La Pitié (Leblanc)/02

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LA PITIÉ

ACTE PREMIER

Un cabinet de travail. Ameublement de campagne élégant. Deux portes à droite ; deux fenêtres à gauche, dont une, plus grande, forme pan coupé ; dans le fond, large baie vitrée. Quand cette baie est ouverte on aperçoit un perron, une pelouse, puis des arbres qui se reflètent dans l’eau du lac. À gauche, perpendiculairement à la rampe, une table encombrée de livres et de papiers. Devant cette table, un canapé. Entre les deux portes, une cheminée. Aux murs, rayons de livres.


Scène PREMIÈRE

Jacques, puis Marie-Anne.
(Jacques cherche de tous côtés, derrière les rayons, parmi les livres, sur les meubles).
Marie-Anne, passant la tête par la porte de droite.

Jacques ?

Jacques, sans se retourner.

Marie-Anne ?

Marie-Anne.

Je n’ai rien à vous dire.

Jacques.

Moi non plus…

Marie-Anne.

Mais il est dix heures, et, à partir de dix heures, on a le droit d’entrer dans votre cabinet de travail et de vous déranger. J’entre.

(Elle lui tend son front).
Jacques, tout en continuant de chercher.

Bonjour, petite cousine. Déjà réveillée ?

Marie-Anne.

Oh ! il y a longtemps.

Jacques.

Et que fais-tu ?

Marie-Anne.

Je sors avec Germaine… Dites donc ?

Jacques.

Quoi ?

Marie-Anne.

Germaine a pleuré ce matin.

Jacques.

Ah !

Marie-Anne.

Oui, elle n’avait pas de lettre de sa grand’mère… Jacques ?

Jacques.

Marie-Anne ?

Marie-Anne.

Pourquoi la grand’mère de Germaine, qui vivait toujours avec vous deux, s’est-elle retirée dans une maison de vieillards ? Elle n’était donc pas heureuse ici ?

Jacques.

Sans doute.

Marie-Anne.

Germaine l’aime bien cependant.

Jacques, se retournant.

Tu ne te rappelles pas où j’ai mis le manuscrit de ma pièce, hier, après te l’avoir lue ?

Marie-Anne.

Vous l’avez caché là, sous cette pile de journaux.

Jacques.

N’est-ce pas ?… Je ne le trouve plus.

Marie-Anne.

Vous l’aurez rangé ailleurs.

Jacques.

À propos, Marie-Anne, rappelle-toi que tu ne dois pas dire à Germaine que je t’ai lu cette pièce. Elle ne sait même pas que je l’ai faite.

Marie-Anne.

C’est une surprise ?

Jacques.

C’est une surprise. Tiens, on a sonné. Ce doit être le copiste. Et ce manuscrit que je ne retrouve pas !…

Marie-Anne, sur le point de s’en aller.

Vous savez, j’ai été au Bouquet de la Reine à bicyclette, ce matin ?

Jacques, distraitement.

Ah !

Marie-Anne.

Seulement, j’avais un corset. Comme vous m’aviez grondée…

Jacques, même jeu.

À ton âge, la taille se déforme aisément et comme tu as une très jolie taille…

Le domestique, entrant.

C’est un monsieur qui désire parler.

(Il tend une carte).
Jacques, sans regarder.

Bien.

(Le domestique sort).
Marie-Anne.

Je vous laisse.

(Elle lui tend le front).
Jacques.

Ça fait deux fois.

Marie-Anne.

Oh ! Si vous comptez !… (Se retirant). Que voulez-vous, moi, il faut que j’embrasse quelqu’un. votre femme, vous, le premier venu… (Elle sort).

Jacques, referme la porte sur elle, regarde la carte et s’écrie avec joie :

Robert !

(Il se dirige vivement vers la terrasse. Robert entre).

Scène II

Jacques, Robert.
Jacques, les mains dans les mains de son ami.

Comment ! C’est toi ?

Robert.

Non.

Jacques.

Toi, Robert !

Robert.

T’imaginais-tu que je passerais ma vie en Cochinchine. Ma foi, non, j’ai donné ma démission.

Jacques.

Ta démission ? Mais tu n’avais pas de poste officiel.

Robert.

Je veux dire que mon ami Danville a donné sa démission. Sa femme en avait assez.

Jacques, avec un sourire.

Ah ! bien !… Il est de fait que quatre ans d’absence pour une Parisienne… même sous ton escorte…

Robert.

Quatre ans déjà ! Tu te rappelles le soir de ton mariage, nos adieux…

Jacques.

