La Pitié (Leblanc)/03

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ACTE II

Même décor.

Scène PREMIÈRE

Jacques, Robert, Marie-Anne, plus tard, Germaine.
(Jacques est près de la fenêtre, et regarde Marie-Anne et Robert, qui jouent au tennis, invisibles).
Marie-Anne, annonçant.

Trente… Ready ?

Robert.

Ready.

Marie-Anne.

Quarante.

Robert.

Dites donc, vous allez me battre.

Marie-Anne.

Parbleu ! Ready ? (Un temps. Elle annonce :) Un avantage !

(Une balle passe par la fenêtre et roule sur la scène. Jacques la ramasse… Robert apparaît à la fenêtre).
Robert.

Elle est délicieuse !… exquise ! (S’épongeant). Dieu que j’ai chaud ! L’adorable créature !… Si j’avais vingt ans de moins !…

Jacques.

Et madame Danville ?

Robert.

Connais pas… Tu as reçu ma lettre hier ?

Jacques.

Tes quatre pages sur Marie-Anne ? Heureusement que Germaine ne les a pas lues.

Robert.

Pourquoi ?

Jacques.

Il me semble que votre intimité l’agace.

Robert.

Mais le déjeuner a été fort gai, aujourd’hui… Tout va bien.

Jacques.

À merveille. Avant dix minutes, l’orage.

Robert, s’enfuyant.

Voilà… voilà…

(Un temps).
Marie-Anne.

Deux avantages. Jeu et partie ! Décidément, vous n’êtes pas de force… Et vous, Jacques, vous ne jouez pas ?

(Elle surgit à la première fenêtre).
Jacques.

Le tennis, ça n’est plus de mon âge.

Robert, la rejoignant.

Insolent ! Et moi ?

Jacques.

Oh ! toi, tu rajeunis tous les jours depuis quinze jours

Marie-Anne.

Jouons à ce que vous voulez. J’ai installé un jeu de golf en réduction au bord de l’eau.

Robert.

Un petit golf au bord d’un petit lac.

Marie-Anne.

Aimez-vous mieux sauter à la corde ? jouer au cerceau, à la poupée ?…

Jacques.

À rien.

Robert.

Laissons-le donc digérer, ce pauvre vieux ! Une autre partie, Mademoiselle ?

Marie-Anne.

Vous n’avez pas trop chaud ?

Robert, s’épongeant.

Pas du tout.

(Ils s’en vont. Jacques rentre, prend une cigarette, tout en regardant la porte de Germaine).
Marie-Anne, apparaissant à la fenêtre.

Jacques ?… Vous allez jusqu’à l’Ermitage avec votre ami, tout à l’heure ?

Jacques.

Oui.

Marie-Anne.

Emmenez-moi. C’est si amusant tous les trois. On cause, on rit…

(Germaine entre).
Jacques, sans la voir.

C’est-à-dire que Marie-Anne et Robert causent et rient. Ma présence n’est peut-être pas indispensable.

Marie-Anne.

Tout à fait indispensable… Sans vous, nous ne pouvons.

Jacques.

Alors, c’est entendu.

Marie-Anne.

Ah ! quel bonheur ! Si je ne me retenais pas.

Jacques.

Tu m’embrasserais ?… Qui t’en empêche ?

Marie-Anne.

Personne, mais voilà… je n’en ai plus envie. (Elle disparaît). Ça y est ! Jacques veut bien ! Je suis de la promenade ! À vous de servir.

Robert.

Play ?

Marie-Anne, annonçant.

Quinze !…

Robert, de dehors.

Dis donc, Jacques, à quelle heure partons-nous ?

Jacques.

Quand tu voudras.

Robert.

Quelle distance y a-t-il ?

Jacques.

Jusqu’à Eaubonne ?… Six kilomètres.

Germaine, brusquement.

Eaubonne ? Vous aviez parlé de l’Ermitage.

Jacques, se retournant.

Tu fais erreur.

Germaine.

