La Pitié (Leblanc)/04

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ACTE III

C’est le soir, mais la lumière de la lune éclaire la scène. La porte du jardin est close.

Scène PREMIÈRE

Jacques, puis le domestique, puis Marie-Jeanne
(Jacques est assis devant son bureau. Des papiers sont accumulés devant lui. Les tiroirs de ce bureau sont ouverts. Le domestique entre avec la lampe, ferme les volets de la fenêtre, ainsi que les rideaux).
Jacques.

François, à quelle heure est arrivée la dépêche dont vous m’avez parlé ?

Le domestique.

Avant le déjeuner… vers midi…

Jacques.

Et vous l’avez remise à Madame ?

Le domestique.

Madame m’a dit : « Donnez, je la porte à Monsieur », Monsieur était dans le jardin.

Jacques.

Madame a oublié…

(Un temps. Il range ses tiroirs).
Le domestique.

Dois-je fermer la grille dehors ?

Jacques, vivement.

Non, non, Madame n’est pas rentrée. (Tirant sa montre). Il est huit heures, elle ne peut tarder. (Le domestique s’éloigne). Et ma valise, François ?

Le domestique.

Elle est à la consigne… Voici le bulletin… Et voici le bulletin d’enregistrement des bagages.

Jacques.

Quels bagages ?

Le domestique.

Mais… ceux de mademoiselle Marie-Anne.

Jacques.

Ah ! c’est vrai, j’oubliais. (Il ouvre la porte et appelle). Marie-Anne ! (Au domestique). Qui est-ce qui accompagne mademoiselle à la gare ?

Le domestique.

Ma femme, elle est toute prête en bas.

(Marie-Anne entre).
Jacques.

Laissez-nous, François.

(Le domestique sort).

Scène II

Jacques, Marie-Anne.
Jacques.

Ton bulletin. (Il le lui donne). Alors tu es toujours décidée ?

Marie-Anne.

Oui, je venais vous dire adieu.

Jacques.

C’est irrévocable ?

Marie-Anne.

Je ne peux plus, je ne veux plus rester ici.

Jacques.

Voyons, Marie-Anne, sois indulgente, Germaine prononce souvent des paroles qu’elle ne pense pas. Tu as sur elle une bonne influence. Vous pourriez peut-être toutes deux…

Marie-Anne.

Je vous en prie, Jacques, n’essayez pas de me retenir, c’est inutile.

Jacques.

Germaine t’aime bien cependant.

Marie-Anne.

Je ne l’aime plus. (Il tressaille, la regarde et se tait).

Jacques, après un instant.

Et Robert ?

Marie-Anne.

Il n’est pas venu.

Jacques.

Mais il va venir, je l’ai averti.

Marie-Anne, appuyant.

Il n’est pas venu.

Jacques.

Il se peut qu’il ait été retardé. Attends-le.

Marie-Anne.

Je l’ai trop attendu déjà.

(Un silence).
Jacques.

Que comptes-tu faire ? Il faut vivre, habiter quelque part ?

Marie-Anne.

Je travaillerai.

Jacques.

À quoi ? qu’as-tu appris ? Rien ne t’a préparée à la lutte. Tu mourras de faim, ma pauvre petite.

Marie-Anne, baissant la tête.

Oh ! je sais… le travail… on dit cela sur le premier moment… et puis… le courage vous manque…

Jacques.

Et alors ?

Marie-Anne, à mi-voix.

Alors je retourne chez maman.

Jacques, vivement.

Chez ta mère !

Marie-Anne.

Où voulez-vous que j’aille ? (Un silence, elle lui tend son front).

Jacques.

Marie-Anne !

Marie-Anne.

Oh ! n’insistez pas… C’est déjà pour moi un tel chagrin que de m’en aller…

Jacques.

Chère petite, j’aurais tant voulu te donner un peu de bonheur !

Marie-Anne, essayant de sourire.

Mais je ne serai pas malheureuse… au fond maman m’aime bien… Et puis je me souviendrai d’ici… j’étais si heureuse ! (Lui mettant la main sur la bouche). Non, plus un mot… ne me faites pas pleurer… ce serait trop long… Adieu, Jacques…

Jacques, frappant sur le timbre.

Robert ira te voir demain chez ta mère, je m’y engage.

Marie-Anne.

Non, Jacques, Robert n’ira pas.

Jacques.

