La Pipe de cidre (recueil)/Jour de congé
Jour de congé
Nous étions allés prendre le funiculaire qui monte à la T…, où nous devions passer la journée. Il était dix heures, le matin, et personne encore dans la gare… Le train attendait, seul avec sa machine trapue et bizarre, qui semble une protestation contre les lois de l’équilibre, une machine comme il en passe parfois dans les rêves de fiévreux. Le temps était doux, un soleil clair allumait les herbes, parmi des ombres déjà dures, sous un petit bois d’oliviers, qui, de terrasses en terrasses, escaladait le flanc de la montagne… Et déjà nous attendions, depuis dix minutes, quand deux employés sortant de la gare se mirent à se promener, de long en large, sur la voie, à pas très lents, les mains croisées derrière le dos.
Un voyageur qui s’impatientait demanda :
— Est-ce qu’on ne part pas ?… Qu’est-ce qu’on fait ici ?
Les deux employés ne répondirent pas, et ils continuèrent leur promenade, silencieux et encore plus lents. Le voyageur se fâcha :
— Dites-donc… espèces de gourdes… cria-t-il, la tête furieuse hors de la portière… vous pourriez bien répondre quand on vous parle ?… Est-ce qu’on part bientôt ?…
L’un des deux employés se décida à répondre.
— Je ne sais pas, moi.
L’autre appuya d’une voix hautaine :
— Nous ne sommes pas d’ici, nous… Nous sommes du grand chemin de fer, nous autres !
Et il prit une attitude pleine de noblesse et d’orgueil…
— Alors, qu’est-ce que vous fichez ici ?
— Nous regardons, tiens… Nous sommes en congé, donc !… On vient s’instruire un peu… pas vrai ?
Le compagnon interpellé hocha la tête :
— Tiens !… Bien sûr !… fit-il.
Le voyageur continua de maugréer, quelques secondes, puis, se rencognant avec des gestes protestataires dans le wagon, il finit par se taire, et alluma une cigarette… Les deux employés reprirent leur promenade qu’avait interrompue ce colloque… Ils examinèrent les rails… les compartiments de fer où viennent mordre les dents de la crémaillère, et la voie étroite qui, au sortir de la gare, rampe, en pente brusque et rapide, sur le flanc de la montagne… Ils ne disaient rien, ne se communiquaient aucune de leurs réflexions, qui, pourtant, à en juger par leur expression sévère, et le pli creusé à leur front, devaient être très laborieuses… De temps en temps, pour bien marquer leur étonnement, ou pour faire croire qu’ils pouvaient être étonnés de quelque chose, ils laissaient échapper, l’un :
— Ainsi !…
L’autre :
— Tiens !… tiens !… tiens !… sans s’expliquer davantage…
Au bout de quelques minutes, ils s’arrêtèrent de nouveau.
Le premier demanda :
— Et comment qu’ils appellent ça ?…
Le second répondit, avec des grimaces sur les lèvres :
— Un furiculaire… un furonculaire… T’as donc pas vu à l’entrée ?… C’est écrit en lettres rouges !…
— Un furiculaire !… Ainsi !… Je vous demande un peu !
— Où qu’ils ont été chercher ça ?
— Ah ! dame !…
— C’est tout de même point comme un autre chemin de fer !…
— Bien sûr !…
— Moi… je peux pas comprendre que ça grimpe des rampes pareilles !…
— Ça grimpe… pourtant !… Tu vas voir quand il va démarrer…
— Et si ça lâche ?…
— Si ça lâche ?
— Oui !…
— Ah ! dame !…
Et il fit un geste qui exprimait quelque chose comme un saut périlleux…
— Voilà !
L’autre secouait la tête d’un air très triste. Il dit :
— Je suis content de voir ça !…
— On a bien fait de venir ici…
— Pour sûr !…
Après un temps :
— Et tu dis qu’ils appellent ça… un furiculaire ?
— Un furiculaire… un formiculaire… C’est écrit…
— Tiens… tiens !… tiens !…
Après s’être gratté la nuque, ils reprirent leur marche, lourde et dandinée, sans plus s’adresser la parole… Et ils marchaient côte à côte, les bras ballants, la tête penchée sur le sol… Et ils ne regardaient plus les rails… la crémaillère, la pente abrupte, ni le ciel, très bleu, au-dessus d’eux… ni la montagne… toute fleurie d’euphorbes et de marjolaines devant eux… ni le petit bois d’oliviers, dont une brise douce faisait doucement frémir et retroussait, dans un joli mouvement aérien, les feuilles argentées… Ils ne disaient rien, ne regardaient rien, ne voyaient rien… Et ils continuaient de marcher du même pas lent et lourd, sans penser à rien, sinon, sans doute, que c’était jour de fête… et qu’ils s’amusaient… et qu’ils allaient s’amuser ainsi, toute cette longue journée de repos et de joie…
Enfin, le train partit…
Les deux employés le regardèrent partir d’un œil morne. La machine soufflait, haletait, toussait, d’une toux rauque de pulmonique. Elle montait lentement, lentement, avec des plaintes, avec un air de souffrir et de s’époumonner… Après quelques minutes, je me penchai à la portière du wagon et regardai, en arrière, vers la gare que nous venions de quitter… Les deux employés étaient là, immobiles, au même endroit, et ils regardaient monter la machine…
Nous rentrâmes le soir, à cinq heures…
Les deux employés étaient toujours là, à leur poste, les bras plus veules, les reins plus tassés, l’expression du visage encore plus inexpressive…
Comme il n’y avait plus de train, et qu’on fermait la gare, ils eurent une minute de désarroi… Après s’être consultés du regard :
— Qu’est-ce que nous allons faire ? dit l’un.
— Ah ! dame ! dit l’autre en balançant sa tête.
— Où aller, maintenant ?
— Ah ! dame !…
Ils cherchèrent longtemps, sans doute, par la pensée, des endroits merveilleux… des parcs en fête… des plaisirs… et ne trouvant rien :
— Si on rentrait, à la maison ?… proposa l’un.
À quoi l’autre répondit :
— Ah ! non !… Un jour de congé !… ça ne serait pas à faire…
— C’est juste !… Faut un endroit où l’on s’amuse !
— Bien sûr !…
Après un temps de réflexion :
— Si on allait faire un petit tour à la gare… à notre gare…
— Ça… c’est une idée…
— Ça… c’est un chemin de fer… On va s’amuser à regarder ! un vrai !
— Bien sûr !…
— Eh bien !… allons !…
— Allons !…
Et s’éloignèrent d’un pas redevenu plus leste, plus aisé… comme s’ils allaient… enfin… vers le bonheur…