La Pipe de cidre (recueil)/Paysage de foule (1900)
Paysage de foule
C’était la veille de Noël. Contrairement aux poèmes des poètes et aux images des chromo-lithographes qui veulent que, ce jour-là, le ciel soit couleur de plomb, les maisons et les jardins couverts de neige, les pauvres gens grelottants de froid, il faisait un soleil chaud et gai… un bon soleil qui dorait les maisons et les visages et qui caressait le dos des petits vieux assis sur les bancs de la promenade, en face de la mer… Les rues de la ville de C… étaient pleines de lumière, et les promeneurs y circulaient lentement, paresseusement, par groupes familiaux, parés de leurs beaux et ridicules habits des dimanches… Les ateliers chômaient, les boutiques resplendissaient… l’air charriait partout des odeurs d’oranges et de bois verni… Fleurs plus riches, bijoux plus faux, friandises plus rares, les vitrines, somptueusement décorées, offraient avec plus de pompe, plus d’éclat, plus de malice que d’habitude leurs tentations différentes et répétées… Ce n’était pas de la joie — car la joie n’est jamais parmi les foules, surtout parmi les foules en fête, — c’était quelque chose de grave et de recueilli, de presque austère, dont on surprenait l’expression silencieuse dans les regards en arrêt devant les guirlandes de dentelles, les soies drapées, les écrins étincelants, les architectures de fruits confits et les petits cochons de lait, gras, roses, lisses, chanoinesques, mollement couchés, une rose au groin, sur un lit de feuillages et de gelées multicolores, précieusement ornementales… Et chacun, bras dessus, bras dessous, poursuivait un profond rêve intérieur, selon la dominante de sa sensualité…
Très élégante, très jolie, une femme descendit de sa voiture devant la boutique d’un confiseur. C’était une dame étrangère à la ville, mais fort connue d’elle, car elle venait, tous les ans, demander au climat de C… et à son existence tranquille une santé que Paris, avec ses hivers tourmentés et boueux, lui refusait. Riche et généreuse, propriétaire, sans ostentation, d’une villa dont les jardins étaient célèbres et où les pauvres savaient, aux heures de détresse, trouver un bon accueil, on l’aimait, ou plutôt on la respectait à cause de son luxe et des dépenses qu’elle faisait dans le pays… Mais elle intriguait les gens par ses habitudes, qui n’étaient pas celles de tout le monde. Elle apportait, dans cette petite ville extrêmement bourgeoise, un parfum exquis de liberté, un individualisme original et charmant, un souci de vivre pour elle et non pour les autres, bien faits pour troubler les habitants, encroûtés dans la crasse des préjugés anciens et des traditions périmées… Et puis, n’était-elle pas mariée à un Juif ?
Elle entra dans la boutique, déjà pleine de monde. Cette boutique, fort renommée, où le marchand accumulait les imaginations les plus bizarres, scènes en sucre, anecdotes sentimentales en bonbons, terribles histoires militaires en fruits confits, était le point de mire de toutes les curiosités en balade… On venait là comme à une représentation de théâtre, comme à un panorama. Des foules, constamment y stationnaient devant cet étalage, s’y succédaient, tout le jour, encombrant cette partie du trottoir, et, malgré les efforts d’un homme de police pour le dégager, rendant la circulation difficile. Tout à coup, profitant de l’inattention générale et ayant aperçu sur les coussins de la voiture, probablement oublié par la dame, un joli petit sac de velours à monture d’or, un être lamentable, une sorte de mendiant décharné, la peau toute jaune, couvert de guenilles, fit le geste de s’en emparer… Mais le cocher, s’étant retourné à ce moment précis, poussa un grand cri :
— Au voleur !… Au voleur !…
La foule, en extase devant la vitrine, s’était aussi retournée à ce cri… Subitement, toutes les faces s’étaient crispées, une lueur d’hébétude farouche ; et presque d’épouvante, dans les yeux…
— Quoi ?… quoi ?… hurla la foule…
Le cocher, terrible, la bouche mauvaise, répéta :
— Au voleur !… Au voleur !…
Quelqu’un demanda, en montrant le poing :
— Quel voleur ?
— Où est le voleur ?… fit un autre, dont les yeux arrondis exprimaient la haine et la peur.
Tous se mirent en état de défense, et, tous, d’une même voix unie et fraternelle, crièrent :
— Où est le voleur ?
— Là !… Là !… C’est lui !…, indiqua le cocher.
Et, du bout de son fouet, il toucha la face décharnée du mendiant.
Aussitôt, celui-ci fut entouré, cerné. Quarante poings se levèrent sur lui… Vingt bouches lui jetèrent, comme un vomissement, l’injure au visage :
— Il a volé !… Il a volé !…
— Quoi ?… quoi ?… Il a volé quoi ?