Il a… À bientôt, petite. (Il l’embrasse et la conduit. Le domestique entre).


Scène III

Jacques, le domestique, puis Robert.
Jacques, revenant s’asseoir à son bureau.

François, j’ai une course à vous donner… Vous porterez immédiatement ce billet chez M. Robert.

Le domestique.

Il y aura une réponse ?

Jacques, tout en écrivant.

Il n’y en aura pas. D’ailleurs je ne serai plus là…

Le domestique, hésitant.

Monsieur.

Jacques.

Qu’y a-t-il, François ?

Le domestique.

Monsieur m’excusera de l’interrompre… mais les circonstances… Enfin je voudrais savoir si monsieur reviendra.

Jacques.

Non, François !

Le domestique, à mi-voix.

Je pensais bien.

Jacques.

Mais ce départ ne changera rien à votre situation. Depuis quatre ans que vous êtes ici, votre femme et vous, nous n’avons qu’à nous louer de vos services et je suis convaincu que Madame vous gardera.

Le domestique.

C’est justement pour cela… que je voulais parler à Monsieur… et l’avertir qu’Eugénie et moi… nous préférons…

Jacques.

Comment, vous ne resterez pas !

Le domestique.

Nous sommes entrés au service de Monsieur, et nous y restions par attachement pour Monsieur.

Jacques.

Cependant, s’il s’agissait de deux mois ? d’un mois ?

Le domestique.

Cela nous serait impossible.

Jacques.

Impossible ! Quand donc avez-vous l’intention de partir ?

Le domestique.

Demain.

Jacques.

Ah ! (Un silence). Je regrette, j’aurais voulu épargner à Madame tout ennui domestique… qu’elle n’eût autour d’elle que des visages familiers. (Il s’arrête, attend un mot. Le domestique ne répond pas). C’est bien, qu’il n’en soit plus question. (Tressaillant). On a sonné. (Le domestique sort. Jacques à voix basse). Elle ? Non, elle revient toujours par le jardin. D’ailleurs pourquoi sonnerait-elle ? (Robert entre. Jacques se précipite tout en froissant sa lettre). Enfin ! je t’écrivais… Tu n’as pas rencontré Marie-Anne ?

Robert.

Non.

Jacques.

Ne tarde pas une seconde. Elle prend le train.

Robert.

Explique-moi.

Jacques.

Marie-Anne ne pouvait plus demeurer ici. Elle est partie.

Robert.

Mais où ?

Jacques.

Chez sa mère.

Robert, effrayé.

La malheureuse ! mais elle est perdue !

Jacques, l’observant.

Inévitablement perdue. Elle ne saura pas se défendre.

Robert, très agité.

Oh ! je ne veux pas… ce serait affreux.

Jacques, pressant.

Robert, Marie-Anne espérait te voir. Elle espère encore. Sauve-la, puisque tu l’aimes.

Robert, s’arrêtant et montrant la porte.

Madame Danville est en bas dans une voiture.

Jacques, désignant la terrasse.

Ce chemin…

Robert.

Je ne puis, elle m’attend.

Jacques.

En ce cas, demain. Jure-moi que demain, tu la rejoindras chez sa mère. (Un silence). Robert, je ne suppose pas que les infamies imaginées par Germaine aient pu modifier tes projets ? Marie-Anne.

Robert.

Ah ! sur l’honneur, Jacques, je n’ai pas douté d’elle un moment.

Jacques.

Alors ?

Robert.

Jacques, cet après-midi, à la gare du Nord, ta femme a abordé Madame Danville, elle paraissait très nerveuse, et tout de suite, sans préambule, elle lui a dit…

Jacques.

Elle lui a dit ?

Robert.

Que je ne l’aimais plus, que j’en aimais une autre, et que j’étais sur le point de me marier.

Jacques.

Mais Germaine n’a que des soupçons, aucune preuve.

Robert.

Si…

Jacques.

Laquelle ?

Robert.

La lettre que je t’ai écrite hier et où je me confiais à toi.

Jacques.

Elle ne l’a pas lue !

Robert.

L’as-tu déchirée ?

Jacques.

Non, elle est dans mon portefeuille.

Robert.

Cherche-la.

Jacques cherche et, avec un geste de fureur.

Elle n’y est pas. Germaine l’a prise… cette nuit sans doute.

Robert.