Pardon, pardon… Pendant le déjeuner, ton ami a prononcé le nom de l’Ermitage.

Marie-Anne, de dehors.

Quarante… Et vous rien…

Robert.

Fichtre.

Germaine.

Peux-tu m’expliquer ?

Jacques.

Je n’ai rien à t’expliquer. Il a été question entre Robert et moi d’Eaubonne, puis de l’Ermitage. J’ai confondu.

Germaine.

On ne confond pas.

Jacques.

Eh ! le but de cette promenade importe peu. Nous voulons nous promener, voilà tout.

Germaine.

Et vous promener seuls.

Jacques.

Marie-Anne nous accompagne.

Germaine.

Parce que c’est Marie-Anne.

Jacques.

Ah ! Germaine, ça ne va pas recommencer toutes ces bêtises à propos de Marie-Anne ?… D’ailleurs qui t’empêche de venir ?

Germaine.

Ce que vous seriez désolés !… On ne dirait plus un mot. Est-ce que vous causez en ma présence ?

Jacques.

Nous ne causons guère davantage quand tu n’es pas là.

Germaine.

Allons donc ! Vous causez de moi, toujours de moi, de mon caractère, de mes défauts, de ma jalousie.

Jacques.

Tu déraisonnes.

Germaine, amèrement, tristement.

Non, Jacques, jamais tu ne m’aurais tenu tête aussi durement, autrefois. Je me heurte à une force qui n’est pas la tienne. L’autre est là, derrière toi, te soutenant et t’excitant. Tu veux sortir ? Sors donc, puisqu’il l’exige… Mais vois-tu, Jacques, c’est une situation qui ne pourra durer longtemps, Bientôt, il te faudra choisir, lui ou moi.

(Un temps).
Jacques.

Est-ce fini ?

Germaine, interloquée.

Mais… (Il tourne sur ses talons, et se dirige vers le perron). Où vas-tu ?

Jacques.

Rejoindre Robert et faire ce que nous avons projeté.

Germaine.

Tu es fou ! Jamais je ne te laisserai…

Jacques.

Je le regrette.

Germaine, plutôt suppliante.

Tu ne sortiras pas !

Jacques.

Germaine !

Germaine.

Tu ne sortiras pas. Tu tiens trop à cette promenade pour qu’il n’y ait pas quelque chose d’arrangé… une partie de plaisir. (Il ouvre la porte). Non, non, Jacques, ne fais pas cela… je suis capable de tout aujourd’hui… Je t’en prie, ne me brave pas.

Jacques.

Je ne céderai pas à un enfantillage. Il n’y a aucun motif pour que je reste.

(Il fait deux ou trois pas dehors).
Germaine, le poursuivant.

Écoute, Jacques… je te défends… Tu devrais me connaître, pourtant…

(Il rentre. Elle aussi).
Jacques, refermant la porte.

Germaine, finissons-en… Je n’en peux plus, je n’en peux plus !

Germaine.

Tu ne me quitteras pas.

Jacques.

Va dans ta chambre et laisse-moi ici.

Germaine.

Oui, pour que tu t’en ailles, quand je n’y serai plus.

Jacques, excédé.

Mais tu ne sens donc pas que je suis à bout de patience et que l’heure approche…

Germaine.

Où tu m’abandonneras ? Mais tout de suite, mon ami. Quel débarras !

Jacques, exaspéré.

Ah ! Germaine ! Germaine !

(Il sort. Elle le suit. On entend leurs voix qui s’éloignent. La scène reste vide un instant. Puis la tête de Robert émerge à la première fenêtre, tandis que Marie-Anne entr’ouvre la porte de la terrasse).

Scène II

Robert, Marie-Anne.
Robert, le bras tendu, d’une voix étouffée.

Il est là ?

Marie-Anne.

Qui ?

Robert.

Sur la cheminée, près de la porte…

Marie-Anne.

Mais quoi ?

Robert.

Mon chapeau.

Marie-Anne.