Si je me rappelle ! Tu m’as parlé longuement, et je t’ai dit en riant…

Robert.

« On croirait les derniers conseils d’une mère ».

Jacques.

Et nous nous sommes embrassés.

Robert.

Et me voici de retour.

Jacques.

Mais comment t’es-tu procuré mon adresse ?

Robert.

Un hasard… J’ai aperçu ta femme hier ; j’étais avec mes amis Danville, quand elle nous a croisés près de l’établissement thermal.

Jacques.

Tiens, elle ne me l’a pas dit.

Robert.

Elle ne m’aura pas reconnu, sans doute… Pourtant… Toujours est-il que je me suis renseigné, et j’ai appris que vous habitiez Enghien été comme hiver. (Ils s’asseoient). Mais comment va-t-elle, ta femme ? Sa santé n’était pas brillante autrefois.

Jacques.

Germaine va bien… à condition que je la surveille de près et que je m’oppose à toutes ses imprudences.

Robert.

Et vous êtes heureux ?

Jacques.

Oui, plutôt… Tu te souviens que je pressentais en elle une nature un peu nerveuse.

Robert.

Un peu jalouse…

Jacques.

De fait, nos caractères se sont parfois choqués, mais avec quelques concessions mutuelles.

Robert.

Mutuelles ? Hélas ! dans un ménage c’est presque toujours le même qui fait les concessions… mutuelles.

Jacques, riant.

Très juste !… Mais causons de nous, plutôt… Mon vieux Robert, tu ne sais pas ce que j’éprouve à te revoir. Toute ma jeunesse revit.

Robert.

Tout le beau passé des rêves et des ambitions. Mon Dieu, ce que tu étais enthousiaste et ardent, et comme je l’enviais, ta puissance d’illusion, ta foi au bonheur !

Jacques.

Je n’ai pas trop changé.

Robert.

Et nos promenades dans Paris ! Et nos bonnes. soirées intimes ! Ta première pièce, Jacques ! la lecture de ta première pièce ! Le Vautour, drame en sept actes. Dieu, que c’était mauvais !

Jacques.

Aussi, quel feu de joie !

Robert.

N’empêche que trois ans après, réduite en un acte, elle obtenait à la Comédie-Française un succès considérable. Comment se fait-il que tu n’aies plus rien donné au théâtre depuis ?

Jacques.

Je publie des articles, des essais dans les revues.

Robert.

Pas de livres ?

Jacques.

J’attends… je ne me presse pas… j’ai beaucoup de projets.

Robert.

Et en ce moment, que fais-tu ?

Jacques.

Comme tout le monde, une étude sur George Sand et Alfred de Musset, d’après des documents inédits.

Robert.

Comment, il y en a encore ! (se levant). Une idée… Il est dix heures. Prenons le train, et allons déjeuner à Paris.

Jacques.

Parfait ! (Se ravisant). Seulement…

Robert.

Quoi ?

Jacques, avec embarras.

Germaine.

Robert.

Préviens-la.

Jacques.

J’hésite à la laisser aujourd’hui. Elle a un gros chagrin… Sa grand’mère…

(Entre Germaine).

Scène III

Les mêmes, Germaine, puis Marie-Anne.
Germaine.

Dis donc, chéri, as-tu des courses ?…

(Apercevant Robert elle s’arrête).
Jacques.

Tu ne reconnais pas Robert ?

Germaine, souriante, très aimable.

Robert ? Ah ! mille excuses, monsieur, voilà bien des années déjà !… Mais je n’ai pas oublié que Jacques vous comptait comme l’un de ses meilleurs amis.

Jacques.

Comme le meilleur.

Germaine.

C’est vrai, il vous nommait son frère. Hélas ! Ce sont là de ces amitiés de jeune homme qui ne trouvent pas beaucoup de place dans le mariage, n’est-ce pas ? On se quitte, chacun va de son côté.

(Un temps).
Robert.

Ne vous ai-je pas rencontrée, hier, madame, près de l’établissement thermal ?

Germaine.

Ah ! c’était vous qui vous promeniez en si charmante compagnie ?

Robert.

En compagnie d’un vieux camarade…

Germaine.

Attendez donc… Madame Danville, si je ne me trompe.

Robert.

Précisément, monsieur et madame Danville.

Germaine.

Oui, oui, je sais, mon mari m’a tout raconté.

Robert, gêné.

Ah ! Jacques vous a dit les liens d’affection… qui m’unissent à Danville depuis…

Germaine.

Depuis son mariage… Allons, ne faites pas le discret. Une pareille constance est tout à fait à votre honneur. (À Jacques). Tu n’as pas vu Marie-Anne ?