Et elle s’est engagée à l’envoyer dès ce soir à Madame Danville sous pli cacheté. (Un silence). Oh ! elle a bien deviné où devait frapper sa vengeance, et que, en agissant ainsi, elle nous séparait, Marie-Anne et moi. L’obstacle, maintenant, c’est l’autre. La malheureuse est folle de jalousie et de douleur. Il m’a fallu jurer, mentir, enfin lui promettre que demain nous partirions en voyage, je ne sais où.

Jacques, vivement.

Quelle absurdité ! Tu ne l’aimes plus.

Robert.

Elle est le passé, avec ses liens indestructibles. Je n’ai pas le courage de les rompre.

Jacques.

Toi aussi, Robert, tu as pitié.

Robert, avec irritation.

Oui, j’ai pitié, le poison est en moi… Ah ! Jacques, toutes, elles nous prennent par là… c’est leur arme infaillible et sournoise. Nous sommes sans force devant leur faiblesse.

Jacques.

Il faut en avoir, Robert.

Robert.

Nous n’en avons pas. Les plus clairvoyants d’entre nous tombent dans le piège qu’elles tendent à notre bonté.

Jacques.

On peut s’en délivrer. Il est toujours temps.

Robert, se levant.

Tu n’as donc plus pitié de Germaine ?

Jacques, fortement.

Je ne veux plus avoir pitié ! Avoir pitié, c’est fermer les yeux, s’attacher les mains et se livrer tout vif aux bêtes qui vous déchirent. Ah ! la dangereuse et l’inutile pitié !

Robert.

Hélas ! elle est au plus profond de notre cœur.

Jacques, violemment.

Elle n’est pas dans notre cœur ! Elle est dans notre tête, dans les livres que nous écrivons, dans tous les livres de notre époque. C’est un sentiment tout littéraire, une sorte de mode qui nous séduit, parce qu’elle semble s’adresser à nos plus hautes aspirations, et qui, en réalité, ne flatte que nos instincts les plus lâches. C’est une maladie de notre intelligence.

Robert.

Cela vaut peut-être mieux que d’être dur et intolérant.

Jacques.

Non, à moins de vivre à l’écart, hors de l’atteinte de nos semblables, nous devons nous conduire avec eux suivant leurs actes.

Robert.

Il ne faudrait donc avoir pitié pour personne ?

Jacques.

Si, pour les grands que la vie tourmente, pour les forts qu’elle écrase, jamais pour les méchants.

(Un silence).
Robert.

Alors tu la quittes ?

Jacques.

Oui.

Robert.

Irrévocablement ?

Jacques.

Oui.

Robert.

Quand ?

Jacques.

Ce soir. Tout est réglé. Il n’y a plus rien dans ces tiroirs où je serrais mes papiers et mes manuscrits, ma valise est à la consigne.

Robert, défiant.

Prends ton chapeau, ta canne, et allons-nous-en.

Jacques.

Et à son retour, Germaine trouverait sur le coin de notre table un mot de rupture ? Non, ce serait trop cruel.

Robert.

Tu ne redoutes pas une pareille entrevue ?

Jacques.

Plus que tout, mais elle doit avoir lieu.

Robert.

Et si tu faiblis ?

Jacques.

Si j’avais peur de faiblir, je ne serais plus ici.

(Un silence).
Robert, s’approchant et la main sur l’épaule de son ami.

Tu ne souffres pas ?

Jacques, à mi-voix.

Oh ! affreusement… Que veux-tu ? On a beau juger sa peine, elle n’en existe pas moins… Tout à l’heure encore, en rangeant ces tiroirs, je me suis surpris à relire des lettres de Germaine, à regarder son portrait…

Robert.

Tu vois, Jacques.

Jacques.

Ne crains rien, mon ami. Je sais trop maintenant ce qu’il y a de lâcheté et d’hypocrisie dans ces attendrissements. Oh ! l’illusion des larmes, les larmes perfides et trompeuses qui vous font croire qu’on est bon parce qu’un peu d’eau amère a coulé de vos yeux.

Robert, lui serrant les mains.

Allons, ne renie pas ta bonté.

Jacques, souriant.

Il faut être bon avec soi-même d’abord, et je ne l’ai pas été… jusqu’ici.

Robert.

Quand se revoit-on ?

Jacques.

Demain, Robert, je te télégraphierai de Paris.

Robert.

N’oublie pas cette lettre que j’ai écrite et que ta femme a interceptée. Si tu pouvais la détruire…

Jacques.

