices, et je vis la fleur favorite du célèbre Cuff répandue partout à profusion ; elle fleurissait dans le jardin, courait le long des fenêtres et garnissait la porte. Maintenant qu’il n’avait plus à rechercher les crimes et les mystères de la grande ville, le fameux employé de la sûreté jouissait en paix, enseveli comme le sybarite sous les roses, des dernières années de sa vie !

Une femme d’âge canonique, à l’air respectable, m’ouvrit la porte et détruisit aussitôt toutes les espérances que je fondais sur l’aide du sergent. Il était parti la veille pour l’Irlande !

« Y est-il allé pour affaires ? » demandai-je.

La femme sourit :

« Il n’en a plus qu’une en tête, monsieur, et c’est celle des roses. Le jardinier d’une grande maison en Irlande vient de découvrir quelque nouveauté à ce sujet, et M. Cuff fait ce voyage pour s’en enquérir.

— Savez-vous quand il doit être de retour ?

— C’est fort incertain, monsieur. M. Cuff m’a dit qu’il pouvait revenir immédiatement, ou bien rester absent assez longtemps, selon qu’il trouverait la nouvelle découverte digne d’intérêt ou non. Si vous avez quelque message pour lui, je m’empresserai de le lui faire tenir. »

Je lui donnai ma carte sur laquelle j’écrivis au crayon :

« J’ai quelque chose à vous communiquer relativement la Pierre de Lune. Veuillez m’instruire du moment de votre retour. »

Cela fait, il ne me restait plus qu’à prendre mon parti de ce mécompte et à retourner à Londres.

L’état d’irritation où était mon esprit à cette époque, accru par le résultat négatif de mon petit voyage, me rendait le repos impossible ; dès le lendemain de mon retour de Dorking, je résolus de faire un nouvel effort pour percer l’obscurité qui enveloppait ma position.

Mais de quelle façon m’y prendre ?

Si l’excellent Betteredge avait été présent et qu’il eût pénétré le secret des pensées que je discutais intérieurement, il eût sans nul doute déclaré que le côté allemand de mon éducation reprenait en ce moment le dessus ; à dire vrai, il est possible que la culture germanique de mon esprit fût pour quelque chose dans la série de réflexions oiseuses où je m’engageai. Je restai pendant la plus grande partie de la nuit à fumer, bâtissant des théories plus impossibles les unes que les autres. Lorsque je m’endormis, mes fantaisies absurdes hantèrent encore mon sommeil, et je me levai le lendemain avec l’objectif et le subjectif entièrement brouillés dans mon cerveau ; cette journée, qui devait me montrer sous mon côté pratique, je l’inaugurai par le doute universel : je me demandai si la philosophie me donnait le droit de croire à l’existence de quoi que ce soit, et à celle du diamant en particulier.

Il est difficile de savoir combien de temps je serais resté perdu dans ce dédale métaphysique, si je n’avais eu que mes propres forces pour m’aider à en sortir ; mais la fortune voulut qu’un accident inattendu vînt à mon secours. Je portais par hasard ce matin-là la même redingote que j’avais sur moi le jour où je reçus la lettre de Betteredge ; en cherchant quelque chose dans une de mes poches, j’en retirai un papier tout froissé qui n’était autre que l’épître de mon digne ami.

Mon silence eût fait de la peine au vieux Betteredge ; je me dirigeai donc vers mon bureau afin de relire sa lettre et de lui répondre.

Il n’est pas toujours facile de répondre à une lettre qui ne contient rien d’intéressant ; et la missive de Betteredge rentrait dans cette catégorie. L’assistant de M. Candy ayant dit à son maître qu’il m’avait vu, celui-ci avait témoigné le désir de me parler lorsque je reviendrais aux environs de Frizinghall ; telle était la substance de cette lettre. Je m’assis devant ma table de travail, mais mon attention était distraite, et, au lieu d’écrire à Betteredge, je me mis à dessiner de souvenir sur le papier des portraits du singulier aide de M. Candy, jusqu’à ce que je fusse surpris moi-même tout à coup de ma tendance à m’occuper d’un étranger. Je jetai une douzaine de portraits de l’homme aux cheveux pie dans le panier à papier ; leur ressemblance était frappante, au moins quant aux cheveux ! Puis j’écrivis à Betteredge ; cette lettre fort terre à terre produisit un excellent effet sur moi ; l’effort que je fis pour m’exprimer en vulgaire anglais eut pour résultat immédiat de débarrasser mon cerveau du fatras nuageux qui l’obscurcissait depuis la veille. Impatient de pénétrer le mystère de ma situation, je m’appliquai à donner une direction pratique à mes recherches. Les événements de la nuit du jour de naissance de Rachel étant toujours incompréhensibles pour moi, je fis en sorte de remonter à quelques heures en arrière, dans l’espoir d’y découvrir un incident quelconque qui me permît de m’orienter au milieu de ces ténèbres.