Marie-Anne, entrant vivement.

Me voilà. Je suis prête.

Germaine, la présentant à Robert.

La cousine de mon mari.

Robert.

J’ai déjà eu le plaisir au mariage de Jacques…

Marie-Anne.

Vrai ! vous vous rappelez ? Mais j’étais une gamine !

Robert.

Si je me rappelle ! Vous aviez une robe…

Marie-Anne.

En taffetas rose, forme Louis XV enfant.

Robert, répétant.

Louis XV enfant, et un chapeau…

Marie-Anne.

De paille à plumes blanches…

Robert.

De paille à plumes blanches. Vous voyez que ma mémoire est fidèle.

Marie-Anne.

Eh bien ! vous, vous êtes le monsieur en redingote noire qui partait le lendemain en voyage avec un ami.

Robert.

En effet.

Marie-Anne.

Et avec votre femme ou la femme de cet ami, je ne sais plus au juste.

Germaine.

Lui non plus.

Marie-Anne.

Et vous voici ?

Robert.

Probable.

Marie-Anne.

Tant mieux, Vous jouez au tennis ?

Robert.

Je suis une bonne petite raquette.

Marie-Anne.

J’en suis une autre. On s’amusera. Tenez, attendez-nous… Le temps de faire quelques courses, n’est-ce pas, Germaine ?

Germaine.

Certainement. D’abord, je compte bien que vous nous restez à déjeuner.

Robert.

Vous êtes trop aimable…

Germaine.

Mais ?

Jacques, embarrassé.

C’est que nous avions l’intention, Robert et moi, d’aller jusqu’à Paris.

Germaine, revenant sur ses pas.

À Paris ?

Robert.

Il y a longtemps que je n’ai vu Jacques et nous avons bien des choses.

Germaine, riant, mais un peu nerveusement.

Oui… je comprends… des choses qu’il vous serait difficile de dire en ma présence.

Robert.

Ma foi, non.

Germaine, même jeu.

Alors, pourquoi ne pas les dire ici ?

Robert, subitement retourné.

En effet… il n’y a aucune raison… N’est-ce pas, Jacques ? Seulement, je crains d’être importun…

Germaine.

Nullement. Les amis de Jacques sont ici chez eux. Qu’ils y viennent, qu’ils y mangent, qu’ils y fument, j’en suis enchantée. Mais qu’on ne me l’enlève pas ! Allons, Marie-Anne !

(Elles sortent).

Scène IV

Jacques, Robert.
Robert, après un moment.

Tout à fait charmante, ta cousine. Elle habite donc ici ?

Jacques.

Elle ne s’entendait pas avec sa mère qui est une sorte de… déséquilibrée. Alors nous l’avons prise chez nous.

Robert.

Elle est charmante. Ta femme aussi d’ailleurs. Elle a eu deux ou trois plaisanteries qui m’ont ravi.

Jacques.

Tu n’es pas froissé, j’espère ?

Robert.

Mais nullement ! Je sais bien que ma situation entre les Danville, après quinze ans de liaison, est absolument ridicule… d’autant que je n’ai plus le moindre amour… Seulement, ces petites taquineries prouvent que ta femme ne ressent à mon égard qu’une sympathie… relative.

Jacques.

Et par conséquent ?

Robert.

Et par conséquent, il vaudrait peut-être mieux…

Jacques, s’emportant.

Renoncer à nous voir ! Ah ! non, par exemple ! Il ne manquerait plus que ça ! Je suis le maître ici.

Robert.

Cependant, si ta femme…

Jacques.

Ma femme dira ce qu’elle voudra ! Je tiens à ton amitié, et je ne la sacrifierai pour rien au monde !… (À voix basse). J’en ai besoin, Robert.

Robert Alors, quoi ! Ça ne va pas ?

Jacques, s’asseyant.

Non.

Robert.

Parle sans crainte. Il n’est pas nécessaire d’être sorcier pour deviner ce qui se passe. Elle est insupportable, n’est-ce pas ?

Jacques, ne se livrant que peu à peu.

Non… Non.

Robert.

Mais il est difficile de faire plus de mal qu’elle n’en fait.

Jacques.

Peut-être, mais elle le fait sans méchanceté.

Robert, ironiquement.

Par amour.

Jacques.

Précisément. Elle m’aime, voilà la raison de tout. Elle est de ces êtres chez qui l’amour se manifeste trop souvent par de la haine. Comme elle ne s’occupe que de moi, c’est vers moi que se retournent les caprices de ses nerfs malades.

Robert.

Enfin, que fait-elle ?