Sois tranquille.

Robert, tout en sortant.

Tu comprends que mon amie…

(Ils sortent par la porte de droite. La scène reste vide. Germaine entre par la terrasse. Elle s’arrête puis marche lentement, enlève son chapeau, reste encore quelques moments immobile et s’asseoit. Un temps. Jacques rentre).


Scène IV

Germaine, Jacques.
(Jacques aperçoit Germaine. Il fait quelques pas, puis après un long silence, s’approche d’elle).
Jacques.

Pourquoi rentres-tu si tard ? (Elle ne répond pas. Il répète). Pourquoi rentres-tu si tard ?

Germaine, la voix lasse.

Si tard ? Il est neuf heures. Du reste, je suis libre de rentrer quand il me plaît. Ta conduite me donne tous les droits.

(Un silence pendant lequel Jacques se remet à marcher. Germaine prend un livre et lit).
Jacques, s’arrêtant de nouveau et avec de longs temps.

Marie-Anne n’est plus ici. D’autre part, j’ai vu Robert, La démarche auprès de Madame Danville a produit les résultats que tu espérais. Il renonce à Marie-Anne. Je te demanderai donc, en son nom, de ne pas envoyer la lettre que tu m’as prise. (Germaine se tait). Madame Danville souffre beaucoup par ta faute, mais tout peut encore s’arranger, si elle n’a pas de preuve. Rends-moi cette lettre.

Germaine.

Je ne l’ai pas.

Jacques.

Tu as tort, Germaine, je t’en aurais su gré. (Un silence). Autre chose. Il est arrivé ce matin pour moi une dépêche que le domestique t’a remise.

Germaine.

Oui.

Jacques.

De qui était-elle ?

Germaine, le regardant.

De ton ami Philippe, Philippe Daspry… tu n’as pas oublié Philippe ?

Jacques.

De Philippe ! (Il se contient). Que voulait-il ?

Germaine.

Il te prévenait de son passage à Paris.

Jacques.

Alors Philippe est à Paris… Il y était tantôt ?

Germaine.

Oui.

Jacques.

Et tu as été chez lui ?

Germaine.

Oui.

Jacques.

Et ?

Germaine.

Eh bien ? (Un silence. Germaine plus agressive) J’ai été chez lui, certainement, qu’y a-t-il d’extraordinaire ?

Jacques, il se tait, puis s’approchant de sa femme.

La conversation que nous avons, Germaine, est beaucoup plus grave que tu ne penses. Il faut que nous y apportions tous les deux le plus de calme et de douceur possible.

Germaine, s’irritant.

Oh ! du calme, tu n’en manques pas, toi. C’est à ne pas croire ! (Le regardant profondément). Pourtant, tu devrais peut-être avoir moins d’assurance.

Jacques.

Et pourquoi, mon Dieu ?

Germaine.

Parce que tu n’as pas oublié mes dernières paroles. et qu’au fond de toi… connaissant ma visite à Philippe… tu es persuadé…

Jacques.

Et après ? Espères-tu que je vais me rouler à tes pieds ou te sauter à la gorge.

Germaine, fortement.

Ainsi tu ne dis rien ? Ah ! Jacques… (Au bout d’un instant). Qu’y a-t-il donc ? Ah ! c’est effrayant, jamais je ne t’ai senti si loin ! Il me semble… il me semble qu’un mur nous sépare… (Inspectant la scène, inquiète). Et les choses aussi ne sont plus les mêmes… Cette table, Jacques… Elle était toujours en désordre… pourquoi l’as-tu rangée ? (Fébrile). Pourquoi l’as-tu rangée ? (Elle se baisse, ouvre le tiroir et d’une voix sourde). Le tiroir est vide… tes manuscrits… (Elle examine Jacques, puis tout à coup se précipite sur lui avec un grand cri). Non, non, tu n’as pas le droit… je ne t’ai pas trompé… Je te le jure… tu n’as pas le droit de partir… Réponds donc… tu me crois, n’est-ce pas ?

Jacques.

Tout cela importe peu.

Germaine.

Comment ! mais puisque je ne t’ai pas trompé… j’ai voulu voir seulement ce que tu dirais…

Jacques.

Que tu m’aies trompé ou non, ma décision est prise.

Germaine.

Ta décision ?

Jacques.

Oui, ma décision de partir.

Germaine.