Eh bien ! prenez-le.

Robert, effrayé.

Le prendre là-bas ! Et si elle rentrait ?

Marie-Anne.

Qui ?

Robert.

Votre cousine.

Marie-Anne.

Je suppose qu’elle ne vous mangerait pas.

Robert.

Elle ne ferait qu’une bouchée de moi. (Marie-Anne entre). Malheureuse ! Où allez-vous ? C’est de la démence ! (Elle va jusqu’à la cheminée et prend le chapeau. Robert escaladant la fenêtre). Vous êtes une vaillante, et maintenant, je file.

Marie-Anne, gardant le chapeau.

Quelle hâte !

Robert.

Je suis très brave, mais il y a certains périls qui me font frémir.

Marie-Anne.

Vous êtes donc en péril ?

Robert.

Si elle me revoit ici, je suis perdu. Pensez donc, dans l’état d’exaspération où elle se trouve !

Marie-Anne.

Je n’ai pas remarqué…

Robert, se croisant les bras.

Elle ne criait pas peut-être ! Elle n’a pas couru d’un bout à l’autre de la terrasse en invectivant son mari !…

Marie-Anne.

Comme vous exagérez ! Certes, je reconnais qu’il existe entre eux un… désaccord.

Robert.

Un léger nuage…

Marie-Anne.

Mais de là à prétendre.

Robert.

Que votre cousine n’est pas un agneau, il y a de la marge. Vous avez raison… C’est un agneau. Elle en a toutes les qualités, la douceur, la patience… (On entend du bruit et des éclats de voix). Écoutez. Oh ! elle ne crie pas, elle élève la voix tout au plus. et elle range des bibelots par terre.

Marie-Anne, avec un peu de tristesse.

Je vous en prie…

Robert.

Qu’avez-vous ?

Marie-Anne.

Ne parlez pas ainsi de Germaine.

Robert.

Je plaisantais.

Marie-Anne.

Oh ! je me rends bien compte, maintenant. Germaine n’est pas exactement comme je le croyais… Cependant elle est bien meilleure…

Robert, ironique.

Qu’elle n’en a l’air. Il m’a semblé, en effet…

Marie-Anne.

Et avec ces natures-là, il suffit…

Robert.

D’un ou deux miracles.

Marie-Anne.

Même pas… d’un peu d’affection, et je suis sûre qu’on arriverait à la rendre plus confiante, plus calme.

Robert.

Marie-Anne, ou le bon petit cœur.

Marie-Anne.

Vous vous moquez.

Robert.

J’essaye, mais au fond, je vous admire.

Marie-Anne.

J’aime Germaine et Jacques, tout simplement, et je veux qu’ils s’accordent.

Robert.

Ah ! vous espérez ?…

Marie-Anne.

Si je l’espère ! Ce doit être si bon de s’entendre en ménage, de rencontrer toujours, quand on lève les yeux, des yeux amis ! et de se donner la main quand on passe l’un près de l’autre pour bien montrer qu’on est là tous les eux !

Robert.

Soit ! Mais si l’on a des idées et des goûts absolument contraires ?

Marie-Anne.

On se rapproche le plus possible. Par exemple, moi, je tracerais une ligne et je dirais : je peux aller jusque-là, mais pas plus loin.

Robert.

Et si l’autre ne pouvait aller jusque-là ?

Marie-Anne.

J’avancerais aussitôt ma ligne vers lui.

Robert.

Il est clair que de cette façon… Ainsi donc, votre idéal dans le mariage, comme on écrit sur les albums, c’est…

Marie-Anne.

De s’accorder. Moyennant quoi, on est heureux

Robert.

Et quand on est heureux.

Marie-Anne.

Quand on est heureux, on rit.

(Elle a un long éclat de rire).
Robert.

Vous êtes donc heureuse, en ce moment ?

Marie-Anne.

Oui.

Robert.

Pourquoi ?

Marie-Anne.

Parce que j’aime bien qu’on s’occupe de moi et que vous vous occupez de moi.