Jacques.

Elle agit. Elle agit contre mon bonheur, mes travaux, ma réputation même, Elle agit contre mon passé, contre celles de mes maîtresses dont elle a pu savoir les noms. Elle ne se gênera nullement pour s’écrier dans un salon : « Ah ! oui, Madame X…, l’ancienne maîtresse de mon mari… »

Robert.

C’est plutôt drôle… Mais à moi, de quoi diable peut-elle m’en vouloir ?

Jacques.

D’avoir été mêlé à ma vie, cela suffit. Qu’un élan de sympathie me rapproche de quelqu’un, qu’au théâtre je loue la beauté d’une artiste, ou le jeu d’un acteur, que, dans la rue, je suive un instant de trop une silhouette qui me plaît, voilà pour Germaine autant d’ennemis nouveaux. Je ne dois rien admirer, rien aimer… pas même une bête. J’avais recueilli un petit chien qui m’avait voué une affection touchante, et que je chérissais pour sa laideur comique. Tu ne t’imagines pas à quel point elle était jalouse et les scènes que j’ai dû subir. Mais les choses elles-mêmes, Robert, elle en prend ombrage, ; comme de personnes vivantes ! Ces livres, ces papiers, tout cela l’exaspère, parce que cela représente mes idées à moi, mon enthousiasme, mes efforts, mon ambition, enfin toute la vie secrète d’où elle est exclue.

Robert.

Bien entendu, pas d’amis ?

Jacques.

Pendant ton absence, je n’en ai eu qu’un, Philippe Daspry, celui qui a publié ces belles études de morale comparée. Par amitié pour moi, il a supporté de Germaine les pires affronts, jusqu’au jour où, changeant de tactique, elle s’est montrée envers lui si aimable, si gracieuse, qu’il a dû partir.

Robert.

Mais ta vie est un enfer, Jacques, tu l’aimes donc beaucoup, ta femme ?

Jacques.

Je ne l’aime plus.

Robert.

Alors qu’est-ce qui te soutient ? Ton travail ?

Jacques, se levant.

Mon travail ? Quand tu es arrivé, je cherchais un de mes manuscrits. Qui l’aurait caché, si ce n’est elle ?

Robert.

Et tu supportes cela ?

Jacques.

Eh ! mon Dieu, oui, parce que nous avons aussi, entre les crises, des jours, des semaines de paix et de silence, où elle est une femme affectueuse et bonne, obéissante et soumise, capable d’accomplir des actes de douceur et de bonté réels.

Robert.

Ou que tu interprètes de la sorte.

Jacques.

Mais non…

Robert.

Mon cher, les femmes comme la tienne, tout homme, pour son malheur, en rencontre au moins une sur son chemin. Or, l’expérience prouve qu’elles sont incorrigibles et que tout bon mouvement de leur part est suivi d’un choc en retour d’autant plus dangereux.

Jacques.

Germaine se corrigera. Elle souffre beaucoup d’être ainsi.

Robert.

Est-ce une raison pour accepter de souffrir, toi ?

Jacques.

On n’abandonne pas un malade, sous prétexte que sa maladie vous incommode. Or, c’est une malade, et je la soigne moralement et physiquement. Il y a là un devoir d’humanité !

Robert.

Ton devoir, Jacques, es-tu sûr de ne pas le dépasser ?

Jacques.

Le devoir n’a pas de limites.

Robert.

Encore faut-il connaître. Voici une femme qui détruit ta vie. As-tu le droit de te sacrifier à elle ?

Jacques.

Ai-je le droit de la sacrifier à moi ? (Il fait quelques pas, puis s’arrête). Soi ! toujours soi ! Nous ne valons quelque chose que si notre âme est pénétrée et troublée par l’âme de tous, et c’est parce que Germaine souffre, que je suis devenu plus humain et plus attentif à la douleur des autres. Oh ! être bon, sentir qu’on est bon, mais véritablement bon envers quelqu’un, que l’on a pour ses insultes et ses injustices des réserves infinies de pardon, que la rancune et la haine s’éteignent en vous comme des flammes qui n’ont pas d’aliment, quelle sensation grave et profonde, quelle victoire de toutes les minutes, et quelle volupté aussi ! Voilà ce que je dois à Germaine ! N’est-ce donc rien ?

Robert.

Alors, tu restes volontairement ?

Jacques.

Oui.

Robert.

En dehors de toute faiblesse personnelle ?

Jacques.