Mais non, mais non… il n’y a rien de changé… tu ne partiras pas.

Jacques.

Si, Germaine.

Germaine.

Mais pourquoi ?

Jacques, simplement.

Parce que c’est fini… (Un temps). Oui, tantôt, après ton départ, j’ai eu l’impression que c’était fini. Tout ce qui me paraissait impossible, m’a paru subitement nécessaire et juste. Tes actes depuis lors, bons ou mauvais, ne peuvent m’influencer… C’est fini.

Germaine, atterrée.

Je ne comprends pas… il n’y a pas plus de raison aujourd’hui qu’hier…

Jacques.

Peut-être, mais aucune raison ne serait aussi forte que cette impression de chose passée, de chose finie.

Germaine, frissonnante.

Ah !

Jacques, se penchant sur elle.

Germaine, veux-tu que nous nous quittions dignement, sans reproches, et que nous emportions l’un de l’autre un souvenir… moins irritant ?

Germaine, à voix basse.

Tu vois que je ne proteste pas. Je sens si bien que c’est inutile.

Jacques.

Inutile, Germaine.

Germaine.

Ah ! si je savais comment t’empêcher !

Jacques.

Ne le tente pas. Je t’en prie.

Germaine, d’une voix brisée.

Comme tu me parles doucement ! Mets-toi en colère, Jacques.

Jacques.

Je ne peux plus me mettre en colère contre toi.

Germaine.

Mon Dieu ! mon Dieu !

Jacques.

Réfléchis. N’aie point d’amour-propre, Ne crois-tu pas que nous serions plus heureux chacun de notre côté ? Toi-même n’en as-tu pas assez de cet enfer ? Séparons-nous.

Germaine, la figure contractée.

Oh ! que dis-tu ? Nous séparer !

Jacques.

Du moins pendant quelque temps. Si l’épreuve est trop dure pour l’un ou l’autre, je reviendrai.

Germaine.

Tu ne reviendras pas. Non, non, tout plutôt qu’une séparation. J’aimerais mieux mourir ! Tu n’as pas songé à cela, Jacques. Si j’allais me tuer… quels remords pour toi !

Jacques, révolté.

Des remords ! Ah ! jusqu’au dernier moment, tu resteras la même, toujours prête à menacer, toujours cruelle.

Germaine.

Tes yeux me regardent comme ils ne m’ont jamais regardée.

Jacques, sans colère.

C’est qu’il y a des instants où je t’aperçois telle que tu es.

Germaine.

Et tu me détestes ! Mais pourquoi, mon Dieu ! Pourquoi ?

Jacques.

Parce que tu es méchante, parce que tu n’aimes que le mal, parce que tu accumules les ruines autour de nous, parce que ta grand’mère a dû s’enfuir, et que Robert ne verra plus celle qu’il aime, et que Marie-Anne pleure. Tout ce que tu fais, tu le fais par méchanceté. Tu es méchante. (Germaine baisse la tête, brisée).

(Un silence).
Germaine, faiblement.

Tu as raison. Je suis méchante, pas toujours comme tu le dis, mais il y a des moments où il faut que je le sois… Il me semble que l’on agit contre moi, et je ne pense qu’à me venger. Je combine, je calcule, ma tête éclate… J’essaye de résister… je ne peux pas. (S’étreignant la tête et se tordant les bras). Il y a quelque chose qui le veut… Tantôt, crois-tu que j’aie parlé volontairement contre Marie-Anne ? Et après, les menaces que je t’ai faites… est-ce que je savais ce que je disais ?… J’étais comme une folle… Si tu m’avais vue, dehors ! Je me suis vue, moi, dans une glace… Ah ! ce que je souffrais ! Le trajet, la gare, les rues… la maison de Philippe… comme c’est affreux dans mon souvenir ! Et puis l’escalier ! Je m’accrochais à la rampe pour ne pas monter… J’ai sonné… Philippe était sorti, il allait rentrer. Alors seulement j’ai repris conscience, et je me suis enfuie… Mais s’il avait été là… Ah ! Jacques, toi que j’aime tant ! (Se jetant sur lui passionnément). Tais-toi, oui, je t’aime, je t’aime, je t’ai toujours aimé… Tu es le seul homme que j’aurai aimé… le seul que je puisse aimer… Je t’aime… mais, c’est si étrange, si différent de tout, c’est un besoin de t’abaisser. Ah ! si tu m’avais aimée, toi, mais tu ne m’aimes plus, tu ne m’aimes plus !