Était-il arrivé quelque chose tandis que Rachel et moi mettions la dernière main à la peinture de la porte ? ou ensuite, lorsque je m’étais rendu à Frizinghall ? ou plus tard, lorsque j’étais revenu avec Godfrey Ablewhite et ses sœurs ? ou lorsque j’avais remis la Pierre de Lune à Rachel ? ou, enfin, lorsque les invités avaient pris place à table ? Jusque-là ma mémoire répondit fidèlement à toutes mes questions ; mais dès que je voulus me rappeler les incidents du dîner, je me trouvai arrêté par une lacune absolue dans mes souvenirs. J’avais même oublié le nombre des convives.

Je ne me fus pas plus tôt rendu compte de cette difficulté de mémoire, que j’inclinai à attribuer une importance capitale au détail des incidents de ce dîner. Nous sommes tous ainsi faits : une fois que nous sommes engagés dans une recherche qui touche à notre intérêt personnel, c’est précisément ce que nous connaissons le moins qui nous intrigue le plus. Je résolus donc de retrouver le nom de tous les invités ; puis, pour obvier aux défaillances de ma mémoire, je ferais appel aux souvenirs de ces personnes, je prendrais note de ce qu’elles pourraient me dire relativement au dîner et à la soirée ; enfin, je m’efforcerais de tirer une conclusion de ces faits en les réunissant à ceux qui s’étaient passés dans la maison après le départ des convives.

Je mentionne ce nouveau mode d’enquête et son bizarre imprévu que Betteredge n’eût pas manqué d’attribuer au côté français et positif de mon éducation, parce que, si incroyable que cela puisse paraître, je tenais pour la première fois le fil conducteur qui devait me guider hors de ce labyrinthe ! La journée n’était pas terminée que l’indice tant cherché me fut fourni par un des convives de la soirée en question !

La première partie de mon plan consistait à me procurer la liste complète des invités du dîner ; Gabriel Betteredge pouvait aisément me la fournir ; je me décidai donc à retourner dans le Yorkshire sur l’heure même et à y commenter mes investigations dès le lendemain. Il était trop tard pour partir par le train de l’avant-midi ; j’avais trois heures devant moi, ne pouvais-je rien faire d’utile à Londres pendant cet espace de temps ?

Mes pensées me ramenaient obstinément vers le dîner ; bien que j’eusse oublié les noms de quelques-uns des convives, je me souvenais aisément que la plupart d’entre eux habitaient Frizinghall ou ses environs ; mais d’autres à commencer par moi, étaient étrangers au pays ; puis venaient M. Murthwaite, Godfrey Ablewhite, M. Bruff ; je me trompe, une affaire avait empêché ce dernier de se réunir à nous. S’y trouvait-il des dames qui vécussent habituellement à Londres ? Autant que je pus m’en souvenir, miss Clack seule se trouvait dans ce cas. Enfin, je tenais là les noms de trois personnes qu’il était évidemment indispensable que je visse avant de quitter Londres. Je me rendis donc sur-le-champ au bureau de M. Bruff pour me procurer les adresses dont j’avais besoin. M. Bruff déclara être trop occupé pour m’accorder plus de cinq minutes de son temps ; néanmoins cette courte entrevue lui suffit pour répondre à toutes mes questions de la façon la plus décourageante.