Par devoir, je te le répète, et avec une pleine et entière conscience. Il y a devant moi, me barrant la route, un être que j’ai aimé, que j’ai choisi, envers lequel je me suis engagé, et qui ne peut vivre sans moi. Dois-je l’écraser ? (Insistant). Réponds, Robert ; je te pose cette question que je me suis posée cent fois dans la paix ou dans l’angoisse, et que j’ai toujours résolue de la même façon : a-t-on le droit de quitter un être pour cela seul qu’il dérange votre destinée ?

Robert, pensivement.

Ma foi, je ne sais pas. Tu présentes les choses d’une manière.

{Germaine entre par la terrasse et s’arrête sur la scène. Les deux hommes, surpris, se taisent).

Scène V

Les mêmes, Germaine.
Germaine.

On peut entrer ?

Robert, se reprenant.

Mais certainement.

Germaine.

Je ne vous dérange pas ?… du tout ?

Robert.

Du tout.

Germaine, défaisant son chapeau.

Alors, je m’installe. Mais faites comme si je n’étais pas là. Je serais désolée de vous interrompre.

Robert, très dégagé.

Oui, Jacques, la grande caractéristique de ces peuplades sauvages, de ces brutes, pourrais-je dire, c’est leur aptitude vraiment surprenante pour les spéculations métaphysiques, et j’insiste sur ce point qui indique bien la différence entre la race blanche.

Germaine, s’approchant, très gaie.

Non.

Robert.

Mais si, je vous assure. Ainsi, j’avais comme cuisinier un individu de Saïgon…

Germaine.

Non.

Robert.

Comment, non ?

Germaine.

Vous ne causiez pas de ces gens-là.

Robert.

Et de quoi, Seigneur ?

Germaine.

Oh ! il y a tant de sujets palpitants, entre deux amis dont l’un revient de Cochinchine. Les femmes, leurs caprices, les déceptions du mariage. Parions que Jacques vous racontait l’histoire de notre bonheur.

Robert.

Le bonheur n’a pas d’histoire.

Germaine.

Le bonheur conjugal en a toujours une. (Gentiment). N’est-ce pas, Jacques ? Heureusement ! Sans quoi, quelle monotonie ! (À Robert). Comment trouvez-vous Marie-Anne ?

Robert.

Tout à fait charmante.

Germaine.

Vous savez que je lui cherche un mari. Si vous connaissez quelqu’un.

Robert.

De quelle espèce ?

Germaine.

L’espèce mari. Discret bien entendu : qu’il ne confie pas ses chagrins…

Robert.

Au premier venu.

Germaine.

Un homme d’intérieur.

Robert.

Qui déjeune régulièrement chez lui.

Germaine.

Et surtout pas un auteur dramatique.

Robert.

Cependant Jacques…

Germaine.

Mais Jacques ne fait plus de théâtre, et il m’a promis très gentiment de n’en plus faire.

Robert, étonné.

Allons donc !

Germaine.

Certes ! Croyez-vous que j’admettrais ça, le théâtre, les actrices ! la vie de coulisses ! C’est déjà bien assez qu’il écrive ! (Bousculant la table). Tous ces livres qui me le prennent… où il cache sa vraie pensée !…

Jacques.

Laisse donc ces papiers tranquilles.

Germaine.

Tu crains sans doute que je ne trouve quelque lettre ?

Jacques, agacé.

Justement.

Germaine.

Oh ! je sais… tes précautions sont prises.

Jacques.

Et bien prises.

Germaine, lisant sur une feuille détachée.

« Sois heureuse à tout prix, bien-aimée de mon âme. » (Observant son mari). Ton écriture. (Elle continue de lire) « Sois heureuse, tâche de vaincre un juste orgueil. Rétrécis ton cœur, mon grand Georges. » Que signifie ? Mon grand Georges…

Jacques, se levant.

Une ancienne bonne amie à moi que j’appelais ainsi, du temps où j’étais son amant sous le nom d’Alfred de Musset. Encore une femme qui va passer un mauvais quart d’heure.

Germaine, très vexée et qui a surpris un sourire de Robert.

Il est tout au moins inutile de laisser traîner des bêtises de cette sorte. Cela n’aurait qu’à tomber sous les yeux d’un domestique…

Jacques.

Et voilà George Sand perdue de réputation.

Germaine.

Dis donc, Jacques, c’est sans doute parce que ton ami est ici que tu prends ces airs d’ironie ? (Un temps). Tu ne devrais pourtant pas oublier que c’est un genre que je déteste. (À Robert qui a opéré une manœuvre savante vers la porte). Vous sortez, monsieur ?

Robert, très gêné.

Non… Non…

Jacques, lui prenant le bras.

Mais si, viens fumer une cigarette dans le jardin.