Robert.

Je suis donc le premier qui s’en occupe ?

Marie-Anne.

Oh ! non, seulement…

Robert.

Seulement…

Marie-Anne.

Seulement… rien.

(Un silence).
Robert, à brûle-pourpoint.

Est-ce que vous avez une idée très arrêtée sur les questions d’âge entre mari et femme ?

Marie-Anne.

Très arrêtée.

Robert.

Laquelle ?

Marie-Anne.

Je ne sais pas… Et puis ça dépend.

Robert, vivement.

N’est-ce pas, ça dépend… Ainsi, moi… j’ai dépassé un certain âge… Seulement…

Marie-Anne.

Seulement…

Robert.

Seulement, rien. (Un silence, se rapprochant). J’aurais une demande à vous faire.

Marie-Anne.

Faites.

Robert, timide.

J’aurais à vous exposer le cas d’un de mes amis.

Marie-Anne.

D’un de vos amis…

Robert.

Qui a dépassé un certain âge…

Marie-Anne.

Et alors ?

Robert, se dérobant.

Et alors, demain… demain ou après-demain, nous en recauserons.… à cœur ouvert… D’ici là, réfléchissez.

Marie-Anne.

À quoi ?

Robert.

Au cas de cet ami. (Elle se tait. Il se penche un peu). Vous ne riez plus, Marie-Anne ?

Marie-Anne, émue et souriante.

Je ne suis pourtant pas malheureuse.


Scène III

Les mêmes, Jacques.
Jacques, très agité.

J’allais vous rejoindre.

Robert.

Pour cette excursion ? Ta femme consent ?

Jacques.

Qu’elle y consente ou non… D’ailleurs, elle est plus calme. Du moins elle a une autre idée en tête. En ce moment elle s’habille.

Robert, alarmé.

Elle nous accompagne ?

Jacques.

Non. Elle prend le train pour Paris. Une menace.

Robert.

Mais toi, tu renonces ?…

Jacques.

Non.

Robert.

Eh bien, mon petit, tu sortiras seul.

Jacques.

Pourquoi ?

Robert.

Pourquoi ? Parce que j’ai une peur bleue de ta femme et que, si nous avons l’air de te soutenir contre elle…

Marie-Anne.

Je réponds de Germaine.

Robert.

En attendant, sauve qui peut… Tu n’es pas fâché ?

(II s’est arrêté et regarde Jacques. Celui-ci marche un instant, puis se laisse tomber sur un fauteuil, la tête entre les mains. Un silence).
Robert.

Eh ! fichtre, envoie-la donc promener.

Marie-Anne, doucement, d’un ton de reproche.

Robert !

Robert.

Vous avez raison.

Marie-Anne, embrassant Jacques au front, et lui pressant les mains.

Vos mains sont brûlantes de fièvre.

Jacques, se levant.

Ce n’est rien… un peu de fatigue…

Robert, inquiet, l’oreille tendue.

Écoutez… Non, vois-tu, je ne vis plus dans cette maison.

Jacques, souriant.

Allons, rassure-toi. Marie-Anne, nous le conduisons jusqu’au fond du jardin ?

Marie-Anne.

Et dans une heure, quand Germaine sera partie…

Robert.

Eh bien ?

Marie-Anne.

Nous pourrions revenir ici, chacun de notre côté.

{{PersonnageD|Jacques|c| Toi aussi, Marie-Anne ?… Tu te caches d’elle ?

Marie-Anne.

C’est vrai, tout de même. (Tout en s’éloignant par la terrasse avec eux). Mais ce sera si amusant… On rira.

(La scène reste vide).
Robert, rentrant précipitamment.

Mon chapeau… (Il court vers la cheminée. Au moment où il le saisit, Germaine apparaît. — Robert, entre ses dents). Ça y est.


Scène IV

Robert, Germaine.
(Quelques secondes de silence).
Germaine.

Que penseriez-vous, Monsieur, si je me mêlais de vos affaires… comme vous vous mêlez des miennes ?