En premier lieu, il considérait mon nouveau mode d’enquête comme trop fantaisiste pour supporter même la discussion ; en second, troisième et quatrième lieu, M. Murthwaite était reparti pour ses lointains voyages ; miss Clack avait éprouvé des revers de fortune et vivait en France par mesure d’économie ; quant à M. Godfrey Ablewhite, on le découvrirait peut-être à Londres ; je pouvais m’en enquérir à son club. Maintenant voudrais-je bien accepter les excuses de M. Bruff ? Il était pressé de retourner à ses clients, et me souhaitait bien le bonjour.

Il ne me restait plus qu’une personne à retrouver à Londres ; je suivis l’avis de M. Bruff et me fis conduire au club pour y demander l’adresse de Godfrey.

Dans l’antichambre je rencontrai un des membres du cercle, lié avec mon cousin et que je connaissais. Ce gentleman, après m’avoir donné le renseignement demandé, me raconta deux événements assez importants pour Godfrey et dont la nouvelle n’était pas venue jusqu’à moi.

J’appris que, loin d’être découragé par la rupture de son mariage avec Rachel, Godfrey avait presque aussitôt recherché la main d’une jeune fille qui passait pour être une riche héritière. La demande avait été agréée, et l’on regardait son mariage comme une chose décidée ; mais là encore l’engagement se rompit brusquement, sous le prétexte avoué de difficultés d’intérêt survenues entre monsieur le futur et le beau-père.

Comme compensation de cette seconde déception, Godfrey s’était trouvé l’objet de l’affectueux souvenir d’une vieille dame, son admiratrice fervente, fort liée avec miss Clack (à laquelle elle ne laissa qu’une bague de deuil) et tenue en grand honneur parmi les membres de la Société maternelle de transformation des vêtements. Cette respectable amie laissa à l’admirable et méritant Godfrey un legs de cinq mille livres. Après avoir reçu cet agréable accroissement de fortune, on l’entendit dire qu’il sentait le besoin d’aller chercher un peu de repos à l’étranger, et que son médecin lui ordonnait un changement d’air, comme fort utile à sa santé fatiguée par ses occupations charitables. Si je désirais le voir, je ferais donc bien de ne pas différer ma visite.

Je partis pour aller le trouver, mais la même fatalité semblait m’accompagner partout. J’appris que Godfrey avait quitté Londres la veille pour rejoindre le bateau de Douvres ; il devait faire la traversée d’Ostende, et son domestique croyait qu’il irait de là à Bruxelles ; l’époque de son retour était incertaine, mais il n’aurait pas lieu en tous cas avant trois mois.

Je rentrai chez moi assez démonté ; trois des convives du dîner, et tous trois gens remarquablement intelligents, me faisaient défaut au moment même où il m’importait le plus de les rencontrer. Mon dernier espoir reposait sur Betteredge et sur les quelques amis de lady Verinder qui pouvaient encore exister dans le voisinage de Frizinghall.

Je me rendis cette fois directement dans la ville qui allait devenir le point central de mon exploration. J’arrivai trop tard pour faire demander Betteredge ; je lui envoyai un mot le lendemain matin en le priant de venir me trouver le plus tôt qu’il le pourrait. Comme j’avais eu la précaution d’envoyer mon commissionnaire avec une voiture destinée à ramener le vieillard, je calculais que son arrivée aurait lieu au bout de deux heures environ. Je voulus employer ce temps à ouvrir mon enquête parmi ceux des invités du dîner qui étaient de ma connaissance et se trouvaient à ma portée. De ce nombre étaient les Ablewhite et M. Candy. Le docteur demeurait dans la rue voisine et avait exprimé le désir de me voir. Ce fut chez lui que je me rendis tout d’abord.

D’après ce que Betteredge n’avait raconté, je m’attendais à découvrir sur le visage du docteur les traces de sa grave maladie ; mais j’étais loin de me douter que je le retrouverais si changé.

Ma surprise fut grande lorsque, à son entrée dans la chambre, je remarquai ses cheveux gris, sa figure racornie, ses yeux troubles, sa taille courbée. Rien ne survivait du petit docteur que j’avais connu autrefois rieur, plein d’entrain, coutumier d’indiscrètes plaisanteries et de farces d’écolier ; il n’avait gardé de son passé que le goût des toilettes voyantes et vulgaires. Le pauvre homme n’était plus qu’une ruine, tandis que, par un contraste ironique, son gilet et ses bijoux restaient aussi flambants que jamais.