Robert.

Avec plaisir… d’autant qu’il est exquis, votre jardin… il a des fleurs… il a des arbres… (Sur la terrasse ils rencontrent Marie-Anne). Ah ! bonjour, Mademoiselle. (Il s’éloigne avec la jeune fille).

(Jacques se retourne, aperçoit Germaine qui s’est assise avec un mouvement de lassitude, s’arrête, puis revient à elle).

Scène VI

Germaine, Jacques.
Jacques, avec une irritation qui se calme peu à peu.

Qu’est-ce que tu as ?

Germaine.

Et ton ami, tu le laisses ?

Jacques.

Il est avec Marie-Anne… Qu’est-ce que tu as ?

Germaine, abattue.

Ah ! j’ai de la peine !… ce départ de grand’mère… Et puis… des idées…

Jacques.

Quelles idées ?

Germaine.

Ne me le demande pas… Des idées qui m’effraient. — Quand nous discutons, il y a des fois où je suis tentée de… Ah ! si tu savais !… Depuis quelque temps surtout… Tu es si dur avec moi ! Tu me méprises tellement !

Jacques.

Je ne te méprise pas.

Germaine.

Si, si, je le sens, et cela me donne envie de t’humilier. Je crois que je serais meilleure si tu me jugeais meilleure. Tu ne sais pas me prendre.

Jacques.

Que dois-je faire ?

Germaine.

Autrefois tu le savais, notre ménage était plus tranquille. (Mettant ses deux mains sur les épaules de son mari). Il y a eu des jours si délicieux entre nous, tu étais si prévenant, si tendre ! Lorsque mes nerfs me tourmentaient, tu avais une façon de me serrer dans tes bras, et tu me parlais d’une voix si douce, si douce que je pleurais ! Tu ne me fais plus pleurer maintenant. Tu me laisses mes larmes sur le cœur.

Jacques, s’apitoyant.

Ma pauvre Germaine, il est difficile de se conduire avec toi.

Germaine, très affectueuse.

Aime-moi bien, Jacques, c’est la seule conduite.

Jacques.

Crois-tu que l’affection peut résister à toutes nos querelles ?

Germaine.

Aime-moi quand même. J’aurais besoin d’être enveloppée d’amour, d’en avoir tout autour de moi. Sans amour, on souffre, on a froid. Il faut m’aimer, Jacques. Sois dur, sévère, impitoyable, mais aime-moi ! J’accepterais tout si tu m’aimais. Je serais heureuse.

Jacques.

Heureuse, toi ?

Germaine, douloureuse.

Oui, c’est étonnant, n’est-ce pas ? Hélas ! Je ne suis pas de celles pour qui le bonheur est possible. Même heureuse, je suis malheureuse. Cependant j’ai mes rêves comme les autres.

Jacques.

Quel est ton rêve, Germaine ?

Germaine.

Oh ! le plus simple et le plus bête, Je voudrais vivre avec toi dans un désert, tous les deux seuls, tu entends, tout seuls. On ne verrait personne. Et tu m’aimerais.

Jacques.

Et ma vie ? Et mes occupations ?

Germaine, s’excitant de nouveau.

Ah ! voilà, voilà, il te faut toujours des choses en dehors de moi, des choses qui sont mes ennemies, des gens qui m’en veulent.

Jacques.

Personne ne t’en veut.

Germaine.

Si, Si, tous ceux qui s’approchent de nous sont tes alliés. Regarde ton ami Robert… Tout de suite il a fait cause commune avec toi… et tout le monde, je te le dis. Oh ! si tu étais seul !


Scène VII

Les mêmes, Marie-Anne.
Marie-Anne, elle rentre rapidement.

Nous avons causé… Ce qu’il est amusant ! Quel esprit ! Il m’a fait rire aux larmes. Dieu ! qu’il est drôle !

Jacques.

Mais qui ?

Marie-Anne.

Votre ami Robert.

Jacques.

Ah ! je l’oubliais…

Marie-Anne, le retenant.

Mais où allez-vous ? Il est parti… un rendez-vous oublié… Il vous fait toutes ses excuses.

Germaine, se relevant, agressive déjà.

Eh bien, tu avoueras, mon cher, que ton ami est d’une politesse…

Marie-Anne.

N’est-ce pas ? Toutes ses excuses, il me l’a répété trois fois. (S’asseyant). Dieu ! qu’il est aimable.

Germaine.

Il te plaît tellement ?…

Marie-Anne.

Tout me plaît ici, lui, vous deux, les meubles, les domestiques.

Germaine, qui s’adoucit.