Robert, très nettement.

Je penserais que je me suis conduit de telle façon qu’il vous a été impossible de ne pas vous en mêler.

Germaine.

Ce qui signifie…

Robert.

Ce qui signifie que l’ami le plus discret, placé entre vous et Jacques, sera fatalement amené, quelle que soit sa réserve, à donner son avis quand il ne le voudrait pas, et à prendre parti, alors qu’il n’en a pas le droit.

Germaine.

Et c’est moi qui suis cause de cette situation ?

Robert.

Que ce soit l’un ou l’autre, je vous jure qu’elle est diablement embarrassante pour ceux qui ont le plaisir de venir ici.

Germaine.

Il y a du moins un moyen très facile de ne pas la compliquer.

Robert.

Je serais ravi de le connaître.

Germaine.

C’est de rester chez soi.

Robert, après une seconde.

Je n’en vois pas d’autre, en effet.

(Il salue et se retire).
Germaine.

Un mot encore. Je tiens à savoir, maintenant que nos relations sont modifiées, si vous agirez à mon égard en ennemi.

Robert.

J’agirai en ami de Jacques.

Germaine.

Jacques est un faible, vous avez de l’influence sur lui. S’il vous demande conseil ?

Robert.

Je lui répondrai.

Germaine, plus âpre.

Ah !… Et votre intention est de le voir souvent ?

Robert.

S’il le désire.

Germaine.

En dehors de moi, par conséquent, et à mon insu. Ainsi donc, c’est la guerre. Je suis avertie que Jacques trouvera auprès de vous un appui, et que vous ferez tous vos efforts pour le détacher de son ménage. Voilà bien votre plan ?

Robert, sèchement.

En vérité, je ne m’explique pas ce qui a pu vous donner de moi une telle opinion.

Germaine, se dominant et d’une voix plus douce.

En effet… Mais… n’est-ce pas ? Chacun se défend comme il peut… Je sens si bien que Jacques… (Elle se passe la main sur le front avec lassitude). Il y a un point que je voudrais éclaircir, si toutefois vous n’y voyez pas d’inconvénient… Il m’a semblé remarquer, entre Marie-Anne et vous… une certaine sympathie.

Robert.

En tous cas cette sympathie existe de mon côté, vive et sincère.

Germaine.

Et de la sympathie à un sentiment plus profond, la distance n’est pas grande.

Robert.

Je ne comprends pas.

Germaine.

Si, vous me comprenez, et votre silence prouve que je ne me suis pas trompée. Ce qui m’étonne, par exemple… (Cherchant ses mots) c’est que, n’étant point… libre, vous ayez pris, auprès de Marie-Anne, une attitude que seul pouvait prendre un homme libre de tout engagement.

Robert, sèchement.

Je vous prie de croire, Madame, que je ne prends d’attitude que si j’y puis conformer pleinement mes actes.

Germaine.

Pour parler net, il n’y a plus d’obstacle à vos projets que le consentement de Marie-Anne ? (Il ne répond pas). J’en suis ravie. Marie-Anne est ma cousine. Tout ce qui la touche m’intéresse… Mais auparavant, il est de mon devoir, puisque Jacques n’a pas eu la délicatesse de le faire, de vous révéler certains détails.

Robert.

Jacques a probablement des raisons…

Germaine.

Des raisons qui ne comptent pas, au point où nous en sommes. Vous ignorez, sans doute, que la mère de Marie-Anne mène la vie la plus scandaleuse, et qu’il n’a pas dépendu d’elle que sa fille…

Robert.

Brisons là, Madame, je ne sais pas et je ne veux pas en savoir plus long.

Germaine.

Oh ! il n’y a aucun mystère. Si Jacques s’est tu, je suis sûre que Marie-Anne est assez droite pour ne rien vous cacher de cette aventure.

Robert.

Mademoiselle Marie-Anne me dira ce qu’il lui plaira.

Germaine.