« J’ai souvent pensé à vous, monsieur Blake, me dit-il ; et je suis bien content de vous revoir enfin. Si je puis quelque chose pour votre service, je vous en prie, monsieur, veuillez disposer de moi, je suis tout à vous. »

Il débita ces lieux communs avec une volubilité ahurie, curieux de connaître le sujet de ma visite dans le Yorkshire et incapable, comme un enfant, de dissimuler son désir.

Pour le but que je me proposais, j’avais bien prévu la nécessité de fournir quelques explications aux personnes, presque toutes étrangères, que je voudrais intéresser à mes recherches. Pendant le trajet de Londres à Frizinghall, j’avais arrangé mon petit discours, et j’en essayai l’effet tout d’abord sur M. Candy.

« J’étais en Yorkshire il y a peu de jours, commençai-je à dire, et j’y reviens de nouveau à la poursuite d’un but assez romanesque ; il s’agit d’une affaire à laquelle tous les amis de feu lady Verinder ont pris intérêt. Vous souvenez-vous, monsieur Candy, de la mystérieuse disparition du diamant indien il y a près d’un an ? Des circonstances récentes me donnent à penser qu’on aurait quelque chance de retrouver cette pierre, et, comme membre de la famille, je ne néglige rien pour amener ce résultat. Un des obstacles que nous avons à surmonter est la difficulté de réunir toutes les preuves qu’on possédait déjà l’année dernière, et quelques-unes de plus, s’il est possible. Le cas qui nous occupe est si particulier que nous devons d’abord chercher à raviver le souvenir des moindres incidents de la soirée qui a précédé le vol ; je me permets donc de faire appel à tous les amis de ma pauvre tante présents à cette réunion dernière, afin qu’ils veuillent bien me prêter le secours de leur mémoire… »

J’en étais arrivé là de la répétition de mon rôle lorsque je m’arrêtai soudain ; la physionomie de M. Candy montrait que ma démarche auprès de lui serait complètement inutile.

Le petit docteur épluchait ses doigts pendant tout mon discours ; son regard vague était fixé sur moi avec une expression d’absence et pourtant d’effort intellectuel qui faisait peine à voir. On ne pouvait deviner ce à quoi il pensait, mais il était bien clair qu’après mes deux ou trois premières paroles il ne m’avait plus prêté aucune attention. Ma seule chance de le rappeler à lui-même semblait être de changer de sujet ; j’en abordai aussitôt un autre.

« Voilà ce qui m’amène à Frizinghall ! lui dis-je gaiement. À votre tour, monsieur Candy ; vous m’avez adressé un message par Gabriel Betteredge. »

Il laissa ses doigts en paix, et sa physionomie s’éclaira tout à coup.

— Oui, oui, s’écria-t-il vivement, c’est bien cela, je vous ai envoyé un message !

— Et Betteredge me l’a transmis par lettre, continuai-je ; vous aviez quelque chose à me dire la première fois que je serais dans votre voisinage, et me voici, monsieur Candy !

— Et vous voici, fit le docteur comme un écho ; Betteredge avait raison ; j’avais à vous parler, c’était là mon message. Betteredge est un homme bien étonnant ! Quelle mémoire ! à son âge, quelle mémoire ! »

Il retomba dans le silence et attaqua de nouveau ses doigts. Me souvenant de ce que Betteredge m’avait raconté de l’effet de la fièvre sur sa mémoire, je continuai la conversation, dans l’espoir qu’elle l’aiderait à ressaisir le fil perdu.

« Voilà bien longtemps que nous ne nous sommes rencontrés, dis-je ; la dernière fois que je vous vis, c’était au dernier dîner que devait jamais donner ma pauvre tante.

— C’est bien cela ! cria M. Candy ; le dîner du jour de naissance ! »

Il se redressa sur ses pieds et me regarda. Une rougeur subite couvrit son visage flétri, puis il se rassit brusquement comme s’il sentait qu’il venait de trahir une faiblesse qu’il eût voulu cacher. La chose n’était que trop évidente, il se rendait compte de son absence de mémoire, et tous ses efforts tendaient à ne pas la laisser voir à ses amis. Jusque-là je n’avais éprouvé que de la compassion à la vue de son triste état ; mais lorsqu’il eut parlé, ses paroles, si vagues qu’elles fussent, portèrent ma curiosité au comble. On sait que toutes mes espérances avaient fini par se concentrer sur ce que je pourrais apprendre touchant le dîner du jour de naissance, et voici que tel était évidemment l’objet dont M. Candy voulait m’entretenir ! Je tentai derechef de lui venir en aide, mais cette fois l’anxiété qui me dominait me poussa à mener les choses un peu trop vivement.