Alors, tu ne regrettes rien ? Tu es toujours contente ?

Marie-Anne.

Si je suis contente ! La paix et la tranquillité autour de moi, des gens qui m’aiment bien et qui s’aiment ! Là-bas ! c’étaient des disputes continuelles. Ma pauvre mère n’est pas commode…

Germaine.

Et Jacques ?

Marie-Anne.

Jacques ?

Germaine.

Oui, j’espère que vous vous entendez bien tous les deux ?

Marie-Anne.

Si nous nous entendons !

Germaine.

Il est gentil avec toi ?

Marie-Anne.

Dites donc, Jacques, elle me demande si vous êtes gentil avec moi ! Mais, ma chérie, il n’est pas possible à un homme d’être plus gentil avec une femme que Jacques ne l’est avec moi.

Jacques, s’efforçant de plaisanter.

Tu exagères.

Marie-Anne.

Vraiment ! Et la balançoire que vous m’avez fait installer ?

Jacques.

Voilà tout ?

Marie-Anne.

Et qu’est-ce qui vous oblige chaque matin à prendre des nouvelles de ma santé ?

Jacques.

Chaque matin ?

Marie-Anne.

Et à vous occuper de ma toilette ?

Jacques.

Mais…

Marie-Anne.

Si, si, si… vous m’avez grondée parce que je ne porte pas de corset…

Germaine, se retournant vivement.

Comment ! Il s’est aperçu… ?

Marie-Anne.

Parfaitement ! Et je me déformerai la taille ! ma jolie taille, selon son expression… Tu vois, chérie, que je n’ai pas à me plaindre de lui, et que tu n’as pas besoin de t’inquiéter.

Germaine.

Il me semble que tu attaches une importance à des paroles en l’air ! Jacques est si indifférent !

Marie-Anne.

Pas avec moi, je t’assure.

Germaine.

Oh ! toi, tu représentes pour lui la petite fille qu’il connaît depuis des années.

Marie-Anne, fièrement.

Depuis toujours ! Jacques m’a vue naître. — Je veux dire qu’il était dans la chambre à côté.

Germaine.

Justement. Il te croit encore au maillot.

Marie-Anne.

Eh bien, pas du tout, madame, il me traite en grande personne, Ce n’est pas à une enfant qu’il aurait lu sa pièce ?

Germaine, tressaillant.

Quelle pièce ?

Marie-Anne.

La nouvelle, tu sais bien, Les Conquérantes, trois actes en prose.

Germaine.

Je ne sais pas.

Marie-Anne.

Comment !… (Éclatant de rire). Ah ! Sapristi… j’oubliais qu’il m’avait défendu de t’en souffler mot.

Germaine, se contenant.

Il t’a défendu… ?

Jacques.

Nullement.

Marie-Anne.

Vous ne m’avez pas défendu !… tout à l’heure… quand vous m’avez dit : « C’est une surprise que je veux lui faire » ?

Germaine.

Et cette lecture a eu lieu ?…

Marie-Anne.

Hier. Tu étais à Paris.

Germaine.

Je te croyais à Saint-Gratien, toi.

Marie-Anne, riant.

Des histoires ! On s’était donné rendez-vous ici.

Germaine, crispée.

Et lorsque je suis revenue ?

Marie-Anne.

J’étais cachée derrière le massif de rhododendrons.

Germaine.

Ce que tu devais rire !

Marie-Anne.

Pense donc ! Mais pas pendant la lecture ! Ah ! j’en ai versé des larmes.

Germaine.

Et Jacques ? Ce qu’il devait pleurer !… l’émotion !

Marie-Anne.

Il sanglotait !

Germaine.

Dans tes bras.

Marie-Anne.

Dans mes bras… presque.

Germaine.

Quel dommage que je ne sois pas arrivée à ce moment !

Marie-Anne.

Tu aurais bien ri.

Germaine.

Es-tu sûre ?

Marie-Anne.

Tu as l’air fâché ?

Germaine.

Au contraire.

Marie-Anne.

Mais il te la lira aussi sa pièce, n’est-ce pas, Jacques ?

Jacques.
Certes ! quand je l’aurai retrouvée.
Marie-Anne.

Vous ne l’avez pas encore retrouvée ?

Jacques.

Non.

Marie-Anne.

Mais c’est une catastrophe. Où peut-elle être ?

Jacques, nettement.

Demande-le à ta cousine.

Germaine.

À moi ?

Jacques, s’animant, tout prêt à la lutte.

À toi, parfaitement… Rappelle tes souvenirs… Quatre cahiers de même grandeur qui formaient un rouleau que j’avais placé là, sous ces livres.