La vérité lui sera d’autant plus facile à dire, qu’elle est tout à son honneur, sa mère seule est responsable.

(Entre Jacques, puis Marie-Anne).

Scène V

Les mêmes, Jacques, puis Marie-Anne.
Jacques.

Eh bien ?

Robert, allant aussitôt vers lui, et avec indignation.

Mon cher, permets-moi de te dire que ta femme…

Germaine, l’interrompant.

Monsieur !

Robert, se contenant.

C’est vrai, j’oubliais que je suis encore chez vous.

Jacques.

Qu’y a-t-il ?

Robert.

Il y a que ta femme vient de me signifier mon congé. (L’arrêtant). Là-dessus, silence, chacun est maître chez soi… Mais ce que je tiens à relever et de la manière la plus énergique, ce sont les paroles que Madame a prononcées contre ta cousine.

Germaine.

Cela ne regarde pas Jacques.

Robert.

Mademoiselle Anne-Marie est ici sous sa protection, et toutes les calomnies que l’on peut insinuer contre elle l’atteignent, lui, directement.

Germaine.

Jacques, rappelle donc Monsieur au respect des convenances.

Robert.

Inutile, j’ai fini. (Tendant la main à son ami). Et maintenant, adieu, Jacques.

Jacques.

Au revoir.

Robert.

Non, il vaut mieux que l’on ne se voie plus, il vaut mieux que tu ne voies personne, jusqu’au jour où tu auras refait ta vie.

Germaine, la main sur le timbre.

Un mot de plus, Monsieur, et j’appelle, puisque mon mari me laisse insulter.

Robert, entre ses dents.

Vous… Je vous jure que, si je l’étais, votre mari…

Jacques, posant sa main sur l’épaule de son ami.

Va, Robert… et à bientôt !

(Robert sort. Jacques rejoint Marie-Anne qui est entrée au milieu de la scène, qui a tout entendu, et qui reste immobile, conne brisée. Il la conduit jusqu’à la porte).

Scène VI

Germaine, Jacques.
Jacques, revenant.

Qu’est-ce que tu as osé dire contre Marie-Anne ?

Germaine.

Décidément, il n’y a qu’elle qui te préoccupe. Je mets ton ami à la porte, et c’est elle…

Jacques, d’un ton résolu.

Dans une heure, je reverrai Robert, et chaque fois qu’il me plaira. Je L’ai sacrifié tous mes amis. Celui-là, je le garde, que tu le reçoives ou non. Mais il s’agit de Marie-Anne. Qu’est-ce que tu as osé dire contre cette enfant ?

Germaine.

Ce que j’ai jugé à propos de dire.

Jacques.

Des méchancetés, n’est-ce pas, qui laisseront en lui, malgré tout, le doute le plus cruel et le plus injuste ?

Germaine, à demi-voix.

Le plus injuste.

Jacques, fortement.

Tais-toi, Germaine, tais-toi ! Oh ! c’est abominable ! Mais réfléchis donc, c’est toi-même que tu avilis en la calomniant ! C’est ton acte généreux que tu renies ! Comment ! tu sauves cette petite du déshonneur, où l’on voulait l’entraîner, et tout à coup, sans raison, voilà que tu t’acharnes après elle !

Germaine.

J’ai mes raisons !

Jacques.

Tu n’en as pas. Tu n’as aucune excuse. Robert aime Marie-Anne, c’est un honnête homme, assez intelligent pour ne pas s’arrêter à la déchéance de la mère. Du bonheur se préparait. C’était trop pour toi, tu n’as pas pu le supporter.

Germaine.

Quel crime !

Jacques.

C’est un crime que de détruire la joie des autres sans motif, par esprit de haine.

Germaine.

Je me demande un peu, à la façon dont tu me traites, pourquoi tu t’obstines à vivre auprès d’une créature de ma sorte.

Jacques.

Ah ! crois bien qu’aux heures où je suis en face de toi, c’est un débat qui s’agite incessamment, et qu’il n’y a pas de jour où ton destin ne soit pesé dans le secret de ma conscience.