— Le commissaire de police !… le commissaire de police !
Justement le commissaire de police se promenait dans la rue, avec sa famille… Voyant un rassemblement, des poings tendus, des faces crispées, il s’était élancé…
— Qu’est-ce qu’il y a ?…
— Il a volé !… Il a volé !…
— Qui a volé ?
— Le voleur, parbleu !…
— Où est-il ?
— Le voilà !… le voilà !…
— Il a volé quoi ?…
La foule ne savait pas. Le cocher, très digne, expliqua :
— Il a volé le sac de madame !
Et, du bout de son fouet, encore, il montra le petit sac, qui, navré de tant de bruit, se dissimulait dans un coin de la voiture, honteusement…
— Ah ! ah !… fit le magistrat, très grave… c’est abominable !… Qu’on l’empoigne !… Qu’on empoigne le voleur !… À la prison !…
— À la prison !… oui… oui ! à la prison !… La foule battit des mains, transportée de joie vengeresse.
À ce moment, la dame élégante sortait de la boutique. Elle s’arrêta sur le seuil, étonnée, inquiète de cette agitation… Elle en demanda la raison… On l’acclama… quelques chapeaux, en signe de triomphe, dansèrent au bout des cannes levées.
— On l’a pris !… on l’a pris !
— On a pris qui ?… interrogea la dame.
— Le voleur !… le voleur !…
— Quel voleur ?
— Le voleur, parbleu !… le voleur !…
Mais le commissaire s’avançait, solennel, le chapeau à la main.
— Oui, madame !… dit-il, en s’inclinant très bas… On l’a pris !… Heureusement !… pour le bon renom de la ville !…
La dame, de plus en plus étonnée, répéta :
— On a pris qui ?
— Le voleur !…
— Quel voleur ?
— Le voleur qui a volé votre sac… Son affaire est certaine !…
— Oui, oui ! scanda la foule.
— C’est un mendiant… un homme en loques !
— Oui !… oui !…
— Il sera salé, je vous en réponds !…
— Bravo !… bravo !…
Et la dame vit alors le petit sac dans sa voiture, et le mendiant à la face décharnée, sur l’épaule de qui s’accrochait une main brutale d’agent de police.
— À la prison !… commanda le commissaire.
— Oui !… oui !… à la prison !… Tapez dessus !…
— Arrachez-lui les cheveux !…
— La peau !…
— Cassez-lui la gueule !…
La dame avait tout compris… Elle dit :
— Pardon, monsieur le commissaire… Cela n’est pas grave… cela n’est rien… Puisque j’ai mon sac, je n’exige pas que vous emmeniez ce pauvre homme en prison !…
La foule commença de murmurer… Des oh ! oh !… des ah ! ah !… se firent entendre, çà et là…
— Impossible autrement, madame… expliqua le commissaire… Il faut un exemple… pour le bon renom de la ville…
— Il ne s’agit pas du bon renom de la ville, monsieur… Je ne suis pas lésée. Je ne porte aucune plainte… Je vous demande de relâcher cet homme.
Le commissaire s’obstina :
— La loi !… madame… la ville… le respect… mon devoir… comme magistrat… comme habitant…
— Relâchez cet homme !…
Les grondements s’accentuèrent parmi la foule… Des regards étonnés d’abord… puis des regards furieux… puis des regards pleins de haine se dirigèrent vers elle… Elle ne les vit pas… Quelques paroles malsonnantes… injurieuses, éclatèrent… Elle ne les entendit pas… Impatientée, elle ordonna, d’une voix impérieuse :
— Je veux que vous relâchiez cet homme… Je le veux… Est-ce clair, cette fois ?
Ce fut une explosion dans la foule… La colère, l’indignation qui s’étaient portées sur le mendiant, se reportèrent sur la dame… Des outrages orduriers se précisèrent… des menaces ignobles se dessinèrent… Durant quelques secondes, elle eut à subir quelque chose de hideux, comme le viol de toute sa personne par cette foule frénétique… Un gamin, la bouche tordue d’insultes, se précipita à la bride des chevaux.
— Gueuse !
— Gourgandine !
— Enlevez-la !
— Mort aux Juifs !…
— Vous êtes des sauvages !… s’écria la dame.
Puis, elle resta, impassible, sous les huées, attendant que le mendiant fût délivré.
Celui-ci avait la face en sang… tout un côté de la barbe arraché… la tête nue, son chapeau, son misérable chapeau ayant roulé dans la rue… Il s’éloigna… tout tremblant sur ses jambes…
Alors, seulement la dame, toute frémissante, remonta dans sa voiture, poursuivie par les huées de cette foule aux griffes et aux crocs de qui les petits doigts d’une femme venaient d’arracher un peu de chair humaine.