« Il y a déjà près d’un an, repris-je, que nous étions réunis autour de cette table hospitalière ; auriez-vous mis par écrit sur votre journal ou ailleurs ce que vous désiriez me dire ? »

M. Candy saisit mon intention, et montra qu’il la regardait comme une injure.

« Je n’ai besoin d’aucun mémento, monsieur Blake, répliqua-t-il avec raideur ; je ne suis pas encore un vieillard, et je puis, Dieu merci, me fier à ma mémoire ! »

Résolu à ne pas voir qu’il était offensé, je continuai :

« Je n’en pourrais dire autant de la mienne ; quand j’essaye de me rappeler ce qui se passait il y a un an, je trouve mes souvenirs déjà incertains. Pour ne parler que du dîner de lady Verinder, par exemple… »

Ces mots firent passer un éclair sur la physionomie de M. Candy.

« Ah ! le dîner, oui, le dîner chez lady Verinder ! s’écria-t-il plus vivement que jamais, j’ai en effet à vous parler au sujet du dîner. »

Il me considéra de nouveau avec ce regard à la fois interrogateur et distrait dont l’expression faisait mal à voir. Je n’en pouvais douter, il se donnait un mal énorme et inutile pour rassembler ses souvenirs.

« C’était un dîner bien agréable, fit-il tout à coup avec l’air de quelqu’un qui a trouvé ce qu’il veut dire, un charmant dîner, monsieur Blake, n’est-il pas vrai ? »

Il sourit avec de petits hochements de tête, et parut convaincu, pauvre homme, que, grâce à sa présence d’esprit, il avait réussi à dissimuler son infirmité.

Quelque désespéré que je fusse de mon insuccès, un tel spectacle était si triste que je n’eus pas le courage de le prolonger. Je mis la conversation sur les nouvelles locales.

M. Candy parut alors reprendre une certaine animation. D’insignifiantes querelles, de petits scandales de la ville, étaient présents à sa mémoire ; il bavarda presque autant que par le passé ; néanmoins il y avait des instants où l’intelligence l’abandonnait tout à coup ; il s’arrêtait alors au beau milieu de sa phrase, me regardait, se recueillait, puis recommençait à babiller.

« Y a-t-il pour un cosmopolite supplice comparable à celui d’entendre narrer les menus détails et commérages d’une ville de province ? Je m’y soumis pourtant avec résignation jusqu’au moment où la pendule m’avertit que ma visite durait depuis plus d’une demi-heure.

La conscience assurée d’avoir bien rempli ma tâche, je me levai pour me retirer. En me serrant la main, M. Candy revint encore de lui-même au sujet du dîner :

« Je suis bien aise de vous avoir reçu ; j’avais à cœur, vraiment à cœur, monsieur Blake, de causer avec vous, à propos du dîner chez lady Verinder ; vous savez, ce charmant dîner, bien agréable, n’est-ce pas ? »

Tandis qu’il répétait ces phrases, on voyait, qu’il était moins satisfait de lui que lors de son premier effort ; une expression anxieuse assombrit de nouveau sa physionomie, et après avoir fait mine de vouloir m’accompagner jusqu’à la porte de la rue, il changea d’idée, sonna la domestique et demeura dans le salon.

Je descendis lentement l’escalier, en proie à la décourageante certitude que le malheureux docteur avait réellement quelque importante communication à me faire, et qu’il était incapable de retrouver ce qui pour moi pouvait être d’un si grand intérêt à entendre.

Comme j’atteignais le bas de l’escalier et que j’allais quitter la maison, une porte s’ouvrit sans bruit au rez-de-chaussée, et une voix douce dit derrière moi :

« Je crains, monsieur, que vous n’ayez trouvé M. Candy bien vieilli. »

Je tournai la tête et j’aperçus en face de moi Ezra Jennings.