Jacques, se dégageant.

À quoi bon tant de paroles, Germaine ? Il faut nous quitter.

Germaine.

Ne dis pas cela. Est-ce que je peux vivre sans toi… toute seule. Grand’mère, Marie-Anne, tout le monde m’abandonne. Ah ! ne me laisse pas seule !

(Elle pleure sur sa main).
Jacques, défaillant.

Ne pleure pas.

Germaine, s’agenouillant.

Aie pitié de moi !… Pense à moi, comme à un pauvre être qui souffre, qui ne sait pas, qui ne peut pas… Aie pitié…

Jacques.

Germaine, Germaine…

Germaine.

Je t’obéirai comme une enfant… tu seras le maître…

(Un temps).
Jacques.

Il est trop tard. (Il la relève). Voyons, sois raisonnable…

Germaine.

Non… pas encore… écoute… Eh bien, soit, j’accepte… mais tu reviendras ! Jure-moi de revenir et je te laisse. (S’animant). Tu veux bien, n’est-ce pas ?… Oh ! comme je vais me dépêcher d’être bonne ! Cette lettre de Robert, tu la voudrais ? Prends-la… ici, sur la cheminée, derrière la pendule… (Jacques prend la lettre, la déchire et la jette à terre). Tu vois, et pourtant cette lettre, j’y tenais… Quelle arme, contre Robert !… et contre toi aussi… Mais je suis décidée à tout, je me sens tellement changée déjà ! (Joyeusement, mais d’une façon inquiète, humble, navrante). Tiens, je commence, me voilà installée dans ce fauteuil, sage et tranquille. Et tes livres, tes papiers, moi qui les haïssais, tu verras comme je les soignerai… Ah ! quelle joie d’être enfin raisonnable ! mes nerfs se détendent, je deviens comme tout le monde ! Tu vois, je ne pleure même plus, pour ne pas te faire de la peine !… Alors, c’est entendu, tu reviendras ? Nous nous aimerons ? Je serai heureuse ! (Éclatant en sanglots). Oh ! non, non, tu mens… Si je te laisse partir, c’est fini Mon Dieu !… que faire ? Reste, mon Jacques chéri… (Elle referme sur elle les bras de Jacques. Il a un moment de défaillance, de douleur suprême). Reste, mon chéri.

Jacques, se dégageant et ses yeux dans les yeux de Germaine.

Tout ce qu’on peut éprouver de compassion et de tendresse pour un être, ma pauvre amie, je l’éprouve pour toi… Mais aucune force au monde, tu entends, aucune force ne peut me retenir maintenant.

Germaine.

Reste, mon chéri, ne m’abandonne pas…

Jacques, résolument.

Si j’étais assez lâche pour céder, ce serait pour un jour, pour une semaine. Demain, après-demain, tu trouverais la maison vide. Je sais cela, comme je sais que j’existe. Tu ne fais plus partie de ma vie. (Il la pousse vers un fauteuil).

Germaine, d’une voix haletante.

Jacques, c’est horrible, ta Germaine… mais c’est horrible… Ah ! je ne sais plus ce que je dis… ne t’en va pas… je ne veux pas être seule.

Jacques.

Il le faut !

Germaine, tombant assise à bout de force.

Ah ! je suis perdue… Non, non, essaye encore… quelques jours… je ne serai plus méchante, je te le jure… je ne ferai plus de mal.

Jacques, reculant vers la porte, la figure bouleversée.

Tant mieux, ma pauvre Germaine, tu seras plus heureuse… mais nous ne pouvons plus vivre ensemble… Adieu…

Germaine, ne luttant plus, épuisée.

Jacques… mon Jacques chéri…

Jacques.

Adieu, Germaine.

(Il disparaît par la porte du jardin. Un silence. La figure convulsée d’angoisse, immobile, elle écoute. Soudain ses yeux tombent sur les morceaux de la lettre de Robert, que Jacques a jetés distraitement, et sa soumission est immédiate, instinctive, aux forces inéluctables qui la dominent. Tout en écoutant, d’un geste machinal, elle ramasse la lettre et la met dans son corsage. On entend le bruit de la sonnette, puis celui de la porte qui se referme).

Germaine, suffoquant.

Ah ! Jacques… Jacques…


RIDEAU