Germaine, avec ironie.

Et quelle réponse te fais-tu ?

Jacques.

Je pense que je devrais partir, à la minute même qui sonne, et partir sans scrupules, sans remords, sans même tourner la tête.

Germaine.

Qui t’empêche de partir ?

Jacques.

Oh ! ne me tente pas, Germaine. Il y a longtemps que mon cœur n’est plus à toi, et que le fardeau me semble trop lourd.

Germaine.

Va-t’en donc ! Quelle délivrance !

Jacques.

Ne me tente pas. Je sais tout ce qui m’en donne le droit, je sais que toute ma vie, mes rêves, mes ambitions, tout est fini, si je tarde encore.

Germaine, avec une colère croissante.

Va-t’en donc ! va-t’en donc ! Pourquoi restes-tu ?

Jacques, douloureusement.

Ah ! pourquoi ?…

Germaine, hors d’elle.

Oui, pourquoi ? la porte est ouverte ! personne ne te retient !

Jacques.

Bien des choses me retiennent.

Germaine.

Quelles choses ? Réponds, c’est l’heure de me dire la vérité.

Jacques, après une seconde, la regardant profondément.

J’ai pitié de toi, Germaine.

(Un silence).
Germaine, répétant à voix basse.

Pitié de moi !

Jacques, lentement.

Oui, c’est par pitié que je reste. Aux instants les plus cruels, lorsqu’un élan de révolte me pousse à briser l’entrave qui me lie, lorsqu’un seul effort me suffirait pour être heureux et libre, je pense à ce que tu souffres, et je reste… parce que j’ai pitié de toi…

Germaine, violente, à mi-voix.

Mais je ne te permets pas…

Jacques, s’animant.

Tiens, en ce moment, je devrais te voir telle que tu es, n’est-ce pas, les dents serrées, les poings crispés, prête à crier et à m’insulter… Non, je pense à ton chagrin, et je vois tes yeux, tes pauvres yeux où passent des lueurs d’égarement. Tu me défies de rompre ; tu veux savoir si la colère va me jeter enfin hors de cette vie infernale… Moi, je pense à ta douleur, et j’ai pitié de toi.

Germaine.

Non, non, tu mens… je te connais… Si tu n’es pas parti, c’est par lâcheté.

Jacques.

Par pitié, Germaine, une pitié déprimante qui me courbe sur toi, comme sur une malade dont on excuse les caprices et les folies.

Germaine.

Une malade ? et en quoi, je te prie ?

Jacques.

En ce que tu fais le mal sans le vouloir. Ce n’est pas de ta faute. Ce sont tes nerfs, tes instincts qui ordonnent.

Germaine, ricanant.

Alors, c’est malgré moi que je te traite comme tu le mérites.

Jacques.

Tes insultes n’ont pas plus de valeur que les paroles échappées au délire de la fièvre. Lorsque tu ouvres cette fenêtre pour que personne n’ignore que tu m’appelles fourbe et canaille, comment ne plaindrais-je pas celle qui peut accomplir une telle action ! Celle qui ne peut pas ne pas l’accomplir ! (Se penchant sur elle). L’autre jour, tu te souviens, quand tu as brûlé ce manuscrit, à peine me suis-je indigné. Non, je te regardais avec effroi, ainsi qu’on regarde quelque chose de monstrueux.

Germaine.

Comme tu me détestes !

Jacques.

Moi ? Est-ce qu’on en veut à une femme d’être contrefaite, aveugle ou sourde ? Tu es plus disgraciée encore, tu es inconsciente.

Germaine.

Inconsciente ! criminelle ! N’aie donc pas de pitié pour une telle créature.

Jacques.

Que deviendrais-tu sans moi ?

Germaine.

Sans toi, mais je vivrais, je serais libre, gaie.

Jacques.