Germaine.

Pour le cacher.

Marie-Anne, subitement, comme frappée par une idée.

Un rouleau ?

Jacques.

Enveloppé dans un journal.

Marie-Anne.

Et attaché avec de la ficelle rouge ?

Jacques.

Tu l’as vu ?

Marie-Anne.

Oui… non… Mais parle donc, Germaine !

Germaine, crispée.

Je n’ai rien à dire.

Marie-Anne.

Mais oui, tu sais bien le rouleau que tu m’as remis hier soir ?

Germaine.

Hier soir ?…

Marie-Anne.

Sont-ils drôles, tous les deux !… Voyons, dans ma chambre… la bonne surprise que tu réservais à Jacques, toi aussi…

Germaine.

En effet.

Marie-Anne.

Ah ! tu vois… je vais aller le chercher, n’est-ce pas ? Jacques est si inquiet depuis ce matin !

Germaine.

Va le chercher.

Marie-Anne.

J’y cours… Il est dans mon armoire à glace.

(Elle sort).

Scène VIII

Jacques, Germaine.
Germaine, sèche, agressive.

C’est bien inutile, elle ne le trouvera pas.

Jacques.

Et pourquoi ?

Germaine.

Je l’ai repris.

Jacques, vivement.

Tu l’as repris ! Dans quelle intention ? Et puis, de quel droit l’avais-tu pris ? C’est mon travail. Tout ce qu’il y a sur cette table est à moi. Je ne permets à personne, je ne te permets pas d’y toucher.

Germaine, s’emportant.

Et qui t’a permis d’écrire cette pièce ? Tu m’avais juré de ne jamais faire de théâtre.

Jacques.

Tu ne devais pas m’arracher cette promesse. Un tel engagement ne compte pas.

Germaine.

Et tu ne veux plus le tenir ?

Jacques.

Non.

Germaine.

Et ta parole ?

Jacques.

Je l’ai donnée contre ma volonté.

Germaine.

Alors, c’est sérieux ? tu as fait cette pièce pour qu’elle soit jouée ?

Jacques, avec violence.

Oui, oui, oui, pour qu’elle soit jouée, et elle le sera, et d’autres aussi, beaucoup d’autres qui sont là, dans mon cerveau, et que j’écrirai parce qu’il faut que je les écrive. Je veux que ma pensée soit dite et représentée. J’ai besoin de la voir et de l’entendre. J’ai besoin que des gens l’entendent.

Germaine.

Marie-Anne.

Jacques.

N’importe qui, pourvu qu’on m’écoute et qu’on s’émeuve. Toute ma vie tend vers ce but unique. Tu n’as pas le droit, tu n’as pas le droit de t’y opposer. (Un silence). Rends-moi ce manuscrit. (Germaine se tait, le visage dur, les doigts nerveux). J’exige que tu me le rendes.

Germaine.

Je l’ai brûlé !

Jacques.

Ce n’est pas vrai ! Tu mens ! Tu mens !

Germaine.

Je l’ai brûlé.

Jacques, hors de lui.

Mais c’est abominable ! Non, non, je ne veux pas croire. Comment ! Tu aurais… ? Mais c’était une partie de moi… j’y tenais comme à mes yeux… Non, n’est-ce pas, Germaine, tu ne l’as pas détruit ?

Germaine, sourdement, sa main crispée sur le bras de Jacques.

Tu as écrit cette pièce à mon insu, en cachette, malgré tes serments. Tu l’as écrite pour entrer dans un milieu qui ne me convient pas, pour connaître des femmes, oui des femmes, qui seront tes maîtresses. Et tu l’as lue tout de suite, à la première venue. (Rageusement). Pourquoi l’as-tu lue à Marie-Anne ? Réponds ?… pourquoi ? Cela t’amusait, hein ? un rendez-vous !… le tête-à-tête !… et vous pleuriez ensemble. Mais réponds donc ?…

Jacques, sans colère, plutôt avec un étonnement douloureux.

Alors… tu l’as brûlée ?

Germaine.

Oui… oui.

Jacques.

Tu as fait cela, Germaine. Tu as eu le courage de faire un tel acte ?

Germaine, avec moins d’assurance.

Oui… évidemment.

Jacques.

Tu l’as jetée au feu !… Tu as vu les flammes qui grandissaient ! Tu as eu ce courage… Est-ce possible ! (Il la regarde profondément. Germaine décontenancée tombe assise, Jacques pose la main sur la tête de sa femme, et d’un ton de compassion infinie :) Ma pauvre Germaine !


RIDEAU