Sans moi, tu serais plus malheureuse encore, Germaine, et c’est pourquoi tant de pitié m’étreint le cœur. Je devine tes blessures, et elles me blessent d’avance. Ce sont tes larmes que répandent mes yeux.

Germaine, avec un déchirement.

Tu m’aimes, Jacques, il est impossible que tu ne m’aimes pas !

Jacques.

Si je t’aimais, je n’aurais pas pitié de toi. Lorsqu’on aime on est injuste et dur. Ce n’est que plus tard, après l’amour, que la pitié s’infiltre en vous, goutte à goutte… comme du poison… (Un silence. Il répète plus bas). Comme du poison qui vous engourdit et vous rend lâche. Il semble que tout l’être s’anéantit. On tremble de faiblesse et d’attendrissement. Oh ! quelle torture !

(Un silence).
Germaine, la voix lente et sourde.

Alors, c’est cela le fond de ton cœur ? Quand je croyais à un peu d’affection et d’attachement, c’était cela ?

Jacques.

Tu m’as interrogé, j’ai répondu.

Germaine, plus âpre.

Il ne fallait pas répondre, Jacques. Il ne fallait pas dire la vérité ! Est-ce que l’on dit à une femme que l’on a pitié d’elle ?… (Rageusement). Oh ! cette pitié méprisante…

Jacques, doucement.

Germaine !

Germaine.

Ah ! voilà… encore ! mais j’aimerais mieux des coups que ce ton de douceur…

Jacques, la saisissant aux épaules.

Mais comprends donc que c’est l’excès même de ta colère qui me désarme. Quand tu t’agites devant moi, toute frissonnante de haine, il m’est impossible de te regarder sans que ma gorge se serre.

Germaine, hors d’elle.

Mais pourquoi ? pourquoi ? Je te défends…

Jacques, qui s’est éloigné et le bras tendu vers elle.

Ah ! tout me navre en toi, tes gestes saccadés, tes joues pâles, ton menton… Ton menton surtout. Il se creuse de petits trous pleins de douleur… Ils vont, ils viennent, ils frissonnent comme de l’eau… Et c’est triste !…

Germaine, hors d’elle, la voix saccadée et sourde.

Assez !… tais-toi… Ah ! comment pourrais-je à mon tour ?… il faudrait… (Les yeux dans les yeux de Jacques). Écoute… j’ignore ce que je ferai… mais quelque chose sûrement… une chose que tu n’oublieras jamais, pas plus que je n’oublierai tes paroles… Tu m’as tellement humiliée… Oh ! je ne sais plus que dire !…

(Elle saisit son chapeau, s’approche de la glace, met

son vêtement, tout cela avec des mouvements fébriles

et maladroits, douloureux à voir).
Jacques, malgré lui.

Où vas-tu ?

Germaine, tout en s’arrangeant.

… Prendre ma revanche.

Jacques, haussant les épaules.

Ta revanche ?…

Germaine.

Ah ! ça, t’imagines-tu que je vais courber la tête sous tes injures ? Non, non, il y a mieux à faire.

Jacques.

Ce qui m’étonne, c’est que tu n’aies pas eu plutôt une pareille idée.

Germaine.

Ah !… j’y pense depuis longtemps… mais aujourd’hui…

Jacques.

Aujourd’hui, ta décision est prise ?

Germaine.

Absolument.

Jacques, lui montrant la terrasse, sans colère, tristement.

Va ! Tu n’as plus que cette infamie à commettre. Il est naturel que tu en saisisses l’occasion. Va ! c’est ta destinée… le premier venu !…

Germaine.

Non, pas le premier venu, un de tes amis… le meilleur !…

Jacques.

Alors, dépêche-toi ! Ne perds pas une seconde… dépêche-toi… Va le retrouver…

Germaine, exaspérée, folle.

Lui ou un autre, Jacques… il faut que cela soit, il le faut… Ah ! toi qui me méprises tant ! Ta pitié ?… Mais c’est moi qui aurai pitié de toi.

(Elle s’enfuit).

RIDEAU